Matinée d'ivresse
Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! Fanfare
atroce où je ne trébuche point ! chevalet féerique ! Hourra pour l'œuvre
inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! Cela
commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va
rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous
serons rendu à l'ancienne inharmonie. Ô maintenant, nous si digne de
ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à
notre corps et à notre âme créés : cette promesse, cette démence !
L'élégance, la science, la violence ! On nous a promis d'enterrer dans
l'ombre l'arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés
tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela
commença par quelques dégoûts et cela finit, —
ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, —
cela finit par une débandade de parfums.
Rires des enfants, discrétion des esclaves, austérité
des vierges, horreur des figures et des objets d'ici, sacrés soyez-vous
par le souvenir de cette veille. Cela commençait par toute la
rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.
Petite veille d'ivresse, sainte ! quand ce ne serait que
pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t'affirmons,
méthode ! Nous n'oublions pas que tu as glorifié hier chacun de
nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout
entière tous les jours.
Voici le temps des Assassins.
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En célébrant
ce lendemain d'ivresse que l'on peint plutôt, d'habitude, comme un
réveil triste et dégrisé, Rimbaud proclame avoir trouvé le secret d'une
extase qui jamais ne
retombe, la formule de l'illumination
continue, grâce à un merveilleux
"poison" capable de "rester dans nos veines
même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l'ancienne
inharmonie".
Quel
est ce "poison" ? La poésie, bien plus sûrement que
le haschich, qui
n'est ici qu'un comparant symbolique. C'est elle (la poésie) qui permettra
à Rimbaud de tenir la "promesse" pour l'accomplissement de
laquelle il a voulu se faire voyant, ainsi qu'il l'explique dans ses
fameuses lettres de juin 1871 : promesse de la
liberté libre
au delà du bien et du mal, promesse d'un "très pur amour".
Mais
la "méthode" expérimentée, pour aussi "merveilleux"
que soient ses résultats, exige un dévouement héroïque.
Car la poésie a ceci de commun avec les excitants chimiques qu'elle
inflige à celui qui s'y livre d'"atroces"
"tortures". Rimbaud accepte de les affronter : "Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours."
Comme les fanatiques drogués au haschich de la secte persane
des Haschischins (XIe siècle), nom qui a passé longtemps pour
avoir donné en français le mot "Assassins", le poète est prêt
à se sacrifier pour pouvoir "déporter les honnêtetés
tyranniques", conjurer l'"horreur
des figures et des objets d'ici". Et il annonce que d'autres vont venir, qui suivront
cet exemple révolutionnaire.
Cette
promesse de libération puisée au fond de "l'ivresse"
n'est-elle pas illusoire ? Quelques indices d'ironie, malgré le ton
catégorique sur lequel le poète proclame sa "foi au poison",
en suggèrent le danger. Il ne s'agit peut-être plus, pour celui qui
écrit "Matinée d'ivresse" en 1873 ou 1874, que de "saluer" le
Voyant ... qu'il a été !
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Pour
saluer le Voyant
(Commentaire)
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