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Disposition, ponctuation, signification, situation :
une note sur Nocturne vulgaire (Les Illuminations 1873-1875)

 

 

Toutes ces difficultés seraient éliminées par une édition qui
donnerait le fac-similé du manuscrit, agrandi et rendu plus
net grâce aux moyens de la technique moderne.

                Antoine Fongaro, « Illuminations : le texte et
                l'exégèse», Studi francesi, sept.-déc. 1981.

               
 

   
      Aucune édition de Nocturne vulgaire ne reproduit fidèlement l'alignement à gauche du texte du poème, tel qu'on l'observe dans le manuscrit. Pierre Brunel (2004) fait apparaître quatre retraits avant tiret ; André Guyaux (2009) et Michel Murat (2013) n'en font apparaître aucun. Mais tous trois vont systématiquement à la ligne avant les quatre tirets correspondants. Autrement dit, ils sont unanimes à considérer que, comme l'écrit Guyaux, « le texte apparaît dans un paradigme de versets sans qu'on puisse déterminer l'alinéa. » (p. 969). Ils normalisent en conséquence la disposition du poème à partir de la phrase : « Ici, va-t-on siffler [...] ». Albert Henry (1998) proposait une autre solution. La discussion compliquée de ces problèmes de ponctuation serait d'ailleurs un peu byzantine si le choix opéré n'engageait parfois l'interprétation du texte. 
 

 

 

 

 

 


 

 
Disposition


     Michel Murat qui, donc, présente la fin du texte sous la forme de quatre alinéas
dépourvus de retraits avant tiret s'en explique avec précision (2013, p. 269-270).
     Il estime que Rimbaud a ouvert un paragraphe à partir de « — Ici, va-t-on siffler [...] ». Il fonde essentiellement sa conviction sur le fait que : « La frontière correspond à une articulation narrative, avec changement de temps, du présent au futur imminent [...]». On observe effectivement un bref espace laissé libre à la fin de la ligne précédente, mais Rimbaud a pu juger que cet espace n'était pas suffisant pour écrire « — Ici, » de son ample écriture dextrogyre et n'aller à la ligne que pour cette raison.
    Murat considère ensuite que Rimbaud a opéré « un changement de ligne » (ce qui est certain) équivalent à un « changement de paragraphe » (ce qui est loin d'être aussi évident) après les mots : « les bêtes féroces et les armées ». Même réserve que précédemment, sauf que là, il est indiscutable que Rimbaud ne pouvait pas utiliser l'espace disponible à la fin de la ligne précédente pour inscrire le minimum indispensable :  « —  (Postillon ». Est-ce pour cette raison que l'on observe sur le manuscrit une longue rature interdisant l'utilisation de cet espace ?
     La phrase suivante ouvre sur un tiret suivi d'une parenthèse, à l'intérieur de laquelle le premier mot commence par une majuscule : « — (Postillon et bêtes de songe [...] » Il se trouve que ce tiret se présente en début de ligne, comme, un peu plus haut, celui de la ligne : « — Un vert et un bleu [...] ». Une ponctuation faible : virgule, précède « — Postillon [...] ». Une ponctuation plus forte : point-virgule précédait « — Un vert [...] ». Pourtant, Murat considère le P de « — Postillon [...] » comme la marque d'un début de paragraphe, alors qu"il ne voit dans « — Un vert et un bleu [...] » qu'« une frontière interne, dont la coïncidence avec un début de ligne est aléatoire.»
   La vérité est que l'on ne voit dans le manuscrit que deux retours à la ligne avec indentation, à la toute fin du texte. Encore est-on en droit de se demander si Rimbaud a véritablement voulu indiquer un début de paragraphe à la hauteur de « - / Et nous envoyer [...] ». C'est plus un trait d'union qu'un tiret, suivi en outre par un timide trait oblique, que l'on peut observer à cet endroit. Raison pour laquelle je suivrais difficilement aussi la disposition de Nocturne vulgaire prônée par Albert Henry, le seul à se limiter à deux alinéas en fin de texte, mais qu'il a tort de présenter identiques et normalisés. Le mieux, au fond, est de ne pas corriger Rimbaud, du tout.
     Je partage cependant l'opinion d'Albert Henry quand il écrit que, limité aux deux derniers retours à la ligne, « le texte est d'une tension accrue et plus continûment évocatrice : pas d'arrêt dans le déroulement visionnaire ni dans l'angoisse qui monte, puis submerge [...] » (1998, p.108) En tout cas, la disposition qu'il préconise est en conformité avec la façon dont Rimbaud — dans les dix-huit premières lignes du texte, pour le moins — multiplie les tirets, que ce soit en cours de phrase ou entre deux phrases, sans pour autant ménager d'alinéas.


 

Ponctuation

   
    L'usage rimbaldien du tiret dans ce texte n'en fait pas une ponctuation forte, plus déterminante pour l'intelligence du sens que la ponctuation d'usage courant. La plupart du temps, elle redouble un autre signe de ponctuation, en assumant un rôle purement rythmique et/ou de mise en évidence des effets de parallélisme. C'est le cas notamment dans la première phrase du texte, constituée d'un sujet suivi de quatre groupes verbaux juxtaposés.
   La seconde phrase pourrait paraître contredire cette thèse car elle est coupée par un « , — » après lequel Rimbaud semble avoir hésité entre la majuscule et la minuscule, hésitation qui n'aurait pas dû être après une virgule. Cependant, on remarquera que c'est la construction de la phrase elle-même et non le tiret qui produit cette hésitation : perturbé par le détachement en tête de phrase de son complément logique (« Le long de la vigne »), et séparé de lui par l'incise de la proposition participiale (« m'étant appuyé du pied sur une gargouille »), le noyau phrastique « je suis descendu » paraît avoir pour seul complément « dans ce carrosse ». C'est une construction bizarre. Il aurait été plus naturel d'écrire : « M'étant appuyé du pied sur une gargouille, je suis descendu le long de la vigne [jusque] dans ce carrosse ». Évitant cette syntaxe trop académique, sans doute, Rimbaud autonomise en quelque sorte chacun des membres de la phrase. Il en fait autant d'images séparées. Il est même possible, comme on le voit sur le manuscrit, qu'il ait songé à autonomiser plus encore la proposition participiale en la faisant suivre d'un point + majuscule. Brunel tranche en faveur de la minuscule, Guyaux et Murat inscrivent une majuscule.
     Les deux tirets suivants, celui qui se substitue carrément au point devant « Corbillard [...] » et celui qui redouble le point-virgule devant « Un vert et un bleu [...] » ont cette même fonction : ils n'accentuent pas la frontière sémantique, ils cherchent à produire l'impression d'une suite d'images ou de scènes, s'enchaînant sur un mode aléatoire et décousu.

 

Signification


     Aussi ne suis-je pas d'accord quand Michel Murat écrit, à propos du tiret ou trait-d'union qui suit la parenthèse et précède  : « - / Et nous envoyer [...] » :

Le tiret ouvre un espace nouveau ; il signale à la fois une solution de continuité et une reprise. Ce marquage crée une amphibologie, parce qu'il fait prévaloir le rythme sur la syntaxe. La coordination (« et nous envoyer ») peut se faire soit avec « va-t-on siffler », soit avec « pour m'enfoncer » ; la première solution est plus cohérente, mais la seconde s'impose à la lecture linéaire par une loi de proximité : le lien se fait à travers la parenthèse, devenue perméable. Ainsi s'introduisent dans le texte des torsions d'échelle et presque des anamorphoses.

C'est, me semble-t-il, conférer au tiret une valeur sémantique qu'il n'a pas. Le tiret redouble la parenthèse. Il la renforce rythmiquement mais il ne possède pas une valeur sémantique supérieure à la sienne. Une parenthèse s'inscrit à l'intérieur d'une phrase sans en perturber la construction syntaxique. Quand la parenthèse se referme, la phrase reprend à l'endroit où elle s'était interrompue. Je trouve vraiment curieux ce verbe « s'impose » et cette parenthèse « perméable ». L'auteur pense-t-il vraiment qu'on a le choix entre les deux constructions syntaxiques qu'il propose ? Voire que la seconde « s'impose » ? De même que, dans la deuxième phrase du texte, malgré la complication de la syntaxe et le tiret qui la divise en deux parties distinctes, tout le monde comprend que Rimbaud est descendu  le long de la vigne, de même, malgré la parenthèse qui s'insère au milieu de la pénultième phrase du texte, tout lecteur saisit (sauf Albert Henry, il est vrai) qu'il faut lire :  « — Ici, va-t-on siffler pour l'orage [...] et nous envoyer [...] rouler sur l'aboi des dogues ... ». Bruno Claisse écrit  à ce propos (2012, p.172) :

[...] la double hypothèse du rêveur éveillé ne peut qu'être alternative et substitutive, les parenthèses qui enserrent la seconde possibilité (reprise de la promenade en carrosse vers une immersion douce) au sein de la première (noyade par déchaînement de violence) et en interrompant même l'examen, n'impliquant nullement subordination de la seconde à la première, mais écriture du va-et-vient [...]

Très juste commentaire, me semble-t-il. Je me demande seulement s'il n'est pas excessif de parler d'« immersion douce » (et de « noyade douce », ibid.) pour la seconde hypothèse : n'est-ce pas seulement pour se désaltérer, après la traversée des « suffocantes futaies », que l'assoiffé se prend au mirage de la « source de soie » et s'y enfonce « jusqu'aux yeux » ? L'expression « source de soie » « évoque les effets d'eau de l'Opéra, contrefaisant une source ou un torrent par des étoffes colorées et lamées » (Claisse, 2012, p.175). Nocturne vulgaire pose l'alternative entre, d'une part, le happy end niais qui verrait le carrosse reprendre sa route jusqu'à la bienfaisante mais purement « opéradique » « source de soie » (c'est l'hypothèse mentionnée entre parenthèses) et, d'autre part, le dénouement cauchemardesque qui « nous » enverrait « rouler sur l'aboi des dogues » (métaphore classique de l'océan déchaîné ; voir la description de Charybde et Scylla dans l'Énéide). Il ne saurait donc être question de coordonner « et nous envoyer » avec « pour m'enfoncer ».
     La présence d'une métaphore filée du théâtre, tout au long de Nocturne vulgaire, a été bien établie par la tradition critique, depuis Delahaye (1927, p.106), jusqu'aux remarquables travaux de Bruno Claisse. La vie, comme le rêve, est un théâtre où l'on ne sait jamais quelle sera la scène suivante. On ignore si le monsieur qui tient le sifflet va faire tomber des cintres la toile peinte des « suffocantes futaies » et de « la source », ou bien, au contraire, « Sodome » détruite par le feu, « les armées » de Michel et Christine (suite), « Scylla et ses écueils retentissants des aboiements de ses chiens couleur de mer » (Énéide, 3, 431-432, trad. Boxus & Poucet, Univ. Louvain), ou autres scénarios dans le genre tragique. Le rêveur hésite : que lui réserve maintenant cette puissance de l'imagination (quelle origine ou nature exacte qu'on lui suppose) qui a soufflé comme fétu de paille le décor rassurant du « foyer » à la première phrase du poème ? Va-t-elle opter pour une « comédie de la soif » ou pour une de ces « tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l'histoire ou les religions ne l'ont jamais été » (Parade) ?




La preuve par Angoisse
 

    Voisin dans le manuscrit des Illuminations, le poème Angoisse (f° 23) présente la même alternative. Le locuteur se demande si « la Vampire qui nous rend gentils » (équivalent du régisseur de théâtre siffleur de Nocturne vulgaire) parviendra, en lui octroyant quelque futile « succès » social, à lui faire accepter ce qu'elle « commande » (ce qu'elle nous commande, ce qui est notre lot à tous) : « que nous nous amusions avec ce qu'elle nous laisse » (équivalent de ce que représente, pour qui a « une soif à craindre la gangrène », un effet de « source » conçu pour l'opéra) ... « ou qu'autrement, ajoute Rimbaud, nous soyons plus drôles. / Rouler aux blessures, par l'air lassant et la mer ; aux supplices, par le silence des eaux et de l'air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux. » Même alternative : la satisfaction factice du rêveur niais ou l'océan déchaîné, symbole du naufrage de soi et du désastre du réfractaire. Le rapprochement confirme, s'il en était besoin, l'interprétation de Nocturne Vulgaire proposée ci-dessus.



Nocturne vulgaire et la question de l'agencement du recueil


     Par parenthèse, le rapprochement entre Nocturne vulgaire et Angoisse est intéressant pour une autre raison. On sait que le feuillet 21-22 du manuscrit des Illuminations, dont Nocturne vulgaire constitue le recto, est le seul feuillet que Rimbaud ait utilisé recto verso. Or, la graphie dextrogyre que l'on observe sur ce recto tranche fortement avec l'écriture ronde et sinistrogyre du verso. D'où André Guyaux a conclu, de façon convaincante, que Nocturne vulgaire a été copié sur ce singulier feuillet 21-22 plus tardivement que Marine et Fête d'hiver qui se trouvent au verso. Le dénouement de Nocturne Vulgaire présentant une forte similitude avec celui d'Angoisse, on aurait pu s'attendre à ce que Rimbaud les mette côte à côte. À l'évidence, Nocturne vulgaire fournissait une idéale transition entre les scènes de rêve des ff 18-22 et les poèmes qui suivent (à partir d'Angoisse) dont la caractéristique commune est de conduire invariablement à un dénouement atroce et violent. Rimbaud aurait donc été bien inspiré, me semble-t-il, de donner le n°21 à Marine et Fête d'hiver et de placer Nocturne Vulgaire en texte pivot (voir ce que j'appelle ainsi dans ma page « Une hypothèse pour la structure des Illuminations »). Mais il ne l'a pas fait. Et donc, ou bien Rimbaud a fait vraiment très vite quand il a numéroté ses premiers manuscrits, ou bien ... ou bien je me trompe sur le caractère méthodique de sa construction du recueil ... ou bien ce n'est pas lui qui a paginé les feuillets. Mais je préfère croire à une faute d'inattention, naturellement !

 



Bibliographie

Éclats de la violence. Pour une lecture comparatiste des Illuminations d’Arthur Rimbaud, édition critique commentée par Pierre Brunel, Paris, José Corti, 2004.

Arthur Rimbaud, Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par André Guyaux. Éditions Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 2009, révisé 2015.

Claisse, Bruno, « De la source de soie (Nocturne Vulgaire) à la soie des mers (Barbare) : le mot de la fin ? », Parade Sauvage n° 16, mai 2000, pages 101-125.

Claisse, Bruno, « Nocturne vulgaire ou l'envoûtement du rêve éveillé », Les Illuminations et l'accession au réel, Classiques Garnier, 2012, p. 159-176.

Henry, Albert, Contributions à la lecture de Rimbaud, Bruxelles, Académie royale de Belgique, coll. « Mémoire de la Classe des Lettres », 1998.

Murat, Michel, L’Art de Rimbaud, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 2002 ; nouv. éd. revue et augmentée, 2013.