Commentaire
Le
texte
Rimbaud
n'ayant pas son pareil pour déplacer le sens de ses textes d'une
copie à l'autre, il est nécessaire de bien préciser quelle est la
version étudiée. Il existe trois états de ce texte :
Version 1 : un brouillon, très
raturé, qui semble représenter un premier jet. Il comporte de
nombreuses et intéressantes variantes. Pierre Brunel en risque une
transcription (Pochothèque, p.362). Vous pouvez en consulter une
transcription en suivant ce lien.
Version 2 : un autographe
représentant probablement une mise au propre quasi-définitive.
L'autographe est sans titre. Il comporte, à la fin du poème, six
vers barrés, que certaines éditions proposent entre crochets. Nous
suivons cet usage.
Version 3 : la version modifiée
incluse dans Une saison en enfer.
C'est la seconde de ces versions que nous
étudions ici.
La
tradition critique
Ce poème
caractéristique de l'hermétisme rimbaldien a donné lieu a de
nombreuses exégèses. Bernard Meyer (cf. bibliographie)
a consacré un remarquable article à l'analyse minutieuse de ce
texte, dans un dialogue constant avec cette tradition critique. Nous
ne pouvons qu'y renvoyer notre lecteur. Tout en empruntant sur bien
des points les gloses de Bernard Meyer (comment faire autrement ?)
nous voudrions ici nous donner pour but de tenter de résoudre le
problème sur lequel il achoppe, et qu'il a le mérite d'énoncer
très clairement dans sa conclusion (p.286-288). Pour B.M.,
l'obscurité de ce texte tient tout entière dans la contradiction
entre le corps du poème (vers heptamètres 4 à 13) qui "n'est
pas difficile à interpréter" (286) et "les deux
hexasyllabes constituant le distique initial et les deux
refrains" (286). Cet encadrement du poème pose deux problèmes
: premièrement, son sens n'est pas clair; deuxièmement et surtout,
sa tonalité apparemment mélancolique contredit la tonalité
heureuse du reste du poème, qui trouve son "unité
thématique" dans "la célébration du bonheur amoureux du
locuteur" (286). L'auteur va même jusqu'à avouer : "l'on
arrive à se demander, malgré les relations potentielles
repérées, si Rimbaud n'a pas amalgamé deux fragments à l'origine
étrangers" (287).
Cette apparente contradiction nous semble
pouvoir être surmontée.
Analyse
linéaire
Vers 1-2
"Ô
saisons, ô châteaux ..." Ce n'est
pas porter ombrage au génie de Rimbaud que d'entendre dans cet incipit l'expression originale de la plus banale des
nostalgies : le sentiment du temps qui passe et des illusions
perdues. Les "saisons" ne sont rien d'autre que les
moments successifs de la vie, le temps qui passe. Les
"châteaux" sont les rêves, les ambitions (les
"châteaux en Espagne" de la sagesse populaire).
L'interjection "ô" confère à la double exclamation la
coloration affective de la plainte, du regret. Le lecteur reconnaît
dans cette attaque de texte le goût du Rimbaud de 1872 (sous
influence verlainienne) pour les rythmes brefs, très scandés (un
hexamètre coupé 3/3), les idées simples et le style proverbial de
la chanson populaire. La douce nostalgie si fréquente dans cette
tradition convient à la situation affective qui est la sienne
(qu'on se reporte à la "Chanson de la plus haute tour" :
"Oisive jeunesse / À tout asservie, / Par délicatesse / J'ai
perdu ma vie"). Sur le brouillon dont nous avons parlé
(version 1) le poème est précédé de deux lignes de prose
raturées où l'on peut lire : "C'est pour dire que ce n'est
rien, la vie : voilà donc Les Saisons". Même tonalité
désenchantée.
"Quelle âme est sans défaut
?" Cette interrogation rhétorique, nous dit
Bernard Meyer, "exprime l'assertion proverbiale bien connue
selon laquelle nul n'est parfait" (275). La relation logique
avec le vers précédent (qui pose problème à Bernard Meyer) nous
semble être la suivante : l'homme (l'âme) doit se résigner au temps qui
s'écoule, aux rêves qui s'écroulent (vers 1) car la perfection n'est
pas à sa portée (vers 2). La satisfaction essentielle, le bonheur
absolu ne sont pas notre lot. Les "défauts" dont il est
question ici sont à la fois les vices des hommes, leurs faiblesses,
et plus généralement (plus métaphysiquement pourrait-on dire)
leur incomplétude, leur finitude, dont les travers psychologiques ne sont
en quelque sorte que la concrétisation, à l'échelle individuelle.
Vers 4-5
Le
rejet du vers 5 met en valeur le mot-clé du texte : "J'ai fait
la magique étude / Du Bonheur...". Le brouillon d'Alchimie
du verbe qui nous est parvenu désigne ce poème, à la place
qui sera la sienne dans la version imprimée, par le mot
"Bon(heu)r", mot qui semble donc avoir été un titre
envisagé par Rimbaud. Le mot "étude" doit probablement être
compris ici au sens de "quête" : il ne s'agit pas
d'étude intellectuelle, ou de recherche littéraire mais de quête
existentielle. Rimbaud semble donc proclamer, sur un ton plutôt
satisfait ("j'ai fait"), qu'il a mené a bien "la
magique étude / Du Bonheur". Mais il y a dans la phrase deux
termes, l'adjectif "magique", et le verbe
"élude" qui sont de nature à tempérer l'effet de ce cri
de victoire. En effet, si le locuteur a dû déployer les ressources
de la magie (son projet poétique de "voyant" ? son
existence "déréglée" ?) pour atteindre le bonheur,
c'est que celui-ci est de l'ordre de l'inaccessible pour le commun
des mortels. Autant dire que le doute est permis sur la réalité de
ce qui est annoncé ici. D'autre part, ce que l'homme préfèrerait
"éluder" est généralement ce qui présente pour lui un
risque, un inconvénient. Par conséquent, préciser que "nul
n'élude" la quête du bonheur, c'est suggérer que cette
quête est toujours difficile, voire douloureuse ou décevante. Il
n'est donc pas certain qu'il y ait contradiction entre ce distique
d'apparence triomphale et le pessimisme du précédent.
On peut même discerner entre eux une secrète continuité.
Vers 6-7
Ce distique exprime sans contestation possible l'enthousiasme du
bonheur trouvé (enthousiasme bien noté par les interjections
initiales : "ô" et "vive"). Qui est
"lui" dans "vive lui" ? Le Bonheur ?
Grammaticalement, cette lecture est possible puisque le mot
"Bonheur" apparaît dans la phrase précédente. Cependant
la phrase "Vive le Bonheur" serait un peu étrange. On est
donc conduit à penser que ce pronom personnel désigne non pas le
Bonheur, mais celui qui l'apporte. C'est à dire, pour Rimbaud, en
cette année 1872, son compagnon et amant : le poète Paul Verlaine.
Dans la première hypothèse (lui = le Bonheur), la proposition
"Chaque fois que chante / Son coq gaulois" pouvait être
interprétée comme le symbole d'un bonheur chaque jour recommencé,
chaque jour renaissant, avec le soleil. Cependant, l'adjectif
possessif "son" (son coq = le coq du Bonheur ?) produit
dans ce contexte un effet assez étrange. On est donc conduit à
envisager que le "coq" puisse être ici une
représentation priapique, le sexe érigé de l'amant (lecture que
pourrait confirmer l'un des sens courants de "gaulois" :
licencieux, grivois). Rien ne confirme mieux la possibilité de
cette signification sexuelle cachée que l'observation des
rédactions successives essayées par Rimbaud pour ce distique :
Version 1
(raturé) |
Chaque nuit son
coq gaulois |
Version 1
(après correction) |
Je suis à lui
chaque fois
Si chante son coq gaulois |
Version 2
(notre texte) |
Ô vive lui,
chaque fois
Que chante son coq gaulois. |
Une
saison en enfer
(phrase destinée à amener le poème) |
Le Bonheur ! Sa
dent, douce à la mort, m'avertissait au chant du coq, — ad
matutinum, au Christus venit, —
dans
les plus sombres villes : "ô saisons, ô
châteaux ..." |
Version 3 |
Salut à lui,
chaque fois
Que chante le coq gaulois. |
L'hésitation est
manifeste. La logique de l'évolution ne l'est pas moins : il
semble que Rimbaud se soit employé à enfouir progressivement la
signification sexuelle en la recouvrant d'un discours poétique
d'allure bucolique, voire métaphysique. "Selon moi, commente
judicieusement Bernard Meyer, Rimbaud a volontairement glissé d'un
sens à l'autre en dissimulant, par son travail de correction
d'abord, puis par les lignes de présentation d'Alchimie du verbe,
le sens érotique sous le sens bénin, afin que les "belles
âmes" se satisfassent de celui-ci et que les lecteurs plus
avertis ne soient pas privés de celui-là. Auto-censure ? piège de
l'équivoque, plutôt, savamment préparé."
Voilà donc le Bonheur trouvé dans "la vie
à deux hommes", dans la sensualité de l'amour "à
l'antique" (voir dans les Illuminations le poème
intitulé "Antique"). Mais alors pourquoi ce refrain
nostalgique, cette allusion au temps qui passe, aux ambitions
révolues, à l'infirmité de l'âme humaine ? Nous paraissons être
en
pleine contradiction. À moins que le texte n'apporte des indices
nouveaux, révélateurs. Et c'est bien ce qui va se
produire.
Vers 8-9
En
effet, le distique suivant commence par une conjonction à valeur
concessive : "Mais !", qui annonce une remise en cause au
moins partielle de l'enthousiasme exprimé dans les vers 6-7. Nous
ne voyons aucune raison de supposer, comme le fait Bernard Meyer
(p.281), que ce "mais" puisse revêtir ici le sens de
"Oui vraiment" ou de "plus encore" (ce qu'il
appelle une "valeur de renforcement"). On peut d'ailleurs
remarquer, dans la version 3, le remplacement de "Mais !"
par un "Ah !" qui équivaut à un Hélas ! Il
s'agit donc bien de marquer une restriction à l'idée de bonheur.
Notons en outre l'inattendu point d'exclamation placé après la
conjonction qui tend à renforcer sa résonance affective et à attirer
l'attention du lecteur sur son importance stratégique dans la
progression du raisonnement.
L'inflexion mélancolique annoncée par le
terme de liaison est aussitôt confirmée par les ambiguïtés du
discours qui suit. La proclamation "je n'aurai plus
d'envie" peut s'entendre de deux façons. L'une est positive,
l'autre non. Le poète est comblé ; ses
besoins d'affection étant satisfaits il ne lui reste plus rien à
désirer ; sa sécurité matérielle est assurée puisqu' "Il"...
"s'est chargé de ma vie" ("Il" renvoie
grammaticalement à "Bonheur", mais le lecteur comprend
naturellement plutôt "l'Amant"). Mais il y a une autre
entente possible de cette phrase : dans la sécurité de cette
liaison, le poète a perdu toute son énergie, sa curiosité, "sa
soif de découverte et d'amour" (281).
Vers 10-11
Le
distique suivant tend à confirmer cette seconde lecture. Ou, du
moins, il présente les mêmes indices d'ambiguïté que le distique
précédent.
Le mot "Charme" appartient au langage
classique du discours amoureux. Au sens fort, c'est une idée
d'envoûtement : le pouvoir magique de l'amour. Le groupe nominal "Ce
Charme" reprend le pronom "il" qui
(comme nous le savons) renvoie conjointement au Bonheur et à
l'Amant. La suite du vers 10 ("il prit âme et corps")
incite le lecteur à entendre plutôt : l'Amant. On peut paraphraser
: le pouvoir envoûtant de l'amour s'est incarné dans la personne
de l'Amant.
Mais l'ambiguïté se fait jour avec le
vers 11 : "Et dispersa tous efforts". On retrouve,
renforcée, l'idée d'une sclérose gagnant le poète. Comme Bernard
Meyer l'indique avec pertinence, "le terme "efforts"
fait écho à "l'étude" du vers 4, renvoie à toute
l'activité qu'un homme peut déployer lorsqu'il est mû par l'envie
d'être heureux" (283). On sent ce qu'il peut y avoir d'ambigu
dans cette proclamation : certes, on peut comprendre que le poète
parvenu au terme de sa quête se félicite de n'avoir plus d'efforts
à accomplir, mais n'y a-t-il pas dans le mot "dispersa"
l'idée d'une dissolution, d'une perte de substance, d'un
renoncement ? L'image notamment d'un poète en panne, en tant que
poète, en tant que "voleur de feu", "chercheur
d'absolu" ?
On voit donc progressivement se consolider
une cohérence du poème : poème d'amour, célébrant le bonheur
trouvé auprès de l'Amant, mais exprimant simultanément le
sentiment d'une perte, d'un rétrécissement des horizons de la vie
et de la création poétique. On pense à la phrase qui clôt
"Enfance I" (dans Les Illuminations) : "Quel ennui, l'heure du "cher
corps" et "cher coeur"". D'où la tonalité
mélancolique et nostalgique du refrain : "Ô saisons, ô
châteaux !"
Vers 12-13
Mais
avant de rappeler ce vers-refrain (vers 14), Rimbaud a voulu insérer une
sorte de commentaire (qu'il supprimera dans la version d'"Alchimie du
verbe"). L'auteur admet l'hermétisme de son poème ("Que
comprendre à ma parole ? ...") et en propose une
explication ("Il fait qu'elle fuie et vole !"). Le pronom
"il" désigne "Ce Charme". C'est donc sur le
compte de l'envoûtement amoureux, voire de l'Amant lui-même,
qu'est placée l'obscurité du texte. Plusieurs commentateurs ont
suggéré que l'image d'une parole poétique légère et insaisissable pouvait être une allusion à l'esthétique
verlainienne. De façon quelque peu facétieuse, cette interrogation
rhétorique permettrait donc à Rimbaud d'excuser auprès du lecteur
le caractère évanescent et opaque de son texte en en rendant responsables le
délire amoureux et l'influence littéraire nocive de Verlaine.
Grief supplémentaire, au bout du compte, contre ce
"bonheur" fatal dont il est devenu l'otage impuissant.
Les vers raturés
Ces
deux distiques développent, sans grande obscurité, un thème
classique de la poésie amoureuse : la crainte d'un abandon. Le
locuteur redoute "sa disgrâce", c'est à dire de tomber
en disgrâce auprès de l'Amant. L'allure archaïque d'une partie du
vocabulaire ("las", "trépas", peut-être même
"dédain") évoque la littérature précieuse.
L'évocation hyperbolique de la mort fatale renvoie au même
modèle. Cette parodie de la poésie galante et du style précieux
n'était pas absente non plus dans la "Chanson de la plus haute
tour" ("auguste retraite", "j'ai perdu ma
vie", "Ah que le temps vienne / Où les coeurs
s'éprennent"). Nous sommes bien dans une poésie
amoureuse.
*
Il
nous semble avoir démontré la cohérence du poème. La
contradiction n'est qu'apparente, ou relative, entre le thème du
bonheur conquis et la tonalité nostalgique du vers-refrain. En
effet, le Rimbaud de 1872 semble avoir trouvé auprès de Verlaine une affection qui
lui était nécessaire, dont il ne pourrait plus se passer, et en
même temps éprouver le sentiment d'avoir sacrifié ses "châteaux en Espagne"
à une vie de couple sclérosante, tant sur le plan de l'existence
quotidienne que de la création poétique. La joie du bonheur
conquis (vers 6-7), la crainte de le perdre (vers raturés), ne
contredisent nullement l'ironie avec laquelle Rimbaud déprécie la
qualité de bonheur qu'il a trouvée auprès de Verlaine. "Ô saisons,
ô châteaux ..." est certes un poème d'amour. Mais il y aurait quelque naïveté à parler
d'amour "triomphant", tant s'y laissent entendre le regret d'une
disponibilité perdue et le constat mélancolique d'une vie
médiocre et rétrécie. Rimbaud ne peut
pas avoir envisagé d'appeler ce poème "Bonheur", dans Une
saison en enfer, sans une bonne part d'antiphrase. Et nous
pensons avoir démontré que les arrière-pensées ironiques
étaient déjà bien présentes dans le poème de 1872, et pas
seulement dans le refrain.
La
difficulté de faire le deuil de l'enfance, d'en rabattre sur les
idéaux, les rêves de bonheur, les ambitions héroïques, le sentiment de toute puissance
du premier âge de la vie (le complexe de castration, dirait un
psychanalyste) est une constante de la psychologie de
Rimbaud telle qu'on peut la déduire de ses vers. C'est peut-être
là qu'il faut chercher la cause de cette insatisfaction chronique
qui s'exprime même dans ses poèmes les plus heureux.
La philosophie rimbaldienne du bonheur est
parfois assez obscure. Qu'il nous suffise de citer et de confronter
ces déclarations cabalistiques qui précèdent "Ô saisons, ô
châteaux..." dans "Alchimie du verbe" (Une saison
en enfer) :
"Je vis que tous les êtres
ont une fatalité de bonheur : l'action n'est pas la vie mais une
manière de gâcher quelque force, un énervement. La morale est
la faiblesse de la cervelle."
"Le Bonheur était ma
fatalité, mon remords, mon ver : ma vie serait toujours trop
immense pour être dévouée à la force et à la beauté. Le
Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m'avertissait au chant du
coq, etc."
Les deux passages utilisent en
partie les mêmes notions : bonheur, fatalité, vie, force. On se
demande si toute la solution de l'énigme ne résiderait pas dans la
différence entre "bonheur" avec minuscule (1e
phrase) et "Bonheur" avec majuscule (2e). La
quête du Bonheur (avec majuscule) est la grande affaire de la
"vie"; un enjeu vital "que nul n'élude" et où
pourtant nul ne réussit car il est "trop immense". Chacun
le poursuit avidement. Aussi est-il pour chacun une
"fatalité" (qui peut aller jusqu'à faire trouver
"douce" "la mort" dans une optique chrétienne).
Chacun connaît fatalement le "remords" d'avoir échoué,
d'avoir confondu l'action et la vie, de s'être contenté de
"gâcher quelque force". Cette obsession est un
"ver" qui ronge la conscience. Car en réalité,
"tous les êtres ont une fatalité de bonheur" (avec
minuscule), c'est à dire obtiennent le bonheur que la fatalité
veut bien leur octroyer, sont contraints par le destin de faire leur
"bonheur" du pauvre lot qui leur a été accordé. C'est
toute l'ambiguïté aussi de notre poème.
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