Vous conduirez
l'analyse de ce texte en vous appuyant sur les axes de lecture
suivants :
1) Un bel objet poétique (la composition : structure
métrique, structure syntaxique, structure narrative).
2) Un "tableau de genre" sensuel et coloré (la description).
3) Une compassion mêlée d'ironie (le ton :
le registre pathétique, l'humour satirique).
Parmi les poèmes écrits par Rimbaud au cours de son année de
"rhétorique" (l'équivalent de la classe de Première,
aujourd'hui), "Les Effarés" a eu un
destin un peu particulier. C'est ce poème que Rimbaud envoie au
poète Jean Aicard en 1871, sous la forme d'une copie autographe
présentant quelques variantes intéressantes avec le poème du
"Recueil de Douai". Il est aussi le seul des poèmes de 1870 à se retrouver dans le dossier d'œuvres
de Rimbaud constitué par Verlaine au cours de l'année 1871 : il
s'agit d'une copie de la main de Verlaine, présentant de nombreuses
et séduisantes variantes, dont il ne faut pas douter qu'elles aient
été dictées par Rimbaud lui-même. C'est d'ailleurs cette version
que nous avons choisie d'étudier, comme étant postérieure aux
deux précédemment citées et sans doute la plus aboutie, esthétiquement parlant.
Enfin, notons que Verlaine reproduira ce texte dans ses
"Poètes maudits" (1883) en l'accompagnant d'un éloge
emphatique :
"Nous
ne connaissons, pour notre part, dans aucune littérature,
quelque chose d'un peu farouche et de si tendre, de gentiment
caricatural et de si cordial, et de si bon, et d'un jet
franc, sonore, magistral, comme Les Effarés."
L'intérêt prolongé de Rimbaud et Verlaine pour le poème
s'explique en partie par des raisons contingentes : il est probable
que Rimbaud, à Paris, en 1871, n'était déjà plus en possession
de beaucoup de ses textes de 1870 et que Verlaine avait perdu la
trace de la plupart des manuscrits rimbaldiens en 1883. Mais la
fortune de ce texte vient aussi, certainement, de ce qu'il
constituait pour le jeune littérateur une bonne
"carte de visite" : "Les
Effarés" possèdent des qualités formelles qui étaient à
même de le faire apprécier par des amateurs de poésie
parnassienne (sa construction soignée sinon savante, le pittoresque
de la description), et il présentait un équilibre idéal entre une
sensibilité sociale à la mode (rappelant Victor Hugo, François
Coppée) et une tonalité satirique plus spécifiquement
rimbaldienne (qu'expriment bien certains des adjectifs utilisés par
Verlaine : "farouche", "caricatural"). Ce sont
ces qualités littéraires que notre commentaire se donne pour but
de mettre en relief.
1) Un bel objet poétique (la composition : structure
métrique, structure syntaxique, structure narrative).
Le premier travail du poète est de créer une forme. Le poète
de seize ans qui écrivit "les Effarés" n'eut pas à
rougir de son inexpérience. Certes, il n'était pas le premier à
composer un poème par tercets, ni même par tercets à vers
hétérométriques, mais il s'illustrait là tout de même dans une
forme rare (c'est le seul poème de ce genre dans le Recueil de
Douai) bien mise à profit pour soutenir une structure narrative
tendue vers sa chute, fort bien agencée pour tenir le lecteur en
haleine.
Le poème est composé de douze tercets
hétérométriques : les deux premiers vers sont des octosyllabes,
le troisième est un tétrasyllabe (vers de quatre syllabes). Les deux vers longs
riment ensemble, le vers court rime avec le vers court du tercet
suivant, ce qui revient à dire que la forme de base du poème sur
le plan de la rime est le sizain. Mais un sizain typographiquement
scindé en deux tercets séparés : aab / ccb. On peut dire que la
structure choisie est déjà génératrice d'une certaine tension :
elle met en attente le lecteur jusqu'au vers 6 avant d'obtenir une
unité strophique achevée.
Sur le plan du rythme, ce dispositif crée
un effet particulier, fondé sur la syncope. La longueur réduite
des vers (8-8-4) a pour conséquence un rythme bien
marqué, proche des rythmes de la poésie populaire et de la
chanson. En outre on remarque que les
octosyllabes présentent des rimes féminines tandis que la rime des
tétrasyllabes (b) est toujours masculine. La rime masculine du
vers court lui confère une valeur
plus brève encore par contraste avec les deux rimes féminines qui
prolongent les octosyllabes d'un "e" atone mais pas
totalement inexistant. Par ailleurs, ce vers court correspond souvent à
une partie de syntagme placée en rejet (groupe nominal scindé en
deux - v.33 -, COD séparé de son verbe -v.6-, groupe sujet scindé
en deux -v.21-, plus fréquemment et moins significativement :
groupes circonstanciels ou groupe de l'adjectif), ce qui renforce
l'impression de déséquilibre. L'ensemble tend à produire un
rythme spécifique, un balancement syncopé. Ces divers éléments concourent à créer
le sentiment d'une forme solidement et habilement construite. Il en
est de même de la structure narrative du poème.
La syntaxe partage le poème en deux parties nettement distinctes,
de longueurs inégales : 5 tercets / 7 tercets. Par parenthèse,
cette dissymétrie explique peut-être pourquoi Rimbaud n'a pas
présenté son texte comme une suite de sizains, en regroupant deux
par deux les tercets, conformément au système rimique du poème.
S'il avait procédé ainsi, l'organisation strophique du texte
aurait été en décalage avec sa logique syntaxique et narrative :
le troisième sizain se serait terminé par une virgule (au lieu du
point attendu) et aurait englobé le début de la longue phrase
complexe qui constitue à elle seule la seconde partie du texte
(tercets 6 à 12).
Les cinq premières strophes (v.1-15), en
effet, constituent quatre phrases
autonomes. Les strophes 2,3,4,5 s'achèvent chacune par un point. Au
contraire, les sept strophes suivantes sont reliées entre elles par
la syntaxe et ne forment qu'une seule longue phrase. C'est d'abord
un enchaînement de trois propositions subordonnées conjonctives de
temps introduites par "quand" (repris par "que"
en tête de la strophe 8 dans la version que nous commentons). Puis, la proposition principale s'énonce
(vers 25-26 de la strophe 9) immédiatement suivie d'une proposition
subordonnée conjonctive de conséquence : "qu'ils sont là
tous ..." (v. 27 de la strophe 9). Les strophes 10 et 11 sont
composées de groupes apposés au sujet de la proposition :
"(Ils sont tous là,) collant [...], tout bêtes, faisant
[...]". Enfin, arrive la dernière strophe qui est composée,
syntaxiquement parlant, de deux propositions subordonnées
conjonctives de conséquence coordonnées complétant le participe
"collant" (v.28) : "(collant leurs petits museaux
roses [...] si fort,) qu'ils crèvent leur culotte (et) que leur
chemise tremblote / au vent d'hiver."
Ce système complexe de
propositions subordonnées permet à Rimbaud de différer
indéfiniment une péripétie attendue (l'éclatement des culottes)
qui constitue la "chute" du poème. Elle cherche à
installer une tension, un suspens, au cœur du poème et à mettre
en valeur la péripétie finale.
Cette stratégie d'écriture trouve sa
justification dans la fable du poème (car ce poème a quelque chose
d'un apologue) et dans sa structure narrative. Cinq enfants pauvres
et affamés observent par une lucarne un boulanger faisant son pain.
Le poème est tout entier bâti sur cette image fixe : le narrateur
regarde les enfants qui eux-mêmes regardent le boulanger. Le texte
insiste à plusieurs reprises sur l'immobilité de la scène (les
enfants sont statiques : "à genoux", "le cul en
rond", "Ils sont blottis, pas un ne bouge"). Il ne se
passe rien d'exceptionnel sauf dans la tête de ces enfants qui se
laissent entraîner dans une sorte d'extase (où tous les sens, nous
le verrons, sont mis en éveil). C'est surtout la seconde partie du
poème (la longue phrase des strophes 6 à 12) qui évoque le
cheminement intérieur de la rêverie (le début du texte évoquant
principalement leur attitude physique et les éléments du
décor).
La longueur de la phrase, avec l'impression
d'attente indéfinie qui l'accompagne, évoque de ce fait la
dilatation du temps dans le rêve, l'idée du décrochage d'avec la
réalité pendant lequel la perception du temps est interrompue. A
la faveur de cette ellipse temporelle, la vision se développe,
prend la dimension mystique d'une "prière" (v.31),
grossit et éclate comme une bulle de savon. Car les enfants sont
irrémédiablement exclus, par leur pauvreté, du "ciel"
(v.33) que leur rêve leur a fait entrevoir. Telle est évidemment
la morale de l'histoire. Et c'est par l'image de la strophe finale
(la culotte qui se crève) que Rimbaud résume cette morale. Non
seulement les enfants n'entreront pas dans le paradis entrevu mais
ils resteront, dans la rue, plus démunis encore qu'ils ne
l'étaient au début du poème, avec leur culotte désormais
déchirée, face au "vent d'hiver" (v.36).
Significativement, Rimbaud
"boucle" son texte sur une image rappelant étroitement
celle de la strophe 1 : image d'extérieur, image de nuit (il
n'y est plus question du trou lumineux de la boulangerie), où les
enfants sont vus de dos (la "culotte" de la strophe 12
rappelant les "culs" de la strophe 1), image hivernale
enfin (où le "vent d'hiver" de la strophe 12 rappelle la
"neige" et la "brume" de la strophe 1). Cette
structure circulaire résume à elle seule la morale désenchantée
de la fable.
Un poème est une mécanique de précision,
c'est toujours un exercice formel, tout l'art de l'artisan des vers consistant à construire une forme belle sans être gratuite, une
forme adaptée à un sens. Nous espérons avoir montré qu'il en est
bien ainsi avec "Les Effarés".
2) Un "tableau de genre" sensuel et coloré (la description).
La
peinture dite "tableau de genre" représente des scènes de la
vie quotidienne du peuple, des scènes familières, de travail, de jeux,
ainsi que des récits anecdotiques. Le thème du poème entre tout à fait
dans cette tradition : la représentation de l'enfant pauvre, de
l'enfant des rues, du "Gavroche", est un poncif de la
deuxième moitié du XIXe siècle, tant dans la
littérature que dans la peinture, la caricature et l'illustration.
L'opposition de noir et de blanc, d'ombre (ou de nuit) et de
lumière, qui caractérise l'image proposée par Rimbaud, n'est pas
sans rappeler le clair-obscur expressionniste que l'on peut observer
dans nombre de gravures ou de peintures à sujets sociaux (Verlaine
évoquait à propos de ce texte Goya et Murillo).
Dès le début du poème, en effet, on note le
contraste du blanc de la neige et du noir de la nuit : "Noirs
dans la neige". Le lecteur retrouve implicitement la même
opposition à la fin du poème, lorsque la description abandonne le
fournil pour retrouver le spectacle de la rue avec l'évocation du
"givre" (v.26) et de la "chemise" qui
"tremblote / au vent d'hiver" (la version du Recueil de
Douai disait : "Et que leur lange blanc tremblotte" -
Rimbaud écrit tremblote ave deux "t").
Tout au long du poème, on peut observer un autre
effet de clair-obscur, fondé sur le contraste entre l'obscurité
environnante et la lumière émanant du soupirail d'abord, du four
ensuite. On trouve d'abord l'opposition (soulignée par
l'emplacement à la rime) entre "brume" (v.1) et
"allume" (v.2). Le soupirail est successivement évoqué
par les expressions : "le soupirail qui s'allume" (v.2),
"le soupirail rouge" (v.14). La gueule du four est
décrite comme "un trou clair" (v.9). Toutes ces
qualifications sont porteuses d'une idée de lumière, lumière qui
se transmet à tous les éléments de l'image : "le fort bras
blanc" (v.7) du boulanger qui façonne "le lourd pain
blond" (v.6) ; les "museaux roses" (v.28) des enfants
collés au grillage, fascinés par les "lumières / du ciel
rouvert" (v.32-33).
Mais les notations visuelles ne sont pas
les seules ressources utilisées par le poète pour composer son
"tableau". Pour peindre la violence du désir qui porte
les enfants affamés vers le spectacle de la boulangerie, Rimbaud
fait appel à tous les sens (ou presque). L'odorat, avec la rime :
"poutres enfumées" / "croûtes parfumées"
(v.19-20). Le toucher, avec l'impression de chaleur communiquée par
le "souffle" du four : "Au souffle du soupirail rouge
/ Chaud comme un sein" (v.14-15) ; "Que ce trou chaud
souffle la vie" (v.22). L'ouïe, enfin, avec tous les sons
émanant du fournil, qui transmettent des impressions de bien-être
et de bonheur : le bruit du pain qui cuit (v.10) ; les grognements
du boulanger qui chante "un vieil air" (v.12) ; les chants
superposés des "croûtes" qui croustillent et du cri-cri
des "grillons" (v.20-21) ; le grognement des enfants
eux-mêmes (v.29).
Mais ne courons pas le risque de paraître cantonner le talent de
Rimbaud à la reprise d'un genre traditionnel. Aussi brillant que
soit le "tableau", n'oublions pas qu'il sert de support à
l'expression d'une sensibilité, d'une vision du monde ou, plus
exactement, de la société, qui chez ce poète est toujours complexe
et exige une étude minutieuse du "ton" employé dans le
texte.
3) Une compassion mêlée d'ironie (le ton : le
pathétique, l'humour satirique).
Le premier registre que nous y repérons est aussi celui qui était le plus attendu :
le registre pathétique. Il y a d'abord les formulations directement
compassionnelles : "misère !" (v.4), "pauvres
Jésus" (v.26). Puis, les insistances de la description, qui
sont autant d'appels à la pitié : le fait que les enfants soient
présentés comme des affamés, la pauvreté de leur habillement
(les "haillons", v.24 ; la "culotte" crevée,
v.34), la comparaison implicite avec des petits animaux sans
défense ("Ils sont blottis", v.13 ; "leurs culs en
rond", v.1 ; "collant leurs petits museaux roses",
v.28 ; "grognant",v.29), l'hostilité du décor hivernal
("neige", "brume", "vent",
"givre").
En filigrane, on reconnaît aussi l'un des
clichés de l'enfance malheureuse : le thème de
l'"orphelin", thème exploité par Rimbaud lui-même dans
l'un de ses tout premiers poèmes, "Les étrennes des
orphelins". En effet, la chaleur du four est explicitement
comparée à la chaleur du sein, ce qui suggère que la faim de ces
enfants n'est pas seulement d'ordre alimentaire mais aussi d'ordre
affectif. La fréquence, chez Rimbaud, du thème de la mère
mauvaise ("Les Poètes de sept ans") ou de la mère
absente (voir l'"Avertissement" des "Déserts de
l'amour", entre autres), la fréquence du traitement parallèle
de la gourmandise et du désir sexuel ("Au Cabaret-Vert",
"La Maline") ont poussé la critique rimbaldienne à
développer l'analyse de notre poème dans un sens psychanalytique.
On a souligné par exemple l'assimilation possible à une image
sexuelle féminine de la description qui est faite du four, la mère
étant symboliquement représentée par ce "trou chaud"
qui "souffle la vie". Le poème exprimerait dans ce sens
le désir inconscient de regagner le ventre maternel, de régresser
vers cette existence fœtale où l'enfant ne manque de rien.
Mais la "bonté" et la
"cordialité" de Rimbaud (pour reprendre les termes de
Verlaine dans Les poètes maudits) ne s'expriment
jamais sans quelque ironie. Et, de fait, le poète se moque assez
ouvertement de ses petits pauvres ou, du moins, il entend souligner
ce que leur attitude soumise, leur naïveté, mérite de sarcasmes.
Le texte multiplie les références au domaine religieux. Ce n'est
pas sans intention malicieuse que Rimbaud a remplacé, au vers 26,
la leçon du Recueil de Douai : "Les pauvres petits
pleins de givre" par celle de notre texte : "Les pauvres
Jésus pleins de givre". C'est évidemment pour accentuer les
connotations religieuses de son texte. Les enfants sont "à
genoux" (v.4), ou encore "repliés" (v.32), c'est à
dire courbés, devant l'entrée du fournil, dans une attitude
d'humilité comparable à celle de l'orant devant son dieu. Le vers
31 précise la comparaison et la moquerie : " Tout bêtes,
faisant leurs prières". Les enfants sont "bêtes",
selon Rimbaud, parce qu'ils s'agenouillent devant le boulanger comme
s'il était un prêtre et devant le pain comme s'il était Dieu ;
parce qu'ils se croient rassasiés en imagination, parce qu'il leur
suffit de voir et de flairer l'odeur du pain pour que déjà
"ils se ressentent si bien vivre" (v.25). Le spectacle du
four a fait naître en eux l'illusion du bonheur, ce que Rimbaud
résume en termes mystiques par l'expression "le ciel
rouvert" (v.33). Ils vont apprendre à leurs dépends, ces
naïfs, que le "Ciel" n'est pas pour eux, pas plus que les
"brioches" que le boulanger prépare pour ceux qui peuvent
les payer : les bourgeois qui se restaurent après le spectacle, au
milieu de la nuit ("pour quelque médianoche", v.16). Car
ils vont se retrouver, à la fin du poème, toujours aussi affamés
et plus transis que jamais avec leurs culottes ouvertes au vent
d'hiver. On sent bien dans cette fin du poème une double raillerie,
contre la religion et contre la société : la société prive les
pauvres de pain, et la religion leur promet le ciel pour les
dédommager du bonheur qu'ils ne trouvent pas sur terre ; la
religion leur fait miroiter les nourritures spirituelles en échange
des satisfactions matérielles toutes simples qu'ils réclament et
que la société leur refuse.
En ajoutant la dérision à la compassion, Rimbaud échappe à ce
qu'il pouvait y avoir d'un peu conventionnel dans le thème du
poème. Cela ne signifie pas, bien entendu, que la pitié, la
tendresse à l'égard des affamés ne soit pas réelle. Tout au
contraire. Simplement, Rimbaud ne pouvait manifester cet élan
sincère de sympathie envers les pauvres qu'en essayant de se
prémunir, par l'ironie, contre l'hypocrisie des bons sentiments.
Pour cela, il fallait déranger quelque peu le lecteur conformiste
par la mise en accusation implicite de la société bourgeoise et de
l'église, court-circuiter cet effet trop facile de bonne conscience
que favorise ou entretient chez le lecteur un certain misérabilisme
bourgeois ou chrétien. D'où cet aspect légèrement
"caricatural" et "farouche" que Verlaine,
finement, signalait dans le poème.
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