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Oraison du soir (1871)

 

                          Oraison du soir

Je vis assis, tel qu'un ange aux mains d'un barbier,
Empoignant une chope à fortes cannelures,
L'hypogastre et le col cambrés, une Gambier
Aux dents, sous l'air gonflé d'impalpables voilures.

Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier,
Mille Rêves en moi font de douces brûlures :
Puis par instants mon cœur triste est comme un aubier
Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures.

Puis, quand j'ai ravalé mes rêves avec soin,
Je me tourne, ayant bu trente ou quarante chopes,
Et me recueille, pour lâcher l'âcre besoin :

Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes,
Je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin,
Avec l'assentiment des grands héliotropes. 

 

 

 

 

 


 

  

  
 
Le titre du sonnet éveille des souvenirs de Baudelaire : Recueillement, Harmonie du soir... Sauf qu'ici, ce n'est pas exactement une méditation qu'élève vers les "cieux bruns" du crépuscule celui qui se "recueille".
  Dans une sorte d'autoportrait en buveur de bière, le poète, "ange" déchu, se peint comme un de ces Assis qu'il accable de son mépris dans le poème portant ce nom. Mais cet "assis" se redresse à la fin du texte pour, en un geste dérisoire de défi, "lâcher l'âcre besoin" à la face des "cieux".

   Pisser "très-haut et très-loin", en visant le ciel ! La pratique n'est pas nouvelle. Rabelais nous apprend que Gargantua déjà, du temps de son adolescence, volontiers "pissoyt contre le soleil".
Rimbaud traite ce thème sur un ton d'humour parodique mêlé d'autodérision, en prenant pour double cible la religion et le lyrisme conventionnel.
 

   Il oppose au vocabulaire le plus direct, voire trivial ("chopes", "hypogastre", "excréments", "besoin", "je pisse") celui de la religiosité ("[je] me recueille", "ange", "cieux", "Seigneur du cèdre et de l'hysope") et celui de la haute poésie ("Rêves", "cœur triste", "douces brûlures").
   Il renforce par l'utilisation de procédés hyperboliques le contraste entre ces registres. La majuscule mise à "Rêves" est l'un de ces procédés ; le pluriel "cieux" dit plus et plus religieusement que ciel ; "oraison", "col", "voilures", "colombier" relèvent d'un niveau de langue élevé.
   Il enrobe de métaphores précieuses (ce "cœur
[...] / Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures") des sous-entendus sexuels à décrypter.

   Le lecteur s'interroge, la critique se divise.
Faut-il voir dans Oraison du soir la simple conversion parodique, un peu crue, d'un cliché réaliste : la scène de cabaret ? Un pur exercice de virtuosité intertextuelle (Michael Riffaterre) ? La transposition décente d'un acte sexuel (Jacques Chocheyras) ? L' un des chefs d'œuvre de Rimbaud : une mise en scène majestueuse des fonctions naturelles dans leur rôle d'échange cosmique (Michel Murat) ?