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Mes petites amoureuses (1871)

      Mes petites amoureuses

Un hydrolat lacrymal lave
     Les cieux vert-chou :
Sous l'arbre tendronnier qui bave,
     Vos caoutchoucs

Blancs de lunes particulières
     Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères
     Mes laiderons !

Nous nous aimions à cette époque,
     Bleu laideron !
On mangeait des oeufs à la coque
     Et du mouron !

Un soir, tu me sacras poète
     Blond laideron :
Descends ici, que je te fouette
     En mon giron;

J'ai dégueulé ta bandoline,
     Noir laideron ;
Tu couperais ma mandoline
     Au fil du front.

Pouah ! mes salives desséchées,
     Roux laideron
Infectent encor les tranchées
     De ton sein rond !

Ô mes petites amoureuses,
     Que je vous hais !
Plaquez de fouffes douloureuses
     Vos tétons laids !

Piétinez mes vieilles terrines
     De sentiments;
Hop donc ! Soyez-moi ballerines
     Pour un moment !

Vos omoplates se déboîtent,
     Ô mes amours !
Une étoile à vos reins qui boitent,
     Tournez vos tours !

Et c'est pourtant pour ces éclanches
     Que j'ai rimé !
Je voudrais vous casser les hanches
     D'avoir aimé !

Fade amas d'étoiles ratées,
     Comblez les coins !
Vous crèverez en Dieu, bâtées
     D'ignobles soins !

Sous les lunes particulières
     Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
     Mes laiderons.

 

     

     On peut définir ce texte comme une mise en scène aux accents sadiques imaginée par le poète dans le but de châtier ses "petites amoureuses". 
     Sous un ciel pluvieux, verdâtre et larmoyant, parodiquement romantique, Rimbaud place un arbre. Sous cet arbre dégoulinant de pluie et de sève printanière, voici d'abord rassemblé le groupe entier des femmes qui l'ont déçu (deux premières strophes). Puis, le poète apostrophe individuellement quelques uns de ces "laiderons". Chacun d'entre eux semble résumer une étape dans la déception amoureuse : c'est d'abord la naïveté des amours enfantines, puis les blessures morales de l'amour non partagé, enfin le dégoût physique (strophes 3 à 7). Sur cette sorte de théâtre intérieur où défilent ses fantasmes, le poète convoque à nouveau à partir de la strophe 7 l'ensemble de ses "petites amoureuses". Il les déguise en ballerines (la danseuse étoile, ce rêve de petite fille!) et leur fait exécuter un ballet grotesque au cours duquel on voit leur corps se démantibuler. De nombreuses suggestions obscènes indiquent la volonté d'ajouter la souillure à la cruauté. 
     Ce poème à l'ironie cinglante met le lecteur mal à l'aise. On y perçoit un malaise agressif devant les choses du sexe qui ne se réduit certes pas à la misogynie, mais qui l'inclut. On y entend l'aveu d'un certain dégoût à l'égard de la sexualité (perceptible à travers le champ lexical omniprésent de la viscosité). Aveu et simultanément grâce au pouvoir cathartique de l'expression tentative de conjuration, de dépassement de ce qui est avoué, de dissolution des vieilles hontes. D'où finalement notre adhésion à ce poème agressif, dansant, endiablé, dont nous acceptons de partager l'euphorie.

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