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Nocturne vulgaire (Les Illuminations, 1873-1875)

 

interprétations bibliographie

Nocturne vulgaire

     Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons, brouille le pivotement des toits rongés, disperse les limites des foyers, éclipse les croisées. Le long de la vigne, m'étant appuyé du pied à une gargouille, je suis descendu dans ce carrosse dont l'époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés Corbillard de mon sommeil, isolé, maison de berger de ma niaiserie, le véhicule vire sur le gazon de la grande route effacée ; et dans un défaut en haut de la glace de droite tournoient les blêmes figures lunaires, feuilles, seins ; Un vert et un bleu très foncés envahissent l'image. Dételage aux environs d'une tache de gravier
     —
Ici, va-t-on siffler pour l'orage, et les Sodomes,  et les Solymes, et les bêtes féroces et les armées, 
     —
(Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m'enfoncer jusqu'aux yeux dans la source de soie).
     Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l'aboi des dogues...
     Un souffle disperse les limites du foyer.

Interprétations

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La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.

Nocturne vulgaire
     L'accord est à peu près général sur le sens à donner au mot "nocturne". Il s'agit d'un substantif. C'est dans le domaine musical que le terme est le plus couramment employé : un nocturne est une mélodie mélancolique et douce, inclinant à la rêverie. Mais par extension, le terme s'emploie pour désigner toutes sortes de spectacles nocturnes, notamment en peinture ou en poésie (Verlaine a écrit un "Nocturne parisien", Poèmes saturniens). C'est ce dernier sens que l'on trouve dans le poème de Rimbaud : il s'agit d'une scène nocturne, d'un voyage de nuit. ""Nocturne" est un substantif, écrit par exemple Pierre Brunel, désigne un "effet de nuit" (titre verlainien dans Poèmes saturniens) plus pictural que musical [...]" (op. cit. p.430).
     L'adjectif "vulgaire" suscite des exégèses plus discordantes. 
     Unanimement, les commentateurs soulignent le "choc de termes" (Bruno Claisse, op.cit. p.105) occasionné par le rapprochement de l'adjectif "vulgaire" avec le substantif "nocturne", synonyme de raffinement esthétique, et même aristocratique si l'on se réfère aux innombrables fêtes de nuit de la peinture et de la poésie, de Watteau à Verlaine. Mais que veut signifier Rimbaud par cet oxymore ? 
     Ici encore, il existe une certaine unanimité pour comprendre le terme dans son sens étymologique. Louis Forestier résume bien ce point de départ du raisonnement lorsqu'il écrit : "En quoi ce nocturne est-il vulgaire ? Ne serait-ce pas, au sens étymologique, parce qu'il est accessible à tous ?" (Oeuvres complètes, Bouquins, 2004, p.512). Le terme n'aurait donc pas nécessairement le sens de "trivial". 
     C'est à partir de là que les auteurs divergent, chacun glosant "vulgaire" à la lumière de son interprétation d'ensemble du poème. Ainsi, pour Albert Henry, qui comprend "Nocturne vulgaire" comme une rêverie devant un feu de cheminée (comme Suzanne Bernard, Albert Py, Louis Forestier, et autres), "ce Nocturne est vulgaire, étant donné ses origines médiocres : il n'est que jeu de flammes, sur tout le noir du foyer" (op. cit. p.110). Pour plusieurs autres, le poème décrit une évasion facilement accessible à tous dans la mesure où elle a été provoquée par le haschisch (Albert Py, op. cit. p.162) ou par l'alcool (Ernest Delahaye, op.cit. p.106). Mais, pour des auteurs plus récents (Pierre Brunel, op. cit. p.434-435, "Éloignements" ; Bruno Claisse, op. cit. p.105) la dépréciation vise moins le stimulant de l'expérience décrite (rêve ou hallucination) que le poncif littéraire, romantique et symboliste, dont elle est la parodie : "l'adjectif vulgaire exorcise ainsi toute déférence envers la prestigieuse tradition nocturne de la musique et de la poésie romantique" (Bruno Claisse, ibid.). Par un geste apparent d'auto-dénigrement, qui est en réalité une proclamation de dissidence, "l'auteur annonce [...] l'entrée dans le poème de son propre mauvais-goût (vulgaire=trivial, sans distinction) : préface à un écrire-contre, en quête d'un autre rapport au monde, par un renouvellement du dire et du voir" (B. Claisse, ibid).

Un souffle :
     Bruno Claisse, s'appuyant sur une référence lamartinienne, éclaire de façon très convaincante le sens à donner à ce mot :

Puis un souffle d'en haut se lève, et toute chose
Change, tombe, périt, fuit, meurt, se décompose,
Comme au coup de sifflet des décorations.

Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses, IV,
cité par Littré à l'article "sifflet". 

Chez Lamartine, le "souffle" désigne métaphoriquement (par l'image du vent soufflant en tempête) un pouvoir destructeur d'émanation divine. Le poète compare ce pouvoir surnaturel à celui d'un régisseur de théâtre lorsque, d'un "coup de sifflet", celui-ci ordonne aux machinistes de changer les "décorations" de la scène. Le "souffle" (de Dieu) et le "sifflet" (du chef-machiniste), note Bruno Claisse, se correspondent jusque dans la phonétique des termes : /s/+/f/. Le critique fait remarquer qu'on trouve aussi, un peu plus loin, dans le texte de Rimbaud, le coup de sifflet du régisseur de théâtre ("Ici va-t-on siffler pour l'orage [...]"). Mais, chez Rimbaud, ce souffle capable de disperser les apparences du monde ("foyers", "toits", "cloisons", "croisées" : tout ce qui enferme et sépare), ce pouvoir destructeur (qui est aussi un pouvoir transformateur et donc créateur) c'est l'imagination du poète. Ou plutôt, pour citer exactement Bruno Claisse : "l'inspiration d'une parole littéraire soufflant à l'énonciateur rimbaldien l'évasion vers un espace-temps irréalisé" (op. cit. p.104). Car, pour Bruno Claisse, l'inspiration rimbaldienne n'est pas ici libre d'elle-même, elle subit fortement l'influence d'une tradition littéraire, celle de l'évasion romantique, qu'elle imite et critique simultanément. Albert Henry, cohérent avec son interprétation générale parle d'un "souffle, jouant avec les flammes" (du "foyer", de l'âtre) qui déclenche "les jeux de l'imagination" (op. cit. p.110). 
     La plupart des commentateurs ont noté que la structure consonantique de ce premier mot : /s/+/f/ contamine l'ensemble du texte. Pour être simple, et sans être exhaustif, on peut mentionner :
     - les mots présentant les deux phonèmes : souffler (x2) - siffler - suffocantes - sophas - féroces - foncés - enfoncer - effacée
     - /s/ seulement : disperse - éclipse - sommeil - sodomes - solymes - songe - source de soie -   
     - /f/ seulement : foyer - futaies - fouettés
     Le lecteur remarquera en outre la présence fréquente d'autres échos vocaliques ou consonantiques dans des termes souvent voisins, du type : sp / ps ; so / so ; sou / sou ; uf / fu ; fler / fler, taies / tés, etc.
      Ce système d'échos sonores généralisés a inspiré aux plus brillants analystes des constructions théoriques ingénieuses visant à justifier les particularités phonétiques du texte par la signification principale qu'ils lui reconnaissent. Pour ce faire, ils tentent d'identifier un noyau sémantique et phonétique, dont l'énoncé poétique est censé assurer la diffraction. 
     Ainsi procède, me semble-t-il, Bruno Claisse lorsqu'il situe les deux mots "souffle/siffler" au centre d'un "vaste réseau prosodique-sémantique en (s) et (f), qui diffracte les consonnes de la paronomase régissant non seulement l'allégorie théâtrale du poème mais son oralité : "souffle" / "siffler"" (op. cit. p.116). "Nocturne vulgaire" représente en effet pour ce critique une tentative de Rimbaud pour se soustraire à une tradition littéraire sclérosante, aux clichés que cette tradition lui "souffle", rejetés pour leur artifice et leur théâtralité. Or, cette théâtralité s'incarne d'une part, comme nous venons de le voir, dans le "sifflet" du chef des machinistes. D'autre part, précise Bruno Claisse, dans l'idée du "souffle" : "celui du souffleur soufflant alternativement les divers rôles de la comédie : à lui donc le premier et le dernier mot du piège, si tant est que la perte du "sujet" est dans son abandon aux mots d'autrui" (op.cit. p.117).
     Antoine Raybaud, en ce qui le concerne, repère la matrice sémantique et phonétique du poème dans sa première phrase : "toute la dérive du texte se fonde sur la phrase noyau, en particulier sur la maille sonore de ses mots clés, "souffle", "disperse", "foyer", avec cet effet propre que cet engendrement réalise, de surcroît, le programme de ce que ces mots signifient : souffler sur les braises (sous la cendre) pour les attiser, les disperser, les faire prendre ailleurs, au delà des limites assignées de ce foyer qui est aussi le foyer — point focal, source d'embrasement, résidence — du récit" (op. cit. p.57-58). Car, pour Antoine Raybaud, l'enjeu principal du poème consisterait précisément, de la part de Rimbaud, à dynamiter de l'intérieur toute possibilité de récit cohérent, au sens que l'on donne traditionnellement à ce terme (enchaînement logique de péripéties) en laissant l'initiative aux mots : "Le texte se donne comme une libération généralisée des associations de mots entre eux selon le principe de l'assonance, de l'anagramme, ou de la paronomase" (p.58). Les libres associations de signifiants travailleraient en sous-oeuvre à désorganiser le récit, à "ouvrir des brèches, disperser, c'est à dire brouiller et essaimer, les limites des foyers du récit constitué" (p.62), dans le but d'expérimenter une forme poétique nouvelle, avant-gardiste, qui se rapprocherait de la syntaxe narrative du rêve.
     Quant à Albert Py, tenant d'une interprétation plus traditionnelle, qui voit dans Nocturne vulgaire la description d'une rêverie provoquée par la contemplation d'un feu de cheminée et "vraisemblablement favorisée par le haschisch", il se demande : "N'est-ce pas le sifflement du feu qui remonte à la conscience dans les sifflantes et les o sonores du troisième paragraphe [...] ?" (op. cit. p.163).

opéradiques :
     Antoine Adam (op. cit. p.1000) donne l'information suivante : "Un article de M. Underwood (Revue de littérature comparée, 1961, p.454) nous a appris que le mot opéradique existait, et qu'on le trouve sous la plume des Goncourt à propos de Watteau : "ce mélange de la vraie nature assortie à un arrangement opéradique..." (L'art du XVIIIe siècle)".
     On verra d'abord dans cette métaphore théâtrale une comparaison entre les libres fantaisies de l'imagination (s'engouffrant dans les "brèches" ouvertes par le "souffle" au sein de notre "environnement quotidien : "toits", "cloisons", etc.) et le romanesque débridé des intrigues d'opéra. Pour Ernest Delahaye, premier d'une longue série de commentateurs, Rimbaud compare ici le défilé précipité, aléatoire et discontinu des images, dans le rêve ou l'hallucination éthylique, avec la convention théâtrale autorisant le changement des décors selon la fantaisie de l'auteur ou les nécessités de l'histoire : "Un instant de sommeil, produit par la fatigue du cerveau, y amène des images, en succession assez normale, mais composée de souvenirs très mêlés, comme tous les rêves." (op. cit. p.106). Et, en note (ibid.), Delahaye glose ainsi l'adjectif "opéradique" : "Comme sur une scène ou le décor se modifie instantanément".
     Bruno Claisse prête à l'adjectif "opéradique" une nuance de sens péjorative (artifice, tromperie), plus ou moins comparable à la tonalité dépréciative qui se dégage d'autres mots du texte comme "vulgaire" ou "niaiserie". Ce critique propose en effet une lecture originale de "Nocturne vulgaire", texte répondant selon lui à une intention essentiellement satirique. Rimbaud y dénoncerait comme un leurre la littérature d'évasion héritée des romantiques et largement continuée par la génération de la fin du siècle. Dans ce but, il aurait systématiquement parodié dans "Nocturne vulgaire" le style artificiel de cette littérature et ses clichés (le nocturne aristocratique à la manière de Watteau, par exemple, si prisé des Goncourt, et souvent imité par Verlaine, dans les Fêtes galantes, et ailleurs) : "Dans la première phrase, la parodie précise sa cible : de fait, réénoncer la métaphore de l'opéra par laquelle les Goncourt venaient d'exprimer à nouveau, dans le journal-étendard de la modernité, la Renaissance littéraire et artistique, leur propre impératif d'art, au sujet de la peinture de Watteau (un "arrangement opéradique" rendant "la nature plus belle que nature"), c'est non seulement suggérer l'artifice des transpositions d'art (déjà mises à mal dans le titre [par l'épithète "vulgaire"]), mais suspecter cette esthétisation de réduire l'écriture à un effet de leurre. D'où le sens de l'allégorie parodique de "Nocturne vulgaire" présentant la parole littéraire, telle qu'on l'écrit et la conçoit au XIXe siècle, en machinerie d'opéra et le lecteur en victime de l'illusion, par son identification avec les protagonistes de ce discours trompeur" (op.cit. p.105). 

brouille le pivotement des toits rongés :
     La tradition critique explique le mot "pivotement" par une sensation de vertige liée à l'ivresse et le verbe "brouille" par une perturbation de la vision de même origine. Ernest Delahaye, par exemple, glose dans une note à propos du mot "toits" : "Qu'il voit par sa fenêtre, qui semblent tourner et dont les lignes apparaissent confuses" (op. cit. p.106). Et Suzanne Bernard commente : "tout ce qui compose le décor habituellement stable et familier de notre vie quotidienne, se trouve saisi de vertige".
     Bruno Claisse, sans remettre en cause semble-t-il ce type d'explication, attribue en outre l'utilisation par Rimbaud du mot "pivotement" à l'existence, dans l'univers du théâtre, de "machines pivotantes" servant à l'apparition ou à la disparition du décor. Avec ce terme, donc, Rimbaud poursuivrait "l'allégorie de l'opéra littéraire", c'est à dire comparerait les métaphores et autres embellissements du style artiste aux effets mécaniques des machineries théâtrales, dans le but de montrer que la poésie (tout autant que le théâtre) est le règne de l'illusion (op.cit. p.105-106).

foyers :
     La plupart des commentateurs ont vu dans ces "foyers", au sens concret, la partie de l'âtre d'une cheminée où se fait le feu (Albert Py, op. cit. p.161). Ils citent à l'appui de leur glose le poème des Illuminations intitulé "Veillées" où Rimbaud évoque "la plaque du foyer noir" et où ce foyer est appelé "puits des magies" (Suzanne Bernard). Certains, cependant, sans nécessairement remettre en cause ce sens premier, se montrent sensibles au potentiel polysémique du terme. Pierre Brunel évoque "les foyers comme centres de regroupement de la famille" (op. cit. p.435). Quant à Bruno Claisse, il considère que le contexte actualise l'usage théâtral du terme : foyers de l'opéra (op. cit. p.106). C'est encore une autre interprétation que l'on trouvera chez Ernest Delahaye : "Foyer : terme d'optique, cela veut dire, sans doute, que les objets ne paraissent plus à leur place" (op. cit. p.106).

Le long de la vigne :
     Bruno Claisse (op. cit. p.107) devine derrière cette expression "une allusion au romantisme bucolique (la vigne grimpante chère à Lamartine) :

Regarde au pied du toit qui croule :
Voilà, près du figuier séché,
Le cep vivace qui s'enroule
À l'angle du mur ébréché.

Lamartine, "La vigne et la maison", 1837."

gargouille :
    Certains commentateurs évoquent les "gargouilles hugoliennes" de Notre-Dame de Paris et voient dans ce terme une allusion "au romantisme troubadour" (Bruno Claisse, op. cit. p. 107). D'autres font remarquer que le mot "gargouille" peut désigner aussi bien, en français du XIXsiècle, les tuyaux qui déversent les eaux pluviales dans les caniveaux : "Ici, écrit par exemple Victor Py, tuyau d'écoulement des eaux de pluie le long du mur" (op. cit. p. 161). Antoine Adam cite avec à propos un autre exemple d'emploi du mot "gargouille", dans "Alchimie du verbe" : "Oxyde les gargouilles". C'est généralement à propos des métaux que l'on parle d'oxydation (op. cit. p.1001). 
     Bruno Claisse signale que les frères Goncourt mettent en scène dans l'un de leurs récits (Venise la nuit, Rêve, 1857) "un rêveur sautant par la fenêtre dans la Venise de Canaletto, au moment du Carnaval" (op. cit. p.107).

ce carrosse dont l'époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés :
     Les commentateurs signalent fréquemment la ressemblance entre ce carrosse aux panneaux bombés et les "véhicules" d'Ornières, "bossés" et semblables à "des carrosses anciens ou de contes". 
     Jean-Pierre Richard
a fait remarquer, dans son étude sur Rimbaud incluse dans Poésie et profondeur (Seuil, 1955, p.236-237), que ce véhicule XVIIIe siècle est "tout entier construit comme une symphonie en lignes courbes" ("glaces convexes" ; "panneaux bombés" ; "sophas contournés"). De ce fait, il s'inscrit avec force dans un "dynamisme de la courbure" qui marque l'ensemble du poème : 1) "pivotement des toits" ; 2) formes courbes du carrosse ; 3) "le véhicule vire" ; 4) "tournoient les blêmes figures lunaires" ; 5) "rouler sur l'aboi des dogues. Par l'appel récurrent au motif de la spirale, Rimbaud a cherché à communiquer au lecteur l'impression du vertige.

Corbillard de mon sommeil :
     Pierre Brunel (op. cit. p.431) signale à propos de cette métamorphose funèbre la parenté avec Ornières, autre des Illuminations. 
     Louis Forestier (op. cit. p.512) écrit de son côté : "cette belle trouvaille a été rapprochée du "corbillard de mes rêves" qu'on trouve dans "Horreur sympathique" des Fleurs du mal" :

Cieux déchirés comme des grèves,  
En vous se mire mon orgueil,
Vos vastes nuages en deuil  
Sont les corbillards de mes rêves […]

Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Horreur sympathique ».

 

maison de berger de ma niaiserie :
     "On suppose généralement que Rimbaud s'est souvenu du poème bien connu d'Alfred de Vigny (cf. "J'y roulerai pour toi la Maison du Berger / Elle va doucement avec ses quatre roues / ...), écrit Albert Henry (op. cit. p.111). Le même critique rappelle que P.-G. Castex, dans son essai sur Vigny, l'homme et l'œuvre, 1952, cite une source possible chez Chateaubriand, qui évoque "la hutte roulante d'un berger" dans Les Martyrs.

le gazon de la grande route effacée :
     L'expression note, d'après Bruno Claisse (p.110), la superposition du décor naturel (du gazon des fêtes galantes, du "Pays vert" cher à Vigny) par dessus la "grande route" symbole du décor moderne. Autrement dit : il ne s'agit pas du gazon de la grande route effacée mais du gazon qui remplace la grande route effacée ; l'image du gazon se substitue à celle de la grande route, et l'efface.

les blêmes figures lunaires, feuilles, seins :
     Bruno Claisse (p.111) signale l'habileté de cette anacoluthe (ellipse de l'article défini devant "feuilles" et "seins") pour donner l'impression de "bribes éparses, saisies au vol et détachées de tout référent". Il en trouve le modèle dans certaines descriptions de paysages belges par Verlaine, dans Romances sans paroles.


     
Dételage aux environs d'une tache de gravier :
     "Comme si cette tache de gravier prenait les proportions d'un obstacle, glose Pierre Brunel dans son édition Rimbaud de La Pochothèque (p.484). Un simple détail, devenu obsédant, modifie le cours du 
rêve." 

 

va-t-on siffler :
      Il s'agit du coup de sifflet par lequel le régisseur de théâtre commande un changement de décor. Voir ci-dessus notre note concernant le mot souffle. Par cette interrogation, le narrateur se demande si le conte de fée ne va pas tourner à la tragédie. Mais la référence théâtrale tend à présenter d'avance ce dénouement tragique comme un artifice, une "fantasmagorie littéraire", dit Bruno Claisse, qui propose de ces derniers versets une analyse inspirée dans son article déjà cité (op. cit. p.112-118).

 

pour l'orage :
     "L'orage métaphorique des poètes, celui qui emporte (Chateaubriand) ou qui ravage (Baudelaire)" (Bruno Claisse, op. cit. p.113).

 

et les Sodomes,  et les Solymes, :
     Solyme est un autre nom de Jérusalem (Hierosolyma en latin, rappelle Albert Py, op. cit. p.161). "Solyme" apparaît aussi dans "Mauvais Sang" (Antoine Adam, op. cit. p.1001). Pour "les  Sodomes", Pierre Brunel indique : "Les villes maudites, sur lesquelles s'est abattu le châtiment du Ciel dans l'Ancien Testament". Concernant Jérusalem, Pierre Brunel rappelle que cette ville sainte est fréquemment sujette, elle aussi, aux "invectives de Jésus" et que "pour les apôtres, la ruine de Jérusalem devait entraîner la fin du monde" (op. cit. p.433). Le passage ironise donc sur la tradition "opéradique" des dénouements apocalyptiques, dont Rimbaud lui-même, comme on sait, ne fut pas avare.

 

bêtes féroces :
    Allégorie de la guerre, selon Bruno Claisse (op. cit. p.113).

 

(Postillons et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m'enfoncer jusqu'aux yeux dans la source de soie) 
     Pour Albert Py, les "postillons et bêtes de songe" rappellent "les ballades allemandes chères aux romantiques" (op. cit. p.163).
     Pour Bruno Claisse, l'hypothèse énoncée par cette phrase entre parenthèses tranche par sa tonalité avec la précédente. C'est la mort douce (l'enfoncement voluptueux dans la source de soie) opposée à la mort violente (l'orage, la guerre, l'apocalypse). "Pour en montrer la spécificité, le poète renoue avec le Watteau du goncourtisme et du verlainisme" (op.cit. p.117). Ainsi Bruno Claisse reconnaît-il :
     - dans le mot "futaies" la description par les Goncourt du tableau de Watteau intitulé : "La Perspective" (L'art du XVIIIe siècle).
     - dans l'adjectif "suffocant", la "Chanson d'automne" de Verlaine : "Tout suffocant / Et blême quand /" 
     - dans la "source de soie" la description par les Goncourt de reflets d'étoffes dans les eaux, à propos du tableau de Watteau intitulé "L'Embarquement de Cythère" : "toute cette soie nuée et tendre dans le liquide rayonnant" (L'art du XVIIIe siècle). 
     La douceur des /s/ et des /f/ renforce la tonalité voluptueuse de la phrase. 
     Mais, pour Rimbaud (vu par Bruno Claisse), cet esthétisme maniériste constitue pour le littérateur une menace mortelle, une menace de sclérose intellectuelle. Aussi la rejette-t-il comme artificielle en la décrivant, une fois de plus, dans le vocabulaire de la technique théâtrale : l'expression "source de soie" désigne en effet dans l'univers du théâtre une machine d'opéra destinée à produire des effets d'eau artificielle. Il s'agit d'une bande d'étoffe — de gaze ou de soie, peinte et lamée — enroulée autour d'un tambour, que l'on dévide sur la scène en l'éclairant par en dessous, de manière à imiter des reflets (voir Bruno Claisse, op. cit. p.117-118).

 

Et nous envoyer :
    "Mais quel est ce "nous" qui vient ex abrupto pluraliser le "je" initial ? Désignerait-il — conformément à la syntaxe des grammaires — le groupe immédiatement antécédent, constitué de la victime et de l'équipage qui la fourvoie ("postillons et bêtes de songe") ? La logique du discours porterait plutôt à faire de ce "nous" l'indice d'un dialogue entre le JE-poète et un TU-lecteur, dialogue entre deux "sujets"" (Bruno Claisse, op. cit. p.113-114) car auteur et lecteur sont tous deux menacés, dans l'interprétation que Bruno Claisse donne du poème, de se laisser séduire par des clichés littéraires, de se laisser entraîner dans une parodie d'évasion.

 

fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l'aboi des dogues... :
     Bruno Claisse (op. cit. p. 114-115) montre de façon très convaincante comment ce dénouement tragique exploite un topos romantique, "le désastre du littérateur", dont il accommode quatre des motifs les plus traditionnels :
     - le fouet : fouet des vents, "fouet du plaisir" (Baudelaire), "Mais ici, fouette-toi d'orgie" (Corbière) ;        
     - l'orgie "rollaque" (les "boissons répandues" constituant la version rimbaldienne des "nappes rougies", des "flacons renversés", "cassés", "à terre", etc, d'un Musset) ; 
     - la noyade et les dogues, enfin, dont le traitement d'époque, volontairement et fortement daté par Rimbaud, peut être commodément apprécié par référence au poème académique, et donc syncrétique, d'Auguste Lacaussade, "Le Poète et la vie" (Les Épaves, Dentu, 1862) :

Ah ! vivre, c'est souffrir ! Brisé par la tempête,
Contre la vague au loin se débat le poète [...].
Battu des flots, poussé par le courant fatal,
Quel port voit-il surgir dans l'ombre ? L'hôpital.
Il y roule épuisé de lutte et de vieillesse [...],
Succombant à la tâche, en des champs calcinés
Et servant de pâture aux dogues acharnés [...].
La mort soit ! Mais subir leurs dents et leurs abois ! "

     Bruno Claisse rappelle l'utilisation par Vigny de l'image des dogues aboyants pour désigner le peuple en révolution, en 1789 (on notera, au vers 3, l'allusion au poème La Maison du Berger, par rapport auquel l'incipit que nous reproduisons ci-dessous assure la transition) :

Ainsi je t'appelais au port et sur la terre,
Fille de l'Océan, je te montrais mes bois.
J'y roulais la maison errante et solitaire.
Des dogues révoltés j'entendais les abois.
Je voyais, au sommet des longues galeries
L'anonyme drapeau des vieilles Tuileries
Déchiré sur le front du dernier des vieux rois.

Alfred de Vigny, "Les Oracles", Les Destinées
 

     Bruno Claisse rappelle aussi, à travers un exemple emprunté à Michelet, "que les dogues aboyants sont une métaphore littéraire des vagues, elles-mêmes figures possibles, ainsi d'ailleurs que les dogues, des persécutions subies par les poètes :

[Les vagues] me faisaient l'effet d'une horrible populace, non d'hommes, mais de chiens aboyants, un million, un milliard de dogues acharnés ou plutôt fous (Jules Michelet, La Mer, p.85)"

     Le choix d'une telle métaphore, hyperbolique, polysémique (l'océan et/ou le peuple déchaînés), pour figurer "le comble du frisson" (op. cit. p.115), le "désastre du littérateur" (op.cit p.114) relève évidemment pour Bruno Claisse d'une intention parodique. Il s'agirait pour Rimbaud de mettre en garde contre le caractère factice de cette "théâtralité de l'apeurement" (115) et de conclure (non sans quelque implication autocritique) que "toute la poésie du naufrage de soi est opéradique" (116).

Cf. aussi dans une traduction de L'Énéide cette évocation de Scylla :

Scylla garde le côté droit ; l’implacable Charybde le côté gauche, et trois fois tour à tour elle abîme ses vastes flots au fond de son gouffre béant et les revomit dans les airs jusqu’à en fouetter les astres. Mais Scylla cachée sous une caverne ténébreuse avance la tête et attire les vaisseaux sur les rocs. Elle a le haut du corps d’un être humain, le sein d’une belle fille ; mais, passée la ceinture, c’est un monstrueux dragon avec un ventre de loup et des queues de dauphin. Il vaut mieux, sans te presser, doubler le promontoire sicilien de Pachynum et ne pas craindre un long détour, que de voir une seule fois l’informe Scylla sous son antre immense et ses écueils qui retentissent des aboiements de ses chiens glauques.

 

Un souffle disperse les limites du foyer. :
     La reprise, presque à l'identique, à la fin du poème, de termes qui figuraient dans la première phrase a pu être commentée comme un simple effet de bouclage du texte, voire comme un souci de construction logique. Ainsi, Albert Py boucle son propre commentaire de la façon suivante : "Jusqu'à ce qu'au dernier paragraphe un souffle disperse les limites du foyer et mette fin à la fantasmagorie. La répétition du mot et de l'idée de la première phrase encadre la dérive de l'imagination dans l'unité formelle d'un poème cyclique. Le dérèglement des sens est resté raisonné".
    D'autres commentateurs attribuent à cette formule de clôture une signification psychologique, comme Pierre Brunel, qui résume ainsi la fin du poème : "C'est comme l'alpha et l'oméga d'une cruauté que le poète retourne contre lui-même et contre ses inventions, contre son souffle initial. Celui-ci revient à la fin du texte, prêt à déclencher de nouvelles visions et de nouvelles catastrophes" (op. cit. p.436).

 


 

Bibliographie

remonter interprétations
 
Ernest Delahaye, Les Illuminations et Une saison en enfer de Rimbaud, Messein, 1927, p.106-107.
Jean-Pierre Richard, Poésie et profondeur, Seuil, 1955, p.236-237.
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