Arthur Rimbaud, le poète / Accueil > Anthologie commentée / Sommaire > Le Mal

 

Le Mal (1870)



Le Mal

Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l'infini du ciel bleu ;
Qu'écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu'une folie épouvantable, broie
Et fait de cent milliers d'hommes un tas fumant ;
Pauvres morts ! dans l'été, dans l'herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !...

 Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l'encens, aux grands calices d'or ;
Qui dans le bercement des hosannah s'endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l'angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !

 

     
     Tout lycéen cultivé reconnaîtra sans peine dans ce sonnet l'indignation voltairienne du chapitre III de Candide au sujet de la "boucherie héroïque". Même dénonciation de la guerre : violence destructrice et mépris des hommes. Même dénonciation de la religion : indifférence de Dieu aux souffrances des hommes, vénalité des prêtres. Dénonciation parallèle des Pouvoirs : roi qui "raille" et Dieu qui "rit". Il n'est pas impossible que la guerre franco-prussienne de 1870, qui déroulait ses horreurs aux portes mêmes de Charleville, ait mêlé son influence à quelque souvenir scolaire pour inspirer à Rimbaud cet émouvant poème, où il démontre sa virtuosité littéraire (métaphores éclatantes, sonorités expressives, habileté de la composition et de la syntaxe).
      Comme dans Le Dormeur du val, Rimbaud maîtrise ici admirablement l'art de la progression. Une règle du sonnet consiste à ménager un effet d'attente jusqu'au dernier vers, lequel doit prendre l'allure d'une conclusion suggestive ou inattendue, résumant l'idée du poème. C'est ce qu'on appelle la "chute". Ici, l'attente est d'autant plus marquée que tout le texte n'est qu'une longue phrase commençant par quatre subordonnées, dont le verbe principal doit être attendu jusqu'au vers 9. Le poème, enfin, s'achève sur une forte image : l'offrande de la mère pour le salut de son fils, geste de soumission et de supplication vers un dieu insensible et vénal. Cette chute porte à son maximum d'intensité le double sentiment de pitié et d'indignation qui se dégage du texte. 

>>> Commentaire