Disposition
Michel Murat qui, donc, présente la fin
du texte sous la forme de quatre alinéas
dépourvus de retraits avant
tiret s'en explique avec
précision (2013, p. 269-270).
Il estime que Rimbaud a ouvert un paragraphe à partir
de « — Ici, va-t-on siffler [...] ». Il fonde essentiellement sa
conviction sur le fait que : « La frontière correspond à une
articulation narrative, avec changement de temps, du présent au
futur imminent [...]». On observe effectivement un bref espace laissé
libre à la fin de la ligne précédente, mais Rimbaud a pu juger
que cet espace n'était pas suffisant pour écrire « — Ici, » de son ample écriture
dextrogyre et n'aller à la ligne que pour cette raison.
Murat considère ensuite que Rimbaud a opéré « un
changement de ligne » (ce qui est certain) équivalent à un « changement
de paragraphe » (ce qui est loin d'être aussi évident) après les mots : « les bêtes féroces et les armées ». Même réserve que
précédemment, sauf que là, il est indiscutable que Rimbaud ne
pouvait pas utiliser l'espace disponible à la fin de la ligne
précédente pour inscrire le minimum indispensable :
« — (Postillon ». Est-ce pour cette raison que l'on observe sur
le manuscrit une longue rature interdisant l'utilisation de cet
espace ?
La phrase suivante ouvre sur un tiret suivi d'une
parenthèse, à l'intérieur de laquelle le premier mot commence
par une majuscule : « — (Postillon et bêtes de
songe [...] » Il se trouve que ce tiret se présente en début de ligne,
comme, un peu plus haut, celui de la ligne : « — Un vert et un bleu
[...] ». Une ponctuation faible : virgule, précède « — Postillon
[...] ». Une ponctuation plus forte : point-virgule précédait « — Un
vert [...] ». Pourtant, Murat considère le P de « — Postillon [...] »
comme la marque d'un début de paragraphe, alors qu"il ne voit dans
« — Un vert et un bleu [...] » qu'« une frontière interne, dont la
coïncidence avec un début de ligne est aléatoire.» La vérité est que l'on ne voit dans le manuscrit que deux retours à la
ligne avec indentation, à la toute fin du texte. Encore est-on en droit
de se demander si Rimbaud a véritablement voulu indiquer un début de
paragraphe à la hauteur de « - / Et nous envoyer [...] ». C'est plus un
trait d'union qu'un tiret, suivi en outre par un timide trait oblique,
que l'on peut observer à cet endroit. Raison pour laquelle je suivrais
difficilement aussi la disposition de Nocturne vulgaire prônée
par Albert Henry, le seul à se limiter à deux alinéas en fin de texte,
mais qu'il a tort de présenter identiques et normalisés. Le mieux, au
fond, est de ne pas corriger Rimbaud, du tout.
Je partage cependant
l'opinion d'Albert Henry quand il écrit que, limité aux deux derniers
retours à la ligne, « le texte est d'une tension accrue et plus
continûment évocatrice : pas d'arrêt dans le déroulement visionnaire ni
dans l'angoisse qui monte, puis submerge [...] » (1998, p.108) En
tout cas, la disposition qu'il préconise est en conformité avec
la façon dont Rimbaud — dans les dix-huit premières lignes du
texte, pour le moins — multiplie les tirets, que ce soit en
cours de phrase ou entre deux phrases, sans pour autant ménager
d'alinéas.
Ponctuation
L'usage
rimbaldien du tiret dans ce texte n'en fait pas une ponctuation forte,
plus déterminante pour l'intelligence du sens que la ponctuation d'usage
courant. La plupart du temps, elle redouble un autre signe de
ponctuation, en assumant un rôle purement rythmique et/ou de mise en
évidence des effets de parallélisme. C'est le cas notamment dans la
première phrase du texte, constituée d'un sujet suivi de quatre groupes
verbaux juxtaposés.
La seconde phrase pourrait paraître contredire cette
thèse car elle est coupée par un « , — » après lequel Rimbaud semble
avoir hésité entre la majuscule et la minuscule, hésitation qui n'aurait
pas dû être après une virgule. Cependant, on remarquera que c'est la
construction de la phrase elle-même et non le tiret qui produit cette
hésitation : perturbé par le détachement en tête de phrase de son
complément logique (« Le long de la vigne »), et séparé de lui par
l'incise de la proposition participiale (« m'étant appuyé du pied sur
une gargouille »), le noyau phrastique « je suis descendu » paraît avoir
pour seul complément « dans ce carrosse ». C'est une construction
bizarre. Il aurait été plus naturel d'écrire : « M'étant appuyé du pied
sur une gargouille, je suis descendu le long de la vigne [jusque] dans
ce carrosse ». Évitant cette syntaxe trop académique, sans doute,
Rimbaud autonomise en quelque sorte chacun des membres de la phrase. Il
en fait autant d'images séparées. Il est même possible, comme on le voit sur le manuscrit, qu'il
ait songé à autonomiser plus encore la proposition participiale en la
faisant suivre d'un point + majuscule. Brunel tranche en faveur de la
minuscule, Guyaux et Murat inscrivent une majuscule.
Les deux tirets suivants, celui
qui se substitue carrément au point devant « Corbillard [...] » et celui
qui redouble le point-virgule devant « Un vert et un bleu [...] » ont
cette même fonction : ils n'accentuent pas la frontière sémantique, ils
cherchent à produire l'impression d'une suite d'images ou de scènes,
s'enchaînant sur un mode aléatoire et décousu.
Signification
Aussi ne
suis-je pas d'accord quand Michel Murat écrit, à propos du tiret ou
trait-d'union qui
suit la parenthèse et précède : « - / Et nous envoyer [...] » :
Le tiret ouvre un espace
nouveau ; il signale à la fois une solution de continuité et une
reprise. Ce marquage crée une amphibologie, parce qu'il fait
prévaloir le rythme sur la syntaxe. La coordination (« et nous
envoyer ») peut se faire soit avec « va-t-on siffler », soit
avec « pour m'enfoncer » ; la première solution est plus
cohérente, mais la seconde s'impose à la lecture linéaire par
une loi de proximité : le lien se fait à travers la parenthèse,
devenue perméable. Ainsi s'introduisent dans le texte des
torsions d'échelle et presque des anamorphoses.
C'est, me semble-t-il,
conférer au tiret une valeur sémantique qu'il n'a pas. Le tiret
redouble la parenthèse. Il la renforce rythmiquement mais il ne
possède pas une valeur sémantique supérieure à la sienne. Une
parenthèse s'inscrit à l'intérieur d'une phrase sans en
perturber la construction syntaxique. Quand la parenthèse se
referme, la phrase reprend à l'endroit où elle s'était
interrompue. Je trouve vraiment curieux ce verbe
« s'impose » et cette parenthèse « perméable ». L'auteur pense-t-il
vraiment qu'on a le choix entre les deux constructions syntaxiques qu'il
propose ? Voire que la seconde « s'impose » ? De même que,
dans la deuxième phrase du texte, malgré la complication de la syntaxe et le tiret qui
la divise en
deux parties distinctes, tout le monde comprend que Rimbaud est descendu le long de la
vigne, de même, malgré la parenthèse qui s'insère au milieu de la pénultième phrase du
texte, tout lecteur saisit (sauf Albert Henry, il est vrai) qu'il faut lire : « — Ici,
va-t-on siffler pour l'orage [...] et nous envoyer [...] rouler sur
l'aboi des dogues ... ». Bruno Claisse écrit à ce propos (2012, p.172) :
[...] la double hypothèse du
rêveur éveillé ne peut qu'être alternative et substitutive, les
parenthèses qui enserrent la seconde possibilité (reprise de la
promenade en carrosse vers une immersion douce) au sein de la
première (noyade par déchaînement de violence) et en
interrompant même l'examen, n'impliquant nullement subordination
de la seconde à la première, mais écriture du va-et-vient [...]
Très juste commentaire, me
semble-t-il. Je me demande seulement s'il n'est pas excessif de parler
d'« immersion douce » (et de « noyade douce », ibid.) pour la seconde
hypothèse : n'est-ce pas seulement pour se désaltérer, après la
traversée des « suffocantes futaies », que l'assoiffé se prend
au mirage de la « source de soie » et s'y enfonce
« jusqu'aux yeux » ?
L'expression « source de soie » « évoque les effets d'eau de l'Opéra,
contrefaisant une source ou un torrent par des étoffes colorées et
lamées » (Claisse, 2012, p.175). Nocturne vulgaire pose l'alternative
entre, d'une part, le happy end niais qui verrait le carrosse
reprendre sa route jusqu'à la bienfaisante mais purement « opéradique » « source de soie »
(c'est l'hypothèse mentionnée entre parenthèses) et, d'autre part, le dénouement
cauchemardesque qui « nous » enverrait « rouler sur l'aboi des dogues »
(métaphore classique de l'océan déchaîné ; voir la description de
Charybde et Scylla dans l'Énéide). Il ne saurait donc être
question de coordonner « et nous envoyer » avec « pour m'enfoncer ». La présence d'une métaphore filée du théâtre, tout au
long de Nocturne vulgaire, a été bien établie par la tradition
critique, depuis Delahaye (1927, p.106), jusqu'aux remarquables travaux
de Bruno Claisse.
La vie, comme le rêve, est un théâtre où l'on ne sait jamais quelle sera
la scène suivante. On ignore si le
monsieur qui tient le sifflet va faire tomber des cintres la toile
peinte des « suffocantes futaies » et de « la source », ou bien, au
contraire, « Sodome » détruite par le feu, « les armées » de
Michel et
Christine (suite), « Scylla et ses écueils retentissants
des aboiements de ses chiens couleur de mer » (Énéide, 3,
431-432, trad.
Boxus & Poucet, Univ. Louvain), ou autres scénarios dans le genre
tragique. Le rêveur hésite : que lui réserve maintenant cette puissance de l'imagination (quelle origine
ou nature exacte qu'on lui suppose) qui a soufflé comme fétu de paille
le décor rassurant du « foyer » à la première phrase du poème ?
Va-t-elle opter
pour une « comédie de la soif » ou pour une de ces « tragédies de
malandrins et de demi-dieux spirituels comme l'histoire ou les religions
ne l'ont jamais été » (Parade) ?
La preuve par Angoisse
Voisin dans le manuscrit des
Illuminations, le poème Angoisse (f° 23) présente la même
alternative. Le locuteur se demande si « la Vampire qui nous rend
gentils » (équivalent du régisseur de théâtre siffleur de Nocturne
vulgaire) parviendra, en lui octroyant quelque futile « succès »
social,
à lui faire accepter ce qu'elle « commande » (ce qu'elle nous commande, ce qui est notre lot
à tous) : « que nous nous amusions avec ce qu'elle nous laisse »
(équivalent de ce que représente, pour qui a
«
une
soif à craindre la gangrène », un
effet de
« source » conçu pour l'opéra) ... « ou
qu'autrement, ajoute Rimbaud, nous soyons plus drôles. / Rouler aux
blessures, par l'air lassant et la mer ; aux supplices, par le silence
des eaux et de l'air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur
silence atrocement houleux. » Même alternative : la satisfaction factice
du rêveur niais ou l'océan déchaîné, symbole du naufrage de soi et du
désastre du réfractaire. Le rapprochement confirme, s'il en était besoin,
l'interprétation de Nocturne Vulgaire proposée ci-dessus.
Nocturne vulgaire et la question de l'agencement du recueil
Par parenthèse, le rapprochement entre Nocturne vulgaire
et Angoisse est intéressant pour une autre
raison. On sait que le feuillet 21-22 du manuscrit des Illuminations,
dont Nocturne vulgaire constitue le recto, est le seul feuillet
que Rimbaud ait utilisé recto verso. Or, la graphie dextrogyre que l'on
observe sur ce recto tranche fortement avec l'écriture ronde et
sinistrogyre du verso. D'où André Guyaux a conclu, de façon
convaincante, que Nocturne vulgaire a été copié sur ce singulier
feuillet 21-22 plus tardivement que Marine et Fête d'hiver
qui se trouvent au verso. Le dénouement de Nocturne Vulgaire
présentant une forte similitude avec celui d'Angoisse, on aurait
pu s'attendre à ce que Rimbaud les mette côte à côte. À l'évidence,
Nocturne vulgaire fournissait une idéale transition entre les scènes
de rêve des ff 18-22 et les poèmes qui suivent (à partir d'Angoisse)
dont la caractéristique commune est de conduire invariablement à un
dénouement atroce et violent. Rimbaud aurait donc été bien inspiré, me
semble-t-il, de donner le n°21 à Marine et Fête d'hiver et
de placer Nocturne Vulgaire en texte pivot (voir ce que j'appelle
ainsi dans ma page « Une hypothèse pour la structure des Illuminations »). Mais il ne l'a pas fait. Et donc, ou bien Rimbaud
a fait vraiment très vite quand il a numéroté ses premiers manuscrits,
ou bien ... ou bien je me trompe sur le caractère méthodique de sa
construction du recueil ... ou bien ce n'est pas lui qui a paginé les
feuillets. Mais je préfère croire à une faute d'inattention,
naturellement !
Bibliographie
Éclats de la violence. Pour une
lecture comparatiste des Illuminations d’Arthur Rimbaud,
édition critique commentée par Pierre Brunel, Paris, José Corti, 2004.
Arthur
Rimbaud, Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par
André Guyaux. Éditions Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 2009,
révisé 2015.
Claisse,
Bruno, « De la source de soie (Nocturne Vulgaire) à la soie des
mers (Barbare) : le mot de la fin ? », Parade Sauvage n°
16, mai 2000, pages 101-125.
Claisse,
Bruno, « Nocturne vulgaire ou l'envoûtement du rêve éveillé »,
Les Illuminations et l'accession au réel, Classiques Garnier,
2012, p. 159-176.
Henry,
Albert, Contributions à la lecture de Rimbaud, Bruxelles,
Académie royale de Belgique, coll. « Mémoire de la Classe des Lettres »,
1998.
Murat, Michel, L’Art de Rimbaud, Paris, José
Corti, coll. « Les Essais », 2002 ; nouv. éd. revue et augmentée, 2013.
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