Nocturne vulgaire
Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans
les cloisons,
— brouille le
pivotement des toits rongés, —
disperse les limites des foyers,
— éclipse les
croisées. — Le long
de la vigne, m'étant appuyé du pied à une gargouille, —
je suis descendu dans ce carrosse dont l'époque est assez indiquée par
les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés —
Corbillard de mon sommeil, isolé, maison de berger de ma niaiserie, le
véhicule vire sur le gazon de la grande route effacée ; et dans
un défaut en haut de la glace de droite tournoient les blêmes figures
lunaires, feuilles, seins ; —
Un vert et un bleu très foncés envahissent l'image. Dételage aux
environs d'une tache de gravier.
—
Ici, va-t-on siffler pour l'orage, et les Sodomes, — et
les Solymes, —
et les bêtes féroces et les armées,
—
(Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes
futaies, pour m'enfoncer jusqu'aux yeux dans la source de soie).
—
Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les
boissons répandues, rouler sur l'aboi des dogues...
—
Un souffle disperse les limites du foyer.
|
Manuscrut .
Source Gallica
|
"Nocturne
vulgaire" est le récit d'une échappée dans l'imaginaire. Rimbaud
n'en précise guère les circonstances : le lecteur peut penser à un rêve
("corbillard de mon
sommeil" ; "bêtes de songe") aussi bien qu'à une
hallucination provoquée par l'alcool ("boissons répandues").
Rien de tout cela, en vérité, mais un poème qui tente de mettre au
point, dans la lignée du Baudelaire des Paradis artificiels, une
écriture du rêve — syntaxe narrative fondée sur le défilé rapide
des images, s'enchaînant comme autant de décors sur une scène
d'opéra (cf. "brèches opéradiques").
Un "souffle", celui de la création plus que celui de la tempête, abolit soudain tout ce qui
enferme et limite : "cloisons", "toits" ... Le
narrateur, pris de vertige (tout "vire", "pivote", "tournoie" devant ses
yeux), s'échappe par cette "brèche",
saute en rêve par la fenêtre et, nouvelle Cendrillon, se retrouve dans
un carrosse de contes de fées. Mais ce narrateur, qui est cultivé, n'a
pas Charles Perrault comme seule référence : il se rappelle les "sophas
contournés" de la littérature libertine du XVIIIe, les
"corbillards" de Baudelaire, la "Maison du Berger"
de Vigny, les "figures lunaires" des Pierrots de Verlaine...
Bref, le récit progresse en exploitant toute une tradition littéraire
du "nocturne", de la fête galante, de l'évasion romantique,
jusqu'à ce que ... l'angoisse d'un dénouement cauchemardesque s'empare
du rêveur. Que lui réserve maintenant le maître des images ? Que lui
réserve cet
organisateur secret de la scène du rêve qui, d'un coup de sifflet,
comme un régisseur de théâtre, commande aux machinistes les
changements du décor ? Et si c'était l'orage qui enlève
(Chateaubriand) ou qui ravage (Baudelaire), les Apocalypses promises à
Sodome et à Solyme, ou encore le très rimbaldien naufrage
de soi dans les "eaux clapotantes" ou la "source de
soie" ?
Mais tout cela n'est que littérature : conventions romanesques, artifices de théâtre ! Souvent, chez Rimbaud, le "dégagement rêvé" semble plombé
par l'inconséquence des moyens dont il dispose, inconséquence ici dénoncée par
les
références à l'illusion théâtrale
("opéradiques", "va-t-on siffler", "source de
soie") et l'exploitation à satiété, intentionnellement parodique, des
clichés du romantisme.
>>> Panorama critique
>>> Commentaire |