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Métropolitain (Les Illuminations, 1873-1875)

interprétations commentaire bibliographie
 

Métropolitain


   Du détroit d'indigo aux mers d'Ossian, sur le sable rose et orange qu'a lavé le ciel vineux viennent de monter et de se croiser des boulevards de cristal habités incontinent par de jeunes familles pauvres qui s'alimentent chez les fruitiers. Rien de riche. La ville !
   Du désert de bitume fuient droit en déroute avec les nappes de brumes échelonnées en bandes affreuses au ciel qui se recourbe, se recule et descend, formé de la plus sinistre fumée noire que puisse faire l'Océan en deuil, les casques, les roues, les barques, les croupes. La bataille !
   Lève la tête : ce pont de bois, arqué ; les derniers potagers de Samarie ; ces masques enluminés sous la lanterne fouettée par la nuit froide ; l'ondine niaise à la robe bruyante, au bas de la rivière : les crânes lumineux dans les plans de pois et les autres fantasmagories La campagne.
   Des routes bordées de grilles et de murs, contenant à peine leurs bosquets, et les atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs, Damas damnant de longueur, possessions de féeriques aristocraties ultra-Rhénanes, Japonaises, Guaranies, propres encore à recevoir la musique des anciens et il y a des auberges qui pour toujours n'ouvrent déjà plus il y a des princesses, et si tu n'es pas trop accablé, l'étude des astres Le ciel.
   Le matin où avec Elle, vous vous débattîtes parmi les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums pourpres du soleil des pôles, ta force.

 

 

Interprétations

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La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.

Métropolitain :
     Michel Murat résume bien la question posée par ce titre : "Métropolitain est un titre ambigu, mais qui dérive directement de « métropole », premier mot désignant la ville dans le premier texte portant ce titre. En tant qu'unité lexicale (avant lecture du texte) il évoque d'abord le « Métropolitain » londonien, c'est-à-dire le « Metropolitan railway » (plutôt que le « Tower Subway »). Comme le texte ne décrit rien de tel, nous sommes tentés de l'interpréter plutôt comme un équivalent de « citoyen d'une métropole » (Ville) ; on peut aussi ce serait ma préférence y voir un adjectif neutre, apte à désigner tout élément objectivement caractéristique, ou subjectivement perçu comme tel, d'une condition sociale et de conditions de vie (le mot « métropole » désignant quant à lui des institutions et des espaces)." (op. cit. p. 290)

Du détroit d'indigo aux mers d'Ossian :
     Ossian est un barde légendaire écossais du IIIe siècle. Un recueil apocryphe de ce poète (rédigé par James Macpherson au XVIIIe siècle) eut un énorme succès à l'époque romantique. Les mers d'Ossian sont donc celles qui bordent l'Écosse. Selon Bruno Claisse, l'expression "détroit d'indigo", inspirée à Rimbaud par La Mer de Michelet, désignerait le détroit séparant l'Angleterre de l'Irlande (op. cit. 1990, p.94-95). On comprend généralement : la terre située entre le détroit d'indigo et les mers d'Ossian, c'est à dire l'Angleterre.

vineux :
    Épithète homérique traditionnelle de la mer : la mer vineuse, les vagues vineuses ... 

   

les casques, les roues, les barques, les croupes. La bataille ! :
  
Antoine Fongaro (op. cit. p.291-294) a proposé une comparaison intéressante avec un texte de Jules Vallès : une lettre d'exil, publiée sous le titre "Londres" dans le journal La Constitution, 25 mars 1872. L'extrait se présente comme une évocation de la rue ("Puis voici la rue !") :

      Le Up Roar de Londres ! tant de fracas ! les chariots qui s'emmêlent, les chevaux qui s'abattent, les pompiers qui courent vers les incendies, au grand trot, les crieurs de journaux et les écorcheurs de complainte, les coups de fouet, les coups d'épaule, les bœufs qui mugissent au coin des rues et les femmes saoules qui chantent, et le chemin de fer qui, là-bas, tire le canon ! Quelle bataille !

      (Pléiade Vallès, tome 2, p.71)

     Ce qui est commun, c'est d'abord l'assimilation de la ville à un gigantesque champ de bataille, ensuite la structure de paragraphe destinée à souligner cette idée : syntaxe énumérative + chute mettant en relief le nom "bataille". 
     Mais quand on a perçu l'analogie Vallès-Rimbaud sur ces deux points, d'autres relations se proposent :

- pompiers > casques
- chariots > roues
- chevaux > croupes
- rue > bitume
- au grand trot > fuient

La comparaison est, comme on dit, "suggestive".


Samarie
:
     Pierre Brunel rappelle que Samarie est "la capitale du royaume d'Israël bâtie par Omri, le sixième roi du Royaume du Nord, vers 880" et que Rimbaud, dans la première des Proses évangéliques la définit ainsi : "Samarie la parvenue, l'égoïste, plus rigide observatrice de la loi protestante que Juda dans les tables antiques" (op. cit. 2004 p.486). Une tradition critique (Antoine Adam, Bruno Claisse) admet comme une évidence que Samarie est une dénomination biblique rimbaldienne de Londres et ce, dès les Proses évangéliques. C'est, en tout cas, l'endroit où Jésus, dans l'Évangile selon saint Jean, rencontre la Samaritaine, qui a eu précédemment cinq maris et qui vit actuellement avec un homme qui n'est pas son époux légitime.

 

l'ondine niaise :
     Tous les commentateurs établissent un lien entre cette formule et le poème de 1872 Comédie de la soif (section II, "L'Esprit") dans lequel Rimbaud classait le motif des "ondines" parmi les "légendes et figures" qui ne suffisent plus à étancher sa "soif". Voici ce texte : 

Éternelles Ondines,
   Divisez l'eau fine.
Vénus, sœur de l'azur,
   Émeus le flot pur.
Juifs errants de Norwège,
   Dites-moi la neige.
Anciens exilés chers,
   Dites-moi la mer.

Moi

 
Non, plus ces boissons pures,

   Ces fleurs d'eau pour verres ;
Légendes ni figures
   Ne me désaltèrent ;
Chansonnier, ta filleule
   C'est ma soif si folle
Hydre intime sans gueules
   Qui mine et désole.

    Plusieurs commentateurs, à propos de l'adjectif "niaise", rappellent "la maison de berger de ma niaiserie" dans Nocturne vulgaire. C'est toujours le même rejet de la niaiserie ou de la mièvrerie poétique.

 

les crânes lumineux dans les plans de pois :
     Ce passage étonnant n'a pas reçu, selon nous, d'explication bien convaincante. Antoine Fongaro, y voit une allusion ironique à Victor Hugo qui représente souvent le poète par son large front pensif ou son crâne incliné vers quelque sujet de méditation, un crâne d'où jaillit la lumière ... (op. cit. p.151-152) ; Bruno Claisse envisage qu'il puisse s'agir des "têtes décharnées des journaliers travaillant durement sous le soleil" (op. cit. 1990, p.99) ; Antoine Fongaro (ibid), Jean-Luc Steinmetz (éd Rimbaud, GF n°517, p.168) et Pierre Brunel (op. cit. 2004 p.487) signalent aussi un rapprochement à faire avec un autre poème mystérieux de Rimbaud : Entends comme brame... (1872), poème où il est question à la fois de "pois" et de "tête", dans une atmosphère lunaire évoquant ironiquement les poètes romantiques, ces "amants de la nuit". Bien que personne ne tire de ce rapprochement une conclusion bien suggestive, c'est toutefois la piste qui séduit le plus, dans la mesure où elle conduit à un "nocturne effet" de brume compatible avec le reste du paragraphe. Voici ce poème :

Entends comme brame
près des acacias
en avril la rame
viride du pois !
 
Dans sa vapeur nette,
vers Phœbé ! tu vois
s'agiter la tête
de saints d'autrefois.

Loin des claires meules
des caps, des beaux toits,
ces chers Anciens veulent
ce philtre sournois...
 
Or ni fériale
ni astrale ! n'est
la brume qu'exhale
ce nocturne effet.
 
Néanmoins ils restent,
Sicile, Allemagne,
dans ce brouillard triste
et blêmi, justement !

 

Des routes bordées de grilles et de murs, contenant à peine leurs bosquets, et les atroces fleurs  :
     Une note inédite d'Antoine Fongaro, rapportée par Bruno Claisse (op. cit. 1990, p.103) indique : "La virgule précédant "et les atroces fleurs" n'empêche nullement que ces mots soient compléments d'objet de "contenant à peine". Outre le fait que l'emploi de la virgule (et des autres signes de ponctuation) est assez capricieux chez Rimbaud, il n'est pas impossible de trouver, dans la langue classique surtout, de nombreux exemples de virgule placée avant la conjonction "et" unissant deux termes."

 

Damas damnant de longueur, :
     L'expression a intrigué. Un "damas" est en français un produit venant de Damas, ville de Syrie. Parmi ces produits, le plus célèbre est une catégorie de tissu que le TLFI (Trésor de la Langue Française informatisé) définit ainsi : 

Étoffe monochrome, à double face, généralement en soie, ornée de dessins satinés, en relief sur fond mat, formés par le tissage. Damas broché, robe de damas, chambre tendue de damas. - "La haute salle aux décors de damas cerise" (BERNANOS, Soleil Satan, 1926, p. 245). 
- "Le salon de damas rouge, aux fauteuils trop dorés" (MAUROIS, Climats, 1928, p. 155).
- "Chaque fenêtre était ornée de rideaux en damas vert relevés par des cordons à gros glands qui dessinaient d'énormes baldaquins" (BALZAC, La Vieille fille, 1836, p. 303).

    Par ailleurs, il existe en français la locution "trouver son chemin de Damas" que le TLFI traduit par :

"Se convertir; s'amender; modifier profondément ses convictions, ses idées dans un domaine ou un autre : "Ah! Si vous saviez, Louise, quel homme j'étais. Heureusement, j'ai trouvé hier mon chemin de Damas. Désormais, je m'appliquerai à être l'ami des animaux et à les défendre tous, quels qu'ils soient." (AYMÉ, Clérambard, 1950, p. 89).

     La notion ajoutée par l'adjectif "longueur" peut éventuellement convenir aux deux sens du mot, qui ont divisé les commentateurs du poème.
     Dans une note inédite d'Antoine Fongaro, citée par Bruno Claisse (op. cit. 1990), ce critique considère que l'incise Damas damnant de longueur est "une apposition entre virgules au syntagme qui la précède immédiatement : les atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs [sorte de /qui sont un] Damas damnant de longueur". Dans ce cas, le poète comparerait le spectacle des riches propriétés qui entourent la métropole à un long décor, il longe une interminable et lassante tapisserie de "bosquets" et de "fleurs", aperçus derrière les "grilles" et les "murs" qui les enserrent. 
     D'autres commentateurs, comme Albert Py, retiennent l'allusion biblique et le sens de chemin, sans toutefois lui conserver la valeur précise de chemin de conversion. Albert Py écrit par exemple : "Je comprends chemin" (op. cit. p.174) et développe : "On y entrevoit une marche solitaire le long des jardins, des parcs, des grandes propriétés [...]" (op. cit. p. 176).
    La divergence initiale semble avoir peu de conséquence sur l'interprétation.

 

possessions de féeriques aristocraties ultra-Rhénanes, Japonaises, Guaranies, propres encore à recevoir la musique des anciens :
     Rimbaud est coutumier de ce type de phrase énumérative, dressant un inventaire hétéroclite de repères géographiques (Enfance I, Promontoire). C'est sa façon à lui, hyperbolique et quelque peu fantastique, de rester dans l'indéfini. Reste à se demander ce qui justifie ici l'allusion à un grand nombre indéfini de régions du globe. Selon Bruno Claisse, il s'agit d'une allusion à l'origine coloniale des richesses que le promeneur observe : " Rimbaud évoque ces "conquérants du monde" (Mouvement), qui, note Taine avec admiration, font couler l'or à flot sur le pays. Car ceux-ci, une fois enrichis, reviennent s'installer dans la métropole où ils se voient dotés d'un surnom rappelant l'origine de leur élévation" [comme "l'Australien", nom d'un quartier de Londres]. "En parlant d'aristocraties ultra-rhénanes, Japonaises, guaranies, à propos des gentlemen de sa majesté, Rimbaud ne fait ainsi que parodier les appellations couramment attribuées aux aventuriers du temps" (op. cit. 1990, p. 101). Ou encore, c'est la glose d'Albert Py : "des grandes propriétés aussi inaccessibles que si elles se trouvaient outre-Rhin, au Japon ou en Amérique du sud" (op. cit. p.176).
     Quant à "la musique des anciens", Bruno Claisse y voit une allusion à l'attachement de cette classe supérieure de la société britannique aux traditions. Interprétation recevable sans doute, mais à mon avis pas dans le sens précis que lui donne Bruno Claisse lorsqu'il en fait une dénomination "désinvolte" du traditionalisme bourgeois : il semble entendre par là l'usage familier et imagé du mot "musique" toujours la même vieille musique = toujours les mêmes vieilles mœurs, coutumes, idéologies alors que c'est probablement de "culture musicale" au sens propre qu'il s'agit ici.

 

des auberges qui pour toujours n'ouvrent déjà plus :
     Tous les commentateurs reconnaissent ici le motif rimbaldien de l'"auberge verte" qui apparaît notamment, avec la même tonalité pathétique, dans "Le Pauvre Songe", Comédie de la soif, section IV, et dans Enfance, section II. 
     De façon plus générale encore, Michel Murat note que le §4 de "Métropolitain", le ciel "reprend un matériau venu d'Enfance [...] Une bonne partie des deux premiers poèmes de la suite s'y retrouve : les "routes bordées de grilles", l'auberge vide, les "princesses", les "cœurs" et les "sœurs", les "possessions" exotiques" (op. cit. p.291, et note 63).

 

il y a des princesses :
     Pour Bruno Claisse, ce passage décrit le métropolitain fuyant dans le rêve le "désert de bitume". Les "princesses" sont pour lui en quelque sorte une transition vers l'amante idéale et fantasmatique : "Il ne reste plus alors au métropolitain qu'à s'évader sur place, en s'efforçant de retrouver "ses étoiles au ciel", mais surtout en rêvant "d'amours splendides" (Ma Bohême) de "reines" (Phrases), de "princesses", jusqu'à ce que son indomptable volonté de vivre suscite la vision d'une femme arctique ("elle") assez présente pour effacer la triste réalité et faire croire au bonheur" (Rimbaud ou le dégagement rêvé, p.102).

 

l'étude des astres Le ciel. :
     Michel Murat montre que le paragraphe 4 de "Métropolitain" ne reproduit que formellement le mode de composition installé depuis le début du texte, chaque paragraphe constituant en quelque sorte un tableau dont le dernier mot, isolé, serait le titre et définirait rétroactivement le sujet : "Dans les trois premiers paragraphes, la corrélation interne entre le tableau et le titre est forte, culminant au § 2 ("la bataille"). Mais au § 4 tout se dérègle : les objets énumérés (routes, bosquets, possessions, auberges) semblent se rapporter plutôt à "la campagne" qui précède; "le ciel" ne fait que prolonger "l'étude des astres" : à l'équivalence globale fait place un enchaînement local, ce qui crée dans la structure une sorte de fausse fenêtre." (op. cit. p.333).
     André Guyaux, dans son édition critique (op. cit. p.190), exprime une analyse presque identique à celle de Murat : "Le ciel, qui cette fois clôture le paragraphe, n'était pas absent des deux premiers, ni peut-être du troisième, on l'a dit. Mais ici, c'est la relation entre le terme de clôture et tout le paragraphe qui est modifiée dès lors que les mots qui précèdent immédiatement la fin semblent dotés d'une relation d'équivalence privilégiée, comme si une partie du paragraphe correspondait mieux que tout le reste à la synthèse proposée : "l'étude des astres
le ciel." André Guyaux ne dit pas que le contenu du paragraphe ne correspond pas à la clausule "le ciel", il dit qu'il correspond "moins bien" que l'expression "l'étude des astres". Mais c'est seulement, semble-t-il, prudence rhétorique. Par ailleurs, il voit une continuité entre le contenu du §4 et le §3 : "L'énumération semble se poursuivre comme si ce quatrième paragraphe s'enchaînait au troisième, en dépit de la synthèse nominale conclusive".

 

Elle :
     Tous les commentateurs font remarquer l'emplacement de "Métropolitain" sur les manuscrits de Rimbaud, entre "Angoisse" et "Barbare". Les trois textes sont copiés l'un à la suite de l'autre sur les feuillets 23 et 24 (les deux derniers, donc) de la liasse de manuscrits remise par le poète à Verlaine, lors de leur fameuse rencontre de Stuttgart. Si la pagination est due à l'auteur lui-même (thèse défendue par Steve Murphy) cela indiquerait une volonté de Rimbaud de privilégier ces textes et de signaler leurs convergences. 
     Sergio Sacchi écrit : "Avec "Angoisse", avec "Barbare" (transcrits sur les mêmes feuillets), "Métropolitain" forme en fait un cycle en "Elle", qui pénètre cette "voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques" ("Barbare")". Après avoir envisagé plusieurs interprétations allégoriques possibles de ce "Elle" (la Vampire d' "Angoisse", la ville, ...) Sergio Sacchi conclut : "et si elle indiquait tout simplement cette femme qui les résume toutes, le Féminin, pôle de toute altérité ?" (op. cit. p.235).
     Albert Py ne dit guère autre chose lorsqu'il écrit : "Plutôt qu'à la Vampire d'"Angoisse" Elle me fait penser à l'Aube, aux êtres de Beauté que le poète adolescent étreint. Il est vrai qu'il s'agit peut-être des deux visages, l'un faste, l'autre terrible, de la même divinité" (op.cit. p.174).
    "Qui donc désigne "Elle" ?, se demande Bruno Claisse (op. cit. 2001, p.158-159). "Le pronom, à nouveau cataphorique [c'est à dire annonçant un élément du texte postérieur], trouve dans l'ultime clausule de "Métropolitain" son nom propre : "ta force", c'est à dire l'antidote aux clausules précédentes : "la ville / la bataille / la campagne / le ciel". De fait, "Elle" fait la force du poète [on remarquera la nuance entre "Elle" EST la force et "Elle" FAIT la force] par ce qu'elle représente : la vitalité originelle, symbolisée par le chromatisme intense de l'aurore boréale (dans "Métropolitain") et les déchaînements climatiques et volcaniques (dans "Barbare"). Aussi la désire-t-il furieusement, fût-ce par le corps à corps ("vous vous débattîtes"), pour posséder ce qu'elle possède : la force, capable d'affronter la métropole moderne et de régénérer la sauvagerie [...] De fait, la force qu'"Elle" communique au poète n'est pas seulement l'énergie mais l'an-archie, si nous voyons dans "les drapeaux noirs du pôle" ("Métropolitain") l'analogue du "pavillon en viande saignante" de "Barbare" : un emblème de l'historicité et de la modernité du poète, son refus — inséparablement poétique, politique et éthique — d'aliéner la poésie à la Vampire, c'est à dire à la société et à la théorie traditionnelles. Au comble de la possession d'"Elle", la force devient flux spermatique, dans "Barbare" ("Et les larmes blanches, bouillantes, — ô douceurs !", lesquelles larmes sexualisent en retour le pavillon initial)".

 

les drapeaux noirs :
     Bruno Claisse (op. cit. 2001, p.158-159) voit dans ces "drapeaux noirs" ceux des anarchistes. Voir la citation de cet auteur dans notre note sur "Elle".
     Les drapeaux noirs du poème peuvent-ils être ceux de l’anarchisme ? Le drapeau de la Commune fut le drapeau rouge. Ce n’est qu’en 1882 que les anarchistes, désireux de se distinguer des « socialistes autoritaires », se prononcent pour l'abandon du drapeau rouge au profit du drapeau noir. Le 18 mars 1882, lors d'un meeting tenu salle Favié à Paris, Louise Michel s'exclame : "Plus de drapeau rouge, mouillé du sang de nos soldats. J'arborerai le drapeau noir, portant le deuil de nos morts et de nos illusions." Un peu plus tard, à Lyon, elle tient les mêmes propos devant une foule qui, sans doute, se souvenait de ce drapeau noir arboré pour la première fois publiquement lors de la révolte des Canuts. Le drapeau noir avait été en effet celui des ouvriers lyonnais en 1834. Dans son évocation des journées révolutionnaires des 5 et 6 juin 1832, au livre X des Misérables, il est question tout autant du drapeau rouge arboré par un homme noir à cheval, que d'un drapeau noir portant l'inscription "La République ou la mort". Il n'est pas impossible qu'il ait été brandi par certains Communeux avec une signification semblable.
     Autant dire que l’identification des drapeaux noirs du poème avec ceux de l’anarchisme est improbable. Sans doute faut-il y voir plutôt celui de la révolte ouvrière en général.

     Pierre Brunel relève que la critique contemporaine voit généralement dans ces drapeaux noirs l'emblème de l'anarchie mais il tente d'indiquer des alternatives possibles : le drapeau noir fut choisi comme signe distinctif par quelques corsaires, on pourrait aussi y voir le symbole opposé à celui du drapeau blanc (message de reddition ou de neutralité en temps de guerre) : "ce serait bien alors le drapeau de la force", conclut l'auteur (op. cit. 2004, p.490). 

 

les parfums pourpres du soleil des pôles, :
     L'expression "soleil des pôles", à relier avec les "éclats de neige", les "glaces", peut-être aussi les "lèvres vertes" (décolorées par le froid ?), renvoie à ce décor polaire plusieurs fois employé par Rimbaud dans les Illuminations (Barbare, Dévotion, Métropolitain et, plus localement, Après le Déluge, Being Beauteous). La couleur "pourpre", présente dans la plupart de ces évocations, se réfère à l'intense couleur rouge du disque solaire lorsqu'il se trouve bas sur l'horizon, phénomène optique dont la durée est particulièrement marquée dans les régions polaires. Comme le notent tous les commentateurs, le narrateur des Illuminations perçoit ce décor polaire dans une explosion de couleurs (le "chromatisme intense de l'aurore boréale" dit Bruno Claisse, 2001, p.158), que l'écriture tente de rendre par la multiplication des notations colorées (neige, vertes, glaces, noirs, bleus, pourpres). La présence du mot "parfums", assez gratuite sur le plan de l'image, s'explique sans doute par la recherche d'une correspondance synesthésique et d'une allitération en /p/. Tout au plus peut-on dire, avec Sergio Sacchi, que le syntagme "les parfums pourpres du soleil des pôles, synthèse de deux séries couleur / glace, nous accord[e] l'expérience d'une plénitude sensorielle, d'une vision parfumée : l'air cristallin du pôle était peut-être là pour aiguiser la perception du jamais vu" (op. cit. p.234).



ta force :
     La célébration de la "force" (de sa force) et, inversement, la crainte de la "faiblesse", sont des thèmes récurrents chez Rimbaud : "Faiblesse ou force : te voilà, c'est la force." (Mauvais sang, section 5). Le thème survient tantôt dans un contexte psychologique et social (Mauvais sang, section 5 et 8, Angoisse, Ouvriers), tantôt dans un contexte érotique (Les Déserts de l'amour, Métropolitain). Le mot "force" forme parfois avec le mot "amour" un couple lié où les deux mots semblent à la fois complémentaires et antithétiques (Angoisse, Génie). Il en est de même pour "droit" et "force" dans "Guerre", "Sonnet (Jeunesse II)". 
     Les commentateurs de "Métropolitain", malgré certaines nuances, convergent dans l'interprétation qu'ils apportent à cette fin de texte. Mario Matucci semble bien résumer le commun dénominateur de toutes les interprétations en écrivant : "Le poète a surmonté son état d'angoisse et a pris conscience de sa force dans la lutte nécessaire" (édition italienne de Rimbaud, 1952, cité par Sergio Sacchi, op. cit. p.237). Lequel Sergio Sacchi suggère qu'il s'agit moins là d'une force préexistante à la lutte que d'une "force octroyée par la lutte" (ibid.). Albert Py (op. cit. p.177) établit un parallèle avec "Aube" et évoque la force "retrouvée dans un corps à corps avec cette mystérieuse déesse que Rimbaud étreint de poème en poème [...] une union primordiale se célèbre au centre d'un univers éclaté, et reconstitué en beauté par cette union même". Pour Bruno Claisse (op. cit. 2001, p.158-159), qui reprend à son compte l'idée d'un lien avec "Aube", cette mystérieuse déesse ("Elle") n'est autre que la Force elle-même : voir, ci-dessus, notre note sur "Elle".


 

 

Commentaire

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"À la surface, c'est une ville de luxe, d'arts frivoles et de plaisirs : au fond, c'est une arène où lutte l'éternel combattant du progrès et de la liberté, soutenu par la sympathie chaleureuse de tous ceux qui s'intéressent au triomphe de la démocratie dans le gouvernement des sociétés."

Pierre Larousse      
Article "Paris" du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (1866-1877)      

 

     "Métropolitain" est un de ces poèmes des Illuminations qu'il serait vain de prétendre élucider entièrement. Cependant, des gloses accumulées par la tradition critique, quand on les passe en revue, il ressort un certain nombre d'hypothèses de sens assez convaincantes. Le commentaire ci-dessous tente de résumer ce cadre interprétatif qui m'a paru suffisamment solide et cohérent pour pouvoir aider le lecteur curieux qui consulterait ces pages.

Structure et sens général du texte 

     Le poème est divisé en cinq paragraphes. Ces paragraphes présentent des similitudes de forme dont la plus visible réside dans leurs clausules parallèles, bâties sur le même patron grammatical : un nom, précédé de son déterminant, et détaché par un tiret du reste du texte. Ce nom résume le contenu du paragraphe. Chacun d'entre eux pourrait être comparé à un mini-récit dont la clausule serait le titre. En effet, quelque chose de l'ordre du récit (description et narration mêlés) peut être restitué derrière l'éclatement apparent du texte. 
     Certes, l'écriture rimbaldienne travaille à la subversion des codes littéraires : les éléments du paragraphe ne sont pas organisés en une suite logique assignable à une action ou à un paysage précis, ils semblent sans rapport les uns avec les autres, hétéroclites. Ce morcellement s'explique aussi par la recherche rimbaldienne de la concision et de l'ellipse. Un mot parfois est à lui seul une scène (à l'exemple de ceux qui achèvent le paragraphe 2 : "les casques, les roues, les barques, les croupes.").
Un court paragraphe comme le troisième représente à lui seul cinq moments, cinq tableaux distincts. Le poème devient "réunion de scènes infinie" (selon la formule employée par Rimbaud pour caractériser le "boulevard" dans "Plates-bandes d'amarantes ..."). L'espace semble disloqué et reconstruit selon un mode de montage dont nous n'avons pas la clé. 
     Cependant, le sens reste à la portée du lecteur qui accepte d'adapter sa méthode et son rythme de lecture à la densité du texte. Avec "Métropolitain", la lecture devient auscultation attentive de chaque mot, travail de l'imagination, assemblage d'un puzzle, activités néanmoins facilitées par la présence d'éléments symboliques reconnaissables. Par exemple, le lecteur a vite deviné derrière les "boulevards de cristal" la description hyperbolique de la rue moderne, les magasins et leurs vitrines. Le nom d'Ossian ("mers d'Ossian") suffit à désigner l'Angleterre comme lieu du texte. En s'appuyant sur de tels stéréotypes littéraires ou sociologiques, le lecteur vérifie rapidement que la clausule : "la ville" fonctionne bien comme un résumé du paragraphe qu'elle conclut.
     Certains commentateurs (André Guyaux, Michel Murat surtout) ont tenté de montrer que cette structure de paragraphe installée au début du texte a tendance à se dégrader dans les paragraphes 4 et 5. Ils remarquent que le paragraphe 4 emprunte la quasi totalité de ses composantes à la ville, ou plutôt à sa périphérie résidentielle, et que seule la formule : "l'étude des astres" paraît avoir un rapport sémantique avec la clausule "le ciel". Mais cette analyse ne tient plus, si l'on veut bien prendre le mot "ciel" dans le sens symbolique qui est en réalité le sien dans le texte : "ciel" au sens d'"idéal", objet de dévotion ou d'addiction. Ce sens ressort avec une grand évidence du paragraphe : les cottages aristocratiques des alentours de Londres étalent sous les yeux du promeneur métropolitain les beautés et les richesses qu'il convoite, le ciel auquel il aspire. C'est pourquoi le mot "ciel" résume parfaitement le quatrième paragraphe. Et il en est de même, au cinquième, pour le mot "force". La rupture, ici, si rupture il y a, consiste seulement dans le fait que ce cinquième paragraphe n'est plus dédié à l'évocation de la ville, ou de l'un des aspects de la ville, mais au narrateur lui-même. Cependant, pour ce qui est de la structure formelle du texte, elle fonctionne à l'identique.
     Antoine Fongaro (op. cit. p.291-294) a proposé pour le second paragraphe un intertexte possible chez Jules Vallès (voir notre note). Il s'agit d'une lettre d'exil, publiée sous le titre "Londres" dans le journal La Constitution, 25 mars 1872. Le paragraphe de Vallès, qui évoque les rues de Londres, contient quelques éléments de description comparables à ceux présents dans le poème, et surtout il se termine par le court syntagme exclamatif : "Quelle bataille". La parenté (forme, sujet) est si manifeste, les dates si concordantes qu'on est réellement tenté de considérer cette référence comme une source, au sens le plus étroit du terme. Et donc, de considérer ce second paragraphe comme la matrice initiale du poème, le module de base, rédigé en premier, et reproduit quatre fois de façon rigoureuse. Antoine Raybaud, de son côté, a mis l'accent sur la mesure qui semble avoir présidé à la composition du poème, ce qu'il appelle de façon imagée une "métrique de mots" (op.cit). Il a notamment montré que les trois premiers paragraphes contiennent exactement le même nombre de mots pleins (26). En procédant ainsi, Rimbaud compensait en quelque sorte la tendance à l'éclatement du discours narratif-descriptif par une structure puissamment charpentée.
     Dans notre étude linéaire du poème, nous essayerons de montrer que le thème particulier de chacun de ces paragraphes se révèle (de façon plus ou moins claire) à une lecture attentive : le premier est une sorte de présentation de la ville, une première rencontre, mi-éblouie, mi-circonspecte ; le second décrit la ville comme un champ de bataille, qu'on fuit ; la troisième semble évoquer les soirs dans les banlieues, la course aux plaisirs et ses déprimantes fantasmagories ; la quatrième décrit les demeures des riches et tous leurs trésors, qu'on convoite ; la cinquième, enfin, élabore sous la forme d'une mêlée amoureuse une sorte d'allégorie de la lutte, lutte du sujet contre le monde qui l'entoure, lutte nécessaire pour pouvoir résister à l'accablement de la vie métropolitaine.
     Les remarques précédentes, on l'aura compris, règlent aussi la question du titre : nulle allusion au Métropolitan subway dans ce poème. On ne voit rien, dans la lettre du texte, qui puisse confirmer une telle hypothèse, qui a pourtant eu un certain succès dans la tradition critique. Rimbaud a choisi de laisser dans l'indétermination grammaticale ce terme, "Métropolitain", dans lequel on peut voir dès lors légitimement soit un adjectif (le spectacle métropolitain, le mode de vie métropolitain) soit un substantif (le métropolitain, l'habitant de la métropole, l'homme des villes). Le thème du poème est donc la Ville, la grande ville, la métropole moderne, prise comme reflet d'une société industriellement développée, divisée en classes, organisée jusque dans son urbanisme selon le critère de l'argent, et où la vie quotidienne est une lutte.

Analyse linéaire  

Paragraphe 1 

     Le §1 enchaîne trois images : 
     La première est constituée par le complément de lieu antéposé : "Du détroit d'indigo aux mers d'Ossian, sur le sable rose et orange qu'a lavé le ciel vineux". Elle offre une sorte de paysage après l'orage : une plage infinie (puisqu'elle enserre tout un pays d'une mer à l'autre) "lavée" par le ciel, dont la couleur "vineuse" laisse imaginer des nuages teintés de rouge ou de violet par un soleil levant (l'hypothèse d'une aube sur l'Océan correspond mieux à ce lever de rideau du poème que celle d'un coucher de soleil). Le sable reçoit lui aussi les chaudes couleurs, "orange" et "rose", du levant. La mention du nom d'Ossian nous permet d'identifier l'Angleterre (voir notre note).
     La seconde image coïncide avec le noyau sujet-verbe de la phrase : "viennent de monter et de se croiser des boulevards de cristal". L'inversion du sujet par rapport au verbe (que nous retrouverons dans le §2) produit un effet d'attente et attire l'attention sur l'action verbale, dont le caractère dynamique est ici particulièrement remarquable. En effet, l'utilisation du passé récent : "viennent de" et le choix de verbes d'action : "monter", "se croiser", produit sur le lecteur l'impression d'un brusque changement de décor. Un changement d'échelle vient de s'opérer entre ce que nous avons appelé la première image (les îles  britanniques tout entières) et cette seconde image où l'espace se voit réduit à celui d'une ville. Cette ville vient d'apparaître et de se dessiner sous nos yeux par le biais d'une "synecdoque" : la représentation d'une totalité, la ville, est suggérée par l'évocation d'une de ses parties : les "boulevards", avec leurs vitrines étincelantes ("de cristal"). Ainsi, non seulement le poète passe elliptiquement d'une scène à une autre au cours de la même phrase, mais il accentue par des moyens stylistiques l'impression de vitesse et d'incongruité de manière à conférer un caractère fantastique à l'enchaînement.
     Une troisième image est ajoutée par le participe passé apposé et ses compléments : "habités incontinent par de jeunes familles pauvres qui s'alimentent chez les fruitiers." Pas de nouveau changement d'échelle, mais nouveau procédé d'accélération par l'adverbe "incontinent" qui signifie "aussitôt", "immédiatement". L'occupation des logements de la ville par la masse des ouvriers, chassés des campagnes par l'exode rural et poussés vers les métropoles par l'attraction des emplois industriels, phénomène bien connu de l'urbanisation aux XIXe siècle, nous est décrite comme une action en cours de déroulement, en accéléré, sous nos yeux. Le court commentaire suivant : "Rien de riche" a d'abord une fonction de chute rythmique (cadence mineure). Il souligne aussi le contraste entre la richesse de la ville, suggérée par l'hyperbole précieuse : "boulevards de cristal", et la misère du prolétariat urbain moderne (les "jeunes familles pauvres qui s'alimentent chez les fruitiers").
     Quel effet de sens Rimbaud a-t-il recherché à travers ce mode de narration qui frise le "merveilleux" ? Rimbaud a-t-il voulu s'essayer à ce lyrisme de l'accélération qui s'empare des écrivains au XIXe siècle, généré par l'invention de la vapeur et l'expérience du chemin de fer : ce changeant théâtre du regard, annonciateur du cinématographe, qui dévoile un paysage en perpétuel renouvellement ?  A-t-il voulu exprimer l'émerveillement du "touriste naïf" (comme il dit dans "Soir historique") devant les sortilèges de la grande ville ? L'étonnement de se retrouver déjà là, sitôt débarqué, au milieu de Londres, effaré devant tant de luxe et tant de misère ? Un effet d'"illumination" traduisant l'acuité du regard porté par le poète sur le monde qui l'entoure, la pénétration visionnaire du "voyant" ? Ne faut-il voir dans ce mode d'écriture que le goût rimbaldien bien connu pour les effets de lanterne magique, le récit procédant à la manière d'une suite discontinue d'images fixes et le mouvement étant apporté de l'extérieur par les enchaînements accélérés du montage ? Difficile de trancher.
    En tout cas le sens général du paragraphe ne fait aucun problème. Comme l'indique d'ailleurs sa clausule ("la ville"), nous venons d'assister, comme sur un gigantesque théâtre qui serait l'Angleterre, baignée par l'Océan, à l'épiphanie de la Métropole moderne par excellence : Londres, ses merveilles, sa misère.

Paragraphe 2

     Le §2 est organisé syntaxiquement sur le modèle du § 1, avec de légères variations. Le §1 suivait l'ordre : CC lieu (introduit par "du") ; V (x2) ; S ; groupe du participe passé apposé. Le §2 présente la suite : CC lieu (introduit par "du") ; V ; CC manière (x3) ; S (x4). Le groupe le plus long de la phrase est celui formé par les trois compléments circonstanciels de manière. L'intention de Rimbaud semble donc avoir été double : reculer au maximum le sujet de manière à obtenir un effet de chute en fin de phrase ; cultiver le parallélisme le plus rigoureux possible avec le paragraphe précédent. Ce parallélisme est marqué notamment par l'anaphore de la préposition "du" et la correspondance phonique-syntaxique de la suite immédiate :"Du détroit d'indigo / Du désert de bitume". Toujours, donc, ce même souci de contenir la dérive du texte dans une forme précise et carrée.
     Autre facteur de parallélisme avec le paragraphe précédent, le §2 s'ouvre aussi sur un vaste espace : les rues de la ville comparées à un "désert de bitume" ; le ciel envahi de "fumée" et de "brumes" en provenance, semble-t-il, de l'Océan. Il s'agit évidemment du célèbre "fog" londonien (encore un stéréotype). La correspondance établie entre la noirceur de l'atmosphère et l'idée de deuil n'est guère originale, même si elle convient à suggérer le sentiment de rejet dont la ville est maintenant l'objet de la part du narrateur. Le travail d'écriture le plus significatif, dans ce début de phrase, réside dans le dynamisme conféré par les verbes à l'ensemble du tableau. 
     Comme dans le §1, encore une fois, toute la description est animée par un effet de vitesse et de mouvement. Le premier verbe, "fuient", aurait pu banalement se rapporter aux brumes poussées par le vent, mais la syntaxe lui donne pour sujets les quatre noms qui terminent la phrase et qui décrivent l'agitation de la ville : "les casques, les roues, les barques, les croupes." Conséquence : c'est un unique mouvement d'ensemble qui paraît emporter, dans une même fuite éperdue, le ciel et les habitants de la ville. Les verbes de la proposition relative ("au ciel qui se recourbe, se recule et descend") ne décrivent sans doute que la courbure apparente du ciel, lorsqu'on le regarde d'un oeil naïf et qu'on le voit rejoindre à l'infini la ligne d'horizon (d'où le verbe "se recule", synonyme d'éloignement). Mais Rimbaud qui, dans d'autres occasions, affectionne la concision et l'ellipse, ne consacre pas moins de trois verbes de mouvement à l'évocation de ce phénomène optique, utilisant en outre l'allitération qui rapproche les deux premiers d'entre eux ("se recourbe, se recule") pour renforcer le dynamisme de la phrase.
     Le groupe des quatre sujets se présente, par contre, de façon tellement elliptique que le lecteur a bien du mal à dénicher derrière chacun de ces noms la scène de vie urbaine qui s'y cache. Sans doute Rimbaud l'a-t-il voulu ainsi. Au lecteur d'imaginer. Au lecteur aussi de ne pas tomber dans le piège des mots : de ne pas croire par exemple que les "casques" appartiennent à des soldats, puisque bataille il y a. Ici, il s'agit bien sûr d'une bataille métaphorique : la ville comme champ de bataille. Ces "casques" devraient donc représenter plutôt des pompiers filant à toute vitesse vers quelque incendie. Rimbaud a-t-il joué consciemment la carte de l'équivoque ? C'est vraisemblable. Cette équivoque n'a-t-elle pas l'intérêt de connoter une notion de guerre ? Or, la guerre, la bataille, est sans doute l'idée centrale du texte, comme le montreront les §4 et 5 ! Le texte de Rimbaud exige souvent de tels exercices de déduction logique et d'imagination. Nous le verrons notamment avec le § 3.
    Pour ce §2, cependant, l'étude des sources vient au secours du lecteur défaillant. Antoine Fongaro a suggéré, pour ce paragraphe, un intertexte possible chez Jules Vallès, qui emporte la conviction (voir notre note). La confrontation des deux textes montre comment Rimbaud a probablement travaillé. Il
a conservé la structure de paragraphe utilisée par Vallès. Par contre, il abandonne les notations auditives au profit de notations visuelles. Il réduit le nombre des éléments descriptifs (en favorisant par leur rapprochement un effet d'assonance /r/ + /k/ : "les casques, les roues, les barques, les croupes"). Et surtout, il réduit chacun de ces éléments descriptifs à un détail (synecdoque de la partie pour le tout) : "chariots" devient "roues" ; "chevaux" devient "croupes" ; "pompiers" devient "casques". On observe dans cet exemple le goût de Rimbaud pour la concision et pour un certain hermétisme (obtenu ici essentiellement par la synecdoque).
     L'image de la ville s'est singulièrement assombrie au cours de ce deuxième paragraphe. Le §1 la faisait apparaître sous le signe du merveilleux, même si Rimbaud y introduisait déjà une allusion à la misère des pauvres. Le §2 la montre sous l'aspect d'un champ de bataille, agitée d'un mouvement panique, sous un ciel brumeux et enfumé. C'est Métropolis, la nouvelle Babylone, la ville tentaculaire si souvent dénoncée par les littérateurs et les politiques, en cette fin de XIXe siècle.

Paragraphe 3

     Le patron syntaxique du paragraphe change. Les §3 et 4 sont fondés sur une énumération de groupes nominaux. Cette énumération est annoncée et commandée grammaticalement par le verbe à l'impératif suivi de deux points que Rimbaud a placé en tête du §3 : "Lève la tête". Ce noyau verbal pose deux problèmes au lecteur : premièrement, à qui renvoie cette seconde personne ? deuxièmement, quel est le sens de cette injonction ? 
     La suite du texte confirme la valeur structurante pour le discours de cette deuxième personne. On la retrouve à la fin du §4 : "si tu n'es pas trop accablé" et dans le §5 : "vous vous débattîtes", "ta force". Certains commentateurs (André Guyaux notamment) ont supposé que le narrateur pouvait s'adresser à une autre personne. Mais le caractère intime du §5 incline à interpréter ce dialogue comme un dialogue intérieur. Ainsi, toute la fin du texte constituerait un débat avec soi-même, se déroulant dans l'esprit du narrateur au cours de son périple suburbain.
     Le §3 s'annonçant comme un tableau de la "campagne", on peut comprendre l'apostrophe initiale comme une injonction à observer le spectacle autour de soi. On peut aussi trouver un sens moral à l'expression, en relation avec la notion d'"accablement" énoncée à la fin du §4 : relève la tête, redresse-toi, ne te laisse pas gagner par l'accablement.
     Le cœur du § 3 est constitué par une énumération dont la formule finale, détachée par un tiret, apporte un éclairage particulier à toute la description : "
— et les autres fantasmagories". En effet, cette qualification plutôt péjorative, chez Rimbaud, de "fantasmagorie" ne s'applique pas seulement aux "crânes lumineux dans les plans de pois". Mis en relief par le tiret, et par sa place en fin de phrase, le mot "fantasmagorie" frappe d'irréalité toutes les beautés de la campagne précédemment nommées. Il confère à l'ensemble une atmosphère nocturne et fantomatique, en conformité avec l'évocation des "lanternes" et des "masques enluminés". L'adjectif "niaise" appliqué à l'"ondine" rappelle l'expression "maison de berger de ma niaiserie" employée par Rimbaud dans Nocturne vulgaire pour décrire le carrosse présent dans son rêve. De fait, comme dans de nombreux autres textes (Comédie de la soif, Michel et Christine, Nocturne vulgaire, Soir historique, etc.) Rimbaud semble reprendre ici, en s'en moquant, un certain nombre de motifs poétiques du romantisme et de la littérature d'inspiration bucolique : l'"ondine" d'Aloysius Bertrand, les "masques" des fêtes galantes, les effets de nuit. Mais ces stéréotypes du merveilleux littéraire apparaissent dérisoires d'être plaqués artificiellement sur une réalité que l'on devine sordide, puisqu'elle est "accablante". La réalité de la banlieue londonienne.
     Nous sommes en effet maintenant dans une banlieue populaire, comme l'indique le syntagme "les derniers potagers de Samarie". L'adjectif "derniers" suppose que le promeneur a atteint la périphérie de l'agglomération (Rimbaud et Verlaine étaient coutumiers, nous le savons notamment par la correspondance de Verlaine, de ces longues promenades dans les banlieues de Londres). Les "potagers" désignent sans doute des sortes de "jardins ouvriers", c'est à dire ces cultures destinées à la consommation privée que les londoniens modestes développaient sur les lopins de terre qui leur étaient alloués à la périphérie de la ville. Rimbaud poétise Londres en la parant du nom d'une capitale biblique, "Samarie". Il est possible qu'il en dénonce aussi simultanément l'immoralité (voir notre note). 
     Le spectacle qui s'offre au regard du promeneur est à la fois poétique et d'un pittoresque désuet : le "pont de bois, arqué". Bruno Claisse voit dans certains détails de ce paragraphe des références à des réalités précises : les "masques enluminés sous la lanterne fouettée par la nuit froide" seraient des visages grotesques éclairés par quelque quinquet de taverne ; le paragraphe décrirait le spectacle de la ville la nuit, avec ses débits de boisson, ses poivrots, ses Vénus de barrières (les "ondines niaises à la robe bruyante"). Dans le même esprit, on pourrait voir dans les "crânes lumineux" une fantasmagorie nocturne, des personnages éclairés par la lune peut-être (voir notre note sur un intertexte possible dans "Entends comme brame...").
     Il ne faudrait pas en venir à nier le charme poétique du passage. Chacune des images est belle et mystérieuse, la phrase est construite comme une période oratoire, de cadence d'abord ascendante (les groupes grammaticaux s'allongent progressivement : 4 / 6 / 10 / 18) puis descendante (17 / 11 / 9 / 3). Mais Rimbaud suggère que cette poésie est un leurre, comme sont des leurres l'ivresse et les autres moyens d'évasion que la ville procure à ses habitants, quand ils courent aux plaisirs, le soir venu. Ce n'est donc pas dans cette "campagne" menteuse que le citadin peut trouver matière à "relever la tête", si tel était bien son projet. 

Paragraphe 4

     Peut-être alors faudrait-il "relever la tête" vers "le ciel" ? Tel est le thème du §4. Mais dans quel sens Rimbaud emploie-t-il le mot "ciel" dans cette quatrième partie du texte ? Il y a dans l'emploi de ce mot une finesse cachée. Car le terme est pris tour à tour dans son sens propre et dans son sens figuré. Comme nous l'avons déjà signalé, ce n'est guère que dans le syntagme "l'étude des astres" que la notion de "ciel" parait présente, au sens propre du mot. Partout ailleurs dans le paragraphe, il n'en est rien et il faut conclure soit que l'évocation n'a rien à voir avec le ciel, soit, plus vraisemblablement, que le mot doit y être pris dans un sens figuré : le sommet, l'idéal sublime, le but suprême, le comble du bonheur. Or, le texte se prête bien à cette interprétation métaphorique.
     En effet, notre promeneur métropolitain semble maintenant avoir gagné la zone résidentielle de la capitale. Le mot "routes" indique qu'on est sorti de la ville proprement dite. Les "grilles" et les "murs" signalent la présence de propriétés privées bien gardées. De véritables parcs ! 
     Une nature otage étouffe derrière ces clôtures "contenant à peine leurs bosquets, et les atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs". Le verbe "contenant" possède deux compléments d'objets directs : la virgule après "bosquets" n'empêche pas que le second groupe de mots soit aussi un complément d'objet du verbe qui précède. Le second de ces compléments d'objet (les "fleurs") doit évidemment être compris à la fois au propre (végétation florale) et au figuré (femmes), comme l'impose la référence ironique au cliché de la poésie amoureuse : la triple équivalence fleurs-sœurs-cœurs. Les femmes sont donc, au même titre que la nature, des prisonnières de ces "possessions jalouses du bonheur" (André Gide) que sont les villas luxueuses du Grand Londres. La critique rimbaldienne traditionnelle de la femme bourgeoise se concentre dans l'adjectif "atroce" et dans le conditionnel "appellerait". Sans doute faut-il comprendre qu'on pourrait appeler ces femmes des "sœurs" (de charité), qu'on pourrait en faire des amantes de "cœur", si toutefois elles n'acceptaient pas le rôle "atroce" que la religion et la morale bourgeoise leur réserve (bigoterie, pudibonderie, cupidité, cruauté).
     Le segment de phrase suivant est encore justiciable d'une interprétation polysémique. Le syntagme "Damas damnant de longueur" est, grammaticalement parlant, un groupe nominal en apposition. Mais apposition à quoi ? S'il désigne les "bosquets" et les "fleurs", alors on est tenté d'entendre Damas au sens de riche tissu, somptueux décor aiguisant la convoitise du promeneur sans espoir de jamais pouvoir y atteindre et le condamnant par conséquence à une sorte de damnation. S'il désigne "des routes", on pensera plutôt au "chemin de Damas", où Saint-Paul eut la vision d'une grande lumière éblouissante et entendit la voix du Christ, révélation qui fut à l'origine de sa conversion. Il est vraisemblable que Rimbaud a bien aperçu les deux significations possibles du mot "Damas" et l'a volontairement privé de toute extension explicative, l'abandonnant ainsi à son ambiguïté. Dans les deux cas, le complément "de longueur" trouve une application logique : longueur de la route elle-même ou du décor somptueux qu'elle longe. Mais ce mot "longueur", appliqué au supplice d'un désir irréalisable, suggère irrésistiblement l'idée de "langueur", et il serait naïf de croire que Rimbaud n'a pas joué consciemment de cette équivoque.
     Le groupe de mots suivant : "—
possessions de féeriques aristocraties ultra-Rhénanes, Japonaises, Guaranies, propres encore à recevoir la musique des anciens —", a reçu des interprétations différentes mais pas nécessairement contradictoires (voir notre note). Bruno Claisse a peut-être vu juste quand il interprète ces adjectifs de nationalités fantaisistes comme une allusion à l'origine coloniale des fortunes ayant permis d'édifier ces somptueux domaines ; cela ne contredit pas nécessairement l'intuition d'Albert Py qui décelait dans cette énumération fantastique (non sans un effet de gradation interne d'ailleurs, l'adjectif "guaranies" étant sans conteste le plus inattendu des trois) une volonté rimbaldienne de suggérer l'inaccessible.
     La "musique des anciens" n'est sans doute rien d'autre que la musique savante, ce luxe aristocratique dont la culture bourgeoise garderait, pour Rimbaud, le privilège (celui de la comprendre, celui de pouvoir s'y adonner). Voir notre note.

     Avec "les auberges qui pour toujours n'ouvrent déjà plus" Rimbaud se livre à l'auto-référence explicite. Présente dans "Le grand songe" et dans "Enfance II" (qui eux-mêmes se référaient au "Cabaret-Vert") cette métaphore d'un paradis à tout jamais perdu revient à intervalles réguliers sous la plume de Rimbaud.
     "Il y a des princesses" n'est sans doute qu'une reprise, emphatique, du thème des femmes-fleurs. On peut y voir aussi, comme Bruno Claisse, le premier échelon d'une ascension vers l'utopie : les "princesses" (rêve d'amour "aristocratique"), les "astres" (rêve d'un paradis s'abritant dans la voûte céleste, le "futur luxe nocturne" que Rimbaud évoque dans "Vagabonds") et, au sommet de l'échelle, la vision extatique et violente contenue dans le cinquième paragraphe du texte.  
     Après le paragraphe 4 qui apportait au narrateur l'expérience du leurre, la ville comme mensonge pour les pauvres, le cinquième le confronte à celle de l'exclusion et de la frustration : la ville comme étalage de richesses, inaccessibles aux pauvres, provocation à un rêve de bonheur et de luxe sans espoir de pouvoir le réaliser. Ce sentiment de frustration est-il la source de l'explosion de violence que nous réserve le paragraphe final du texte ? On pourrait légitimement le croire. Mais ce §5 présente de grandes difficultés d'interprétation.

Paragraphe 5
     
     Le cinquième paragraphe introduit une rupture soudaine dans le texte. Changement de décor en premier lieu, la ville et ses alentours laissent la place à ce qui semble être un paysage polaire : "soleil des pôles", "glaces", "neige". Il s'agit, nous dit le texte, d'une vision matinale ("Le matin ou avec Elle [...]") et le paysage jouit en effet d'une lumière intense : "rayons bleus", ceux du soleil matinal, par un ciel bleu sans doute ; "éclats de neige". Cette luminosité rehausse les couleurs propres du pôle : la "pourpre" du soleil levant, de l'aurore boréale ; les "lèvres vertes" (décolorées par le froid ?). Un intrus, toutefois, dans cette palette chromatique, les "drapeaux noirs", qu'il est difficile d'assimiler aux teintes naturelles d'un paysage polaire.
     Cette incongruité est évidemment un signe adressé au lecteur, signe que la vision n'est pas réaliste et qu'elle a un sens politique. Les drapeaux noirs sont ceux de l'anarchie, ils ont été brandis par les combattants de la Commune, ou du moins par certains d'entre eux. Ils confèrent à cette vision finale de "Métropolitain" le sens d'une brusque montée de colère contre la ville, la société, l'arrogance des riches, la servilité des pauvres. La violence de cette inspiration est perceptible dans le rythme (énumératif), les sons (allitérations en /t/, /p/) et le choix des mots. Le mot "éclats" ("éclats de neige") ne porte pas seulement une impression de couleur, il suggère "explosion". 
     Par ailleurs, ce paysage polaire n'est que le décor, lui-même aride et brutal, d'une bataille : "vous vous débattîtes". Une bataille qui s'achève sur une célébration de la "force".
     Cette bataille est aussi, à l'évidence, une mêlée amoureuse. Elle oppose le narrateur à un personnage féminin, mystérieusement désigné par le pronom sans antécédent "Elle". Le verbe "vous vous débattîtes" (vous = tu + elle) évoque des corps qui s'empoignent, qui s'entremêlent. Les "éclats de neige" dans les codes de la littérature érotique, si souvent exploités par Rimbaud, notamment dans son "cycle arctique" ("Barbare", "Dévotion", "Métropolitain", "Being Beauteous"), désignent le sperme, l'éjaculation.
     Qui est "Elle" ? Il est bien difficile de répondre. Sans doute une allégorie de la Force. C'est pourquoi elle peut être à la fois l'Ennemie, la Ville la détentrice du pouvoir (la "Vampire" d'"Angoisse), du savoir (la "Sorcière" d'"Après le Déluge"), avec laquelle il faut se battre, se "débattre" et l'Amante idéale (la "Déesse" d'"Aube"), celle contre qui la force du sujet doit s'aiguiser pour se prouver à elle-même, celle auprès de qui il peut régénérer sa force en péril, retrouver sa sauvagerie native, son instinct de "Barbare", sa capacité de révolte.
Dans ce dernier sens, on pourrait y voir tout simplement la force virile du poète ("Elle [...] — ta force !"), instrument de sa revanche imaginaire sur la Grande Ville opulente et tentatrice mais qui interdit ses richesses au déshérité (et, parmi ces richesses, ses "atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs", autres objets de tentation).  
     Mais cette empoignade avec la Force n'est qu'un fantasme. Un fantasme auquel le passé simple ("le matin où avec Elle, vous vous débattîtes [...]") confère ici le statut d'un souvenir. Les verbes des quatre premiers paragraphes sont au présent, sans doute avec une valeur d'habitude ou de vérité générale : il s'agit d'un tableau habituel de la vie ordinaire dans les métropoles. Le présent apporte avec lui le sentiment du réel concret. Par contre, l'apparition du passé simple dans le cinquième paragraphe projette le contenu de la vision dans un passé probablement mythique. Cette conquête de la force est-elle autre chose qu'un rêve, une nouvelle "fantasmagorie", autant dire : un poème ?

     
     Aux yeux du « métropolitain », la ville expose ses « fantasmagories », c'est-à-dire qu'elle se diffracte en une multitude de sensations à l'identité insaisissable, détails de choses plutôt que choses, objets de désirs décevants ou inaccessibles, « possessions » jalousement gardées à l'abri des « grilles » et des « murs », derrière le « cristal » des vitrines du « boulevard ». Le poème s'achève sur une mêlée amoureuse entre le poète et une mystérieuse entité féminine qui n'est sans doute rien d'autre que
la force virile du poète, instrument fantasmatique de sa revanche sur la Ville, affrontement dont l'enjeu symbolique semble être, comme dans la section 5 de « Mauvais sang », la victoire du « forçat », du prolétaire misérable et solitaire, sur la société qui l'opprime.
   
  

         


 

 

 

Bibliographie

remonter interprétations commentaire
 
Albert Py, Illuminations, édition critique, Droz-Minard 1969, p.173-177.
André Guyaux, Poétique du fragment, À la Baconnière, 1985, p.109-134, 279-280.
Illuminations, édition critique, À la Baconnière, 1985, p.187-192.
Antoine Raybaud, Fabrique d'"Illuminations", Seuil, 1989, p.18-25, 205-206 (Parade sauvage, colloque n°1, 1987)
Sergio Sacchi, Études sur les Illuminations, Presses de l'Université de la Sorbonne, 2002 : "Portrait de l'artiste en grand magasin (le circuit de "Métropolitain")" p.219-237 (Parade Sauvage, Colloque n°1, 1987)
Bruno Claisse, Rimbaud ou le dégagement rêvé, Musée-Bibliothèque Arthur Rimbaud, 1990 : "Métropolitain, Rimbaud et Michelet", p.94-95, "Métropolitain à la lumière de Taine", p.96-103.
Bruno Claisse, "Faciles, les Illuminations ?", Parade sauvage n°17-18, Août 2001, p.152-162.
Antoine Fongaro, De la lettre à l'esprit, Pour lire Illuminations, Champion, 2004
"Crânes - voix - ressources - dos", p.151-153 (Parade sauvage, Colloque Rimbaud à la loupe, 1987) ; 
"Métropolitain et Vallès" p.291-294 (Les Amis de Jules Vallès, n°14, juin 1992).
Michel Murat, L'Art de Rimbaud, José Corti, 2002, p.290-291, 322-333, 391, 395.
Pierre Brunel, Éclats de la violence, Illuminations, édition critique commentée, José Corti, 2004, p.483-498.