Le premier travail du poète est de créer une forme. Le poète
de seize ans qui écrivit "Les Effarés" n'eut pas à
rougir de son inexpérience. Certes, il n'était pas le premier à
composer un poème par tercets, ni même par tercets à vers
hétérométriques, mais il s'illustrait tout de même là dans une
forme rare, mise à profit pour soutenir une structure narrative
tendue vers sa chute. Car, avec sa longue phrase
complexe des strophes 6 à 12, la composition est bien
agencée pour tenir le lecteur en haleine.
La représentation de l'enfant pauvre, de
l'enfant des rues, du "Gavroche", est un poncif au XIXe siècle, tant dans la
littérature que dans la peinture ou la gravure.
Rimbaud s'y essaie en proposant une image fixe : cinq enfants agglutinés
devant le soupirail d'une boulangerie. Le tableau est fortement contrasté, en
clair-obscur : la neige et la nuit, le fournil qui s'allume dans la
brume. Pour peindre l'intensité du désir qui porte
les petits pauvres vers le spectacle du pain qu'on enfourne, Rimbaud
fait appel à tous les sens : chaleur du four, odeurs des
"croûtes parfumées", chants
superposés des garnements qui "grognent", des "croûtes" qui croustillent et du cri-cri
des "grillons".
Les insistances de la description sont autant
d'appels à la compassion : l'air d'affamés prêté aux enfants, la
pauvreté de leur habillement, la comparaison implicite avec des petits
animaux sans défense ("Ils sont blottis" ; "leurs culs
en rond" ; "collant leurs petits museaux roses" ;
"grognant"), l'hostilité du décor hivernal
("neige", "brume", "vent",
"givre"). Mais la compassion, ici, ne va pas sans quelque
moquerie. Les enfants sont décrits "à genoux", "tout bêtes,
faisant leurs prières". Ils sont "bêtes", peut on
comprendre, parce qu'ils s'agenouillent devant le boulanger comme s'il
était un prêtre et devant le pain comme s'il était Dieu ; parce qu'il
leur a suffi de flairer l'odeur du pain pour que déjà
"ils se ressentent si bien vivre", pour que déjà ils croient
"le ciel rouvert". Ils vont apprendre à leurs dépends, ces
naïfs, que le "Ciel" n'est pas pour eux, lorsqu'ils vont se
retrouver, à la fin du poème, toujours aussi affamés et plus transis
que jamais dans leurs culottes ouvertes au vent d'hiver. On sent bien
dans ce dénouement une double raillerie, contre la religion et contre
la société : la société prive les pauvres de pain, et la religion
leur promet illusoirement le ciel pour les dédommager du bonheur que la
société leur refuse.
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