Ô
saisons, ô châteaux
Ô saisons, ô châteaux,
Quelle âme est sans défauts ?
Ô saisons, ô châteaux,
J'ai fait la magique étude
Du Bonheur, que nul n'élude.
Ô vive lui, chaque fois
Que chante son coq gaulois.
Mais ! je n'aurai plus d'envie,
Il s'est chargé de ma vie.
Ce Charme ! il prit âme et corps,
Et dispersa tous efforts.
Que comprendre à ma parole ?
Il fait qu'elle fuie et vole !
Ô saisons, ô châteaux !
[
Et, si le malheur m'entraîne,
Sa disgrâce m'est certaine.
Il faut que son dédain, las !
Me livre au plus prompt trépas !
- Ô Saisons, ô Châteaux !
Quelle âme est sans défauts ? ]
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Les "saisons" ne sont rien d'autre que les
moments successifs de la vie, le temps qui passe. Les
"châteaux" sont les rêves, les ambitions (les
"châteaux en Espagne" de la sagesse populaire).
L'interjection "ô" confère à la double exclamation la
coloration affective de la plainte, du regret. L'âme doit se résigner au temps qui
s'écoule, aux rêves qui s'écroulent (vers 1) car la perfection n'est
pas à sa portée (vers 2). La satisfaction essentielle, le bonheur
absolu ne sont pas notre lot.
Pourtant, la quête du Bonheur (avec majuscule)
est la grande affaire de la "vie"; un enjeu "que
nul n'élude". Ce bonheur, Rimbaud nous dit qu'il l'a conquis. Mais
l'expression de son enthousiasme ne laisse d'être étrange. Qui est ce
"lui" ("vive lui") possesseur d'un "coq
gaulois" ("son coq gaulois") ? Pourrait-il vraiment
s'agir du Bonheur (Vive le Bonheur ; le coq gaulois du Bonheur) ? Des
commentateurs malicieux ont préféré déceler dans cette formule une
représentation priapique de l'Amant. C'est à dire, pour Rimbaud, en
cette année 1872, le poète Paul Verlaine. Voilà donc le Bonheur trouvé dans "la vie
à deux hommes", dans la sensualité de l'amour "à
l'antique" (voir dans les Illuminations le poème
intitulé "Antique").
Cependant, le distique suivant commence par une conjonction à valeur
concessive : "Mais !", qui annonce une remise en cause au
moins partielle de l'enthousiasme exprimé dans les vers 6-7. Le
discours se fait ambigu. La proclamation "je n'aurai plus
d'envie" peut s'entendre de deux façons. L'une est positive :
le poète est comblé ; il ne lui reste plus rien à
désirer. L'autre non : dans la sécurité de cette liaison
("il s'est chargé de ma vie"), le poète a perdu toute son
énergie (il néglige "tous efforts"), sa
soif de découverte (il n'a "plus d'envie").
Certains commentateurs se montrent troublés par
l'apparente contradiction entre la célébration du bonheur et la
mélancolie qui se dégage du vers-refrain et de la dernière partie du
poème. En réalité, le texte est cohérent. Le Rimbaud de 1872 semble avoir trouvé auprès de Verlaine une affection qui
lui était nécessaire, dont il ne pourrait plus se passer, et en
même temps éprouver le sentiment d'avoir sacrifié ses "châteaux en Espagne"
à une vie de couple sclérosante, tant sur le plan de l'existence
quotidienne que de la création poétique (il le dira ouvertement
dans Une saison en enfer). La joie du bonheur
conquis (vers 6-7), la crainte de le perdre (vers raturés sur le
manuscrit, ici entre crochets), ne
contredisent nullement l'ironie avec laquelle Rimbaud déprécie la
qualité de bonheur qu'il a trouvée auprès de Verlaine. "Ô saisons,
ô châteaux ..." est certes un poème d'amour. Mais il y aurait quelque naïveté à parler
d'amour "triomphant", tant s'y laissent entendre le regret d'une
disponibilité perdue et le constat mélancolique d'une vie rétrécie. Rimbaud ne peut
pas avoir envisagé d'appeler ce poème "Bonheur", dans Une
saison en enfer, sans une bonne part d'antiphrase.
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