Mes petites amoureuses (1871)

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     Mes petites amoureuses

Un hydrolat lacrymal lave
     Les cieux vert-chou :
Sous l'arbre tendronnier qui bave,
     Vos caoutchoucs

Blancs de lunes particulières
     Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères
     Mes laiderons. 

Nous nous aimions à cette époque,
     Bleu laideron !
On mangeait des œufs à la coque
     Et du mouron !

Un soir, tu me sacras poète
     Blond laideron :
Descends ici, que je te fouette
     En mon giron;

J'ai dégueulé ta bandoline,
     Noir laideron ;
Tu couperais ma mandoline
     Au fil du front.

Pouah ! mes salives desséchées,
     Roux laideron
Infectent encor les tranchées
     De ton sein rond !

Ô mes petites amoureuses,
     Que je vous hais !
Plaquez de fouffes douloureuses
     Vos tétons laids !

Piétinez mes vieilles terrines
     De sentiments;
Hop donc ! Soyez-moi ballerines
     Pour un moment !

Vos omoplates se déboîtent,
     Ô mes amours !
Une étoile à vos reins qui boitent,
     Tournez vos tours !

Et c'est pourtant pour ces éclanches
     Que j'ai rimé !
Je voudrais vous casser les hanches
     D'avoir aimé !

Fade amas d'étoiles ratées,
     Comblez les coins !
Vous crèverez en Dieu, bâtées
     D'ignobles soins !

Sous les lunes particulières
     Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
     Mes laiderons.

 


 

Lexique

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hydrolat : "terme de pharmacie. Nom donné aux liquides incolores qu'on obtient en distillant de l'eau sur les fleurs odorantes ou sur d'autres substances aromatiques" (Littré - cité par Gérald Schaeffer, op. cit. p.123).

 

tendronnier : un tendron est une jeune pousse printanière; de façon imagée le mot désigne aussi une jeune fille. Pierre Brunel (La Pochothèque, p.244) commente : "jeu sur les deux sens du mots tendron : bourgeon / jeune fille". 

 

genouillères : "manchons élastiques" (Littré - cité par Gérald Schaeffer, op. cit. p.120).

 

mouron :plante servant d'aliment aux oiseaux en cage.

 

en mon giron : contre mon sein, sur mes genoux.

 

bandoline : "eau visqueuse et aromatisée, qui servait à lisser les cheveux, et avait pour base le mucilage de coings" (Larousse - cité par Gérald Schaeffer, op. cit. p. 123)

 

fouffes :"mot picard, désigne des vêtements usagés - "je ne sais où caser mes fouffes" propose en exemple le GLLF" (Gérald Schaeffer, op. cit. 122).

 

terrines : "offre à la fois le sens de plat et de nourriture contenue en celui-ci, pâté" (Gérald Schaeffer, op. cit. p.123).


fade amas d'étoiles ratées
: danseuses étoiles ratées. Le sens d' "étoiles" comme "danseuses, actrices, stars" est ignoré de Littré, mais attesté par le dictionnaire Robert qui le date de 1849 (voir Gérald Schaeffer, op. cit. p.124) .

 

Vous crèverez en Dieu, bâtées / D'ignobles soins : "crever en Dieu" est un détournement de formules chrétiennes typiques où "en Dieu" signifie "en accord avec Dieu, religieusement" - on trouve de même dans Les Premières Communions le vers : "Pour savourer en Dieu son amour revenant" (vers 86) , ici on peut donc traduire : vous mourrez en bonnes chrétiennes, "en odeur de sainteté"; "bâtées" : chargées d'un lourd fardeau, comme une bête de somme; "soins" : travaux, occupations, soins du ménage, de l'éducation des enfants. Rimbaud promet à ses amoureuses le destin auquel leur conformisme les condamne : vivre et mourir dévotement, s'épuiser aux travaux ménagers et à l'ignoble tâche de dresser les enfants.

 


 

Interprétations

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La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.

 Vos caoutchoucs // Blancs de lunes particulières / Aux pialats ronds, : 
     Ce passage pose à la fois des problèmes syntaxiques, lexicaux et d'interprétation.
      
     Sur le plan syntaxique : Gérald Schaeffer, op. cit. P.119, propose de voir dans "Blancs de lunes" une apposition à "caoutchoucs" et dans l'ensemble "Vos caoutchoucs // Blancs de lunes particulières / Aux pialats ronds," une "proposition subordonnée devant laquelle il conviendrait de sous-entendre un avec (au sens de chaussées de ou vêtues de)". Cette solution est généralement suivie par les commentateurs du texte.
     
    
Sur le plan lexical : 
     caoutchoucs : "
HABILL., vieilli. Vêtement de pluie, imperméable en caoutchouc. Le cycliste Billette se faufile devant nous, en portant sur son bras le caoutchouc d'un officier (BARBUSSE, Le Feu, 1916, p. 267). Au plur. Couvre-chaussures en caoutchouc; bottes de caoutchouc. Chausser des caoutchoucs. Bottés de caoutchouc (GENEVOIX, Raboliot, 1925, p. 16)" (TLFI). "nom donné à des chaussures de caoutchouc qu'on adapte à des chaussures ordinaires pour garantir celles-ci de l'humidité" (Nouveau Dictionnaire universel, 1865). "manteau de caoutchouc; chaussure en caoutchouc" (Nouveau Dictionnaire national -Bescherelle, 1887). Cités par Pierre Délot, op. cit. p.39.
     pialats : Marcel Ruff (Poésies, Nizet, p.113) l'interprète comme les traces particulières aux larmes de pluie" (cité par Jean-Luc Steinmetz dans son édition G.F. 1°tome, page 251). "pialats : pleurs - création de Rimbaud - déverbal de pialer : pleurer" résume Pierre Délot, op.cit p.40. Suivent deux pages très informées sur les différentes mentions de cette famille de mots dans les dialectes du nord et de l'est de la France (pialer, pialard, pialement, pialeux, etc...). 

     Sur le plan de l'interprétation :
     Gérald Schaeffer, op.cit. pages 119-120, se montre attiré par une interprétation érotique de ces strophes : "cet arbre tendronnier - bourgeonnant au printemps? - qui bave et ces caoutchoucs : vit, sperme, capotes anglaises (les petits paletots évoqués par Balzac) ... ? incohérence, pourtant, que ces caoutchoucs qui concernent des personnages féminins ... On voit bien, par ailleurs, que la suite finit par proposer une chaîne de significations, solide, elle, sur le thème du visqueux et du dégoût, sans abolir le sens érotique du texte : œufs à la coque - dégueulé ta bandoline - les salives desséchées, où ce dernier pluriel dit assez explicitement qu'il y a plusieurs espèces de salives entre ces seins, tandis que bandoline présente l'avantage de désigner un liquide visqueux tout en évoquant l'activité du sexe masculin et en fournissant une rime riche, si bien que tabandoline/mamandoline constitue probablement un tableau érotique ..."
      Plus loin, ce même critique avance les hypothèses suivantes pour "lunes" et "pialats" : "L'expression lunes particulières a, par conséquent toutes les chances de désigner des fesses" (op. cit. p.124) ; "Pialat pourrait, par conséquent, être un terme argotique (...) qui désigne le sein. Un pis à lait? ..." (op. cit. p.120)
     Antoine Fongaro commente ainsi le mot "pialats" : "son sens est clair : il s'agit des bavures plus ou moins rondes que font les taches sur les vêtements; ce sont des taches de saleté; ce sont des saletés. Toujours en s'en tenant au texte, la cause de ces saletés, rondes et blanches, c'est "l'arbre tendronnier qui bave". À la lettre, ce qu'un "arbre tendronnier", c'est à dire encore tendre au printemps (le poème a été envoyé à Demeny le 15 mai 1871), "bave", c'est de la sève. Mais il y a un sens obscène des mots "arbre", "tendronnier", "bave" (et "sève"). Ce sens, "Alcide Bava" le connaît bien ... "  (op.cit. p.168) ["Alcide Bava" est le pseudonyme sous lequel Rimbaud a signé son poème envoyé à Banville : Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs].
     Les éditeurs de Rimbaud sont souvent réservés sur ces exégèses érotiques. Louis Forestier  "résumant d'autres avis, estime, pudique : «il n'est pas impossible que les vers 3 à 8 aient un sens érotique»"  (Schaeffer, op. cit. p.119). Pierre Brunel, dans son édition de La Pochothèque, page 244, note à propos de "bave" : "la pluie qui dégouline : inutile de supposer ici un sens érotique". Pierre Délot conclut, op. cit. p.40 : "Dans Mes petites amoureuses, les lunes sont particulières car elles versent des pialats (pleurs). Ces pleurs (ou larmes) sont ronds : ce sont des gouttes de pluie.

 

On mangeait des oeufs à la coque  :
     Pierre Délot (op. cit. p. 42) glose ce passage ainsi : "on était des enfants" et il ajoute, en note, la référence suivante : "ces sortes d'œufs [oeufs à la coque] sont permis aux convalescents, aux enfants et aux personnes les plus délicates" (GDU 1874). 

 

Tu couperas ma mandoline / Au fil du front.  :
    Les commentateurs acceptent généralement l'idée que l'expression "au fil du front" ait été forgée par Rimbaud sur le modèle de "au fil de l'épée". Du coup, il faut se demander en quoi le front des amoureuses pourrait tenir un rôle si tranchant. Pierre Brunel (Pochothèque p.244) propose : "tant il est anguleux". Pierre Délot (op. cit. p. 42) : "un front aussi mince que le fil (aussi tranchant), un font très bas - "Tu couperais ... au fil du front" : tu couperais avec un front si bas.
      Quant à la mandoline, Gérald Schaeffer (op. cit. p. 125) y voit un double symbole du chant poétique et du sexe masculin : "l'instrument désuet d'amour et de création poétique que les cheveux collés par la bandoline rendraient muet".

 

Une étoile à vos reins qui boitent, :
     Vers obscur : quel sens donner ici au mot étoile ? Pierre Délot (op. cit. p.43) en essaie plusieurs, parmi lesquels : fêlure ; une étoile (aux reins) est une "fêlure étoilée" (Dictionnaire universel de la langue française, 1829); "une fêlure en forme d'étoile" (Littré, 1864) : tatouage (par analogie avec le tatouage sur les reins de Vénus Anadyomène). Jean-Luc Steinmetz dans son édition G.F. (1°tome, page 251) propose la note suivante : "Les laiderons sont attifés comme des chevaux de cirque. On peut penser aussi au tatouage de la Vénus Anadyomène". Thierry Méranger (classiques Hachette n°100, page 63) glose : "motif décoratif d'autant plus ridicule que les amoureuses ne sont que de piètres danseuses, des étoiles ratées". Les prudents s'abstiennent.  

 

éclanches : terme de boucherie; épaules ou cuisses de moutons (gigots). Pierre Délot cite cette définition du GDU (Grand Larousse universel du XIX° siècle, 1872) : "Gigot. Par plaisant. cuisse d'une personne" (op. cit. p.45). Il signale cette utilisation du terme par Théodore de Banville dans les Nouvelles odes funambulesques, recueil paru chez Lemerre en 1869 : 

Je vois les dos connus
De cinquante ingénues.
Que de bras nus! que de seins nus! que de cous nus!
..........................................................................................
Bien que leur bouche rie
On pense voir ces chairs mortes que le boucher
Vend à la boucherie.
..........................................................................................
Vous fuyez, muses blanches,
Vers l'invincible azur, en voyant cet amas
De poitrines, d'éclanches [...]

Pièces Féeries, janvier 1868 

     Pour Maria Luisa Premuda Perosa les éclanches désignent les mains. Cette commentatrice a démontré par quatre exemples concordants (empruntés à Edmond de Goncourt, Dumas, Vallès, et à une anecdote journalistique) "la persistance, au cours du XIX° siècle, d' [un] rapprochement haut en couleur et quelque peu grand-guignolesque entre [ce] morceau de boucherie [le gigot] et des mains énormes, inélégantes, d'une coupe grossière." (op. cit. p.137). Voici son exemple tiré de La Fille Elisa, d'Edmond de Goncourt (il s'agit d'un paysan qui se plaint de son "carcan", c'est à dire d'un mauvais cheval maigre et rétif) : "Le carcan m'a rudement mené, disait-il en promenant une main, comme une éclanche de mouton, sur la croupe de la bête; voyez, la mère, il fume comme le cuveau de votre lessive..."
     La démonstration est solide mais pas absolument décisive selon nous. Le sens péjoratif de la métaphore paraît bien établi. Par contre, il n'est pas certain que Rimbaud entende désigner une partie du corps (les cuisses, les épaules, les mains, ... ? ) dans la série : omoplates - reins - éclanches - hanches. Le sens de la phrase ne l'implique pas avec netteté! Le mot "éclanches" pourrait aussi bien désigner ici de façon générale le corps anguleux et disgracieux des petites ballerines, et par extension leur personne : "Et c'est pourtant pour ces horreurs que j'ai rimé" (comme on dirait aujourd'hui : pour ces épouvantails, ces mochetés, ces boudins, etc.)?


Comblez les coins !
     Encore une expression obscure. Suzanne Bernard se demande si Rimbaud renvoie ses petites amoureuses dans leur coin (Classiques Garnier, 1961, page 392). Jean-Luc Steinmetz dans son édition G.F. (1°tome, page 251), suivi par Thierry Méranger (Classiques Hachette n°100, page 63) suggère un jeu de mots étoiles/toiles d'araignées. Les prudents s'abstiennent.

 

Sous les lunes particulières /  Aux pialats ronds, / Entrechoquez vos genouillères, / Mes laiderons.
     Benoît de Cornulier souligne le ressassement de l'idée de "ronde", tant dans les phénomènes de reprise (ronds, laiderons) que de bouclage (strophes 1-2 / 11-12), dans les rimes en /ron/ (rond / laideron / mouron / giron / front) et dans l'inscription de l'idée de "tourner" ("tournez vos tours" à la strophe 9) : "Le quintuple ronron des rimes du début nous le dit, c'est une ronde : le poète va racler son violon pour faire danser ses amoureuses, ou plutôt ses examoureuses [...] Les ronds des petites filles qui doivent tourner en rond sont dits, d'entrée, par les mots-rimes des deux modules du couplet 2 [...] Ces mots ronds et laiderons introduisent une lancinante série de modules (dix) ou couplets (cinq) rimant en ron; l'adjectif qui introduit cette série la conclura, donc la boucle lexicalement (autre rond) avec le sein rond brillant par sa platitude tautologique au 6° couplet. Plus loin, le vers Tournez vos tours encore une répétition rappellera la même notion. Enfin, au dernier couplet, pialats ronds et laiderons boucleront globalement la ronde en ramenant à ce timbre, ron, et à ces mots, ronds, laiderons. La rime qui dit le geste ou l'action n'est pas une invention géniale de Rimbaud, quintessence de haute rhétorique, etc., c'est un truc populaire, commun dans le folklore enfantin." (op.cit. p.22).


 

 

Commentaire

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Le titre :
 
    
L'adjectif "petites" suggère des amours enfantines ou tout au moins juvéniles. Il rappelle le titre d'un poème de Glatigny, dans Les Flèches d'or (1864) : Les Petites Amoureuses. On sait que Rimbaud connaissait les oeuvres de ce poète, et qu'il les a parodiées plus d'une fois (notamment dans Vénus Anadyomène). Le remplacement de l'article défini par l'adjectif possessif annonce un texte à la première personne et, peut-être, une implication personnelle de l'auteur. 

Plan du texte :

    
Le texte est composé de douze strophes fondées sur l'alternance 8/4. L'octosyllabe porte la rime féminine. Rimbaud avait déjà utilisé cette composition dans un poème de 1870 : Les Réparties de Nina. Toutes les strophes se terminent par un signe de ponctuation fort, sauf la première. Les strophes 1 et 2 ne sont qu'une seule phrase.
     Il est possible de distinguer trois parties en se fondant sur le sens et sur le système d'énonciation du poème. En effet, le poète y interpelle ses "petites amoureuses" selon deux modalités différentes : collectivement dans les deux premières strophes puis de nouveau dans les strophes 7 à 12; individuellement, dans les strophes 3 à 6. Les strophes 3 à 6 répondent à un schéma rhétorique semblable : retour régulier de l'apostrophe (adjectif de couleur + "laideron"), au deuxième vers. Les strophes 7 à 12 présentent de façon relativement homogène et suivie le groupe des "petites amoureuses" sous l'aspect d'un corps de ballet ("soyez mes ballerines"; "tournez vos tours"; "fade amas d'étoiles ratées", "entrechoquez vos genouillères") animé par les apostrophes lancées par le poète ("plaquez", "piétinez", "soyez", "comblez", "entrechoquez"). La deuxième strophe est reprise par la douzième, avec une légère variation. Cette reprise, encadrant le texte, laisse à penser que le motif principal du poème se trouve là.


Strophes 1 et 2 :
     

     Ce début produit sur le lecteur un double sujet d'étonnement : d'une part les "petites amoureuses", auxquelles le locuteur s'adresse (verbe "entrechoquez" à l'impératif), sont apostrophées d'un terme agressif : "mes laiderons"; d'autre part, un lexique insolite rend le texte largement incompréhensible. Avouons-le tout de suite, cette obscurité ne disparaît pas à l'analyse minutieuse du texte. Mais il faut bien, si nous voulons le "lire", ne serait-ce qu'au sens le plus élémentaire de ce verbe, prendre le risque de l'interprétation.
     Une première remarque : si on ne comprend pas exactement le sens de ces premiers vers, on peut tout au moins en deviner l'intention lorsqu'on prend en considération le contexte qui est le leur. En effet, nous ne connaissons ce poème que par la lettre dite "du voyant", adressée à Demeny le 15 mai 1871, où Rimbaud l'avait recopié comme un témoignage de son travail récent. La recherche du nouveau et de l'inconnu est un des leitmotive de ce manifeste poétique : " Demandons aux poètes du nouveau, - idées et formes" (La Pochothèque, page 247); "les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles" (La Pochothèque, page 248). L'utilisation de mots rares ou réputés non-poétiques, d'un vocabulaire scientifique (hydrolat lacrymal), prosaïque (caoutchouc), trivial (bave), patoisant (pialats), de néologismes (tendronnier), est probablement l'une des méthodes envisagées par le jeune poète pour renouveler la poésie dans le domaine de la "forme". Sur le plan des "idées", les lettres de mai 1871 révèlent un auteur déterminé à rompre avec le romantisme, et plus particulièrement avec le sentimentalisme "fadasse" (ce qu'il appelle dans la lettre à son ancien professeur Georges Izambard la "poésie subjective") : "Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions (...) Printanier, l'esprit de Musset! Charmant, son amour! (...) Tout garçon épicier est en mesure de débobiner une apostrophe Rollaque [à la manière de Rolla], tout séminariste en porte cinq cents rimes dans son carnet. A quinze ans, ces élans de passion mettent les jeunes en rut." (Pochothèque, page 247). Mes Petites Amoureuses sera donc un exemple de poésie antisentimentale. Cet aspect d'exercice de style, pour aussi évident qu'il soit, n'autorise pas à dénier au texte toute dimension personnelle voire biographique. Quelque chose s'est peut-être produit dans la vie de l'auteur, qui le pousse à renier les élans printaniers de Sensation, ou de Roman, et à transformer l'ironie enjouée des Réparties de Nina  ou de Première soirée en un réquisitoire ricanant mais amer contre ses "petites amoureuses".
     Les deux premières strophes proposent un cadre ("arbre tendronnier", "cieux couleurs vert-chou") et dans ce cadre le groupe des "laiderons", auxquelles s'adresse le poète. Un "hydrolat" est un liquide obtenu par distillation de l'eau sur des fleurs ou des plantes aromatiques. Ici, il peut donc s'agir de la pluie s'abattant sur "l'arbre tendronnier" du vers 3 et lavant "les cieux couleurs vert-chou" du vers 2. A défaut d'une explication plus réaliste, on peut estimer que l'adjectif de couleur choisi par Rimbaud a deux fonctions : il note une atmosphère verdâtre, comme si la couleur de l'arbre déteignait sur la grisaille environnante; il confère au ciel lui-même une qualité végétale, validant de ce fait l'utilisation du terme "hydrolat". La répétition de la consonne liquide "l" accompagnée du "a" (Un hydroLAt LAcrymAL LAve) dans le vers 1 s'ajoute à l'insolite de l'adjectif "vert-chou" dans le vers 2 pour donner à ce paysage pluvieux une allure plus grotesque que "poétique". Ce bégaiement annonce une tonalité burlesque que la suite du texte ne démentira pas.
     Les vers 3 à 8 forment une seule et même phrase. Les deux groupes grammaticaux placés en tête sont des compléments du verbe "entrechoquez" : un circonstanciel de lieu ("Sous l'arbre tendronnier qui bave"), puis un complément qui pourrait être introduit par "avec" : "[avec] Vos caoutchoucs / Blancs de lunes particulières / Aux pialats ronds". Comme le confirme la strophe 12, "aux pialats ronds" est un complément du nom "lunes". Vient enfin le noyau verbal à l'impératif : "Entrechoquez vos genouillères, / Mes laiderons!"
     Les "caoutchoucs" sont soit des manteaux imperméables, soit des chaussures de caoutchouc qu'on adapte aux chaussures ordinaires pour les protéger de la pluie. Le poète se représente donc ses "laiderons" en "caoutchoucs" s'abritant de la pluie sous un "arbre tendronnier qui bave". "Tendronnier" vient de tendron, qui désigne une pousse printanière et donc encore tendre. Par métaphore, un tendron est une naïve jeune fille. La polysémie du mot a certainement intéressé Rimbaud dans le contexte du poème. L'arbre tendronnier bave parce que sa sève coule ou parce que la pluie dégouline à travers ses branches (mais peut-être dans ce tableau rien moins que réaliste n'y a-t-il pas grande différence entre l'une et l'autre pluie). Les "genouillères" sont des protections destinées aux genoux. Certains commentateurs, considérant sans doute que "genouillères" n'est là que pour la rime, se contentent de traduire par "genoux". Certes, Rimbaud lui-même, dans la marge de son manuscrit, en face des strophes 2 à 4, inscrit l'exclamation suivante : "Quelles rimes! ô ! quelles rimes!". On peut supposer qu'il s'excuse auprès de Demeny du caractère artificiel de certaines d'entre elles. Si toutefois l'on veut sauver les rimes d'Arthur, on cherchera à donner un sens précis à "genouillères". Le mot pourrait peut-être désigner ici ces sortes de manchons élastiques qu'utilisent les athlètes ou les danseurs. Les strophes 7 à 12 confirmeraient ce sens par le thème des ballerines. Voilà donc nos "petites amoureuses", devenues ballerines, doublement exposées aux larmes du ciel (puisque l'hydrolat est "lacrymal") et aux écoulements de sève qui s'échappent des jeunes pousses de l'arbre. Il y a bien de quoi trembler de froid et de peur, tout en dansant devant les yeux du poète et pour son sadique plaisir. C'est sans doute cet effroi que l'auteur évoque ou plutôt convoque lorsqu'il s'écrie sardoniquement : "Entrechoquez vos genouillères, / Mes laiderons!".  
     Cette image est tellement saugrenue qu'elle ne peut renvoyer à aucun référent réaliste. Ce pourrait être un fantasme sadique, une image mentale construite par le poète : la ballerine, symbole d'une féminité idéale, placée dans une situation grotesque et dégradante. Poursuivant sur cette piste, le lecteur est entraîné vers une interprétation sexuelle de l'ensemble du tableau. L'arbre bourgeonnant qui bave n'est-il pas une représentation possible du sexe masculin? Pourquoi les "caoutchoucs" qui protègent les "laiderons" sont-ils "blancs de lunes particulières / aux pialats ronds"? Le mot "pialats" est un terme de parler populaire attesté dans l'est et le nord avec le sens de pleurs, larmes. On y retrouve l'idée de la pluie lacrymale et de la bave. Les "caoutchoucs" des amoureuses sont donc blanchis par des "lunes particulières" produisant des pleurs ronds, ou ressemblant à des traces de pleurs de formes arrondies. Ces taches de lune ne sont-elles pas, en effet, très "particulières"?
     Si cette interprétation est admise (ce qui nécessitera beaucoup d'indulgence) on conclura que deux tableaux se superposent dans ce début de texte : d'un côté, une "fresque ithyphallique" selon l'expression employée par Rimbaud dans son poème Le Cœur supplicié (poème contemporain de celui-ci, d'ailleurs), thème central et inavouable du poème; de l'autre, un paysage pluvieux, verdâtre, et larmoyant, parodiquement romantique, qui en constitue la façade convenable. L'imbrication abrupte de ces deux niveaux de signification est ce qui rend le texte si hermétique. 

 

Strophes 3 à 6 :

    
Dans ces quatre strophes, le poète s'adresse à tour de rôle à quatre destinataires différentes. Les couleurs utilisées pour les individualiser (bleu, blond, noir, roux) évoquent les cheveux. Seul "bleu" paraît insolite dans ce rôle, mais on se rappelle le "cheveux bleus" de Baudelaire (dans son poème La Chevelure) et Rimbaud utilise fréquemment le bleu et le noir comme de quasi synonymes ("j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir" dans Alchimie du verbe; le "sommeil bleu", dans Les Premières Communions; "la Dryade aux cheveux bleus" dans Soleil et Chair). Par ailleurs l'alternance de ces quatre couleurs n'est évidemment pas un trait descriptif réaliste mais un procédé de composition poétique, rappelant les comptines ou les rondes enfantines, consistant à décliner sous des apparences individuelles aléatoires le thème général abstrait de la féminité. 
     Il y a cependant une certaine logique dans l'enchaînement de ces quatre strophes, où l'on peut déceler quatre "moments" d'une initiation amoureuse, et une progression dans le rejet du partenaire féminin. 
     La strophe 3 évoque les débuts de l'amour ("nous nous aimions à cette époque") et, par analogie, les amours enfantines. "On mangeait des oeufs à la coque" signifie sans doute : nous étions des enfants (dans les familles, on réservait traditionnellement les oeufs frais aux enfants, pour leur valeur nutritive). Le "mouron" est la nourriture des petits oiseaux de cage et de volière : la connotation est du même ordre.       
     La strophe 4 rappelle le poème Roman. "Un soir tu me sacras Poète" rappelle : "Vous êtes amoureux. Loué jusqu'au mois d'août. / Vous êtes amoureux. - Vos sonnets la font rire / (...) / Puis l'adorée, un soir, a daigné vous écrire". Le verbe "sacrer" doit être pris ironiquement : contrairement à la Muse imaginaire qui sacre le Poète, l'amoureuse réelle traite son prétendant de poète. Elle le reconnaît poète, mais avec un certain mépris. Cette strophe 4 représente donc sans doute le moment de l'adolescence, des encore naïves entreprises de séduction, des rebuffades. "Descends ici que je te fouette /  Dans mon giron" place significativement l'amoureuse en haut, sur un piédestal, ou - pourquoi pas, telle Juliette - sur son balcon. Le moment évoqué est celui des premières déceptions et des blessures d'amour-propre. Premières colères contre les femmes qui mériteraient bien d'être fouettées!
     La strophe 5 est particulièrement hermétique. Les vers 3 et 4 restent (pour moi) incompréhensibles. Cependant, certains effets de sens peuvent recevoir un commentaire. D'abord, on notera le dégoût croissant, marqué par la grossièreté du vocabulaire : "j'ai dégueulé". L'objet de cette répulsion est la "bandoline" de l'amoureuse, c'est à dire la brillantine dont elle enduit ses cheveux. Mais même un esprit moins "mal tourné" que celui de Rimbaud perçoit dans ce mot "bandoline" des connotations suggestives susceptibles de conférer un autre sens à ce dégoût. La "mandoline" est l'instrument traditionnel du chanteur de charme. Mais pourquoi et comment le locuteur masculin qui s'exprime dans le texte craint-il que sa partenaire coupe sa "mandoline" qui rime (richement et drôlement) avec "bandoline"? Est-ce que cela veut dire par exemple : tu es si laide avec tes cheveux collés à la brillantine, que tu serais capable de me couper l'inspiration ? Mais dans ce cas, que peut bien vouloir dire : "au fil du front"? Mystère! Rimbaud a sans doute été séduit, en tout cas par l'allitération en" f". Les répétitions de sons, nombreuses dans cette strophe (MA MANdoline / MA BANdoline ; Fil/Front/) contribuent à la création d'un effet grotesque et donc à l'idée du mépris. Si le sens littéral de la strophe reste difficilement déchiffrable, on admettra que les relations entre le poète et les femmes semblent avoir franchi un pas important, tant dans l'intimité (par les connotations obscènes que le choix du vocabulaire éveille fatalement) que dans la violence du rejet.
     La strophe 6 évoque les jeux érotiques et le dégoût provoqué par la malpropreté de ces jeux. La strophe commence par une interjection appartenant au langage familier et signifiant un dégoût brutal : "Pouah!". Littéralement, on peut comprendre le texte ainsi : les baisers déposés par le poète entre les seins ("tranchées") de son amoureuse rousse y ont laissé des traces de salive qui se sont desséchées et qui, maintenant que l'amour est fini (valeur temporelle du passé composé et de "encor"), le dégoûtent. 

Strophes 7 à 12 :

    
Sur cette sorte de théâtre intérieur où défilent ses fantasmes, le poète convoque à nouveau à partir de la strophe 7 le groupe tout entier de ses "laiderons". Cette dernière partie du texte commence par un cri de haine dont la cruauté est aggravée par l'ironie du premier vers, rédigé en style lyrique : "Ô mes petites amoureuses", et par l'accent de sincérité sans apprêt du second : "Que je vous hais!". Cette apostrophe constitue en quelque sorte le résumé du sentiment dominant se dégageant des évocations précédentes et le point culminant d'une progression vers le rejet absolu. En même temps, elle sert de transition vers la vision finale : une sorte de ballet orchestré par le poète. Il est bon de rappeler ici les phrases qui, dans la lettre du 15 juin 1871 à Paul Demeny, servent d'introduction au poème : "Ici, j'intercale un second psaume, hors du texte : veuillez tendre une oreille complaisante, - et tout le monde sera charmé. - J'ai l'archet en main, je commence : ". S'adressant à son correspondant sur le ton du conteur populaire ou du bateleur, l'auteur se décrit comme un violoneux qui va ouvrir le bal. Et en effet, les petites amoureuses sont maintenant présentées comme des "ballerines" (strophe 8) et , comme dans certaines traditions folkloriques, nous allons voir le poète-ménétrier animer le spectacle en s'adressant directement aux danseuses par le biais de verbes à l'impératif ("soyez-moi ballerines"; "tournez vos tours"; "comblez les coins"; "entrechoquez vos genouillères") ou d'interjections ( "Hop donc!", strophe 8). La versification sert parfaitement cette idée, avec son rythme mécanique et syncopé (un vers long, un court, toujours terminé par une ponctuation forte, généralement un point d'exclamation ... et ça repart). Mais ce ballet est une danse macabre et grotesque, dont les interprètes se démantibulent et dont le but ultime semble être de liquider dans le cœur du poète toute trace de naïveté sentimentale : "Piétinez mes vieilles terrines / De sentiment" (strophe 8).
     L'évocation des "ballerines" ne cesse de tourner en dérision leurs gestes et leur accoutrement. Les "fouffes" "strophe 7 sont probablement les corsages; par hypallage, elles sont dites "douloureuses" parce qu'elles protègent de la douleur les fragiles poitrines des demoiselles; le verbe "plaquer" suggère serrer, aplatir les seins dans le but de les protéger; le terme dialectal "fouffe" : chiffons a été choisi pour sa phonétique comique (à cause de l'allitération en /f/) et pour sa valeur dépréciative : vieux vêtements. La danse est assimilée à un piétinement (strophe 8). Mais les sentiments du poète pour ses amoureuses ne sont pas mieux traités qu'elles : ils sont comparés à de la nourriture par le mot "terrines", habituellement associé à l'idée du pâté. Comme nous l'avons déjà signalé, à travers les "petites amoureuses", c'est la naïveté sentimentale passée du poète qui est visée. Au point que cet imaginaire sabbat de sorcières a l'air d'avoir été organisé tout exprès pour "piétine(r ses) vieilles terrines / De sentiment". La strophe 9 décrit les corps des danseuses comme des pantins désarticulés ("Vos omoplates se déboîtent", "vos reins qui boitent"). L'étoile évoquée par la description est probablement un dérisoire ornement flottant sur les reins des demoiselles. L'apostrophe en style lyrique "Ô mes amours!" poursuit par son effet de contraste la parodie de la poésie amoureuse, selon un procédé déjà observé à la strophe 7 ("Ô mes petites amoureuses"). La strophe 10 continue à mettre en pièces le corps des amoureuses et va même jusqu'à les insulter d'un terme emprunté au vocabulaire de la boucherie : "Et c'est pour ces éclanches / Que j'ai rimé !" : et c'est pour ces gigots (ces épouvantails, ces horreurs) que j'ai rimé! De la même façon mais plus nettement encore que dans les strophes précédentes, la violence manifestée aux ballerines apparaît ici comme le détournement d'une colère dirigée contre soi-même : "Je voudrais vous casser les hanches / D'avoir aimé !" L'idée principale des deux premiers vers de la strophe 11 semble être la menace : le poète avertit ses marionnettes d'aller se réfugier dans les coins si elles ne veulent pas être brisées. Le vocabulaire est facétieusement polysémique : "amas d'étoiles" évoque l'astronomie et en même temps suggère l'idée d'un groupe de ballerines (danseuses étoiles) désorganisé; avec l'expression "étoiles ratées", Rimbaud se moque de ces petites filles qui rêvent toutes de devenir des "danseuses étoiles", ce qui fera fatalement de la plupart d'entre elles des "étoiles ratées"; "comblez les coins" semble jouer sur la paronymie "étoiles/toiles d'araignées". Enfin, apostrophant vigoureusement ses "petites amoureuses" le poète prophétise :  "Vous crèverez en Dieu, bâtées / D'ignobles soins". "Crever en Dieu" est un oxymore (terme bas / terme noble) obtenu par détournement de formules chrétiennes comme : mourir en odeur de sainteté, ne voir son salut qu'en Dieu; "bâtées" : chargées d'un fardeau trop lourd, comme une bête de somme; "soins" : travaux, occupations, soins du ménage, de l'éducation des enfants. Rimbaud promet à ses amoureuses le destin auquel leur conformisme les condamne : vivre et mourir dévotement, se tuer aux travaux ménagers et à l'ignoble tache de dresser les enfants. La strophe 12 est la reprise de la seconde : elle réitère le thème de la menace et de la peur, tremblez, "entrechoquez vos genouillères"! Elle achève ce qui pourrait ressembler à un "contre-blason du corps féminin" en s'en prenant aux genoux après avoir visé (dévissé, démantelé) successivement les seins (tétons), les omoplates, les reins, les cuisses (éclanches) et les hanches. 

    

Bilan de lecture :

     Certains commentateurs de Mes petites amoureuses expriment un agacement, ou tout au moins une lassitude, à l'égard du "couplet  sur la misogynie de Rimbaud" suscité par ce texte (et quelques autres, notamment : Les Sœurs de charité). Gérald Schaeffer, par exemple, op. cit. p.115, récuse le "schéma reçu du Rimbaud misogyne insulteur du corps féminin". 
     Certains veulent voir essentiellement dans le poème un rejet du lyrisme sentimental et de la poésie "subjective" ..., mais, franchement, le dégoût ressenti pour le corps féminin et pour l'activité sexuelle en général (viscosités : salives, baves, caoutchouc, hydrolat, bandoline et compagnie) qui s'exprime dans le texte va bien au-delà d'une prise de position littéraire ! Paradoxalement peut-être, ce garçon de seize ans et demi, qui ne pense qu'à "ça", en parle avec un mélange d'attraction et de répulsion qui interroge le lecteur. Cette haine de l'autre, cette honte de soi ... ! Au coeur de ce poème, on perçoit un malaise agressif devant les choses du sexe qui ne se réduit certes pas à la misogynie, mais qui l'inclut.
     D'autres refusent d'employer le terme "misogynie" à propos d'un auteur qui quelques lignes plus loin, dans la même lettre à Demeny du 15 mai 1871, s'écrie : "Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra par elle et pour elle, l'homme, - jusqu'ici abominable, - lui ayant donné son envol, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l'inconnu! Ses mondes d'idées diffèreront-ils des nôtres ? Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses; nous les prendrons, nous les comprendrons." Magnifique profession de foi féministe, il est vrai, ... mais quelque peu abstraite! Cette difficulté à aimer, "prendre" et "comprendre" les femmes réelles au nom d'une image sublimée de la femme en général, de l'Ève future, n'est-ce pas précisément une figure possible, intellectualisée, de la misogynie? 
     D'autres enfin diront qu'il ne faut pas prendre ce poème au sérieux, qu'il y a là une sorte de défoulement sauvage et burlesque sans rapport avec la posture morale réelle de l'auteur ; qu'il serait aussi absurde de prendre cela à la lettre que de considérer comme une position politique le vertige nihiliste auquel Rimbaud s'abandonne dans Démocratie ou Qu'est-ce pour nous mon coeur ...  Ce troisième argument est celui que j'accepterais le plus volontiers. Cependant, de même que les tendances libertaires de Rimbaud me paraissent bien réelles, de même je crois nécessaire d'admettre que oui! ce texte est misogyne. Ce qui ne l'empêche pas d'être, simultanément, subrepticement libidineux.
     Mais quoi, comme dit l'autre, on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments! La vraie littérature est dérangeante, dans le sens où elle manifeste ce que la vie sociale et la morale nous imposent - à juste titre, souvent - de refouler en nous, mais qui s'y trouve. Ce qui rend Rimbaud précieux, et si émouvant parfois, c'est ce que le poète Jules Laforgue appelait son "pouvoir de confession" (Entretiens politiques et littéraires, juillet 1891). Ainsi ce poème est aveu. Aveu et simultanément grâce au pouvoir cathartique de l'expression tentative de conjuration, de dépassement de ce qui est avoué, de dissolution des vieilles hontes. D'où finalement notre adhésion à ce poème agressif, dansant, endiablé, dont nous acceptons de partager l'euphorie.
     Par ailleurs, rien ne fait mieux comprendre la fonction défensive de l'hermétisme rimbaldien que d'observer la façon dont la critique se divise sur l'interprétation des suggestions obscènes de ce texte : les uns accusant les autres de pudibonderie, les seconds accusant les premiers d'érotomanie. Si je crois reconnaître dans le poème la célébration un peu honteuse d'un érotisme "particulier" s'alimentant de fantasmes sadiques, je passerai assurément pour un bien grossier personnage. Car le texte ne dit pas cela ! Et c'est vrai qu'il ne le "dit" pas. Par conséquent, c'est moi, lecteur, qui porte la seule responsabilité de ce que je comprends.
L’auteur, par son recours à l’implicite et à l’ambigu, offre la possibilité à certains de ses lecteurs de ne pas saisir ce qu’il peut y  avoir d’obscène dans certains de ses textes et d’en tirer argument contre les lecteurs clairvoyants. Certes, le but de l'hermétisme n'est pas de cacher quoi que ce soit. A quoi bon écrire, sinon! Son but est de placer le lecteur devant le dilemme que je viens d'évoquer, dilemme dont la critique rimbaldienne offre constamment le vivant spectacle.
     

 


 

 

Bibliographie

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Poèmes de la dérision et de la révolte, par Gérald Schaeffer, dans Études sur les poésies de Rimbaud, À la Baconnière, pages 81-132, 1979.
Quelques problèmes de vocabulaire, par Jean-Pierre Chambon, dans La Revue des lettres modernes, Série Rimbaud, n°4, 1980 (sur "éclanche" pages 97-98) 
La Danse macabre des petites amoureuses, par Pierre Brunel, dans Arthur Rimbaud ou l'éclatant désastre, pages 52-55, 1983.
Drôles de "pialats", par Antoine Fongaro, dans Parade sauvage N°3, avril 1986, (repris dans "Fraguemants" rimbaldiques, Presses Universitaires du Mirail -Toulouse, pages 167-168, 1989).
Mes Petites Amoureuses : notes critiques, par Pierre Délot, dans Parade sauvage n°5, pages 38-49, 1988.
Toujours les fouffes, par François Carradec, dans Parade sauvage N°14, pages 147-148, mai 1997.
Le Violon enragé d’Arthur pour ses Petites amoureuses, par Benoît de Cornulier, dans Parade sauvage n°15, novembre 1998.
Mes Petites Amoureuses : dans Rimbaud, Oeuvres poétiques et lettres choisies, Dossier du professeur, par Thierry Méranger, pages 18-19, Hachette, 1998.
Lexique rimbaldien, par Maria Luisa Premuda Perosa, dans Parade sauvage, Colloque N°4, 13-15 septembre 2002, pages 135-144, 2004
Rimbaud parodiste : Albert Glatigny et Sully Prudhomme, par Pierre Brunel, dans Parade sauvage, Colloque N°4, 13-15 septembre 2002, pages 65-76, 2004.
"Un casse-tête syntaxico-sémantique : l'attaque de Mes petites amoureuses", Rimbaud. Poésies, Une saison en enfer, par Steve Murphy et Georges Kliebenstein, édition Atlande, 2009, p.188-190.