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Du détroit d'indigo aux mers
d'Ossian, sur le sable rose et orange qu'a lavé
le ciel vineux viennent de monter et de se croiser
des boulevards de cristal habités incontinent par
de jeunes familles pauvres qui s'alimentent chez
les fruitiers. Rien de riche. — La
ville !
Du désert de bitume fuient droit en
déroute avec les nappes de brumes échelonnées
en bandes affreuses au ciel qui se recourbe, se
recule et descend, formé de la plus sinistre fumée
noire que puisse faire l'Océan en deuil, les
casques, les roues, les barques, les croupes. —
La bataille !
Lève la tête : ce pont de bois,
arqué ; les derniers potagers de
Samarie ; ces
masques enluminés sous la lanterne fouettée par
la nuit froide ; l'ondine niaise à la robe
bruyante, au bas de la rivière : les crânes
lumineux dans les plans de pois —
et les autres fantasmagories — La
campagne.
Des routes bordées de grilles et de
murs, contenant à peine leurs bosquets, et les
atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs,
Damas damnant de longueur, —
possessions de féeriques aristocraties ultra-Rhénanes,
Japonaises, Guaranies, propres encore à recevoir
la musique des anciens — et il y a
des auberges qui pour toujours n'ouvrent déjà
plus — il y a des
princesses, et si
tu n'es pas trop accablé, l'étude des astres —
Le ciel.
Le matin où avec Elle, vous vous débattîtes
parmi les éclats de neige, les lèvres vertes,
les glaces, les drapeaux noirs et les rayons
bleus, et les parfums pourpres du soleil des
pôles,
— ta
force.
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Interprétations |
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La mention
"op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de
page.
Métropolitain
:
Michel Murat résume bien la
question posée par ce titre : "Métropolitain
est
un titre ambigu, mais qui dérive directement de « métropole
», premier mot désignant la ville dans le premier texte
portant ce titre. En tant qu'unité lexicale (avant lecture du
texte) il évoque d'abord le « Métropolitain »
londonien,
c'est-à-dire le « Metropolitan railway » (plutôt que
le « Tower Subway »).
Comme
le texte ne décrit rien de tel, nous sommes tentés de l'interpréter
plutôt comme un équivalent de « citoyen d'une métropole »
(Ville) ; on
peut aussi
—
ce serait ma préférence
—
y voir un adjectif neutre, apte à désigner tout élément
objectivement caractéristique, ou subjectivement perçu comme tel,
d'une condition sociale et de conditions de vie (le mot « métropole
» désignant quant à lui des institutions et des espaces)."
(op. cit. p. 290)
Du détroit d'indigo aux mers
d'Ossian :
Ossian est un barde légendaire écossais
du IIIe siècle. Un recueil apocryphe de ce poète
(rédigé par James Macpherson au XVIIIe siècle) eut un
énorme succès à l'époque romantique. Les mers d'Ossian sont donc
celles qui bordent l'Écosse. Selon Bruno Claisse,
l'expression "détroit d'indigo", inspirée à Rimbaud par
La Mer de Michelet, désignerait le détroit séparant
l'Angleterre de l'Irlande (op. cit. 1990, p.94-95). On comprend
généralement : la terre située entre le détroit d'indigo et les
mers d'Ossian, c'est à dire l'Angleterre.
vineux
:
Épithète homérique traditionnelle de la mer :
la mer vineuse, les vagues vineuses ...
les
casques, les roues, les barques, les croupes. —
La bataille ! :
Antoine
Fongaro (op. cit. p.291-294) a proposé une comparaison intéressante
avec un texte de Jules Vallès : une lettre d'exil, publiée sous le
titre "Londres" dans le journal La
Constitution, 25 mars 1872. L'extrait se présente comme une
évocation de la rue ("Puis voici la rue !") :
Le
Up Roar de Londres ! tant de fracas ! les chariots qui s'emmêlent,
les chevaux qui s'abattent, les pompiers qui courent vers les
incendies, au grand trot, les crieurs de journaux et les écorcheurs
de complainte, les coups de fouet, les coups d'épaule, les bœufs
qui mugissent au coin des rues et les femmes saoules qui
chantent, et le chemin de fer qui, là-bas, tire le canon !
Quelle bataille !
(Pléiade Vallès, tome 2, p.71)
Ce qui est
commun, c'est d'abord l'assimilation de la ville à un gigantesque
champ de bataille, ensuite la structure de paragraphe destinée à
souligner cette idée : syntaxe énumérative + chute mettant en
relief le nom "bataille".
Mais quand on a perçu l'analogie Vallès-Rimbaud
sur ces deux points, d'autres relations se proposent :
- pompiers > casques
- chariots > roues
- chevaux > croupes
- rue > bitume
- au grand trot > fuient
La comparaison est, comme on dit, "suggestive".
Samarie
:
Pierre
Brunel rappelle que Samarie est "la capitale du royaume d'Israël
bâtie par Omri, le sixième roi du Royaume du Nord, vers 880"
et que Rimbaud, dans la première des Proses
évangéliques la définit ainsi : "Samarie la
parvenue, l'égoïste, plus rigide observatrice de la loi
protestante que Juda dans les tables antiques" (op. cit. 2004
p.486). Une tradition critique (Antoine Adam, Bruno
Claisse) admet comme une évidence que Samarie est une
dénomination biblique rimbaldienne de Londres et ce, dès les Proses
évangéliques. C'est, en tout cas, l'endroit où Jésus, dans
l'Évangile selon saint Jean, rencontre la Samaritaine, qui a eu
précédemment cinq maris et qui vit actuellement avec un homme qui
n'est pas son époux légitime.
l'ondine niaise
:
Tous les commentateurs établissent un lien
entre cette formule et le poème de 1872 Comédie
de la soif (section II, "L'Esprit") dans lequel
Rimbaud classait le motif des "ondines" parmi les
"légendes et figures" qui ne suffisent plus à étancher
sa "soif". Voici ce texte :
|
Éternelles
Ondines,
Divisez l'eau fine.
Vénus, sœur de l'azur,
Émeus le flot pur.
Juifs errants de Norwège,
Dites-moi la neige.
Anciens exilés chers,
Dites-moi la mer. |
Moi — |
Non, plus ces boissons pures, |
|
Ces fleurs d'eau pour verres ;
Légendes ni figures
Ne me désaltèrent ;
Chansonnier, ta filleule
C'est ma soif si folle
Hydre intime sans gueules
Qui mine et désole. |
Plusieurs
commentateurs, à propos de l'adjectif "niaise",
rappellent "la maison de berger de ma niaiserie" dans Nocturne
vulgaire. C'est toujours le même rejet de la niaiserie ou de la
mièvrerie poétique.
les crânes
lumineux dans les plans de pois :
Ce passage étonnant n'a pas reçu, selon
nous, d'explication bien convaincante. Antoine Fongaro, y
voit une allusion ironique à Victor Hugo qui représente souvent le
poète par son large front pensif ou son crâne incliné vers
quelque sujet de méditation, un crâne d'où jaillit la lumière
... (op. cit. p.151-152) ; Bruno Claisse envisage qu'il
puisse s'agir des "têtes décharnées des journaliers
travaillant durement sous le soleil" (op. cit. 1990, p.99) ; Antoine
Fongaro (ibid), Jean-Luc Steinmetz (éd Rimbaud, GF
n°517, p.168) et Pierre Brunel (op. cit. 2004 p.487)
signalent aussi un rapprochement à faire avec un autre poème
mystérieux de Rimbaud : Entends
comme brame... (1872), poème où il est question à la fois de
"pois" et de "tête", dans une atmosphère
lunaire évoquant ironiquement les poètes romantiques, ces
"amants de la nuit". Bien que personne ne tire de ce
rapprochement une conclusion bien suggestive, c'est toutefois la
piste qui séduit le plus, dans la mesure où elle conduit à un
"nocturne effet" de brume compatible avec le reste du
paragraphe. Voici ce poème :
Entends comme brame
près des acacias
en avril la rame
viride du pois !
Dans sa vapeur nette,
vers Phœbé ! tu vois
s'agiter la tête
de saints d'autrefois.
Loin des claires meules
des caps, des beaux toits,
ces chers Anciens veulent
ce philtre sournois...
Or ni fériale
ni astrale ! n'est
la brume qu'exhale
ce nocturne effet.
Néanmoins ils restent,
— Sicile, Allemagne,
dans ce brouillard triste
et blêmi, justement !
Des routes bordées de grilles et de
murs, contenant à peine leurs bosquets, et les
atroces fleurs :
Une note inédite d'Antoine Fongaro,
rapportée par Bruno Claisse (op. cit. 1990, p.103) indique :
"La virgule précédant "et les atroces fleurs"
n'empêche nullement que ces mots soient compléments d'objet de
"contenant à peine". Outre le fait que l'emploi de la
virgule (et des autres signes de ponctuation) est assez capricieux
chez Rimbaud, il n'est pas impossible de trouver, dans la langue
classique surtout, de nombreux exemples de virgule placée avant la
conjonction "et" unissant deux termes."
Damas damnant de longueur, :
L'expression a intrigué. Un
"damas" est en français un produit venant de Damas, ville
de Syrie. Parmi ces produits, le plus célèbre est une catégorie
de tissu que le TLFI (Trésor de la Langue Française
informatisé) définit ainsi :
Étoffe monochrome, à double face,
généralement en soie, ornée de dessins satinés, en relief sur
fond mat, formés par le tissage. Damas broché, robe de damas,
chambre tendue de damas. - "La haute salle aux décors de
damas cerise" (BERNANOS, Soleil Satan, 1926, p.
245).
- "Le salon de damas rouge, aux fauteuils trop dorés"
(MAUROIS, Climats, 1928, p. 155).
- "Chaque fenêtre était ornée de rideaux en damas vert
relevés par des cordons à gros glands qui dessinaient d'énormes
baldaquins" (BALZAC, La Vieille fille, 1836, p. 303).
Par ailleurs, il
existe en français la locution
"trouver son chemin de Damas" que le TLFI traduit par :
"Se convertir;
s'amender; modifier profondément ses convictions, ses idées dans
un domaine ou un autre : "Ah!
Si vous saviez, Louise, quel homme j'étais. Heureusement, j'ai
trouvé hier mon chemin de Damas. Désormais, je m'appliquerai à
être l'ami des animaux et à les défendre tous, quels qu'ils
soient." (AYMÉ, Clérambard, 1950, p. 89).
La notion
ajoutée par l'adjectif "longueur" peut éventuellement
convenir aux deux sens du mot, qui ont divisé les commentateurs du
poème.
Dans une note inédite d'Antoine Fongaro,
citée par Bruno Claisse (op. cit. 1990), ce critique considère que
l'incise Damas damnant de longueur est "une apposition
entre virgules au syntagme qui la précède immédiatement : les
atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs [sorte de /qui
sont un] Damas damnant de longueur". Dans ce cas, le
poète comparerait le spectacle des riches propriétés qui
entourent la métropole à un long décor, il longe une interminable
et lassante tapisserie de "bosquets" et de
"fleurs", aperçus derrière les "grilles" et
les "murs" qui les enserrent.
D'autres commentateurs, comme Albert Py,
retiennent l'allusion biblique et le sens de chemin, sans toutefois
lui conserver la valeur précise de chemin de conversion. Albert
Py écrit par exemple : "Je comprends chemin" (op. cit.
p.174) et développe : "On y entrevoit une marche solitaire le
long des jardins, des parcs, des grandes propriétés [...]"
(op. cit. p. 176).
La divergence initiale
semble avoir peu de conséquence sur l'interprétation.
possessions de féeriques aristocraties ultra-Rhénanes,
Japonaises, Guaranies, propres encore à recevoir
la musique des anciens :
Rimbaud est coutumier de ce type de phrase
énumérative, dressant un inventaire hétéroclite de repères
géographiques (Enfance
I, Promontoire).
C'est sa façon à lui, hyperbolique et quelque peu fantastique, de
rester dans l'indéfini. Reste à se demander ce qui justifie ici
l'allusion à un grand nombre indéfini de régions du globe. Selon Bruno
Claisse, il s'agit d'une allusion à l'origine coloniale des
richesses que le promeneur observe : " Rimbaud évoque ces
"conquérants du monde" (Mouvement), qui, note
Taine avec admiration, font couler l'or à flot sur le pays. Car
ceux-ci, une fois enrichis, reviennent s'installer dans la
métropole où ils se voient dotés d'un surnom rappelant l'origine
de leur élévation" [comme "l'Australien", nom d'un
quartier de Londres]. "En parlant d'aristocraties
ultra-rhénanes, Japonaises, guaranies, à propos des gentlemen de
sa majesté, Rimbaud ne fait ainsi que parodier les appellations
couramment attribuées aux aventuriers du temps" (op. cit.
1990, p. 101). Ou encore, c'est la glose d'Albert Py :
"des grandes propriétés aussi inaccessibles que si elles se
trouvaient outre-Rhin, au Japon ou en Amérique du sud" (op.
cit. p.176).
Quant à "la musique des
anciens", Bruno Claisse y voit une allusion à
l'attachement de cette classe supérieure de la société
britannique aux traditions. Interprétation recevable sans
doute, mais à mon avis pas dans le sens précis que lui donne Bruno
Claisse lorsqu'il en fait une dénomination "désinvolte"
du traditionalisme bourgeois : il semble entendre par là l'usage
familier et imagé du mot "musique" —
toujours la même vieille musique = toujours les mêmes
vieilles mœurs, coutumes, idéologies —
alors que c'est probablement de "culture musicale" au sens
propre qu'il s'agit ici.
des auberges qui pour toujours n'ouvrent déjà
plus :
Tous les commentateurs reconnaissent ici le
motif rimbaldien de l'"auberge verte" qui apparaît
notamment, avec la même tonalité pathétique, dans "Le Pauvre
Songe", Comédie de
la soif, section IV, et dans Enfance,
section II.
De façon plus générale encore, Michel
Murat note que le §4 de "Métropolitain", le
ciel,
"reprend
un matériau
venu d'Enfance
[...] Une bonne partie des deux premiers poèmes de la suite s'y
retrouve : les "routes bordées de grilles", l'auberge
vide, les "princesses", les "cœurs" et les
"sœurs", les "possessions" exotiques" (op.
cit. p.291, et note 63).
il y a des
princesses :
Pour Bruno
Claisse, ce passage décrit le métropolitain fuyant dans le
rêve le "désert de bitume".
Les "princesses" sont pour lui en quelque sorte une
transition vers l'amante idéale et fantasmatique : "Il
ne reste plus alors au métropolitain qu'à s'évader sur place, en
s'efforçant de retrouver "ses étoiles au ciel", mais
surtout en rêvant "d'amours splendides" (Ma Bohême) de
"reines" (Phrases), de "princesses", jusqu'à ce
que son indomptable volonté de vivre suscite la vision d'une femme
arctique ("elle") assez présente pour effacer la triste réalité
et faire croire au bonheur" (Rimbaud
ou le dégagement rêvé, p.102).
l'étude des astres —
Le ciel. :
Michel Murat montre que le paragraphe 4 de
"Métropolitain" ne reproduit que formellement le mode de
composition installé depuis le début du texte, chaque paragraphe
constituant en quelque sorte un tableau dont le dernier mot, isolé,
serait le titre et définirait rétroactivement le sujet : "Dans
les trois premiers paragraphes, la corrélation interne entre le
tableau et le titre est forte, culminant au § 2 ("la
bataille"). Mais au § 4 tout se dérègle : les objets énumérés
(routes, bosquets, possessions, auberges) semblent se rapporter plutôt
à "la campagne" qui précède; "le ciel" ne
fait que prolonger "l'étude des astres" : à l'équivalence
globale fait place un enchaînement local, ce qui crée dans la
structure une sorte de fausse fenêtre." (op. cit. p.333).
André Guyaux, dans son édition
critique (op. cit. p.190), exprime une analyse presque identique à
celle de Murat : "Le ciel,
qui cette fois clôture le paragraphe, n'était pas absent des deux
premiers, ni peut-être du troisième, on l'a dit. Mais ici, c'est
la relation entre le terme de clôture et tout le paragraphe qui est
modifiée dès lors que les mots qui précèdent immédiatement la
fin semblent dotés d'une relation d'équivalence privilégiée,
comme si une partie du paragraphe correspondait mieux que tout le
reste à la synthèse proposée : "l'étude des astres —
le ciel." André
Guyaux ne dit pas que le contenu du paragraphe ne correspond pas à
la clausule "le ciel", il dit qu'il correspond "moins
bien" que l'expression "l'étude des astres". Mais
c'est seulement, semble-t-il, prudence rhétorique. Par ailleurs, il
voit une continuité entre le contenu du §4 et le §3 :
"L'énumération semble se poursuivre comme si ce quatrième
paragraphe s'enchaînait au troisième, en dépit de la synthèse
nominale conclusive".
Elle
:
Tous les commentateurs font remarquer
l'emplacement de "Métropolitain" sur les manuscrits de
Rimbaud, entre "Angoisse" et "Barbare". Les
trois textes sont copiés l'un à la suite de l'autre sur les
feuillets 23 et 24 (les deux derniers, donc) de la liasse de
manuscrits remise par le poète à Verlaine, lors de leur fameuse
rencontre de Stuttgart. Si la pagination est due à l'auteur
lui-même (thèse défendue par Steve Murphy) cela indiquerait une
volonté de Rimbaud de privilégier ces textes et de signaler leurs
convergences.
Sergio Sacchi écrit : "Avec
"Angoisse", avec "Barbare" (transcrits sur les
mêmes feuillets), "Métropolitain" forme en fait un cycle
en "Elle", qui pénètre cette "voix féminine
arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques"
("Barbare")". Après avoir envisagé plusieurs
interprétations allégoriques possibles de ce "Elle" (la
Vampire d' "Angoisse", la ville, ...) Sergio Sacchi
conclut : "et si elle indiquait tout simplement cette femme qui
les résume toutes, le Féminin, pôle de toute altérité ?"
(op. cit. p.235).
Albert Py ne dit guère autre chose
lorsqu'il écrit : "Plutôt qu'à la Vampire
d'"Angoisse" Elle me fait penser à l'Aube, aux
êtres de Beauté que le poète adolescent étreint. Il est vrai
qu'il s'agit peut-être des deux visages, l'un faste, l'autre
terrible, de la même divinité" (op.cit. p.174).
"Qui donc désigne "Elle" ?, se
demande Bruno Claisse (op. cit. 2001, p.158-159). "Le
pronom, à nouveau cataphorique [c'est à dire annonçant un
élément du texte postérieur],
trouve dans l'ultime clausule de "Métropolitain" son nom
propre : "ta force", c'est à dire l'antidote aux
clausules précédentes : "la ville / la bataille / la campagne
/ le ciel". De fait, "Elle" fait la force du poète
[on remarquera la nuance entre "Elle" EST la force
et "Elle" FAIT la force] par ce qu'elle représente
: la vitalité originelle, symbolisée par le chromatisme intense de
l'aurore boréale (dans "Métropolitain") et les
déchaînements climatiques et volcaniques (dans
"Barbare"). Aussi la désire-t-il furieusement, fût-ce
par le corps à corps ("vous vous débattîtes"), pour posséder
ce qu'elle possède : la force, capable d'affronter la métropole
moderne et de régénérer la sauvagerie [...] De fait, la force
qu'"Elle" communique au poète n'est pas seulement
l'énergie mais l'an-archie, si nous voyons dans "les drapeaux
noirs du pôle" ("Métropolitain") l'analogue du
"pavillon en viande saignante" de "Barbare" : un
emblème de l'historicité et de la modernité du poète, son refus —
inséparablement poétique, politique et éthique — d'aliéner la
poésie à la Vampire, c'est à dire à la société et à la
théorie traditionnelles. Au comble de la possession
d'"Elle", la force devient flux spermatique, dans
"Barbare" ("Et les larmes blanches, bouillantes, —
ô douceurs !", lesquelles larmes sexualisent en retour le
pavillon initial)".
les drapeaux noirs
:
Bruno Claisse (op. cit. 2001,
p.158-159)
voit dans ces
"drapeaux noirs" ceux des anarchistes. Voir la citation de
cet auteur dans notre note sur "Elle".
Les
drapeaux noirs du poème peuvent-ils être ceux de l’anarchisme ?
Le drapeau de la Commune fut le drapeau rouge. Ce n’est qu’en
1882 que les anarchistes, désireux de se distinguer des « socialistes
autoritaires », se prononcent pour l'abandon du drapeau rouge
au profit du drapeau noir. Le 18 mars 1882, lors d'un meeting tenu
salle Favié à Paris, Louise Michel s'exclame : "Plus de
drapeau rouge, mouillé du sang de nos soldats. J'arborerai le
drapeau noir, portant le deuil de nos morts et de nos
illusions." Un peu plus tard, à Lyon, elle tient les mêmes
propos devant une foule qui, sans doute, se souvenait de ce drapeau
noir arboré pour la première fois publiquement lors de la révolte
des Canuts. Le drapeau noir avait été en effet celui des ouvriers
lyonnais en 1834. Dans son évocation des journées révolutionnaires
des 5 et 6 juin 1832, au livre X des Misérables, il est
question tout autant du drapeau rouge arboré par un homme noir à
cheval, que d'un drapeau noir portant l'inscription "La République
ou la mort". Il n'est pas impossible qu'il ait été brandi par
certains Communeux avec une signification semblable.
Autant
dire que l’identification des drapeaux noirs du poème avec ceux
de l’anarchisme est improbable. Sans doute faut-il y voir plutôt
celui de la révolte ouvrière en général.
Pierre Brunel relève que la
critique contemporaine voit généralement dans ces drapeaux noirs
l'emblème de l'anarchie mais il tente d'indiquer des alternatives
possibles : le drapeau noir fut choisi comme signe distinctif par
quelques corsaires, on pourrait aussi y voir le symbole opposé à
celui du drapeau blanc (message de reddition ou de neutralité en
temps de guerre) : "ce serait bien alors le drapeau de la
force", conclut l'auteur (op. cit. 2004, p.490).
les parfums pourpres du soleil des pôles,
:
L'expression "soleil des pôles",
à relier avec les "éclats de neige", les
"glaces", peut-être aussi les "lèvres vertes"
(décolorées par le froid ?), renvoie à ce décor polaire
plusieurs fois employé par Rimbaud dans les Illuminations
(Barbare, Dévotion, Métropolitain et, plus localement, Après le
Déluge, Being Beauteous). La couleur "pourpre", présente
dans la plupart de ces évocations, se réfère à l'intense couleur
rouge du disque solaire lorsqu'il se trouve bas sur l'horizon,
phénomène optique dont la durée est particulièrement marquée
dans les régions polaires. Comme le notent tous les commentateurs,
le narrateur des Illuminations perçoit ce décor polaire
dans une explosion de couleurs (le "chromatisme intense de
l'aurore boréale" dit Bruno Claisse, 2001, p.158), que
l'écriture tente de rendre par la multiplication des notations
colorées (neige, vertes, glaces, noirs, bleus, pourpres). La
présence du mot "parfums", assez gratuite sur le plan de
l'image, s'explique sans doute par la recherche d'une correspondance
synesthésique et d'une allitération en /p/. Tout au plus peut-on
dire, avec Sergio Sacchi, que le syntagme "les
parfums pourpres du soleil des pôles, synthèse de deux séries
couleur / glace, nous accord[e] l'expérience d'une plénitude
sensorielle, d'une vision parfumée : l'air cristallin du pôle
était peut-être là pour aiguiser la perception du jamais vu"
(op. cit. p.234).
ta
force :
La célébration de la "force"
(de sa force) et, inversement, la crainte de la
"faiblesse", sont des thèmes récurrents chez Rimbaud :
"Faiblesse ou force : te voilà, c'est la force." (Mauvais
sang, section 5). Le thème survient tantôt dans un contexte
psychologique et social (Mauvais sang, section 5 et 8, Angoisse,
Ouvriers), tantôt dans un contexte érotique (Les Déserts de
l'amour, Métropolitain). Le mot "force" forme parfois
avec le mot "amour" un couple lié où les deux mots
semblent à la fois complémentaires et antithétiques (Angoisse,
Génie). Il en est de même pour "droit" et
"force" dans "Guerre", "Sonnet (Jeunesse
II)".
Les commentateurs de
"Métropolitain", malgré certaines nuances, convergent
dans l'interprétation qu'ils apportent à cette fin de texte. Mario
Matucci semble bien résumer le commun dénominateur de toutes
les interprétations en écrivant : "Le poète a surmonté son
état d'angoisse et a pris conscience de sa force dans la lutte
nécessaire" (édition italienne de Rimbaud, 1952, cité par
Sergio Sacchi, op. cit. p.237). Lequel Sergio Sacchi suggère
qu'il s'agit moins là d'une force préexistante à la lutte que
d'une "force octroyée par la lutte" (ibid.). Albert Py
(op. cit. p.177) établit un parallèle avec "Aube" et
évoque la force "retrouvée dans un corps à corps avec cette
mystérieuse déesse que Rimbaud étreint de poème en poème [...]
une union primordiale se célèbre au centre d'un univers éclaté,
et reconstitué en beauté par cette union même". Pour Bruno
Claisse (op. cit. 2001, p.158-159), qui reprend à son compte
l'idée d'un lien avec "Aube", cette mystérieuse déesse
("Elle") n'est autre que la Force elle-même : voir,
ci-dessus, notre note sur "Elle".
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Commentaire |
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"À la
surface, c'est une ville de luxe, d'arts frivoles et de
plaisirs : au fond, c'est une arène où lutte l'éternel
combattant du progrès et de la liberté, soutenu par la
sympathie chaleureuse de tous ceux qui s'intéressent au
triomphe de la démocratie dans le gouvernement des
sociétés."
Pierre
Larousse
Article "Paris" du Grand Dictionnaire
universel du XIXe siècle (1866-1877) |
"Métropolitain" est un de ces poèmes des Illuminations
qu'il serait vain de prétendre élucider entièrement.
Cependant, des gloses accumulées par la tradition critique, quand
on les passe en revue, il ressort un
certain nombre d'hypothèses de sens assez convaincantes. Le
commentaire ci-dessous tente de résumer ce cadre interprétatif qui
m'a paru suffisamment solide et cohérent pour
pouvoir aider le lecteur curieux qui consulterait ces pages.
Structure et sens général du
texte
Le
poème est divisé en cinq paragraphes. Ces paragraphes présentent
des similitudes de forme dont la plus visible réside dans leurs
clausules parallèles, bâties sur le même patron grammatical : un nom, précédé de son déterminant, et détaché par
un tiret du reste du texte. Ce nom résume le contenu du
paragraphe. Chacun d'entre eux pourrait être comparé à un
mini-récit dont la clausule serait le titre. En effet, quelque chose de l'ordre du
récit (description et narration mêlés) peut
être restitué derrière l'éclatement apparent du texte.
Certes,
l'écriture rimbaldienne travaille à la subversion des codes
littéraires : les éléments du paragraphe ne
sont pas organisés en une suite logique assignable à une action ou
à un paysage précis, ils semblent sans rapport les uns avec les
autres, hétéroclites. Ce morcellement s'explique aussi par la
recherche rimbaldienne de la concision et de l'ellipse. Un mot
parfois est à lui seul une scène (à l'exemple de ceux qui
achèvent le paragraphe 2 : "les casques, les roues, les
barques, les croupes."). Un court paragraphe comme le
troisième représente à lui seul cinq moments, cinq
tableaux distincts. Le poème devient "réunion de scènes
infinie" (selon la formule employée par Rimbaud pour
caractériser le "boulevard" dans "Plates-bandes d'amarantes ..."). L'espace semble disloqué et reconstruit
selon un mode de montage dont nous n'avons pas la clé.
Cependant,
le sens reste à la portée du lecteur qui accepte d'adapter sa
méthode et son rythme de lecture à la densité du texte. Avec "Métropolitain", la lecture
devient auscultation attentive de chaque mot, travail de
l'imagination, assemblage d'un puzzle,
activités néanmoins facilitées par la présence d'éléments symboliques reconnaissables. Par exemple, le
lecteur a vite deviné derrière les "boulevards de
cristal" la description hyperbolique de la rue moderne, les
magasins et leurs vitrines. Le nom d'Ossian ("mers
d'Ossian") suffit à désigner l'Angleterre comme lieu du texte. En
s'appuyant sur de tels stéréotypes littéraires ou sociologiques, le
lecteur vérifie rapidement que la clausule : "la ville"
fonctionne bien comme un résumé du paragraphe qu'elle conclut.
Certains commentateurs (André Guyaux,
Michel Murat surtout) ont tenté de montrer que cette structure de
paragraphe installée au début du texte a tendance à se dégrader
dans les paragraphes 4 et 5. Ils remarquent que le paragraphe 4
emprunte la quasi totalité de ses composantes à la ville, ou
plutôt à sa périphérie résidentielle, et que seule la formule :
"l'étude des astres" paraît avoir un rapport sémantique
avec la clausule "le ciel". Mais cette analyse ne tient
plus,
si l'on veut bien prendre le mot "ciel" dans le sens
symbolique qui est en réalité le sien dans le texte :
"ciel" au sens d'"idéal", objet de dévotion ou
d'addiction. Ce sens ressort avec une grand évidence du paragraphe
: les cottages aristocratiques des alentours de Londres étalent
sous les yeux du promeneur métropolitain les beautés et les
richesses qu'il convoite, le ciel auquel il aspire. C'est pourquoi le
mot "ciel" résume parfaitement le quatrième paragraphe. Et il
en est de même, au cinquième, pour le mot
"force". La rupture, ici, si rupture il y a, consiste
seulement dans le fait que ce cinquième paragraphe n'est plus
dédié à l'évocation de la ville, ou de l'un des aspects de la
ville, mais au narrateur lui-même. Cependant, pour ce qui est de la
structure formelle du texte, elle fonctionne à l'identique.
Antoine Fongaro (op. cit. p.291-294) a
proposé pour le second paragraphe un intertexte possible chez Jules Vallès (voir
notre note). Il s'agit d'une lettre d'exil, publiée sous le
titre "Londres" dans le journal La
Constitution, 25 mars 1872. Le paragraphe de Vallès, qui
évoque les rues de Londres, contient quelques éléments de
description comparables à ceux présents dans le poème, et surtout
il se termine par le court syntagme exclamatif : "Quelle
bataille". La parenté (forme, sujet) est si manifeste, les
dates si concordantes qu'on est réellement tenté de considérer
cette référence comme une source, au sens le plus étroit du
terme. Et donc, de considérer ce second paragraphe comme la matrice
initiale du poème, le module de base, rédigé en premier, et
reproduit quatre fois de façon rigoureuse. Antoine Raybaud, de son
côté, a mis l'accent sur la mesure qui semble avoir présidé à
la composition du poème, ce qu'il appelle de façon imagée une
"métrique de mots" (op.cit). Il a notamment montré que
les trois premiers paragraphes contiennent exactement le même
nombre de mots pleins (26). En procédant ainsi, Rimbaud compensait
en quelque sorte la tendance à l'éclatement du discours narratif-descriptif par une structure puissamment charpentée.
Dans notre étude linéaire du poème, nous
essayerons de montrer que le thème particulier de chacun de ces
paragraphes se révèle (de façon plus ou moins claire) à une
lecture attentive : le premier est une sorte de présentation de la ville, une première rencontre,
mi-éblouie, mi-circonspecte ; le second décrit la ville comme un
champ de bataille, qu'on fuit ; la troisième semble évoquer les
soirs dans les banlieues, la course aux plaisirs et ses déprimantes
fantasmagories ; la quatrième décrit les demeures des riches et
tous leurs trésors, qu'on convoite ; la cinquième, enfin, élabore
sous la forme d'une mêlée amoureuse une sorte d'allégorie de la
lutte, lutte du sujet contre le monde qui l'entoure, lutte
nécessaire
pour pouvoir résister à l'accablement de la vie métropolitaine.
Les remarques précédentes, on l'aura
compris, règlent aussi la question du titre : nulle allusion au Métropolitan
subway dans ce poème. On ne voit rien, dans la lettre du texte,
qui puisse confirmer une telle hypothèse, qui a pourtant eu un
certain succès dans la tradition critique. Rimbaud a choisi de
laisser dans l'indétermination grammaticale ce terme,
"Métropolitain", dans lequel on
peut voir dès lors légitimement soit un adjectif (le spectacle
métropolitain, le mode de vie métropolitain) soit un substantif
(le métropolitain, l'habitant de la métropole, l'homme des
villes). Le thème du poème est donc la Ville, la grande ville, la
métropole moderne, prise comme reflet d'une société
industriellement développée, divisée en classes, organisée
jusque dans son urbanisme selon le critère de l'argent, et où la
vie quotidienne est une lutte.
Analyse
linéaire
Paragraphe
1
Le §1 enchaîne trois images :
La première est constituée par le
complément de lieu antéposé : "Du détroit d'indigo aux mers d'Ossian, sur le
sable rose et orange qu'a lavé le ciel vineux". Elle offre
une sorte de paysage après l'orage : une plage infinie (puisqu'elle
enserre tout un pays d'une mer à l'autre) "lavée" par le
ciel, dont la couleur "vineuse" laisse imaginer des nuages
teintés de rouge ou de violet par un soleil levant (l'hypothèse
d'une aube sur l'Océan correspond mieux à ce lever de rideau du
poème que celle d'un coucher de soleil). Le sable reçoit lui aussi
les chaudes couleurs, "orange" et "rose", du
levant. La mention du nom d'Ossian nous permet d'identifier
l'Angleterre (voir notre note).
La seconde image coïncide avec le noyau
sujet-verbe de la phrase : "viennent de
monter et de se croiser des boulevards de cristal".
L'inversion du sujet par rapport au verbe (que nous retrouverons
dans le §2) produit un effet d'attente et attire l'attention sur
l'action verbale, dont le caractère dynamique est ici
particulièrement remarquable. En effet,
l'utilisation du passé récent : "viennent de" et le
choix de verbes d'action : "monter", "se
croiser", produit sur le lecteur l'impression d'un brusque
changement de décor. Un changement d'échelle vient de s'opérer entre ce que nous avons appelé la première image (les
îles britanniques tout entières) et cette seconde image où
l'espace se voit réduit à celui d'une ville. Cette ville vient
d'apparaître et de se dessiner sous nos yeux par le biais d'une
"synecdoque" : la représentation d'une totalité, la
ville, est suggérée par l'évocation d'une de ses parties : les "boulevards", avec leurs vitrines étincelantes
("de cristal"). Ainsi, non seulement
le poète passe elliptiquement d'une scène à une autre au cours de
la même phrase, mais il accentue par des moyens stylistiques l'impression
de vitesse et d'incongruité de manière à conférer un
caractère fantastique à l'enchaînement.
Une troisième image est ajoutée par le
participe passé apposé et ses compléments : "habités
incontinent par de jeunes familles pauvres qui s'alimentent chez
les fruitiers." Pas de nouveau changement d'échelle, mais
nouveau procédé d'accélération par l'adverbe
"incontinent" qui signifie "aussitôt",
"immédiatement". L'occupation des logements de la ville
par la masse des ouvriers, chassés des campagnes par l'exode rural
et poussés vers les métropoles par l'attraction des emplois
industriels, phénomène bien connu de l'urbanisation aux XIXe siècle,
nous est décrite comme une action en cours de déroulement, en
accéléré, sous nos yeux. Le court commentaire suivant :
"Rien de riche" a d'abord une fonction de chute rythmique
(cadence mineure). Il souligne aussi le contraste entre la richesse
de la ville, suggérée par l'hyperbole précieuse :
"boulevards de cristal", et la misère du prolétariat
urbain moderne (les "jeunes familles pauvres qui s'alimentent chez les fruitiers").
Quel effet de sens Rimbaud a-t-il
recherché à travers ce mode de narration qui frise le
"merveilleux"
?
Rimbaud
a-t-il voulu s'essayer à ce lyrisme de l'accélération qui s'empare
des écrivains au XIXe siècle, généré par l'invention de
la vapeur et l'expérience du chemin de fer : ce changeant théâtre du
regard, annonciateur du cinématographe, qui dévoile un paysage en
perpétuel renouvellement ?
A-t-il voulu exprimer l'émerveillement du "touriste
naïf" (comme il dit dans "Soir historique") devant
les sortilèges de la grande ville ? L'étonnement de se retrouver
déjà là, sitôt débarqué, au milieu de Londres, effaré devant
tant de luxe et tant de misère ? Un effet
d'"illumination" traduisant l'acuité du regard porté par
le poète sur le monde qui l'entoure, la pénétration visionnaire
du "voyant" ? Ne faut-il voir dans ce mode
d'écriture que le goût rimbaldien bien connu pour les effets de
lanterne magique, le récit procédant à la manière d'une suite
discontinue d'images fixes et le mouvement étant apporté de
l'extérieur par les enchaînements accélérés du montage ?
Difficile de trancher.
En tout cas le sens général du paragraphe ne
fait aucun problème. Comme l'indique d'ailleurs sa
clausule ("la ville"), nous venons d'assister, comme sur
un gigantesque théâtre qui serait l'Angleterre, baignée par
l'Océan, à l'épiphanie de la Métropole moderne par excellence :
Londres, ses merveilles, sa misère.
Paragraphe 2
Le
§2 est organisé syntaxiquement sur le modèle du § 1, avec de
légères variations. Le §1 suivait l'ordre : CC lieu
(introduit par "du") ; V (x2) ; S ; groupe du participe
passé apposé. Le §2 présente la suite : CC lieu (introduit
par "du") ; V ; CC manière (x3) ; S (x4). Le groupe le
plus long de la phrase est celui formé par les trois compléments
circonstanciels de manière. L'intention de Rimbaud semble donc
avoir été double : reculer au maximum le sujet de manière à
obtenir un effet de chute en fin de phrase ; cultiver le
parallélisme le plus rigoureux possible avec le paragraphe
précédent. Ce parallélisme est marqué notamment par l'anaphore
de la préposition "du" et la correspondance
phonique-syntaxique de la suite immédiate :"Du détroit
d'indigo / Du désert de bitume". Toujours, donc, ce même
souci de contenir la dérive du texte dans une forme précise et
carrée.
Autre facteur de parallélisme avec le
paragraphe précédent, le §2 s'ouvre aussi sur un vaste espace :
les rues de la ville comparées à un "désert de bitume"
; le ciel envahi de "fumée" et de "brumes" en
provenance, semble-t-il, de l'Océan. Il s'agit évidemment du
célèbre "fog" londonien (encore un stéréotype). La
correspondance établie entre la noirceur de l'atmosphère et
l'idée de deuil n'est guère originale, même si elle convient à
suggérer le sentiment de rejet dont la ville est maintenant l'objet
de la part du narrateur. Le travail d'écriture le plus
significatif, dans ce début de phrase, réside dans le dynamisme
conféré par les verbes à l'ensemble du tableau.
Comme dans le §1, encore une fois, toute
la description est animée par un effet de vitesse et de mouvement.
Le premier verbe, "fuient", aurait pu banalement se
rapporter aux brumes poussées par le vent, mais la syntaxe lui
donne pour sujets les quatre noms qui terminent la phrase et qui
décrivent l'agitation de la ville : "les casques, les roues,
les barques, les croupes." Conséquence : c'est un unique
mouvement d'ensemble qui paraît emporter, dans une même fuite
éperdue, le ciel et les habitants de la ville. Les verbes de la
proposition relative ("au ciel
qui se recourbe, se recule et descend") ne décrivent sans
doute que la courbure apparente du ciel, lorsqu'on le regarde d'un
oeil naïf et qu'on le voit rejoindre à l'infini la ligne d'horizon
(d'où le verbe "se recule", synonyme d'éloignement).
Mais Rimbaud qui, dans d'autres occasions, affectionne la concision
et l'ellipse, ne consacre pas moins de trois verbes de mouvement à
l'évocation de ce phénomène optique, utilisant en outre
l'allitération qui rapproche les deux premiers d'entre eux
("se recourbe, se recule") pour renforcer le dynamisme de
la phrase.
Le groupe des quatre sujets se présente,
par contre, de façon tellement elliptique que le lecteur a bien du
mal à dénicher derrière chacun de ces noms la scène de vie
urbaine qui s'y cache. Sans doute Rimbaud l'a-t-il voulu ainsi. Au
lecteur d'imaginer. Au lecteur aussi de ne pas tomber dans le piège
des mots : de ne pas croire par exemple que les "casques"
appartiennent à des soldats, puisque bataille il y a.
Ici, il s'agit bien sûr d'une bataille métaphorique : la ville
comme champ de bataille. Ces "casques" devraient donc représenter
plutôt des pompiers filant à toute
vitesse vers quelque incendie. Rimbaud a-t-il joué consciemment la carte de
l'équivoque ? C'est vraisemblable. Cette équivoque n'a-t-elle pas
l'intérêt de connoter une notion de guerre ? Or, la guerre, la
bataille, est sans doute
l'idée centrale du texte, comme le montreront les §4 et 5 ! Le
texte de Rimbaud exige souvent de tels exercices de déduction
logique et d'imagination. Nous le verrons notamment avec le § 3.
Pour ce §2, cependant, l'étude des sources
vient au secours du lecteur défaillant. Antoine Fongaro a
suggéré, pour ce paragraphe, un intertexte possible chez Jules
Vallès, qui emporte la conviction (voir notre
note). La confrontation des deux textes montre comment Rimbaud a
probablement travaillé. Il
a conservé la structure de paragraphe utilisée par Vallès. Par
contre, il abandonne les notations
auditives au profit de notations visuelles. Il réduit le nombre des
éléments descriptifs (en favorisant par leur rapprochement un effet
d'assonance /r/ + /k/ : "les casques, les roues, les
barques, les croupes").
Et surtout, il réduit chacun de ces éléments descriptifs à un détail
(synecdoque
de la partie pour
le tout) : "chariots" devient "roues" ;
"chevaux" devient "croupes" ; "pompiers"
devient
"casques". On observe dans cet exemple le goût de Rimbaud pour
la concision et pour un certain hermétisme (obtenu ici
essentiellement par la synecdoque).
L'image de la ville s'est singulièrement
assombrie au cours de ce deuxième paragraphe. Le §1 la faisait
apparaître sous le signe du merveilleux, même si Rimbaud y
introduisait déjà une allusion à la misère des pauvres. Le §2
la montre sous l'aspect d'un champ de bataille, agitée d'un
mouvement panique, sous un ciel brumeux et enfumé. C'est
Métropolis, la nouvelle Babylone, la ville tentaculaire si souvent
dénoncée par les littérateurs et les politiques, en cette fin de
XIXe siècle.
Paragraphe
3
Le patron syntaxique du paragraphe change. Les §3 et 4 sont
fondés sur une énumération de groupes nominaux. Cette
énumération est annoncée et commandée grammaticalement par le
verbe à l'impératif suivi de deux points que Rimbaud a placé en
tête du §3 : "Lève la tête". Ce noyau verbal pose deux
problèmes au lecteur : premièrement, à qui renvoie cette seconde
personne ? deuxièmement, quel est le sens de cette
injonction ?
La suite du texte confirme la valeur
structurante pour le discours de cette deuxième personne. On la
retrouve à la fin du §4 : "si tu n'es pas trop accablé"
et dans le §5 : "vous vous débattîtes", "ta
force". Certains commentateurs (André Guyaux notamment) ont
supposé que le narrateur pouvait s'adresser à une autre personne.
Mais le caractère intime du §5 incline à interpréter ce dialogue
comme un dialogue intérieur. Ainsi, toute la fin du texte
constituerait un débat avec soi-même, se déroulant dans l'esprit
du narrateur au cours de son périple suburbain.
Le §3 s'annonçant comme un tableau de la
"campagne", on peut comprendre l'apostrophe initiale comme
une injonction à observer le spectacle autour de soi. On peut aussi
trouver un sens moral à l'expression, en relation avec la notion
d'"accablement" énoncée à la fin du §4 : relève la
tête, redresse-toi, ne te laisse pas gagner par l'accablement.
Le cœur du
§ 3 est constitué par une énumération dont la formule finale, détachée par un tiret,
apporte un éclairage particulier à toute la description : " — et
les autres fantasmagories". En effet, cette qualification
plutôt péjorative, chez Rimbaud, de "fantasmagorie" ne
s'applique pas seulement aux "crânes lumineux dans les plans
de pois". Mis en relief par le tiret, et par
sa place en fin de phrase, le mot "fantasmagorie" frappe d'irréalité toutes les
beautés de la campagne précédemment nommées. Il confère à
l'ensemble une atmosphère nocturne et fantomatique, en conformité
avec l'évocation des "lanternes" et des "masques
enluminés". L'adjectif "niaise" appliqué à
l'"ondine" rappelle l'expression "maison de berger de
ma niaiserie" employée par Rimbaud dans Nocturne
vulgaire pour décrire le carrosse présent dans son rêve. De
fait, comme dans de nombreux autres textes (Comédie
de la soif, Michel et Christine, Nocturne
vulgaire, Soir historique,
etc.) Rimbaud semble reprendre ici, en s'en moquant, un certain
nombre de motifs poétiques du romantisme et de la littérature
d'inspiration bucolique : l'"ondine" d'Aloysius
Bertrand, les "masques" des fêtes galantes, les effets de
nuit. Mais ces stéréotypes du merveilleux littéraire apparaissent
dérisoires d'être plaqués artificiellement sur une réalité que
l'on devine sordide, puisqu'elle est "accablante". La
réalité de la banlieue londonienne.
Nous sommes en effet maintenant dans une
banlieue populaire, comme l'indique le syntagme "les derniers
potagers de Samarie". L'adjectif "derniers" suppose
que le promeneur a atteint la périphérie de l'agglomération
(Rimbaud et Verlaine étaient coutumiers, nous le savons notamment
par la correspondance de Verlaine, de ces longues promenades dans
les banlieues de Londres). Les "potagers" désignent sans
doute des sortes de "jardins ouvriers", c'est à dire ces
cultures destinées à la consommation privée que les londoniens
modestes développaient sur les lopins de terre qui leur étaient
alloués à la périphérie de la ville. Rimbaud poétise Londres en
la parant du nom d'une capitale biblique, "Samarie". Il
est possible qu'il en dénonce aussi simultanément l'immoralité
(voir notre note).
Le spectacle qui s'offre au regard du
promeneur est à la fois poétique et d'un pittoresque désuet : le
"pont de bois, arqué". Bruno Claisse voit dans certains
détails de ce paragraphe des références à des réalités
précises : les "masques enluminés sous la lanterne fouettée
par la nuit froide" seraient des visages grotesques éclairés
par quelque quinquet de taverne ; le paragraphe décrirait le
spectacle de la ville la nuit, avec ses débits de boisson, ses
poivrots, ses Vénus de barrières (les "ondines niaises à la
robe bruyante"). Dans le même esprit, on pourrait voir dans
les "crânes lumineux" une fantasmagorie nocturne, des
personnages éclairés par la lune peut-être (voir notre
note sur un intertexte possible dans "Entends comme
brame...").
Il ne faudrait pas en venir à nier le
charme poétique du passage. Chacune des images est belle et
mystérieuse, la phrase est construite comme une période oratoire,
de cadence d'abord ascendante (les groupes grammaticaux s'allongent
progressivement : 4 / 6 / 10 / 18) puis descendante (17 / 11 / 9 /
3). Mais Rimbaud suggère que cette poésie est un
leurre, comme sont des leurres l'ivresse et les autres moyens
d'évasion que la ville
procure à ses habitants, quand ils courent aux plaisirs, le soir
venu. Ce n'est donc pas dans cette "campagne" menteuse que
le citadin peut trouver matière à "relever la
tête", si tel était bien son projet.
Paragraphe 4
Peut-être
alors faudrait-il "relever la tête" vers "le
ciel" ? Tel est le thème du §4. Mais dans quel sens Rimbaud
emploie-t-il le mot "ciel" dans cette quatrième partie du
texte ? Il y a dans l'emploi de ce mot une finesse
cachée. Car le terme est pris tour à tour dans son sens propre et
dans son sens figuré. Comme nous l'avons déjà signalé, ce n'est
guère que dans le syntagme "l'étude des astres" que la
notion de "ciel" parait présente, au sens propre du mot.
Partout ailleurs dans le paragraphe, il n'en est rien et il faut
conclure soit que l'évocation n'a rien à voir avec le ciel, soit,
plus vraisemblablement, que le mot doit y être pris dans un sens
figuré : le sommet, l'idéal sublime, le but suprême, le comble du
bonheur. Or, le texte se prête bien à cette interprétation
métaphorique.
En effet, notre promeneur métropolitain
semble maintenant avoir gagné la zone résidentielle de la
capitale. Le mot "routes" indique qu'on est sorti de la
ville proprement dite. Les "grilles" et les
"murs" signalent la présence de propriétés privées
bien gardées. De véritables parcs !
Une nature otage étouffe derrière ces
clôtures "contenant à peine leurs bosquets, et les atroces
fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs". Le verbe
"contenant" possède deux compléments d'objets directs :
la virgule après "bosquets" n'empêche pas que le second
groupe de mots soit aussi un complément d'objet du verbe qui
précède. Le second de ces compléments d'objet (les
"fleurs") doit évidemment être compris à la fois au
propre (végétation florale) et au figuré (femmes), comme l'impose
la référence ironique au cliché de la poésie amoureuse : la
triple équivalence fleurs-sœurs-cœurs. Les femmes sont donc, au
même titre que la nature, des prisonnières de ces
"possessions jalouses du bonheur" (André Gide) que sont
les villas luxueuses du Grand Londres. La critique rimbaldienne
traditionnelle de la femme bourgeoise se concentre dans l'adjectif
"atroce" et dans le conditionnel "appellerait".
Sans doute faut-il comprendre qu'on pourrait appeler ces femmes des
"sœurs" (de charité), qu'on pourrait en faire des
amantes de "cœur", si toutefois elles n'acceptaient pas
le rôle "atroce" que la religion et la morale bourgeoise
leur réserve (bigoterie, pudibonderie, cupidité, cruauté).
Le segment de phrase suivant est encore
justiciable d'une interprétation polysémique. Le syntagme
"Damas damnant de longueur" est, grammaticalement parlant,
un groupe nominal en apposition. Mais apposition à quoi ? S'il
désigne les "bosquets" et les "fleurs", alors
on est tenté d'entendre Damas au sens de riche tissu, somptueux
décor aiguisant la convoitise du promeneur sans espoir de jamais
pouvoir y atteindre et le condamnant par conséquence à une sorte
de damnation. S'il désigne "des routes", on pensera
plutôt au "chemin de Damas", où Saint-Paul eut la vision
d'une grande lumière éblouissante et entendit la voix du Christ,
révélation qui fut à l'origine de sa conversion. Il est
vraisemblable que Rimbaud a bien aperçu les deux significations
possibles du mot "Damas" et l'a volontairement privé de
toute extension explicative, l'abandonnant ainsi à son ambiguïté.
Dans les deux cas, le complément "de longueur" trouve une
application logique : longueur de la route elle-même ou du décor
somptueux qu'elle longe. Mais ce mot "longueur", appliqué
au supplice d'un désir irréalisable, suggère irrésistiblement
l'idée de "langueur", et il serait naïf de croire que
Rimbaud n'a pas joué consciemment de cette équivoque.
Le groupe de mots suivant : "—
possessions de féeriques aristocraties ultra-Rhénanes,
Japonaises, Guaranies, propres encore à recevoir la musique des
anciens —", a reçu des interprétations
différentes mais pas nécessairement contradictoires (voir notre
note). Bruno Claisse a peut-être vu juste quand il interprète
ces adjectifs de nationalités fantaisistes comme une allusion à
l'origine coloniale des fortunes ayant permis d'édifier ces
somptueux domaines ; cela ne contredit pas nécessairement
l'intuition d'Albert Py qui décelait dans cette énumération
fantastique (non sans un effet de gradation interne d'ailleurs,
l'adjectif "guaranies" étant sans conteste le plus
inattendu des trois) une volonté rimbaldienne de suggérer
l'inaccessible.
La "musique des anciens"
n'est sans doute rien d'autre que la musique savante, ce luxe
aristocratique dont la culture bourgeoise garderait, pour Rimbaud,
le privilège (celui de la comprendre, celui de pouvoir s'y
adonner). Voir notre note.
Avec "les auberges qui pour toujours
n'ouvrent déjà plus" Rimbaud se livre à l'auto-référence
explicite. Présente dans "Le grand songe" et dans
"Enfance II" (qui eux-mêmes se référaient au "Cabaret-Vert")
cette métaphore d'un paradis à tout jamais perdu revient à
intervalles réguliers sous la plume de Rimbaud.
"Il y a des princesses" n'est
sans doute qu'une reprise, emphatique, du thème des femmes-fleurs.
On peut y voir aussi, comme Bruno Claisse, le premier échelon d'une
ascension vers l'utopie : les "princesses" (rêve d'amour
"aristocratique"), les "astres" (rêve d'un
paradis s'abritant dans la voûte céleste, le "futur luxe
nocturne" que Rimbaud évoque dans "Vagabonds") et,
au sommet de l'échelle, la vision extatique et violente contenue
dans le cinquième paragraphe du texte.
Après le paragraphe 4 qui apportait au
narrateur l'expérience du leurre, la ville comme mensonge pour les
pauvres, le cinquième le confronte à celle de l'exclusion et de la
frustration : la ville comme étalage de richesses, inaccessibles
aux pauvres, provocation à un rêve de bonheur et de luxe sans
espoir de pouvoir le réaliser. Ce sentiment de frustration est-il
la source de l'explosion de violence que nous réserve le paragraphe
final du texte ? On pourrait légitimement le croire. Mais ce §5
présente de grandes difficultés d'interprétation.
Paragraphe 5
Le cinquième paragraphe introduit une
rupture soudaine dans le texte. Changement de décor en premier
lieu, la ville et ses alentours laissent la place à ce qui semble
être un paysage polaire : "soleil des pôles",
"glaces", "neige". Il s'agit, nous dit le texte,
d'une vision matinale ("Le matin ou avec Elle [...]") et
le paysage jouit en effet d'une lumière intense : "rayons bleus", ceux du soleil matinal, par
un ciel bleu sans doute ; "éclats de
neige". Cette luminosité rehausse les couleurs propres du pôle
: la "pourpre" du soleil levant, de l'aurore
boréale ; les "lèvres vertes" (décolorées par le froid
?). Un intrus, toutefois, dans cette palette chromatique, les
"drapeaux noirs", qu'il est difficile d'assimiler aux
teintes naturelles d'un paysage polaire.
Cette incongruité est évidemment un signe
adressé au lecteur, signe que la vision n'est pas réaliste et
qu'elle a un sens politique. Les drapeaux noirs sont ceux de
l'anarchie, ils ont été brandis par les combattants de la Commune,
ou du moins par certains d'entre eux. Ils confèrent à cette vision
finale de "Métropolitain" le sens d'une brusque montée
de colère contre la ville, la société, l'arrogance des riches, la
servilité des pauvres. La violence de cette inspiration est
perceptible dans le rythme (énumératif), les sons (allitérations
en /t/, /p/) et le choix des mots. Le mot "éclats"
("éclats de neige") ne porte pas seulement une impression
de couleur, il suggère "explosion".
Par ailleurs, ce
paysage polaire n'est que le décor, lui-même aride et brutal,
d'une bataille : "vous vous débattîtes". Une bataille
qui s'achève sur une célébration de la "force".
Cette bataille est aussi, à l'évidence,
une mêlée amoureuse. Elle oppose le narrateur à un personnage
féminin, mystérieusement désigné par le pronom sans antécédent
"Elle". Le verbe "vous vous débattîtes" (vous
= tu + elle) évoque des corps qui s'empoignent, qui s'entremêlent.
Les "éclats de neige" dans les codes de la littérature
érotique, si souvent exploités par Rimbaud, notamment dans son
"cycle arctique" ("Barbare",
"Dévotion", "Métropolitain", "Being
Beauteous"), désignent le sperme, l'éjaculation.
Qui est "Elle" ? Il est bien
difficile de répondre. Sans doute une allégorie de la Force. C'est
pourquoi elle peut être à la fois l'Ennemie, la Ville — la détentrice du pouvoir
(la "Vampire" d'"Angoisse), du savoir (la
"Sorcière" d'"Après le Déluge"), avec
laquelle il faut se battre, se "débattre" —
et l'Amante idéale (la "Déesse" d'"Aube"),
celle contre qui la force du sujet doit s'aiguiser pour se prouver
à elle-même, celle auprès de qui il peut régénérer sa force en
péril, retrouver sa sauvagerie native, son instinct de
"Barbare", sa capacité de révolte.
Dans ce
dernier sens, on pourrait y voir tout simplement
la
force virile du poète ("Elle [...]
— ta
force !"), instrument de sa revanche imaginaire sur la Grande Ville
opulente et tentatrice mais qui interdit ses richesses au déshérité
(et, parmi ces richesses, ses "atroces fleurs
qu'on appellerait cœurs et sœurs",
autres objets de tentation).
Mais cette empoignade avec la Force n'est
qu'un fantasme. Un fantasme auquel le passé simple ("le matin
où avec Elle, vous vous débattîtes [...]") confère ici le
statut d'un souvenir. Les verbes des quatre premiers paragraphes
sont au présent, sans doute avec une valeur d'habitude ou de
vérité générale : il s'agit d'un tableau habituel de la vie
ordinaire dans les métropoles. Le présent apporte avec lui le
sentiment du réel concret. Par contre, l'apparition du passé
simple dans le cinquième paragraphe projette le contenu de la
vision dans un passé probablement mythique. Cette conquête de la force
est-elle autre chose qu'un rêve, une nouvelle
"fantasmagorie", autant dire : un poème ?
Aux yeux du
« métropolitain », la ville expose ses
« fantasmagories », c'est-à-dire qu'elle se diffracte en une
multitude de sensations à l'identité insaisissable, détails de
choses plutôt que choses, objets de désirs décevants ou
inaccessibles,
« possessions » jalousement gardées à l'abri des
« grilles » et des
« murs », derrière le
« cristal » des vitrines du
« boulevard ». Le poème s'achève sur une mêlée amoureuse entre
le poète et une mystérieuse entité féminine qui n'est sans doute
rien d'autre que
la force virile du poète, instrument fantasmatique de sa revanche
sur la Ville, affrontement dont l'enjeu symbolique
semble être, comme dans la section 5 de
« Mauvais sang », la victoire du
« forçat », du prolétaire misérable et solitaire, sur la
société qui l'opprime.
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Bibliographie |
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édition critique, Droz-Minard 1969, p.173-177. |
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la lettre à l'esprit, Pour lire Illuminations, Champion, 2004
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