La mention
"op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de
page.
Nocturne vulgaire
:
L'accord est à peu près général sur le
sens à donner au mot "nocturne". Il s'agit d'un
substantif. C'est dans le domaine musical que le terme est le plus
couramment employé : un nocturne est une mélodie mélancolique et
douce, inclinant à la rêverie. Mais par extension, le terme
s'emploie pour désigner toutes sortes de spectacles nocturnes,
notamment en peinture ou en poésie (Verlaine a écrit un
"Nocturne parisien", Poèmes saturniens). C'est ce
dernier sens que l'on trouve dans le poème de Rimbaud : il s'agit
d'une scène nocturne, d'un voyage de nuit.
""Nocturne" est un substantif, écrit par exemple
Pierre Brunel, désigne un "effet de nuit" (titre
verlainien dans Poèmes saturniens) plus pictural que musical
[...]" (op. cit. p.430).
L'adjectif "vulgaire" suscite des
exégèses plus discordantes.
Unanimement, les commentateurs soulignent
le "choc de termes" (Bruno Claisse, op.cit. p.105)
occasionné par le rapprochement de l'adjectif "vulgaire"
avec le substantif "nocturne", synonyme de raffinement
esthétique, et même aristocratique si l'on se réfère aux
innombrables fêtes de nuit de la peinture et de la poésie, de
Watteau à Verlaine. Mais que veut signifier Rimbaud par cet oxymore
?
Ici encore, il existe une certaine
unanimité pour comprendre le terme dans son sens étymologique.
Louis Forestier résume bien ce point de départ du raisonnement
lorsqu'il écrit : "En quoi ce nocturne est-il vulgaire ? Ne
serait-ce pas, au sens étymologique, parce qu'il est accessible à
tous ?" (Oeuvres complètes, Bouquins, 2004, p.512). Le
terme n'aurait donc pas nécessairement le sens de
"trivial".
C'est à partir de là que les auteurs
divergent, chacun glosant "vulgaire" à la lumière de son
interprétation d'ensemble du poème. Ainsi, pour Albert Henry, qui
comprend "Nocturne vulgaire" comme une rêverie devant un
feu de cheminée (comme Suzanne Bernard, Albert Py, Louis
Forestier, et autres), "ce Nocturne
est vulgaire, étant donné ses origines médiocres : il n'est que
jeu de flammes, sur tout le noir du foyer" (op. cit. p.110).
Pour plusieurs autres, le poème décrit une évasion facilement
accessible à tous dans la mesure où elle a été provoquée par le
haschisch (Albert Py, op. cit. p.162) ou par l'alcool (Ernest
Delahaye, op.cit. p.106). Mais, pour des auteurs plus récents (Pierre
Brunel, op. cit. p.434-435, "Éloignements" ;
Bruno Claisse, op. cit. p.105) la dépréciation vise moins le
stimulant de l'expérience décrite (rêve ou
hallucination) que le poncif littéraire, romantique et symboliste,
dont elle est la parodie : "l'adjectif vulgaire exorcise
ainsi toute déférence envers la prestigieuse tradition nocturne de
la musique et de la poésie romantique" (Bruno Claisse, ibid.).
Par un geste apparent d'auto-dénigrement, qui est en réalité une
proclamation de dissidence, "l'auteur annonce [...] l'entrée
dans le poème de son propre mauvais-goût (vulgaire=trivial, sans
distinction) : préface à un écrire-contre, en quête d'un autre
rapport au monde, par un renouvellement du dire et du voir" (B.
Claisse, ibid). 
Un
souffle
:
Bruno Claisse,
s'appuyant sur une référence lamartinienne,
éclaire de façon très convaincante le sens à
donner à ce mot :
Puis un souffle d'en haut se
lève, et toute chose
Change, tombe, périt, fuit, meurt, se décompose,
Comme au coup de sifflet des décorations.
Lamartine, Harmonies poétiques
et religieuses, IV,
cité par Littré à l'article "sifflet".
Chez Lamartine, le
"souffle" désigne métaphoriquement (par l'image du vent
soufflant en tempête) un pouvoir destructeur d'émanation divine.
Le poète compare ce pouvoir surnaturel à celui d'un régisseur de
théâtre lorsque, d'un "coup de sifflet", celui-ci
ordonne aux machinistes de changer les "décorations" de
la scène. Le "souffle" (de Dieu) et le
"sifflet" (du chef-machiniste), note Bruno
Claisse, se correspondent jusque dans la phonétique des termes :
/s/+/f/. Le critique fait remarquer qu'on trouve aussi, un peu plus
loin, dans le texte de Rimbaud, le coup de sifflet du régisseur de
théâtre ("Ici va-t-on siffler pour l'orage [...]").
Mais, chez Rimbaud, ce souffle capable de disperser les apparences
du monde ("foyers", "toits",
"cloisons", "croisées" : tout ce qui enferme et
sépare), ce pouvoir destructeur (qui est aussi un pouvoir
transformateur et donc créateur) c'est l'imagination du poète. Ou
plutôt, pour citer exactement Bruno Claisse : "l'inspiration
d'une parole littéraire soufflant à l'énonciateur rimbaldien
l'évasion vers un espace-temps irréalisé" (op. cit. p.104).
Car, pour Bruno Claisse, l'inspiration rimbaldienne n'est pas ici
libre d'elle-même, elle subit fortement l'influence d'une tradition
littéraire, celle de l'évasion romantique, qu'elle imite et
critique simultanément. Albert Henry, cohérent avec son
interprétation générale parle d'un "souffle, jouant avec les
flammes" (du "foyer", de l'âtre) qui déclenche
"les jeux de l'imagination" (op. cit. p.110).
La plupart des commentateurs ont noté que
la structure consonantique de ce premier mot : /s/+/f/ contamine
l'ensemble du texte. Pour être simple, et sans être exhaustif, on
peut mentionner :
- les mots présentant les deux phonèmes :
souffler (x2) - siffler - suffocantes - sophas - féroces - foncés
- enfoncer - effacée
- /s/ seulement : disperse - éclipse -
sommeil - sodomes - solymes - songe - source de soie
-
- /f/ seulement : foyer - futaies -
fouettés
Le lecteur remarquera en outre la présence
fréquente d'autres échos vocaliques ou consonantiques dans des
termes souvent voisins, du type : sp / ps ; so / so ; sou / sou ; uf
/ fu ; fler / fler, taies / tés, etc.
Ce système d'échos sonores
généralisés a inspiré aux plus brillants analystes des
constructions théoriques ingénieuses visant à justifier les
particularités phonétiques du texte par la signification
principale qu'ils lui reconnaissent. Pour ce faire, ils tentent
d'identifier un noyau sémantique et phonétique, dont l'énoncé
poétique est censé assurer la diffraction.
Ainsi procède, me semble-t-il, Bruno
Claisse lorsqu'il situe les deux mots
"souffle/siffler" au centre d'un "vaste réseau
prosodique-sémantique en (s) et (f), qui diffracte les consonnes de
la paronomase régissant non seulement l'allégorie théâtrale du
poème mais son oralité : "souffle" /
"siffler"" (op. cit. p.116). "Nocturne
vulgaire" représente en effet pour ce critique une tentative
de Rimbaud pour se soustraire à une tradition littéraire
sclérosante, aux clichés que cette tradition lui
"souffle", rejetés pour leur artifice et leur
théâtralité. Or, cette théâtralité s'incarne d'une part, comme
nous venons de le voir, dans le "sifflet" du chef des
machinistes. D'autre part, précise Bruno Claisse, dans l'idée du
"souffle" : "celui du souffleur soufflant
alternativement les divers rôles de la comédie : à lui donc le
premier et le dernier mot du piège, si tant est que la perte du
"sujet" est dans son abandon aux mots d'autrui" (op.cit.
p.117).
Antoine Raybaud, en ce qui le
concerne, repère la matrice sémantique et phonétique du poème
dans sa première phrase : "toute la dérive du texte se fonde
sur la phrase noyau, en particulier sur la maille sonore de ses mots
clés, "souffle", "disperse", "foyer",
avec cet effet propre que cet engendrement réalise, de surcroît,
le programme de ce que ces mots signifient : souffler sur les
braises (sous la cendre) pour les attiser, les disperser, les
faire prendre ailleurs, au delà des limites assignées de ce foyer
qui est aussi le foyer —
point focal, source d'embrasement, résidence — du récit"
(op. cit. p.57-58). Car, pour Antoine Raybaud, l'enjeu principal du
poème consisterait précisément, de la part de Rimbaud, à
dynamiter de l'intérieur toute possibilité de récit cohérent, au
sens que l'on donne traditionnellement à ce terme (enchaînement
logique de péripéties) en laissant l'initiative aux mots :
"Le texte se donne comme une libération généralisée des
associations de mots entre eux selon le principe de l'assonance, de
l'anagramme, ou de la paronomase" (p.58). Les libres
associations de signifiants travailleraient en sous-oeuvre à
désorganiser le récit, à "ouvrir des brèches, disperser,
c'est à dire brouiller et essaimer, les limites des foyers du
récit constitué" (p.62), dans le but d'expérimenter une
forme poétique nouvelle, avant-gardiste, qui se rapprocherait de la
syntaxe narrative du rêve.
Quant à Albert Py, tenant d'une
interprétation plus traditionnelle, qui voit dans Nocturne
vulgaire la description d'une rêverie provoquée par la
contemplation d'un feu de cheminée et "vraisemblablement
favorisée par le haschisch", il se demande : "N'est-ce
pas le sifflement du feu qui remonte à la conscience dans les
sifflantes et les o sonores du troisième paragraphe [...]
?" (op. cit. p.163).
opéradiques
:
Antoine Adam (op. cit. p.1000) donne
l'information suivante : "Un article de M. Underwood (Revue
de littérature comparée, 1961, p.454) nous a appris que le mot
opéradique existait, et qu'on le trouve sous la plume des
Goncourt à propos de Watteau : "ce mélange de la vraie nature
assortie à un arrangement opéradique..." (L'art du XVIIIe
siècle)".
On verra d'abord dans cette métaphore
théâtrale une comparaison entre les libres fantaisies de
l'imagination (s'engouffrant dans les "brèches" ouvertes
par le "souffle" au sein de notre "environnement
quotidien : "toits", "cloisons", etc.) et
le romanesque débridé des intrigues d'opéra. Pour Ernest
Delahaye, premier d'une longue série de commentateurs, Rimbaud
compare ici le défilé précipité, aléatoire et discontinu des
images, dans le rêve ou l'hallucination éthylique, avec la
convention théâtrale autorisant le changement des décors selon la
fantaisie de l'auteur ou les nécessités de l'histoire : "Un
instant de sommeil, produit par la fatigue du cerveau, y amène des
images, en succession assez normale, mais composée de souvenirs
très mêlés, comme tous les rêves." (op. cit. p.106). Et, en
note (ibid.), Delahaye glose ainsi l'adjectif "opéradique"
: "Comme sur une scène ou le décor se modifie
instantanément".
Bruno Claisse prête à l'adjectif
"opéradique" une nuance de sens péjorative (artifice,
tromperie), plus ou moins comparable à la tonalité dépréciative
qui se dégage d'autres mots du texte comme "vulgaire" ou
"niaiserie". Ce critique propose en effet une lecture
originale de "Nocturne vulgaire", texte répondant selon
lui à une intention essentiellement satirique. Rimbaud y
dénoncerait comme un leurre la littérature d'évasion héritée
des romantiques et largement continuée par la génération de la
fin du siècle. Dans ce but, il aurait systématiquement parodié
dans "Nocturne vulgaire" le style artificiel de cette
littérature et ses clichés (le nocturne aristocratique à la
manière de Watteau, par exemple, si prisé des Goncourt, et souvent
imité par Verlaine, dans les Fêtes galantes, et ailleurs) :
"Dans la première phrase, la parodie précise sa cible : de
fait, réénoncer la métaphore de l'opéra par laquelle les
Goncourt venaient d'exprimer à nouveau, dans le journal-étendard
de la modernité, la Renaissance littéraire et artistique, leur
propre impératif d'art, au sujet de la peinture de Watteau (un
"arrangement opéradique" rendant "la nature plus
belle que nature"), c'est non seulement suggérer l'artifice
des transpositions d'art (déjà mises à mal dans le titre [par
l'épithète "vulgaire"]), mais suspecter cette
esthétisation de réduire l'écriture à un effet de leurre. D'où
le sens de l'allégorie parodique de "Nocturne vulgaire"
présentant la parole littéraire, telle qu'on l'écrit et la
conçoit au XIXe siècle, en machinerie d'opéra et le
lecteur en victime de l'illusion, par son identification avec les
protagonistes de ce discours trompeur" (op.cit. p.105). 
brouille
le pivotement des toits rongés
:
La tradition critique
explique le mot "pivotement" par une
sensation de vertige liée à l'ivresse et le
verbe "brouille" par une perturbation de
la vision de même origine. Ernest Delahaye,
par exemple, glose dans une note à propos du mot
"toits" : "Qu'il voit par sa
fenêtre, qui semblent tourner et dont les lignes
apparaissent confuses" (op. cit. p.106). Et Suzanne
Bernard commente : "tout ce qui compose
le décor habituellement stable et familier de
notre vie quotidienne, se trouve saisi de
vertige".
Bruno Claisse,
sans remettre en cause semble-t-il ce type
d'explication, attribue en outre l'utilisation par
Rimbaud du mot "pivotement" à
l'existence, dans l'univers du théâtre, de
"machines pivotantes" servant à
l'apparition ou à la disparition du décor. Avec
ce terme, donc, Rimbaud poursuivrait
"l'allégorie de l'opéra littéraire",
c'est à dire comparerait les métaphores et
autres embellissements du style artiste aux effets
mécaniques des machineries théâtrales, dans le
but de montrer que la poésie (tout autant que le
théâtre) est le règne de l'illusion (op.cit.
p.105-106). 
foyers
:
La plupart des
commentateurs ont vu dans ces "foyers",
au sens concret, la partie de l'âtre d'une
cheminée où se fait le feu (Albert Py,
op. cit. p.161). Ils citent à l'appui de leur
glose le poème des Illuminations intitulé
"Veillées" où Rimbaud évoque "la
plaque du foyer noir" et où ce foyer est
appelé "puits des magies" (Suzanne
Bernard). Certains, cependant, sans
nécessairement remettre en cause ce sens premier,
se montrent sensibles au potentiel polysémique du
terme. Pierre Brunel évoque "les
foyers comme centres de regroupement de la
famille" (op. cit. p.435). Quant à Bruno
Claisse, il considère que le contexte
actualise l'usage théâtral du terme : foyers de
l'opéra (op. cit. p.106). C'est encore une autre
interprétation que l'on trouvera chez Ernest
Delahaye : "Foyer : terme d'optique, cela
veut dire, sans doute, que les objets ne
paraissent plus à leur place" (op. cit.
p.106). 
Le long de la
vigne :
Bruno Claisse (op.
cit. p.107) devine derrière cette expression
"une allusion au romantisme bucolique (la
vigne grimpante chère à Lamartine) :
Regarde au pied du
toit qui croule :
Voilà, près du figuier séché,
Le cep vivace qui s'enroule
À l'angle du mur ébréché.
Lamartine, "La vigne
et la maison", 1837." 
gargouille
:
Certains commentateurs
évoquent les "gargouilles hugoliennes"
de Notre-Dame de Paris et voient dans ce
terme une allusion "au romantisme
troubadour" (Bruno Claisse, op. cit.
p. 107). D'autres font remarquer que le mot
"gargouille" peut désigner aussi bien,
en français du XIXe siècle, les
tuyaux qui déversent les eaux pluviales dans les
caniveaux : "Ici, écrit par exemple Victor
Py, tuyau d'écoulement des eaux de pluie le
long du mur" (op. cit. p. 161). Antoine
Adam cite avec à propos un autre exemple
d'emploi du mot "gargouille", dans
"Alchimie du verbe" : "Oxyde les
gargouilles". C'est généralement à propos
des métaux que l'on parle d'oxydation (op. cit.
p.1001).
Bruno Claisse
signale que les frères Goncourt mettent en scène
dans l'un de leurs récits (Venise la nuit,
Rêve, 1857) "un rêveur sautant par la
fenêtre dans la Venise de Canaletto, au moment du
Carnaval" (op. cit. p.107). 
ce carrosse dont l'époque est assez
indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas
contournés :
Les commentateurs signalent fréquemment la
ressemblance entre ce carrosse aux panneaux bombés et les "véhicules" d'Ornières,
"bossés" et semblables à "des carrosses anciens ou
de contes".
Jean-Pierre Richard a fait remarquer, dans
son étude sur Rimbaud incluse dans Poésie et profondeur
(Seuil, 1955, p.236-237), que ce véhicule XVIIIe siècle
est "tout entier construit comme une symphonie en lignes
courbes" ("glaces convexes" ; "panneaux bombés"
; "sophas contournés"). De ce fait, il s'inscrit
avec force dans un "dynamisme de la courbure" qui marque
l'ensemble du poème : 1) "pivotement des toits" ;
2) formes courbes du carrosse ; 3) "le véhicule vire"
; 4) "tournoient les blêmes figures lunaires"
; 5) "rouler sur l'aboi des dogues. Par l'appel
récurrent au motif de la spirale, Rimbaud a cherché à communiquer
au lecteur l'impression du vertige. 
Corbillard de mon
sommeil
:
Pierre Brunel (op. cit. p.431)
signale à propos de cette métamorphose funèbre la parenté avec Ornières,
autre des Illuminations.
Louis Forestier (op. cit. p.512)
écrit de son côté : "cette belle trouvaille a été
rapprochée du "corbillard de mes rêves" qu'on trouve
dans "Horreur sympathique" des Fleurs du mal"
:
Cieux déchirés comme des grèves,
En vous se mire mon orgueil,
Vos vastes nuages en deuil
Sont les corbillards de mes rêves […]
Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Horreur
sympathique ». 
maison de berger de ma
niaiserie
:
"On suppose généralement que Rimbaud
s'est souvenu du poème bien connu d'Alfred de Vigny (cf. "J'y
roulerai pour toi la Maison du Berger / Elle va doucement avec ses
quatre roues / ...), écrit Albert Henry (op. cit. p.111). Le même
critique rappelle que P.-G. Castex, dans son essai sur Vigny,
l'homme et l'œuvre, 1952, cite une source possible chez
Chateaubriand, qui évoque "la hutte roulante d'un berger"
dans Les Martyrs.
le gazon de la grande route effacée
:
L'expression note,
d'après Bruno Claisse (p.110), la
superposition du décor naturel (du gazon des
fêtes galantes, du "Pays vert" cher à
Vigny) par dessus la "grande route"
symbole du décor moderne. Autrement dit : il ne
s'agit pas du gazon de la grande route
effacée mais du gazon qui remplace la
grande route effacée ; l'image du gazon se
substitue à celle de la grande route, et
l'efface.
les blêmes
figures lunaires, feuilles, seins :
Bruno Claisse (p.111) signale
l'habileté de cette anacoluthe (ellipse de l'article défini devant
"feuilles" et "seins") pour donner l'impression
de "bribes éparses, saisies au vol et détachées de tout
référent". Il en trouve le modèle dans certaines
descriptions de paysages belges par Verlaine, dans Romances sans
paroles.
Dételage aux environs d'une tache de
gravier :
"Comme si cette tache de gravier
prenait les proportions d'un obstacle, glose Pierre Brunel
dans son édition Rimbaud de La Pochothèque (p.484). Un
simple détail, devenu obsédant, modifie le cours du
rêve."
va-t-on siffler
:
Il s'agit du coup
de sifflet par lequel le régisseur de théâtre
commande un changement de décor. Voir ci-dessus
notre note concernant le mot souffle.
Par cette interrogation, le narrateur se demande
si le conte de fée ne va pas tourner à la
tragédie. Mais la référence théâtrale tend à
présenter d'avance ce dénouement tragique comme
un artifice, une "fantasmagorie
littéraire",
dit Bruno Claisse, qui propose de ces derniers versets une
analyse inspirée dans son article déjà cité (op. cit.
p.112-118).
pour
l'orage
:
"L'orage métaphorique des poètes,
celui qui emporte (Chateaubriand) ou qui ravage (Baudelaire)" (Bruno
Claisse, op. cit. p.113).
et les Sodomes, — et les
Solymes,
:
Solyme est un autre nom de Jérusalem (Hierosolyma
en latin, rappelle Albert Py, op. cit. p.161). "Solyme"
apparaît aussi dans "Mauvais Sang" (Antoine Adam,
op. cit. p.1001). Pour
"les Sodomes", Pierre Brunel indique :
"Les villes maudites, sur lesquelles s'est abattu le châtiment
du Ciel dans l'Ancien Testament". Concernant Jérusalem, Pierre
Brunel rappelle que cette ville sainte est fréquemment sujette,
elle aussi, aux "invectives de Jésus" et que "pour
les apôtres, la ruine de Jérusalem devait entraîner la fin du
monde" (op. cit. p.433). Le passage ironise donc sur la
tradition "opéradique" des dénouements apocalyptiques, dont Rimbaud
lui-même, comme on sait, ne fut pas avare.
bêtes féroces
:
Allégorie de la guerre, selon Bruno Claisse
(op. cit. p.113).
(Postillons
et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m'enfoncer
jusqu'aux yeux dans la source de soie)
Pour Albert Py, les "postillons
et bêtes de songe"
rappellent "les ballades allemandes chères aux romantiques"
(op. cit. p.163).
Pour Bruno Claisse, l'hypothèse
énoncée par cette phrase entre parenthèses tranche par sa
tonalité avec la précédente. C'est la mort douce (l'enfoncement
voluptueux dans la source de soie) opposée à la mort violente
(l'orage, la guerre, l'apocalypse). "Pour en montrer la
spécificité, le poète renoue avec le Watteau du goncourtisme et
du verlainisme" (op.cit. p.117). Ainsi Bruno Claisse
reconnaît-il :
- dans le mot "futaies" la
description par les Goncourt du tableau de Watteau intitulé :
"La Perspective" (L'art du XVIIIe siècle).
- dans l'adjectif "suffocant", la
"Chanson d'automne" de Verlaine : "Tout suffocant /
Et blême quand /"
- dans la "source de soie" la
description par les Goncourt de reflets d'étoffes dans les eaux, à
propos du tableau de Watteau intitulé "L'Embarquement de
Cythère" : "toute cette soie nuée et tendre dans le
liquide rayonnant" (L'art du XVIIIe siècle).
La douceur des /s/ et des /f/ renforce la
tonalité voluptueuse de la phrase.
Mais, pour Rimbaud (vu par Bruno Claisse),
cet esthétisme maniériste constitue pour le littérateur une
menace mortelle, une menace de sclérose intellectuelle. Aussi la
rejette-t-il comme artificielle en la décrivant, une fois de plus,
dans le vocabulaire de la technique théâtrale : l'expression
"source de soie" désigne en effet dans l'univers du
théâtre une machine d'opéra destinée à produire des effets
d'eau artificielle. Il s'agit d'une bande d'étoffe — de gaze ou
de soie, peinte et lamée — enroulée autour d'un tambour, que
l'on dévide sur la scène en l'éclairant par en dessous, de
manière à imiter des reflets (voir Bruno Claisse, op. cit.
p.117-118).
Et
nous envoyer
:
"Mais quel est ce "nous" qui vient
ex abrupto pluraliser le "je" initial ? Désignerait-il —
conformément à la syntaxe des grammaires — le groupe
immédiatement antécédent, constitué de la victime et de
l'équipage qui la fourvoie ("postillons et bêtes de
songe") ?
La logique du
discours porterait plutôt à faire de ce "nous" l'indice
d'un dialogue entre le JE-poète et un TU-lecteur, dialogue entre
deux "sujets"" (Bruno Claisse, op. cit.
p.113-114) car auteur et lecteur sont tous deux menacés, dans
l'interprétation que Bruno Claisse donne du poème, de se laisser
séduire par des clichés littéraires, de se laisser entraîner
dans une parodie d'évasion.
fouettés à travers les eaux clapotantes et les
boissons répandues, rouler sur l'aboi des dogues...
:
Bruno Claisse (op. cit. p. 114-115)
montre de façon très convaincante comment ce dénouement tragique
exploite un topos romantique, "le désastre du
littérateur", dont il accommode quatre des motifs les plus
traditionnels :
- le fouet : fouet des vents, "fouet
du plaisir" (Baudelaire), "Mais ici, fouette-toi
d'orgie"
(Corbière) ;
- l'orgie "rollaque" (les
"boissons répandues" constituant la version rimbaldienne
des "nappes rougies", des "flacons renversés",
"cassés", "à terre", etc, d'un Musset) ;
- la noyade et les dogues, enfin, dont le
traitement d'époque, volontairement et fortement daté par Rimbaud,
peut être commodément apprécié par référence au poème
académique, et donc syncrétique, d'Auguste Lacaussade, "Le
Poète et la vie" (Les Épaves, Dentu, 1862) :
Ah ! vivre, c'est souffrir ! Brisé
par la tempête,
Contre la vague au loin se débat le poète [...].
Battu des flots, poussé par le courant fatal,
Quel port voit-il surgir dans l'ombre ? L'hôpital.
Il y roule épuisé de lutte et de vieillesse [...],
Succombant à la tâche, en des champs calcinés
Et servant de pâture aux dogues acharnés [...].
La mort soit ! Mais subir leurs dents et leurs abois ! "
Bruno
Claisse rappelle l'utilisation par Vigny de l'image des dogues
aboyants pour désigner le peuple en révolution, en 1789 (on
notera, au vers 3, l'allusion au poème La Maison du Berger,
par rapport auquel l'incipit que nous reproduisons ci-dessous assure
la transition) :
Ainsi
je t'appelais au port et sur la terre,
Fille de l'Océan, je te montrais mes bois.
J'y roulais la maison errante et solitaire.
— Des dogues révoltés j'entendais les abois.
— Je voyais, au sommet des longues galeries
— L'anonyme drapeau des vieilles Tuileries
Déchiré sur le front du dernier des vieux rois.
Alfred
de Vigny, "Les Oracles",
Les Destinées.
Bruno
Claisse rappelle aussi, à travers un exemple emprunté à Michelet,
"que les dogues aboyants sont une métaphore littéraire des
vagues, elles-mêmes figures possibles, ainsi d'ailleurs que les
dogues, des persécutions subies par les poètes :
[Les vagues] me faisaient l'effet
d'une horrible populace, non d'hommes, mais de chiens aboyants, un
million, un milliard de dogues acharnés ou plutôt fous (Jules
Michelet, La Mer, p.85)"
Le choix
d'une telle métaphore, hyperbolique, polysémique (l'océan et/ou
le peuple déchaînés), pour figurer "le comble du
frisson" (op. cit. p.115), le "désastre du
littérateur" (op.cit p.114) relève évidemment pour Bruno
Claisse d'une intention parodique. Il s'agirait pour Rimbaud de
mettre en garde contre le caractère factice de cette
"théâtralité de l'apeurement" (115) et de conclure (non
sans quelque implication autocritique) que "toute la poésie du
naufrage de soi est opéradique" (116).
Cf. aussi dans une
traduction de L'Énéide cette évocation de Scylla :
Scylla garde le côté droit ;
l’implacable Charybde le côté gauche, et trois
fois tour à tour
elle abîme ses vastes flots au fond
de son gouffre béant et les
revomit dans les airs jusqu’à en fouetter les astres. Mais
Scylla
cachée sous une caverne ténébreuse
avance la tête et attire les
vaisseaux sur les rocs. Elle a le haut du corps
d’un être humain,
le sein d’une belle fille ; mais,
passée la ceinture, c’est un
monstrueux dragon avec un ventre de loup et des
queues de
dauphin. Il vaut mieux, sans te presser, doubler
le promontoire
sicilien de Pachynum et ne pas craindre un long
détour, que de
voir une seule fois l’informe Scylla sous son
antre immense et
ses écueils qui retentissent des
aboiements de ses chiens
glauques.
— Un souffle disperse les limites du
foyer. :
La reprise, presque à l'identique, à la
fin du poème, de termes qui figuraient dans la première phrase a
pu être commentée comme un simple effet de bouclage du texte,
voire comme un souci de construction logique. Ainsi, Albert Py
boucle son propre commentaire de la façon suivante : "Jusqu'à
ce qu'au dernier paragraphe un souffle disperse les limites du
foyer et mette fin à la fantasmagorie. La répétition du mot
et de l'idée de la première phrase encadre la dérive de
l'imagination dans l'unité formelle d'un poème cyclique. Le
dérèglement des sens est resté raisonné".
D'autres commentateurs attribuent à cette
formule de clôture une signification psychologique, comme Pierre
Brunel, qui résume ainsi la fin du poème : "C'est comme
l'alpha et l'oméga d'une cruauté que le poète retourne contre
lui-même et contre ses inventions, contre son souffle initial.
Celui-ci revient à la fin du texte, prêt à déclencher de
nouvelles visions et de nouvelles catastrophes" (op. cit.
p.436).
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