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Nocturne vulgaire (Les Illuminations, 1873-1875)

Nocturne vulgaire

     Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons, brouille le pivotement des toits rongés, disperse les limites des foyers, éclipse les croisées. Le long de la vigne, m'étant appuyé du pied à une gargouille, je suis descendu dans ce carrosse dont l'époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés Corbillard de mon sommeil, isolé, maison de berger de ma niaiserie, le véhicule vire sur le gazon de la grande route effacée ; et dans un défaut en haut de la glace de droite tournoient les blêmes figures lunaires, feuilles, seins ; Un vert et un bleu très foncés envahissent l'image. Dételage aux environs d'une tache de gravier. 
Ici, va-t-on siffler pour l'orage, et les Sodomes,  et les Solymes, et les bêtes féroces et les armées,
(Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m'enfoncer jusqu'aux yeux dans la source de soie).
     Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l'aboi des dogues...
     Un souffle disperse les limites du foyer.

 

Manuscrut . Source Gallica

 

     "Nocturne vulgaire" est le récit d'une échappée dans l'imaginaire. Rimbaud n'en précise guère les circonstances : le lecteur peut penser à un rêve ("corbillard de mon sommeil" ; "bêtes de songe") aussi bien qu'à une hallucination provoquée par l'alcool ("boissons répandues"). Rien de tout cela, en vérité, mais un poème qui tente de mettre au point, dans la lignée du Baudelaire des Paradis artificiels, une écriture du rêve syntaxe narrative fondée sur le défilé rapide des images, s'enchaînant comme autant de décors sur une scène d'opéra (cf. "brèches opéradiques").
     Un "souffle", celui de la création plus que celui de la tempête, abolit soudain tout ce qui enferme et limite : "cloisons", "toits" ... Le narrateur, pris de vertige (tout "vire", "pivote", "tournoie" devant ses yeux), s'échappe par cette "brèche", saute en rêve par la fenêtre et, nouvelle Cendrillon, se retrouve dans un carrosse de contes de fées. Mais ce narrateur, qui est cultivé, n'a pas Charles Perrault comme seule référence : il se rappelle les "sophas contournés" de la littérature libertine du XVIIIe, les "corbillards" de Baudelaire, la "Maison du Berger" de Vigny, les "figures lunaires" des Pierrots de Verlaine... Bref, le récit progresse en exploitant toute une tradition littéraire du "nocturne", de la fête galante, de l'évasion romantique, jusqu'à ce que ... l'angoisse d'un dénouement cauchemardesque s'empare du rêveur. Que lui réserve maintenant le maître des images ? Que lui réserve cet organisateur secret de la scène du rêve qui, d'un coup de sifflet, comme un régisseur de théâtre, commande aux machinistes les changements du décor ? Et si c'était l'orage qui enlève (Chateaubriand) ou qui ravage (Baudelaire), les Apocalypses promises à Sodome et à Solyme, ou encore le très rimbaldien naufrage de soi dans les "eaux clapotantes" ou la "source de soie" ? 
    Mais tout cela n'est que littérature : conventions romanesques, artifices de théâtre ! Souvent, chez Rimbaud, le "dégagement rêvé" semble plombé par l'inconséquence des moyens dont il dispose, inconséquence ici dénoncée par les références à l'illusion théâtrale ("opéradiques", "va-t-on siffler", "source de soie") et l'exploitation à satiété, intentionnellement parodique, des clichés du romantisme. 

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