I
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L’organisation
interne de ce poème de Rimbaud, sous tous ses aspects – strophes, syntaxe, ponctuation – fait apparaître une division en deux
parties qui correspond étroitement à la thématique du poème : une
double dénonciation de la guerre et de la religion. |
a) La composition strophique
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Le Mal
est composé de quatre strophes : deux quatrains suivis de deux
tercets ; c’est un sonnet. Les vers sont des alexandrins.
Cependant, ce texte ne suit pas l’usage traditionnel de l’organisation
des rimes dans le sonnet : les rimes sont croisées dans les
quatrains alors qu’elles sont traditionnellement embrassées ; le
jeu de rimes est différent dans les deux quatrains alors que la règle
classique exigeait une identité de rimes ; dans les tercets, le
distique en rimes plates est placé à la fin du poème alors que
traditionnellement, il est situé au début du premier tercet. Ce genre de
libertés est cependant fréquent dans la poésie du XIXe siècle.
Traditionnellement, dans le sonnet, les deux quatrains forment un tout
cohérent, nettement distinct du bloc formé par les deux tercets. Nous
allons voir qu’il en est bien ainsi dans Le Mal. |
b) La structure syntaxique |
Ce
sonnet est constitué par une seule phrase : les quatrains sont composés
par une proposition circonstancielle de temps (anaphoriquement reprise), puis
par une incidente ; les tercets, par la proposition principale (suivie
d’une cascade de propositions relatives). Dans les subordonnées (quatrains),
l'anaphore de la conjonction de subordination Tandis
que (v. 1, 5), la reprise de la conjonction par Que (v. 3), ainsi que la coordination Et (v.
6) entraînent la présence de quatre verbes (Sifflent...
Croulent... broie... fait), noyaux de subordonnées de temps. Dans la seconde partie de la phrase
(tercets),
la brève proposition principale - Il est
un Dieu - est mise en valeur par le tiret qui la précède. Elle est suivie
de trois propositions relatives; les deux premières sont juxtaposées et
introduites par qui (v. 9 et 11), la
troisième est soulignée par
la coordination Et qui la lie à la précédente et par sa place au début
du second tercet après un enjambement. À son verbe (se
réveille) se rattache une proposition subordonnée de temps introduite par quand, dont le verbe donnent
est retardé par deux participes, ramassées
et pleurant. Les vers 7 et 8, isolés par les tirets et l'emploi de la 2°
personne dans une adresse à la Nature, constituent une sorte de parenthèse sans lien grammatical
avec les deux groupes de propositions. Cette
structure en deux blocs grammaticaux nettement distincts (les subordonnées de
temps / la principale) contribue à faire apparaître la division du poème en
deux tableaux distincts : ce qu’on appelle un « diptyque ».
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c) La ponctuation
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La
ponctuation confirme cette structure. Les points-virgules des vers 2, 4, 6
renvoient à la succession des subordonnées. Dans les tercets, le
point-virgule du vers 10 distingue les deux relatives introduites par qui
(qui rit..., Qui [ ... ] s'endort).
En revanche, la virgule à la fin du premier tercet révèle la
rapidité de l'enchaînement entre le verbe se
réveille et ce qui précède. Mais l'absence de ponctuation forte traduit
la continuité du sonnet. La seule ponctuation forte à l'intérieur du sonnet
est le point d'exclamation du vers 8, à l'intérieur du passage entre tirets,
mais il n'affecte pas la composition d'ensemble. Cette structure, par la phrase
unique, traduit une continuité. Parallèlement, elle distingue nettement deux
parties dans le sonnet, reliées par la transition des vers 7 et 8. |
d) L’organisation thématique |
L’observation des champs lexicaux (moyen privilégié de repérage des
thèmes) suffit à révéler la bipolarisation du poème entre deux thèmes :
la guerre (mitraille, bataillons, folie épouvantable, croulent, broient,
morts, etc…) et la religion ( Dieu, autel, encens, calices, hosannah,
etc…). On constate en outre entre ces deux parties du poème un jeu subtil
de parallélismes et d'oppositions. Par exemple au niveau des couleurs : les quatrains sont à
dominante rouge (crachats rouges, feu, tas fumant, écarlates ou verts)
le rouge symbolisant la violence meurtrière. Dans les tercets apparaissent
l'or et le noir, exprimant respectivement le luxe du clergé et le deuil des
mères. Les verbes révèlent
le contraste entre la violence destructrice de la guerre ( croulent,
broie ) et la passivité de Dieu (s’endort) : les hommes
s'entretuent, et pourtant Dieu laisse faire. Mais ils indiquent
aussi le parallélisme établi par l'auteur dans la dénonciation des pouvoirs :
roi qui "raille" et Dieu qui "rit".
A
l'intérieur de
cette thématique binaire, il faut cependant faire une place à part à la
charnière du sonnet constituée par les vers 7 et 8. La syntaxe et la
ponctuation nous ont déjà révélé la relative autonomie de cette partie du
texte. Elle développe un
troisième thème, celui de la Nature. Par ses couleurs implicites ( le vert de l’herbe,
la lumière de l’été) cette évocation rejoint la mention du « ciel bleu »
au vers 2 : c’est la sérénité de la Nature (la « joie »)
ensanglantée par la fureur des hommes. Elle fournit une sorte de conclusion
à la dénonciation de la guerre, dont elle invoque les victimes (Pauvres
morts !).
Mais ces deux vers introduisent aussi le thème des tercets par l’adverbe « saintement »
qui annonce l’idée de la religion. Ils opposent ce qui est pour
Rimbaud véritablement sacré : la Nature, invoquée comme une déesse (« ô
toi … ») à ce qui est pour lui un faux Dieu, le dieu des chrétiens.
Situés exactement au centre du poème, ces vers 7 et 8 constituent formellement
une transition mais, sur le plan des idées, ils révèlent peut-être le fond de
la pensée de l’auteur.
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e) L'effet de chute |
Une règle caractéristique du
sonnet consiste à ménager un effet d'attente jusqu'au dernier vers, lequel
doit prendre l'allure d'une conclusion suggestive ou inattendue, résumant
l'idée du poème. C'est ce qu'on appelle la "chute". Ici, l'attente
est d'autant plus marquée que tout le texte n'est qu'une longue phrase
commençant par 4 subordonnées, où le verbe principal doit être attendu
jusqu'au vers 9. Le
poème, enfin, s'achève sur une forte image : l'offrande d'une mère pour le
salut de son fils, geste de soumission et de supplication vers un dieu
insensible et vénal. Le dernier vers porte à son maximum d'intensité le
double sentiment de pitié et d'indignation qui se dégage du texte. |
II
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Dans
sa brièveté et sa généralité, le titre du poème est à première lecture
énigmatique. De quel mal s’agit-il ? Mais la composition en deux blocs
du poème, telle qu’elle a été analysée précédemment, montre que le Mal a
ici deux visages : la guerre, la religion, que le poème dénonce par
l’utilisation d’une multitude de procédés expressifs. |
a) La dénonciation de la guerre : violence
destructrice et mépris des hommes.
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Plusieurs
procédés de style sont mobilisés pour faire ressortir une double idée :
la guerre tue, la guerre constitue un acte de mépris des gouvernants à l’égard
des peuples.
On remarque d'abord les figures d'analogie. L'expression « crachats rouges
de la mitraille » combine plusieurs figures de style. Une métaphore
(mitraille = crachats rouges) semble donner naissance à une autre association, complexe,
qui relève de la métonymie (mitraille, guerre = sang, couleur
rouge). La première de ces figures compare les coups de feu répétés à des
crachats de couleur rouge. La seconde associe à ces salves d'artillerie l'idée
des blessures qu'elles provoquent (plaies, vomissements de sang). En outre, la formule utilisée connote le mépris
(sentiment humain) à l’égard des soldats : la mitraille est donc
personnifiée et en vient à symboliser le mépris pour la vie humaine qui
caractérise la guerre. On aboutit ainsi à faire de ces
"crachats rouges de la mitraille" la représentation concrète d'une notion
abstraite (la guerre), ce qu'on appelle une allégorie. Il semble que la guerre
soit représentée comme un monstre crachant son haleine de feu sur les hommes.
La métaphore du vers 4 (« Croulent les bataillons en
masse dans le feu ») vise l’aspect destructeur de la guerre :
elle compare le champ de bataille à un brasier où les bataillons s’écroulent
comme des bûches carbonisées. On notera que cette métaphore est filée au
vers 6 avec l’expression « tas fumant ».
L’hyperbole est l’autre figure de style
significative : elle sert à amplifier l’image destructrice de la guerre.
On peut rattacher à l’hyperbole l’usage des pluriels et des nombres :
« les bataillons », « cent milliers d’hommes » ; le
vocabulaire impliquant une idée de grandeur dans la comptabilisation des
victimes : « en masse », « tas » ; le vocabulaire
suggérant la longueur de la bataille : « tout le jour », et la
dimension du champ de bataille : « par l’infini du ciel bleu ».
Les allitérations développent cette
double impression de violence et de mépris. On note l’allitération du /r/ : seul (roi, raille)
ou lié à des consonnes dentales dures /cr/ (crachats, croulent), /tr/
(mitraille), ou encore au « b » : /br/ (broie) ; la
rugosité du /r/ est très souvent
exploitée par les poètes pour suggérer des impressions désagréables, ici
saleté et violence. L’allitération du /f/ : « sifflent / infini /
folie » joue ici un rôle voisin et évoque plutôt le souffle des
bombardements que les images de douceur parfois liées à cette consonne.
L’apostrophe entre parenthèses (tirets) lancée
par le poète dans les vers 7 et 8, vers les soldats morts puis vers la
Nature, permet de faire apparaître un jeu d’oppositions. Opposition entre la
guerre qui détruit les hommes et la Nature qui les engendre (verbe faire :
« qui fis ces hommes » ). Opposition entre la Nature et Dieu :
l'une qui se
conduit « saintement », que le poète invoque comme une véritable
divinité (« ô toi … » ), qui est désignée comme celle qui
crée les hommes - attribut habituel de Dieu pour les chrétiens - ; l'autre qui « rit »
pendant que les hommes meurent et ne s'intéresse qu'à leur argent, comme on le
verra dans les tercets.
L’observation
de la ponctuation montre la présence, à partir du vers 7, de points
d’exclamation traduisant l’indignation et l’émotion du poète.
La versification joue aussi son rôle dans le développement
de ces significations. La rime « mitraille / raille » correspond à la
double dénonciation que nous venons de dégager : le mépris du roi pour
ses hommes, quelle que soit la nation concernée (« écarlates ou verts »
désignent probablement les deux uniformes des armées qui s’affrontent) ;
la violence de la bataille. Les verbes « sifflent » et « croulent »,
porteurs de significations et de sonorités importantes pour le sens du poème,
sont mis en relief à la fois par l’enjambement et le parallélisme de leur
position en début des vers 2 et 4. La rime « bleu / feu » souligne une opposition
de couleurs (rouge/bleu) qui fait ressortir l’opposition guerre destructrice
/nature créatrice. Le rejet de "Nature", au vers 8, met en relief le
mot, souligne la personnification et la divinisation de la nature, renforce le
sentiment d'une imploration.
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b) La dénonciation de la religion : indifférence
de Dieu aux souffrances des hommes, vénalité des prêtres.
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C’est dans
les tercets que cette mise en accusation de la religion se développe, après
avoir été introduite dans la charnière des vers 7 et 8.
La fausse atténuation (litote) de
l’expression initiale du premier tercet : « Il est un Dieu, qui
rit… » est un procédé puissant de dénonciation. Il s’agit bien
d’une atténuation au sens où, par l’utilisation de l’indéfini « un »,
l’énonciateur évite de mettre directement en accusation « Dieu »,
c’est à dire le Dieu des Chrétiens, « le nôtre ». Il laisse au
lecteur la responsabilité de désigner le Dieu dont il s’agit. Mais comme
tout le monde comprend l’allusion, l’atténuation apparaît instantanément
comme fausse et prend un sens de mépris renforcé, que l’on peut rendre par
une antithèse : il y a quelqu’un que certains nomment Dieu et qui
pourtant rit … Cet indéfini est peut-être aussi une façon pour Rimbaud de
ne pas reconnaître ce Dieu pour le seul existant, en tout cas pas pour le sien.
Le champ lexical du luxe est destiné à suggérer
l’idée de la cupidité : « nappes damassées » (c’est à
dire richement brodées) ; « encens » ; « calices d’or ».
C’est cette idée que l’on retrouvera à la chute du poème avec le « gros
sou » (c’est à dire la pièce de monnaie) offert par une mère de
soldat pour acheter la bienveillance divine. Le verbe « rire » et le
mot « hosannah », synonyme de chant joyeux, expriment la
satisfaction de Dieu (et bien sûr de ses prêtres) de vivre dans l’opulence,
entouré de l’admiration superstitieuse des fidèles.
Le champ lexical du sommeil ajoute l’idée de
l’indifférence : « bercement », « s’endort, et se réveille ».
La tonalité pathétique, permet d’opposer à
cette passivité satisfaite de l’église la souffrance des hommes :
les morts (« pauvres morts ») ; les mères « ramassées
dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir ». Chaque mot
de cette dernière phrase est pesé pour produire un effet pathétique :
« ramassées » indique une silhouette brisée par la souffrance,
prosternée servilement devant Dieu ; « pleurant », « bonnet
noir » évoquent le deuil ; « vieux » suggère à la fois
l’âge et la pauvreté, dont l’idée est reprise par le détail du sou
enveloppé dans un mouchoir, tant il est précieux.
La versification ne manque pas de mettre
en relief les mots-clés de ce second volet de la dénonciation : La fausse
atténuation du vers 9 est mise en relief par la dissymétrie due à la coupe :
4 // 8. La rime « d’or / s’endort » résume la double accusation
contre la religion : cupidité / indifférence. Le rejet audacieux de
« Et se réveille » (rejet d’une strophe sur l’autre) souligne
l’influence puissante de l’argent sur la divinité assoupie. Le rejet de
« dans l’angoisse » renforce le pathétique de cette notation et
s’ajoute à l’effet de contraste concret /abstrait qui fait l’originalité
de l’expression « ramassés dans l’angoisse ».
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(Les paragraphes 1b et 1c sont largement empruntés au
Livre du
professeur Hatier d’Hélène Sabbah, édition 1995)
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