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Plan du commentaire

1) L'ivresse comme métaphore du
"dégagement rêvé"
     a) Le poète révélé à lui-même
     b) La Promesse profane de l'ivresse
     c) Au delà du Bien et du Mal

2) Le modèle de la séance de haschisch et sa transgression
     a) L'extase
    
b) La fin de l'extase
     c) Une ivresse qui ne retombe pas

3) Le discours de la "méthode"
     a) Foi en la poésie
     b) Dignité de la révolte

4) Une évocation ironique du "voyant" ?
    a) Foi en l'illusion ?
    b) Gloire des anciens âges ?

Matinée d'ivresse

     Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! chevalet féerique ! Hourra pour l'œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l'ancienne inharmonie. Ô maintenant, nous si digne de ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés : cette promesse, cette démence ! L'élégance, la science, la violence ! On nous a promis d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, cela finit par une débandade de parfums. 
     Rires des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d'ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.
     Petite veille d'ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t'affirmons, méthode ! Nous n'oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.
     Voici le temps des Assassins.

La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.

 


    

 

COMMENTAIRE

 

Pour saluer le Voyant

 

"Je sais aujourd'hui saluer la beauté"
A.R., Alchimie du verbe


     Rimbaud a-t-il pensé, comme Baudelaire, que l'usage des alcools et des drogues était susceptible d'élargir le champ perceptif du poète, de féconder son imagination par les rêves ou les hallucinations, de l'aider à faire jaillir de soi l'Autre, le moi caché ? C'est probable. Les lettres dites "du Voyant" le suggèrent. Et, en tout cas, dans "Matinée d'ivresse", Rimbaud fait comme si les idées déclinées par le poème sa philosophie personnelle de la vie et de l'art
lui avaient été révélées par l'ivresse. Mais en vérité, l'ivresse n'est pour l'auteur qu'une métaphore commode pour représenter, sous l'espèce d'une illumination sacrée, l'intuition ou les intuitions fondatrices qui président à son aventure poétique.

     "Matinée d'ivresse" n'est donc pas le fruit d'une création en état d'ivresse, ni la transcription d'une vision due au haschisch. Nous montrerons la logique parfaitement maîtrisée d'un discours qui ne doit sa relative obscurité qu'à l'utilisation d'un mode d'expression allégorique (comme presque toujours chez Rimbaud) et son allure décousue qu'à des effets de construction (habituels, eux aussi, sous la plume de cet auteur). Par contre, il serait paradoxal de nier la présence, au centre de ce texte, du thème des "paradis artificiels" et du modèle narratif de la séance de haschich hérités de Gautier et de Baudelaire. Ce sont là, au contraire, les outils littéraires, l'alphabet symbolique pourrions-nous dire, qu'utilise Rimbaud pour construire son discours, non sans s'écarter significativement de ses modèles, et c'est peut-être dans cet écart qu'il faudra chercher le projet principal du poème.

 

***

 

1) L'ivresse comme métaphore du "dégagement rêvé" 

a) Le poète révélé à lui-même

     Dans Le Bateau ivre déjà, l'ivresse était le symbole de la liberté. L'état d'euphorie dû à l'ivresse figurait l'allégresse de celui qui voit s'ouvrir devant lui des horizons inconnus, s'arrache à la monotonie des "fleuves impassibles", perçoit le monde comme un kaléidoscope de scènes à découvrir, d'expériences à vivre, éprouve l'impression de s'affranchir dans l'apesanteur de ses aliénations : 

 Plus léger qu'un bouchon, j'ai dansé sur les flots, ...

C'est aussi l'idée contenue dans la fameuse formule du "dégagement rêvé" par laquelle Rimbaud définit le "corps" de son Génie :

Son corps ! Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle !

     Comme l'ivresse du bateau, celle dont il est question dans "Matinée d'ivresse" est synonyme de découverte et de libération. Elle révèle le poète à lui même, elle lui révèle ce que sont (ou seront) ses valeurs : "Ô mon Bien ! Ô mon Beau !". On notera les italiques utilisées pour l'adjectif possessif. S'il faut en croire l'énonciateur, l'ivresse lui a apporté la révélation de sa conception personnelle de l'art (le Beau) et de la vie (le Bien), c'est-à-dire la connaissance de l'autre qu'il a en lui (selon la formule des lettres du voyant : "Je est un autre"). On n'en saura pas beaucoup plus, ici, sur ce que sont le Bien et le Beau de celui qui dit "je" dans le poème, mais on constate qu'il les définit surtout négativement, par opposition aux valeurs communes. C'est que la poésie, comme Rimbaud l'a jadis expliqué dans ces fameuses lettres de 1871, exige de celui qui veut inventer du nouveau qu'il rompe avec la tradition, non seulement dans le domaine esthétique mais aussi sur le plan moral et politique. Là est évidemment l'essentiel du message.

b) La Promesse profane de l'ivresse 

     L'illumination reçue dans l'ivresse revêt pour le poète un caractère prophétique que résume bien la notion de "promesse" : 

cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés : cette promesse, cette démence ! L'élégance, la science, la violence !

Pour évoquer la "promesse" en question, Rimbaud emploie de façon parodique le langage de la ferveur religieuse ("fervemment") et les mots qu'utilise la théologie pour évoquer la Promesse messianique du salut et de la vie éternelle.
   Rimbaud est coutumier de ce détournement de la rhétorique chrétienne. Dans Génie, par exemple, il écrit :

Et si l'Adoration s'en va, sonne, sa Promesse, sonne : "Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C'est cette époque-ci qui a sombré !"

    L'Adoration, ici, n'est pas celle de Dieu mais celle du "Génie", qui représente l'Homme (le génie humain). Quant à la nature de la Promesse, telle qu'elle est rapportée entre guillemets, elle ne laisse aucun doute sur la signification réelle du texte : derrière les apparences d'un discours religieux, c'est une profession de foi rationaliste et révolutionnaire qu'il faut entendre. La promesse dont il s'agit ici, c'est l'éradication des "superstitions" (c'est-à-dire avant tout, pour Rimbaud, du christianisme), la libération des sens ("les "anciens corps" sont rejetés au profit du "nouveau corps amoureux" de Being Beauteous"), la fin du mariage et du culte bourgeois de la famille ("ces ménages"), la rupture avec le passé ("et ces âges"). 
     Il en est exactement de même dans "Matinée d'ivresse". En dépit du vocabulaire spiritualiste utilisé par le texte ("promesse surhumaine" ; "à notre corps et à notre âme créés" : allusions transparentes aux croyances métaphysiques, au dualisme chrétien et aux théories créationnistes de l'origine de la vie) la folle promesse ("cette démence") dont il s'agit ici n'a aucun contenu religieux. Il s'agit de : "l'élégance, la science, la violence !" Derrière ces trois noms, Rimbaud semble désigner au lecteur trois facultés dont il se sent dépourvu, ou qu'il redoute de posséder insuffisamment, dans sa vie ordinaire : la science, au sens du savoir philosophique plus que du savoir scientifique, probablement ; la violence, c'est-à-dire la force. Rappelons-nous cette phrase d'un autre poème des Illuminations, Ouvriers : "l'horrible quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée de moi." Rappelons-nous aussi le thème de la faiblesse dans Une saison en enfer (notamment dans le brouillon de "Mauvais sang") et la quête incessante de la Force dans les Illuminations. La référence à l'"élégance" est plus mystérieuse. Elle n'est tout de même pas là exclusivement pour la facétieuse rime en "-ance" ! Rimbaud se trouvait-il particulièrement inélégant, malhabile, grossier, rustre ? Faut-il y voir une allusion à ces "dégoûts" que mentionne ailleurs le texte, à la honte ressentie par celui qui, pour trouver sa liberté, s'"encrapule" (cf. lettre à Izambard de mai 1871), au sentiment de dépravation qui hante le débauché (cf. Le Cœur supplicié ou la lettre à Delahaye de Jumphe 1873) ? 
     En tout cas, ces vertus, ces pouvoirs qui lui étaient jusqu'ici refusés, l'ivresse en fait don au poète.

c) Au delà du Bien et du Mal

     Enfin et surtout, le poète trouve dans "l'ivresse" une promesse de dépassement du moralisme chrétien : "On nous a promis d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour." Chacune des trois idées contenues dans cette phrase renvoie à des thèmes bien connus de l'œuvre de Rimbaud. 
    "Enterrer l'arbre du bien et du mal", c'est évidemment (par référence à l'arbre de la connaissance situé par la Genèse dans le Jardin d'Eden, celui dont Ève a mangé la pomme), se soustraire aux impératifs de la morale tels qu'ils sont fixés par la religion. Pierre Brunel éclaire à juste titre ce passage en rappelant que Verlaine, dans sa première version de "Crimen amoris", composée en prison en 1873, prête à son "Satan adolescent" (c'est-à-dire Rimbaud) les paroles suivantes :

Vous le saviez, qu'il n'est point de différence
Entre ce que vous nommez Bien et Mal
Qu'au fond des deux vous n'avez que la souffrance
Je veux briser ce Pacte très anormal.

........................... 

Il ne faut plus de ce schisme abominable !
Il ne faut plus d'enfer ni de paradis !
Il faut l'Amour ! meure Dieu ! meure le Diable !
Il faut que le bonheur soit seul, je vous dis !

   "Déporter les honnêtetés tyranniques", c'est se débarrasser de la tyrannie de la morale conventionnelle, celle des "gens honnêtes".
   "Amener notre très pur Amour", c'est revendiquer hautement une conception de l'amour débarrassée des interdits de la morale bourgeoise, assumer, laisser se manifester librement tout l'amour dont on est porteur, l'élever haut dans le ciel comme on "amène" un drapeau.
   Qui parle à travers le "on" dans "On nous a promis" ? C'est sans doute la voix de Rimbaud lui-même ou de son "Autre", son moi profond révélé par l'ivresse, que nous reconnaissons dans les termes de cette "promesse". Mais c'est aussi, peut-être, malgré tout, une entité collective extérieure au sujet : cette voix des prophètes du Nouvel Amour, des réfractaires à la morale bourgeoise (poètes, socialistes utopiques, révolutionnaires communeux).

    L'ivresse où Rimbaud a puisé cette révolte contre les idées dominantes de la société et de l'art ne doit évidemment rien au vin ni au haschich, c'est bien plutôt sa soif de liberté (la "liberté libre" comme il dit dans sa lettre de 1870 à Théodore de Banville), du nouveau et de l'inconnu, toutes choses qui se confondent pour lui avec la poésie. Car elle a le pouvoir de "changer la vie" et de régénérer le vieil Homme, d'inventer "de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues" ("Adieu"). Il en attend une meilleure connaissance de soi (de son "Bien" et de son "Beau"), un moyen d'accomplir les potentialités qu'il recèle en lui ("L'élégance, la science, la violence !"), de s'affranchir des obstacles que la société et la morale opposent à ses aspirations ("les honnêtetés tyranniques"). C'est au fond le programme général de son aventure poétique, avec les choix existentiels qu'elle commande, tels qu'ils étaient énoncés dans la lettre à Demeny de mai 1871, que Rimbaud résume ici sous la métaphore de l'ivresse.

 

2) Le modèle de la séance de haschisch et sa transgression    

     Mais, comme l'écrit Antoine Adam : "L'impression complexe qui se dégage de ce poème vient de la confusion que Rimbaud entretient volontairement entre l'aspect matériel et physiologique de l'épisode, et son aspect d'aventure spirituelle" (Pléiade, p.988). De fait, Rimbaud ne se cantonne pas au versant abstrait de l'allégorie, il développe aussi ce qu'on pourrait appeler son pôle réaliste, c'est-à-dire : l'évocation concrète (quoique lacunaire et très condensée) d'une scène d'ivresse. Pour ce faire, il a peut-être puisé dans une expérience personnelle (en ce qui concerne l'alcool, elle est incontestable), mais il semble avoir surtout pris modèle sur un type de récit répertorié dans la littérature de son temps : la séance de haschisch. Il a pu en trouver des exemples chez Théophile Gautier (Le Club des Hachichins, 1846) ou Baudelaire (Les Paradis artificiels, 1860). On observe dans le poème leur schéma narratif traditionnel (évocation de l'extase puis de sa retombée) et de nombreux détails descriptifs qui rappellent de près ces textes d'auteurs célèbres que Rimbaud avait toute chance d'avoir lus. 

a) L'extase
     
      Le jaillissement lyrique des premières lignes du poème (succession d'interjections, syntaxe exclamative), l'enthousiasme triomphal et le sentiment d'aisance merveilleuse qui s'en dégagent, évoquent l'état d'euphorie auquel accède celui qui s'enivre d'alcool ou de cannabis.
     Le mot "fanfare" ne pose guère de problème d'interprétation. Il est traditionnel, dans le récit d'ivresse au XIXe siècle, de traduire par des métaphores musicales le bien-être superlatif provoqué par le "poison". Gautier, par exemple, dans son Club des Hachichins, décrit "cette période bienheureuse du hachisch que les Orientaux appellent le kief". À cette pointe de l'ivresse, la "fantasia" (métaphore militaire, comme "fanfare"), c'est à dire l'agitation débridée de la fête, laisse place à une "mélodie céleste", d'abord attribuée au piano joué par l'un des convives, mais qui se transforme bientôt pour le narrateur en une musique intérieure :

   [...] mélodies inspirées, entendues de moi seul, et que je n'hésite pas, c'est bien modeste de ma part, à mettre au-dessus des chefs-d'œuvre de Meyerbeer, de Félicien David. [...] Je ne sentais plus mon corps ; les liens de la matière et de l'esprit étaient déliés; je me mouvais par ma seule volonté dans un milieu qui n'offrait pas de résistance. C'est ainsi, je l'imagine, que doivent agir les âmes dans le monde aromal où nous irons après notre mort.

On notera que Gautier attribue à ses hallucinés une aisance de mouvement au delà du naturel ("un milieu qui n'offrait pas de résistance"), comme Rimbaud ("où je ne trébuche point"). Il évoque la béatitude paradisiaque par des sensations olfactives ("monde aromal"), comme Rimbaud ("débandade de parfums").
     Très caractéristiques de ce genre de descriptions sont aussi les deux formules oxymoriques : "fanfare atroce", "chevalet féerique". L'adjectif du premier syntagme et le substantif du second (un "chevalet" est un instrument de torture) suggèrent une idée de souffrance (que confirmera l'apparition du mot "torture" dans une phrase ultérieure). Le nom du premier syntagme et l'adjectif du second suggèrent l'idée d'une joie triomphale. De même, Baudelaire, dans Le Poème du Haschisch, parle de la drogue comme d'un "bienheureux poison", des sensations qu'elle provoque comme d'un "supplice ineffable" ou des "tortures d'une ivresse ultra-poétique" (citations de Guyaux, op. cit. p.73-74). 
     Le syntagme "Hourra [...] pour le corps merveilleux" évoque une sensation de bien-être physique que Baudelaire traduit de façon très voisine. Le consommateur de haschich se découvre un nouveau corps et une âme nouvelle : "Des soupirs rauques et profonds s'échappent de votre poitrine, comme si votre ancien corps ne pouvait pas supporter les désirs et l'activité de votre âme nouvelle." (Baudelaire, Le Poème du haschich, III). 
     Pour expliquer l'expression "pour la première fois", je ne vois guère que l'idée d'initiation. Comme le narrateur du Club des Hachichins de Gautier, celui de Matinée d'ivresse assiste sans doute pour la première fois à une séance de cette sorte.

b) La fin de l'extase

     La fin de l'expérience, ou ce point culminant qui précède immédiatement la retombée de l'ivresse, qui l'implique et qui l'annonce, sont évoqués à trois reprises par des phrases présentant des structures syntaxiques parallèles : "cela + verbe commencer + sous/par..." / "cela + verbe finir + par...".

  • Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux.

  • Cela commença par quelques dégoûts et cela finit [...] par une débandade de parfums.

  • Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.

     On a là un véritable effet de refrain, ce qui montre l'importance accordée par Rimbaud à cette étape du récit : le moment de l'interruption. Il attire ainsi l'attention du lecteur sur une particularité du texte. Ce dénouement déceptif par lequel Rimbaud a coutume de clore ses épiphanies (comme l'a bien montré Alain Badiou dans son article "La méthode Rimbaud : l'interruption", Conditions, Seuil, 1992), ce poème-ci le refuse lorsqu'il affirme : 

Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l'ancienne inharmonie.

     Mais n'anticipons pas. Nous reviendrons plus loin sur cette idée essentielle.

     La phrase-refrain subit deux types de variations. La première de ces variations concerne les notations descriptives qui servent à opposer les atmosphères initiales et finales de la séance. Le second type de variation concerne les temps verbaux.   

     Quel sens Rimbaud a-t-il voulu que nous donnions à ce motif des "rires des enfants", qu'il reprend au deuxième alinéa du poème : "Rires des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d'ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille" ? Ici encore, la lecture exploitant les modèles littéraires est celle qui me paraît la plus convaincante. Baudelaire, dans Les Paradis artificiels, parle d'une "première phase de gaieté enfantine". Gautier, dans Le Club des Hachichins, décrit l'ivresse cannabique comme une énorme crise d'hilarité. Dans ce dernier récit, le narrateur novice qui fait figure de tête de turc de la soirée voit s'assembler en cercle autour de lui, déformées par les effets de la drogue, les faces grotesques de ses compagnons : 

   Je regardai alors au plafond, et j'aperçus une foule de têtes sans corps comme celles des chérubins, qui avaient des expressions si comiques, des physionomies si joviales et si profondément heureuses, que je ne pouvais m'empêcher de partager leur hilarité. Leurs yeux se plissaient, leurs bouches s'élargissaient, et leurs narines se dilataient ; c'étaient des grimaces à réjouir le spleen en personne. Ces masques bouffons se mouvaient dans des zones tournant en sens inverse, ce qui produisait un effet éblouissant et vertigineux.

Ce "rire frénétique, irrésistible, implacable" entraîne le narrateur dans ce qu'il appelle une "fantasia". Enfin, lorsque l'effet de la drogue se dissipe et que les participants recouvrent la sensation du temps qui, pendant l'extase, leur était apparu comme suspendu, le récit s'achève ainsi : 

   Le charme était rompu.
   " Alléluia ! le Temps est ressuscité, crièrent des voix enfantines et joyeuses ; va voir la pendule maintenant ! "
   L'aiguille marquait onze heures.
   " Monsieur, votre voiture est en bas ", me dit le domestique.
   Le rêve était fini.

     On voit que la séance, chez Gautier comme chez Rimbaud, se termine dans la même joie enfantine par où elle avait commencé. Il est donc fort vraisemblable que les "enfants" sont, chez Rimbaud comme chez Gautier, les convives de la fête, qui s'amusent comme des enfants. Et si le poète emploie la préposition "sous" ("sous les rires des enfants"), c'est sans doute pour indiquer qu'il est lui-même, comme le narrateur du récit de Gautier, la cible des moqueries de la joyeuse assemblée. Comme l'a suggéré très justement Antoine Fongaro (op. cit. p.161), le passage rappelle celui du Cœur supplicié où le locuteur, au cours de ce qui ressemble beaucoup à une soirée d'orgie, se retrouve :

Sous les quolibets de la troupe
Qui lance un rire général

    On a parfois dit que Le Cœur supplicié (autrement intitulé "Le Cœur du pitre") était un peu "l'Albatros" de Rimbaud, c'est à dire une fable sur l'incompréhension dont le poète est la victime de la part d'un public vulgaire et cruel. Nous retrouvons dans "Matinée d'ivresse" les mêmes ingrédients : si la "petite veille d'ivresse" n'est ici, comme nous l'avons suggéré, qu'une métaphore pour évoquer l'ivresse sacrée du poète, attelé à la réalisation de "l"oeuvre inouïe", recevant l'illumination de "(son) Bien" et de "(son) Beau", on peut en déduire que "les rires des enfants" sont pour Rimbaud l'équivalent des tortures infligées à l'albatros par les matelots de Baudelaire et des supplices imposés au poète par les pioupious ithyphalliques du Cœur supplicié. La seconde occurrence du motif dans le deuxième alinéa, où il est aussi question de "l'horreur des figures et des objets d'ici", confirmera je crois cette interprétation.
     

     Le thème du jeune débauché en position de victime parmi ses compagnons de débauche se retrouve d'ailleurs, d'une manière un peu différente (plus abstraite et décontextualisée), dans une autre "illumination" : Parade. Parmi les pitres tragiques qui "paradent" dans ce poème, "il y a, nous dit Rimbaud, quelques jeunes, comment regarderaient-ils Chérubin ? pourvus de voix effrayantes et de quelques ressources dangereuses. On les envoie prendre du dos en ville, affublés d'un luxe dégoûtant". Prendre du dos signifie apparemment : offrir son dos au même supplice que celui enduré par le narrateur du Cœur supplicié de la part des "pioupious" qui ont "dépravé" son "cœur". Il y a là, semble-t-il, un fil conducteur reliant ces textes entre eux, et faisant discrètement signe vers ce que nous croyons savoir du vécu du poète. 
     Pierre Brunel note de son côté une possible filiation entre Parade et Le Club des Hachichins sur un point de description qui trouve aussi un écho dans "Matinée d'ivresse", comme nous l'avons vu ci-dessus : 

[...] la vision de fantômes grotesques "chant[a]nt faux des chansons extravagantes sur des rimes impossibles" [Gautier] fait penser aux saltimbanques de Parade "interpr[étant] des pièces nouvelles et des chansons 'bonnes filles' " [...] (Rimbaud, Projets et réalisations, Champion, p.272)

     Voilà qui tend à confirmer une certaine ressemblance entre les scènes décrites par ces textes : souvenirs d'une initiation au cours de laquelle l'impétrant dut d'abord passer par l'épreuve du ridicule (du "grotesque") ou d'une forme de dépravation, ou encore, pour reprendre les mots de "Matinée d'ivresse" : de la "rustrerie" et du "dégoût".

     La référence aux "dégoûts" initiaux de l'expérience, lors de la reprise du "refrain", peut s'interpréter selon les deux pôles de l'allégorie filée par le texte (celui de la nuit d'ivresse, celui de l'aventure existentielle et poétique). André Guyaux rappelle que Baudelaire, dans le Poème du Haschisch, "évoque une certaine répulsion à la vue et au premier contact de la matière même, herbe cuite et recuite, verdâtre" (op. cit. p.75). Pierre Brunel, quant à lui, et ce n'est pas contradictoire, pense que ces "dégoûts" sont ceux que Rimbaud laisse percer à plusieurs reprises dans ses lettres du Voyant à l'égard des conditions pratiques de l'encrapulement et de "l'immense dérèglement raisonné de tous les sens" : "Cette venue du "très pur amour", écrit Pierre Brunel, ne va pas sans "quelques dégoûts" préalables (on pense à ce qu'a pu être ce moment de dégoût en 1871, au moment de l'éclosion du Voyant : il était fortement exprimé dans "Le Cœur supplicié")." (op.cit. p.235).
   Le membre de phrase entre tirets ("— ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, —") ne mérite pas de grandes exégèses métaphysiques. C'est un thème classique : le caractère fugace des moments de volupté, qu'on ne peut pas "saisir", c'est à dire posséder durablement, retenir. Non moins traditionnelle, l'apparition du concept théologique d'"éternité" : la tradition religieuse présente volontiers à l'imagination des croyants le bonheur éternel qu'elle leur promet après la mort comme la dilatation à l'infini de cet état passager d'intense satisfaction des sens qui accompagne les plaisirs les plus profanes. C'est seulement dans la révélation foudroyante de l'instant privilégié que l'homme acquiert le pressentiment de l'éternité. 
   J'ai déjà commenté ci-dessus la "débandade de parfums". 

   Lors de la troisième occurrence du "refrain", le mot "rustrerie" (vulgarité) est sans doute un simple équivalent du mot "dégoûts" qui apparaissait dans la précédente. Les "anges de flamme et de glace" sont susceptibles d'être expliqués par référence aux deux pôles complémentaires de l'allégorie du poème. Pour le premier de ces deux aspects (celui de la nuit d'ivresse), on pourra alléguer les sueurs froides qui accompagnent l'impression de fatigue dans la dernière étape de la fièvre cannabique. Ou encore, comme Guyaux, citer Baudelaire : 

Ce froid s'accroissait au point de devenir alarmant ; mais j'étais avant tout dominé par la curiosité de savoir jusqu'à quel degré il pourrait descendre. Enfin il vint à un tel point, il fut si complet, si général, que toutes mes idées se congelèrent, pour ainsi dire ; j'étais un morceau de glace pensant ; je me considérais comme une statue taillée dans un seul bloc de glace ; et cette folle hallucination me causait une fierté, excitait en moi un bien-être moral que je ne saurais vous définir. (Baudelaire, Le Poème du haschisch, III).

Pour le second aspect (celui de l'aventure existentielle et poétique), on diagnostiquera une formulation voisine de celles que l'on peut trouver dans la Saison, consistant pour Rimbaud a pasticher la rhétorique chrétienne afin de décrire son aventure poétique sur le mode ambigu d'une montée au ciel (auprès des "anges") qui a fini par ressembler à une descente aux enfers ("flammes" et "glaces") : "Le monde nouveau, tel qu'il a été promis, commente Pierre Brunel, prend à la fois des couleurs de paradis et des couleurs d'enfer" (op. cit. p.259). 

    Quant à la variation qui affecte les temps verbaux, elle laisse le lecteur perplexe. On trouve successivement les combinaisons : passé simple + futur (phrase 1), passé simple + passé simple, probablement (phrase 2), imparfait + présent, solution imposée par le présentatif "voici que" (phrase 3). On pourrait penser que cette variation des temps verbaux correspond à la progression temporelle d'un récit mais ce n'est si simple. Il semble que le poète évoque d'abord la scène d'ivresse en situant l'énonciation pendant le déroulement de l'épisode en question, il en rappelle le début (au passé), il en prévoit la fin (au futur). Rien de plus logique. Puis, comme nous le verrons, le moment de l'énonciation semble se déplacer au lendemain de la scène d'ivresse ("Ô maintenant, nous si dignes ...,etc.") et il est donc logique que le second refrain évoque au passé le début et la fin de l'extase. Mais pourquoi Rimbaud revient-il au présent dans la troisième occurrence du refrain, si ce n'est, précisément, pour un simple effet de refrain sans égard au déroulement logique du temps dans le poème ? Tout cela est un peu complexe, avouons-le, mais le lecteur s'y retrouvera mieux peut-être lorsque nous aurons éclairci l'épineuse question des indications temporelles fournies par le texte.

c) Une ivresse qui ne retombe pas

     Chaque critique, ou presque, commente différemment le mot "matinée" et les indices temporels disparates qui balisent le texte : "petite matinée", "veille", "petite veille", "maintenant", "hier", temps de conjugaison des différents verbes... L'option que je défendrai ici consiste à comprendre le mot "matinée" comme une désignation volontairement insolite, déviante, du matin qui suit l'ivresse. En effet, le choix du terme "matinée" paraît inattendu par rapport au traitement conventionnel de ce genre de scènes. Après l'évocation de la "nuit" d'ivresse ou de l'ivresse d'un "soir", le matin qui suit est plutôt décrit, en général, comme un "réveil" dégrisé et maussade, un lendemain de fête (voir, par exemple le petit poème en prose de Baudelaire : Enivrez-vous, 1867). Tout le sens de ce titre ("Matinée d'ivresse") me paraît résider dans cet infime mais significatif écart par rapport à la norme linguistique.      

      Dans son article "Matinée d'ivresse au miroir des Paradis artificiels" (op. cit.), André Guyaux a étudié le rapport de Rimbaud à l'ouvrage de Baudelaire et remarquablement dégagé l'originalité du poème par rapport à ce probable intertexte :

  "Baudelaire parle du haschisch comme Laclos des liaisons dangereuses : il fait le tableau d'une volupté pour la condamner, parce qu'elle se condamne elle-même. Le haschisch promet l'ivresse, mais l'ivresse ne promet rien sinon la retombée, le réveil, le carrousel infernal du recommencement. Ainsi le début de son dernier paragraphe ("Morale"), traduit l'amer sentiment du "lendemain" : 

Mais le lendemain ! tous les organes relâchés, fatigués, les nerfs détendus, les titillantes envies de pleurer, l'impossibilité de s'appliquer à un travail suivi, vous enseignent cruellement que vous avez joué un jeu défendu. La hideuse nature, dépouillée de son illumination de la veille, ressemble aux mélancoliques débris d'une fête (Le Poème du haschisch).

Le lendemain consacre l'erreur. C'est là que réside "le caractère immoral du haschisch" (ibid.).

     Rimbaud ne parle pas d'un "lendemain", mais d'une "matinée", à laquelle il joint par complément du nom, la même ivresse. Pour lui, c'est encore la fête. Le cadre temporel est bien le même pour les deux auteurs : un jour et le suivant, un soir et le lendemain matin. Mais le temps n'a pas la même continuité. Baudelaire brise les deux journées, les détache, met entre elles une terrible césure où se rétablit la conscience du réel et que l'on retrouve par exemple dans La Chambre double, alors que Matinée d'ivresse entretient la confusion des temps perméables à l'ivresse. La "petite veille d'ivresse" et la "matinée d'ivresse" se rejoignent par l'ivresse qui les habite. Et la "promesse" dessine entre la "veille" et la "matinée" une passerelle qui permet à la narration de s'achever en s'ouvrant sur une perspective : "Voici [...]"." (p.77-78)

 

    

    Cette opposition entre Rimbaud et Baudelaire renvoie à une différence de posture idéologique entre les deux auteurs, mais elle s'explique aussi par une différence de statut entre les deux textes : Rimbaud ne prétend pas écrire, comme Baudelaire, un essai informatif, voire didactique, sur l'usage du haschisch, son texte est un poème, dans lequel la référence à l'ivresse remplit une fonction essentiellement symbolique, et où il est parlé en définitive de tout autre chose que des stupéfiants.

     Résumons. Le dispositif temporel installé par le poème, selon cette interprétation, permet de repérer deux moments distincts :

     - Le premier, désigné par le mot "veille" : "petite veille d'ivresse, sainte !", célèbre et sanctifie la brève ("petite") mais précieuse ("sainte") expérience d'illumination octroyée par l'ivresse ("Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! [...] Hourra pour l'œuvre inouïe [...]") et la présente à plusieurs reprises comme un moment révolu (cela finit / voici que cela finit). Il ne s'agit pas de la veille-de-l'ivresse (pourquoi serait-elle "sainte" dans ce cas ?) mais de la soirée dédiée à l'ivresse qui a précédé ce "maintenant" où Rimbaud situe l'écriture du poème, tout entier consacré au "souvenir de cette veille".

     - Ce second moment du texte, introduit par l'adverbe "maintenant" ("Ô maintenant, nous si digne de ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés [...]") paraît coïncider plus spécifiquement avec le sens du titre : c'est la "matinée d'ivresse". Il ne s'agit pas du moment même de l'enivrement, contrairement à ce que croient souvent les commentateurs du texte. Il s'agit de la "matinée" qui suit l'ivresse, mais qui peut encore être désignée comme une "matinée d'ivresse (et non simplement comme un lendemain) parce que le "souvenir", la "promesse", les acquis de l'expérience y restent intacts, au lieu de ce qui se passe dans les récits moralisateurs traditionnels. La survie miraculeuse du "poison" (ou de sa quintessence) au delà du délai normalement imparti à son influence est en effet clairement indiquée dans la phrase : "Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l'ancienne inharmonie."

     Cette phrase révèle ce qui est sans doute l'idée principale du texte. Il y est affirmé que lorsque la "fanfare" tournera, c'est-à-dire lorsque l'effet euphorisant de la drogue cessera et que "nous serons rendu à l'ancienne inharmonie", c'est-à-dire revenu à l'état normal, les ferments de l'ivresse resteront actifs "dans toutes nos veines". La critique a depuis longtemps fait remarquer que le pronom de première personne du pluriel est, dans "Matinée d'ivresse", régulièrement associé à des adjectifs ou des participes au singulier : "nous serons rendu", "nous si digne", "tu nous a gratifié". C'est donc du poète, et de lui seul qu'il s'agit. Et, une fois de plus, nous constatons que l'idée exprimée n'aurait guère de sens s'il s'agissait seulement pour Rimbaud de décrire une expérience du haschisch ou autre hallucinogène. Cette révélation dont l'éblouissement sera ineffaçable dans la conscience du locuteur, c'est celle de la Promesse que nous avons analysée dans la première partie de ce commentaire, celle, pour le poète, de son "Bien" et de son "Beau", celle de "l'œuvre inouïe" qu'il a entrevue. 

     C'est donc l'aventure poétique tout entière du poète qui s'inaugure dans l'ivresse du lendemain, si bien que ce réveil ébloui peut aussi être considéré comme un "matin" au sens symbolique traditionnel de naissance ou de renaissance qu'on donne souvent à ce mot dans la littérature. La "matinée d'ivresse", et ce n'est pas contradictoire avec le sens de "lendemain d'ivresse" que nous avons précédemment donné à notre titre, est aussi l'entrée triomphale dans une vie placée sous le signe de l'ivresse, c'est à dire de la poésie : 

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer ...

     Ainsi s'éclaire, je crois, le but poursuivi par Rimbaud avec ce pastiche des séances de haschich romantiques, but qui réside dans la transgression du modèle moralisateur qui est le leur et l'affirmation un peu provocatrice de ce que l'auteur des Illuminations appelle sa "méthode". "Comme un jeune philosophe s'efforce de dépasser Kant, écrit Albert Thibaudet, il semble que l'effort de Rimbaud consiste à dépasser Baudelaire." ("La Révolution des cinq". La Revue de Paris, 15 août 1934).

 

3) Le discours de la méthode

     Le caractère anticonformiste de la méthode rimbaldienne se manifeste par la multiplication de formules paradoxales : le locuteur proclame qu'il a "foi" ... dans le "poison", qu'il vénère l'ivresse ... pour le "masque" dont elle l'a gratifié, qu'il trouve "sacrée" ... l' "horreur des figures et des objets d'ici", qu'il se considère "digne" ... de ces "tortures" et qu'enfin il appelle de ses vœux l'avènement du "temps des Assassins". C'est dans ces maximes singulières qu'il convient d'aller dénicher la pensée du texte. Nous verrons qu'à l'instar de celui du philosophe, le discours de la méthode version Rimbaud ménage une certaine place pour le doute. 

a) Foi en la poésie

    "Nous avons foi au poison", déclare le texte. Le mot "poison" revient plusieurs fois dans l'œuvre de Rimbaud, notamment dans sa lettre à Demeny de mai 1871

     Dans cette lettre-manifeste, le recours aux "poisons" est déjà cité comme l'élément essentiel d'une méthode, celle du "long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens", grâce à quoi "le Poète se fait voyant" : 

Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, et le suprême Savant ! Car il arrive à l'inconnu !

     La proximité de ce texte avec le nôtre, ne serait-ce qu'au niveau du vocabulaire ("torture", "foi", "poisons", "folie"/démence, "criminel"/Assassins, "Savant"/science, "force"/violence, ...), doit nous encourager à pousser la confrontation. Quel sens a donc le mot "poisons" dans la lettre de 1871 ? 

Le Poète, dit Rimbaud :

  • se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens : ce qui suggère l’usage de substances  hallucinogènes, c’est-à-dire des moyens artificiels destinés à élargir le champ perceptif du sujet par le rêve et l’hallucination, à lui faciliter le fameux « dégagement rêvé », à le libérer des pesanteurs de ce monde, de ses aliénations, 

  • il expérimente toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie : c'est-à-dire toutes les passions interdites par la morale commune, et pour cette raison douloureuses et folles, car la société fait payer cher ce genre de libertés ! 

  • il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences : il expérimente tout cela (tout ce qui précède, poisons et passions interdites) jusqu’au bout, mais ce n’est que pour en dégager la substance poétique, et la liberté libre qui se confond avec la poésie pour Rimbaud ; tout le reste est la gangue de l’ivresse : l’orgie, la débauche, avec leurs « dégouts », leurs « rustreries », il n’a cure de les « garder », ce n’est pas ce qui l’intéresse ("la débauche est bête, le vice est bête ; il faut jeter la pourriture à l'écart", Mauvais sang).

     Nous avons déjà vu que Baudelaire emploie le mot "poison" pour désigner les "paradis artificiels" et que, dans nombre de ses textes, il présente l'usage des alcools et des drogues comme un moyen favorisant la création poétique. Peut-être même Rimbaud a-t-il lu ce passage précis d'un essai de Baudelaire (Edgar Poe, sa vie, ses oeuvres,1856) :

Il existe dans l'ivresse non seulement des enchaînements de rêves, mais des séries de raisonnements qui ont besoin, pour se reproduire, du milieu qui leur a donné naissance (...). Je crois que, dans beaucoup de cas, (...) l'ivrognerie de Poe était un moyen mnémonique, une méthode de travail, méthode énergique et mortelle, mais appropriée à sa nature passionnée. Le poète a appris à boire, comme un littérateur soigneux s'exerce à faire des cahiers de notes.

(cité par Antoine Raybaud, Fabrique d'"Illuminations", Seuil, 1989, p.42)

     C'est vraisemblablement chez Baudelaire que Rimbaud a trouvé ce modèle du poète maudit qu'il se propose de suivre avec application dans les "lettres du voyant". Son "long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens" a beaucoup à voir avec la "méthode énergique et mortelle" mentionnée dans l'extrait ci-dessus, et cette dernière avec la méthode de l'ivresse célébrée par notre poème : "Petite veille d'ivresse [...] Nous t'affirmons, méthode !"

     Interprétée à la lumière des lettres de 1871, "Matinée d'ivresse" montre donc essentiellement un jeune homme qui, pour se faire poète, place son espoir dans l'expérimentation de toutes formes de passions et de drogues, décevantes et trompeuses certes selon Baudelaire, nous l'avons dit, mais qu'il veut croire fécondes et dont il affirme fortement, contre un certain moralisme implicitement reproché à son aîné, la "méthode". Le "poison" n'est ici au fond qu'un instrument de la poésie, à la limite même : qu'un autre nom de la poésie. La "foi au poison", c'est la foi dans la poésie !
      

b) Dignité de la révolte

    Le mot Assassins, dans la clausule du poème, est interprété souvent comme un à-peu-près pour « haschischins », consommateurs de haschich, par référence probable à la secte persane des Hachichins dont parle Théophile Gautier dans Le Club des Hachichins (mais aussi Nerval, Michelet et Baudelaire, voir à ce propos les notes de Suzanne Bernard dans son édition critique des Classiques Garnier et de Jean-Luc Steinmetz dans son édition Garnier-Flammarion). Au XIe siècle, ces fanatiques commettaient des assassinats au péril de leur vie, avec l'espoir d'accéder s'ils mouraient au Paradis de délices que la drogue leur avait permis d'entrevoir. Par ailleurs, Rimbaud savait sûrement que le mot "assassin" passait à son époque pour être une corruption du mot arabe hachichiya, dérivé de hachich (mais cette étymologie est aujourd'hui controversée : pour une mise au point étymologique, voir cette adresse). La critique a aussi relevé dans un recueil d'articles de Paul de Saint-Victor, Barbares et Bandits (1871), au chapitre "L'Orgie rouge", une comparaison significative entre les Communards qui "tombaient ivres-morts sous les balles et sous les obus" (op. cit. p.248) et les affidés du Vieux de la Montagne, nom donné par les Croisés au chef de la secte des Hachichins. On trouvera une longue citation de ce passage dans ma note concernant les mots "fanfare" et "assassins" dans "Barbare".
     Antoine Fongaro indique donc à juste titre (op. cit. p.166) que le mot assassins "ne saurait être réduit à son étymologie haschichins, et désigne, au delà des preneurs de drogue, les démolisseurs de l'ordre établi [...] C.A. Hackett, ajoute-t-il, me semble avoir vu juste quand il écrit, après avoir rappelé l'étymologie par Haschichins : Mais à la fin, menaçante et triomphale, de ce texte, les Assassins ne seraient-ils pas, dans l'esprit de Rimbaud, les poètes, qui ont la mission de détruire notre civilisation en vue de la refaire ? (Rimbaud, Oeuvres poétiques, collection de l'Imprimerie Nationale, 1986, p.342 a)."
     Dans ce sens, les Poètes-Assassins dont la venue est annoncée par "Matinée d'ivresse" ne sont pas sans rappeler les "horribles travailleurs" prophétisés par la lettre à Demeny de mai 1871 :

Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d'autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé !

     Dans l'extrait précédent comme dans "Matinée d'ivresse" on aura remarqué, en outre, le thème du sacrifice. Si le Poète selon Rimbaud vient au monde pour y porter une certaine violence, s'il est un destructeur, il est tout aussi vrai que, pour être poète, il faut (comme les fanatiques persans de la fable, ou comme une sorte de moderne messie) se tenir prêt au sacrifice de sa vie : "Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours". Par là s'expliquent aussi les allusions dont nous avons déjà rendu compte à la "rustrerie", aux "dégoûts" et aux "tortures" dont la plus redoutable est l'espérance elle-même parce qu'elle impose de relancer sans cesse ("tous les jours") la lutte pour l'accomplissement de la Promesse, sans pour autant détenir la certitude de pouvoir y parvenir. En ayant même, à vrai dire, la quasi-certitude d'échouer. Car la Promesse est une "démence" ! Mais de cette lutte désespérée, l'Homme tire finalement sa dignité :

Ô maintenant, nous si digne de ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés : cette promesse, cette démence !

     Le choix du verbe "rassembler" est étrange (surtout devant un complément singulier : "rassemblons... cette promesse"). Peut-être ce but qui, sans arrêt, échappe est-il ressenti par Rimbaud comme un phénomène de dispersion, sur le modèle de la "débandade de parfums" qui met fin à l'extase, une dépossession de ce qu'on croyait tenir, une déperdition fatale qu'il faudrait parvenir à conjurer en retenant près de soi, en "rassemblant" en soi, le bonheur entrevu, la promesse dont on il était porteur. 

      Ce projet de révolte d'où le sujet prométhéen tire toute sa tragique dignité sanctifie aussi à ses yeux la vie, qu'il a cru haïr. Tel est peut-être le sens de l'énigmatique énumération contenue par la phrase : 

Rires des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d'ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille.

     Les moqueries du vulgaire (les "enfants" du premier alinéa), l'effacement, la servilité des "esclaves" (ceux à qui le locuteur de "Matin" lance : "Esclaves, ne maudissons pas la vie !" ?), la pudibonderie des "vierges" (celles dont la "camaraderie" est "interdite" au locuteur de "Mauvais sang" ?), de façon générale les "figures" et les "objets d'ici", c'est-à-dire ceux que l'on retrouve autour de soi quand on est "rendu à l'ancienne inharmonie", lors de la "matinée" qui suit l'ivresse, tout cela est sauvé par la perspective d'émancipation que le "poison" a permis au poète d'entrevoir, par l'espoir qu'elle lui fait miroiter de parvenir à "changer la vie" (Délires I).

     La "méthode" évoquée dans "Matinée d'ivresse" consiste donc, pour celui qui veut devenir poète, se connaître et accéder à la plénitude du grand songe (je reprends les termes des lettres du voyant), à s'encrapuler, c'est-à-dire à explorer, dans tous les domaines (littéraire, moral, politique, ...), les voies interdites et périlleuses que la société réprouve, jusqu'à devenir "le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, et le suprême Savant !". Cette philosophie de la vie libre, le sujet qui l'adopte sait qu'elle le condamne à la souffrance et, sans doute, à l'échec. Elle risque bien de n'être qu'une chimère, une "démence", dit le poème. Elle suppose de la part de celui qui s'y jette résolution héroïque et sens du sacrifice. C'est dans ce sens qu'elle est comparable à cette "méthode énergique et mortelle" (Baudelaire) que le drogué croit avoir trouvée avec sa drogue. Mais souffrance et échec sont le destin de l'homme, et c'est en leur faisant face qu'il montre sa dignité. 

      

 4) Une évocation ironique du voyant ?

     N'y a-t-il pas cependant quelque brusquerie dans la façon dont le locuteur de "Matinée d'ivresse" assène ses paradoxes ? Et ces outrances ne seraient-elles pas intentionnelles, destinées à susciter chez le lecteur une moquerie ou, tout au moins, une distance à l'égard de l'énonciateur mis en scène par le poème ? Antoine Fongaro se montre tenté par une interprétation de ce type : "le ton général du texte suffit déjà à jeter le doute dans l'esprit du lecteur [...] On sent la parodie" (op. cit. p.167). La date supposée du poème (1873-1874, plus ou moins contemporaine, donc, de la crise évoquée dans la Saison en enfer) pourrait être un argument en faveur de cette lecture. Cela n'empêche pas le même critique, dans le même article, deux pages plus loin, d'écrire que Matinée d'ivresse "marque, avec Génie, le point extrême de la foi de Rimbaud dans la réussite de son entreprise surhumaine" (p.169). C'est que le texte est fort ambigu ! D'une part, celui qui dit "je" dans "Matinée d'ivresse" semble prendre sa "méthode" tout à fait au sérieux. Revendiquer une "foi au poison", c'est-à-dire, finalement, au mensonge et à l'illusion, est certes assez paradoxal ! Mais la poésie n'est-elle pas par essence quête de l'absolu, visée de l'impossible ? Sauf que, d'autre part, le lecteur familier le sait bien, Rimbaud, dans la dernière partie de son œuvre, ne cesse de pourfendre l'illusion, de vouer aux gémonies les marchands de rêve, ceux qu'il appelle les "amis de la mort" ("Adieu"). Jugé à cette aune, le sens du texte se retourne : affirmation péremptoire des pouvoirs de la "méthode" ou constat de son caractère chimérique ? optimisme ou scepticisme ? célébration ou dérision ? Il peut en effet y avoir ici, de la part de Rimbaud, une certaine distance de soi à soi, distance qui se révèlerait dans le caractère extrêmement brutal des paradoxes proférés et le choix de termes potentiellement péjoratifs ("démence", "tortures", "poison", "masque"), susceptibles de dissimuler une auto-critique. L'énonciateur du texte, enfin, est-il nécessairement l'auteur lui-même ? Ce pourrait être seulement l'un de ses avatars, l'une de ses figures favorites (le "Voyant"), quelqu'un qu'il n'est plus véritablement au moment où il écrit Les Illuminations : un fantôme de lui surgi du passé. 


a) Foi en l'illusion ?

     Chez Baudelaire, comme nous l'avons vu, l'image des paradis artificiels voit toujours peser sur elle la menace d'une condamnation morale et un soupçon de tromperie. Dans la pièce intitulée "Le Poison" (Les Fleurs du Mal, XLIX), Baudelaire désigne par ce mot successivement le Vin, l'Opium et l'Amour trompeur. Dans la conclusion de son article Du vin et du hachisch (1851), il finit par rejeter le "bienheureux poison" en l'accusant de n'être qu'un "moyen artificiel pour arriver à la béatitude poétique". Le choix d'un terme aussi péjoratif que "poison" s'explique d'abord chez Baudelaire par référence aux "tortures" physiques et morales endurées par le consommateur dépendant, mais aussi, et peut être surtout, par le caractère illusoire des bonheurs que ces excitants procurent.
      Or chez le Rimbaud d'Une saison en enfer, dans la lignée de Baudelaire, le mot "poisons" connote de plus en plus clairement l'illusoire et prend un sens nettement péjoratif. Le terme apparaît à trois reprises dans cette oeuvre. Le damné gémit : "Ah ! j'en ai trop pris". Et, plus loin : "J'ai avalé une fameuse gorgée de poison". Cela ne peut pas vouloir dire qu'il a abusé des stupéfiants. Le sens est évidemment plus large et désigne toutes ces illusions dont il s'est bercé ("moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale..."), ces pouvoirs qu'il a cru la poésie capable de lui conférer ("j'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels..."), ces hallucinations qu'il a cultivées (cf."Alchimie du verbe"), car tel est le sens le plus général du réquisitoire que le Voyant instruit contre lui-même dans la Saison
     Mais Rimbaud attribue en dernier ressort la cause de ses "folies", la responsabilité de sa "faiblesse", à son éducation chrétienne qui a imprimé dans son âme la passion de l'Absolu. Le poison des poisons, c'est ce qu'il appelle, dans "Les Premières Communions", "le baiser putride de Jésus", baiser auquel il semble faire allusion dans la Saison lorsqu'il écrit : "Et ce poison, ce baiser mille fois maudit ! Ma faiblesse, la cruauté du monde! Mon dieu, pitié, cachez-moi, je me tiens trop mal !" Or, c'est bien entendu parce qu'il considère le message christique comme une illusion et une tromperie que Rimbaud poursuit de sa haine la figure du Messie. Un peu plus loin, toujours dans la Saison, c'est encore l'espérance chrétienne qui semble constituer pour Rimbaud le "poison" de l'homme occidental, illusion métaphysique dont l'homme moderne cherche à compenser la perte en s'adonnant à ces substituts médiocres que sont "l'ivrognerie", le "tabac", et toute cette "brume" que "nous cultivons" (il s'agit bien sûr des brumes intérieures du romantisme, voir Soir historique) : 

      N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume! Nous mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l'ivrognerie! et le tabac! et l'ignorance! et les dévouements! Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l'Orient, la patrie primitive ? Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s'inventent !
     Les gens d'Église diront : C'est compris. Mais vous voulez parler de l'Eden. Rien pour vous dans l'histoire des peuples orientaux.
C'est vrai ; c'est à l'Eden que je songeais!

     La "foi au poison" affichée par l'auteur de "Matinée d'ivresse" revêt par conséquent des tonalités différentes selon qu'on tente de l'éclairer par la lettre dite du voyant (comme nous l'avons fait précédemment) ou par Une saison en enfer. Si on cherche à retrouver dans "Matinée d'ivresse" le scepticisme généralisé qui caractérise Une saison en enfer, faudra-t-il comprendre que le poète proclame hautement sa foi dans l'illusion ? Mais quoi de plus absurde que de placer sa confiance dans le mensonge ! Une telle maxime ne pourrait être qu'un paradoxe sidérant, à la limite de la contradiction interne, frisant la caricature, et, s'il est intentionnel, un trait d'auto-parodie. 

      Un autre indice inquiétant, malgré le ton catégorique sur lequel le locuteur professe sa "foi au poison", vient étayer ce soupçon. Qu'entend Rimbaud par "masque" dans la phrase : "Petite veille d'ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié." ? Que veut-il insinuer en apportant cette restriction ("quand ce ne serait que...") à la sanctification de "l'ivresse" ? Sans doute que "l'ivresse" (c'est-à-dire, rappelons-le, cette forme d'émancipation que le sujet a trouvé ou cru trouver dans la poésie, dans la révolte, le "dégagement rêvé") n'a peut-être été qu'un rôle, une comédie qu'il s'est jouée à lui-même, une imposture. On se rapprocherait par là de certaines formulations de la Saison ("Il a peut-être des secrets pour changer la vie ? Non, il ne fait qu'en chercher, me répliquais-je." Délires I) ou de textes effectivement auto-parodiques comme Parade, qui paraissent comparer les prêtres, les révoltés, les poètes et, parmi eux, l'auteur lui-même à des saltimbanques, des marchands de rêve, des fainéants qui vivent "en (s')amusant" et en "querellant les apparences du monde" (L'Éclair). C'est ainsi qu'Albert Py, par exemple, semble interpréter le texte quand il écrit : "le poète n'oublie pas qu'il a porté, comme un sorcier, le masque de l'extase" (Illuminations, Droz-Minard, 1967). Autant dire : une fausse extase, une parodie d'illumination, dont le poète jouerait la comédie devant les hommes, comme le mystique, pour les tromper.   

     Ce que nous avons analysé précédemment comme une "foi dans la poésie", cette promesse de libération puisée au fond de "l'ivresse", pourrait donc n'être en définitive, pour l'auteur du poème, qu'une factice foi dans l'illusion.
   

b) Gloire des anciens âges ?

     Certes, le poète sait, dans un recoin de son âme, que la promesse du "poison" est illusoire, mais il sait aussi que c'est cette illusion qui fait vivre, qu'il en a été ainsi à toutes les époques, dans tous les "âges" :

      Nous n'oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges.

     Cela vaut aussi bien pour ses différents âges à lui que pour ceux de l'humanité. Car ce dont il est question ici, je crois, appartient aussi bien aux stades antérieurs de la vie de Rimbaud qu'au passé de l'humanité. Il s'agit du christianisme, des religions. C'est l'idée que l'homme a besoin de se fixer des buts surhumains et que ce sont ces idéaux, aussi chimériques soient-ils, ces fois et croyances, qui le "glorifient", qui lui permettent de s'élever. Rimbaud ne peut plus, certes, croire en Dieu. Comme on le voit bien dans Génie, par exemple, il ne croit plus guère qu'en l'homme, en sa capacité de révolte et de création. Mais il lui arrive de craindre d'avoir substitué une utopie à une autre, d'avoir simplement remplacé la métaphysique par la Poésie et par la Révolte, qui ne sont qu'une nouvelle façon, plus moderne, de "quereller les apparences du monde". 
     La piété, la foi religieuse, sont-elles au fond autre chose que les manifestations primitives de la révolte de l'Homme contre sa condition, l'expression ancestrale de son désir d'émanciption ? Aussi, comme le Prince de Conte qui "voulait voir la vérité, l'heure du désir et de la satisfaction essentiels" et qui était prêt pour cela à tout détruire autour de lui, Rimbaud soupçonne qu'il y a encore dans cette rage de l'Absolu quelque "aberration de piété". D'où la comparaison qu'il ne peut s'empêcher de faire, en de multiples occasions, entre les "Assassins" c'est-à-dire les Poètes inventeurs d'un monde nouveau, qu'il appelle de ses vœux, et les "amis de la mort", c'est-à-dire les prêtres, qu'il honnit. 
     Ce "temps des Assassins" qu'annonce Rimbaud à la fin du texte est le nôtre. C'est-à-dire, métaphoriquement désigné, ce nouvel "âge" de l'humanité — dont on peut dater le début du Siècle des Lumières — où le vieux rêve d'émancipation s'est déplacé du terrain métaphysique à celui de l'Histoire, dont les héros ne sont plus les prophètes mais les révolutionnaires, qui place ses espoirs non dans un paradis mais dans le progrès et dans l'invention d'une société nouvelle sur les ruines du vieux monde, avec la crainte que ce nouvel horizon d'espérance ne soit qu'un habillage de la même vieille quête imbécile du Bonheur. Si tel est bien le sens du doute qui se devine dans le texte, avouons que ce doute nous est très contemporain. 

     Ainsi, une fois de plus, nous nous retrouvons confrontés à la déroutante ambiguïté de l'écriture rimbaldienne. Est-ce bien le Rimbaud de 1873-1874 qui est peint dans ce texte ? Ce poète convaincu de la réussite de son entreprise surhumaine, confiant dans sa "méthode" et zélateur inconditionnel du "poison", ressemble davantage, par bien des aspects, à l'auteur des lettres du voyant qu'à celui d'Une saison en enfer et des Illuminations. N’est-il pas possible qu’il y ait là une sorte de regard rétrospectif de Rimbaud sur celui qu’il a été quelques années auparavant, avec, donc, comme l'a suggéré Antoine Fongaro, une certaine dose d’auto-ironie ? Un tel regard critique rétrospectif n’est-il pas constant dans les Illuminations ? Celui qui dit "je" dans "Matinée d'ivresse" ne serait alors, comme cet autre "assassin", le Prince de Conte, qu'un avatar de l’auteur témoignant de son passé. 

***

     En célébrant ce lendemain d'ivresse que l'on peint plutôt, d'habitude, comme un réveil triste et dégrisé, Rimbaud proclame avoir trouvé le secret d'une extase qui jamais ne retombe, la formule de l'illumination continue, grâce à un merveilleux "poison" capable de "rester dans nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l'ancienne inharmonie". 
   Quel est ce "poison" ? La poésie, bien plus sûrement que le haschich, qui n'est ici qu'un comparant allégorique. C'est elle qui permettra à Rimbaud de tenir la "promesse" pour l'accomplissement de laquelle il s'est fait poète, ainsi qu'il l'a jadis expliqué dans ses lettres du voyant : promesse de la liberté libre au delà du bien et du mal, promesse d'un "très pur amour". 
   Mais la "méthode" expérimentée, pour aussi "merveilleux" que soient ses résultats, exige un dévouement héroïque. Car la poésie a ceci de commun avec les excitants chimiques qu'elle inflige à celui qui s'y livre d'"atroces" "tortures". Rimbaud accepte de les affronter : "Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours." Comme les fanatiques drogués au haschich de la secte persane des Haschichins (XIe siècle), nom qui a passé longtemps pour avoir donné en français le mot "Assassins", le poète est prêt à se sacrifier pour pouvoir "déporter les honnêtetés tyranniques", conjurer l'"horreur des figures et des objets d'ici". Et il annonce que d'autres vont venir, qui suivront cet exemple révolutionnaire.
   Cependant, cette promesse de libération puisée au fond de "l'ivresse" n'est-elle pas illusoire ? Quelques indices inquiétants, malgré le ton catégorique sur lequel le poète professe sa "foi au poison", en suggèrent parfois le danger. Il ne s'agit peut-être plus, pour celui qui écrit "Matinée d'ivresse" en 1873 ou 1874, que de saluer le Voyant ... qu'il a été ! 

Avril 2008

BIBLIOGRAPHIE

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Pierre Brunel, Éclats de la violence. Pour une lecture comparatiste des Illuminations. Édition critique commentée, José Corti, 2004, p.227-249.
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