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Oraison du soir (1871)

 

Panorama critique
 

   La littérature critique concernant ce poème est réduite, si on la compare à la masse de commentaires suscités par d'autres textes. Il n'existe qu'une analyse véritablement détaillée : Steve Murphy (2003). Le reste des références exploitées dans cette page est constitué d'études plus courtes, volontairement limitées à des aspects particuliers (Murphy, 1982 ; Chocheyras, 1984 ; Cornulier, 1988 ; Riffaterre, 1990), de brefs extraits d'essais ou d'articles (Ahearn, 1967 ; Berger, 1992 ; Murat, 2002 ; Reboul, 2009) et de notes prélevées dans les éditions savantes (voir bibliographie en fin de page).

   On ne peut pas dire que l'interprétation d'Oraison du soir soit extrêmement controversée. Tous les commentateurs font appel à la notion de parodie et recherchent les stéréotypes (culturels ou littéraires) servant de cible à cette parodie. Des vecteurs de différenciation apparaissent pourtant selon que l'accent est plutôt mis sur l'aspect ludique ou la dimension sérieuse du poème, selon qu'on adhère ou pas à l'hypothèse masturbatoire initialement formulée par Steve Murphy en 1982.

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Pochade zutique ou fantaisie lourde de sens ?

    Il y a ceux, les plus nombreux, qui optent pour une approche essentiellement parodique et intertextuelle du poème et ceux qui, plus ou moins prudemment, rattachent le texte à une forme de réflexion ou d'expression personnelle (liées ou pas au contexte biographique), qui y voient comme un condensé d'éthique ou de poétique rimbaldienne.

   Les premiers pourraient à bon droit se réclamer de Verlaine qui présente ainsi notre texte dans Les Poètes maudits (1884) :

"Goguenard et pince-sans-rire, Arthur Rimbaud l'est, quand cela lui convient, au premier chef, tout en demeurant le grand poète que Dieu l'a fait. À preuve l'Oraison du soir et ces Assis à se mettre à genoux devant [...]" 

   Les seconds reprochent souvent aux précédents une lecture trop exclusivement "fumiste" ou "zutique". Edward J. Ahearn, par exemple, écrit en 1967 :

"But the poem is not merely an insult or a parody. I take it much more seriously than the most critics [...] This sonnet describes the poet's state after he had drunk and smoke a good deal. It was in fact written at a time when Rimbaud was drinking and smoking a lot, and when his revolt against men and society was beginning to express itself openly in form of insulting dress and actions. The use of excremental imagery is surely part of this pattern, especially in connection with the satire of religion suggested by the title." (op.cit. p.508-509).

En multipliant les références à d'autres textes de Rimbaud, Ahearn montre la récurrence de cette imagerie excrémentielle et son lien avec une tendance libidinale régressive ("a regressive tendency, a desire to return to a pre-adult stage of development", p.508). Cette psychologie régressive trouve sa sublimation dans un désir fusionnel de "retour à la nature" partout présent dans l'œuvre de Rimbaud et, notamment, sous une forme très spécifique, dans Oraison du soir :

"He will describe the act of urination, which will surely horrify most civilized people. But, since the process of elimination itself embodies the natural, bodily pleasure desired by the child-poet, he will at the same time effect a kind of return to nature" (509).

   Une interprétation thématique assez proche, quoique plus marquée encore d'influences psychanalytiques, pourra être trouvée dans l'essai d'Anne-Emmanuelle Berger : Le Banquet de Rimbaud, Recherches sur l'oralité. L'auteur(e) voit dans Oraison du soir une sorte d'art poétique où Rimbaud "déspiritualise" la représentation traditionnelle de l'inspiration, fait de l'œuvre "le produit d’une absorption de liquide, voire le résultat d’un trop bu", la "distillation de la matière onirique excrémentielle en or liquide". Elle explique la récurrence du motif de l'or (et des pierres précieuses) dans le métaphorisme rimbaldien, à la lumière de Freud et Ferenczi, par un déplacement sur "le précieux" de l'objet de la pulsion anale, caractéristique du stade infantile de la libido et du narcissisme (op.cit. p.134-135).

   Michel Murat regrette aussi la tendance de la critique rimbaldienne à réduire à un "exercice potachique" un poème dans lequel il décèle, pour son compte, "la sacralisation des fonctions naturelles dans leur rôle d'échange cosmique". Sans doute peut-on rapprocher cette lecture des deux précédentes, quoique l'image du moi et de son rapport au monde transparaissant dans le poème y soit évaluée de façon fort différente (et plus nettement valorisée) :

"Oraison du soir est à mes yeux l'un des chefs d'œuvre de Rimbaud : une mise en scène majestueuse de ce que Michel Leyris appellera le 'sacré de la vie quotidienne'. La sacralisation des fonctions naturelles dans leur rôle d'échange cosmique, l'homologie établie entre ingestion, excrétion et les mouvements de l'âme, comportent bien entendu une dimension sacrilège et profanatrice : comment se dire ange, puis dieu, sans bafouer le dogme chrétien dont on reprend les formules ? Mais par son rythme et sa tonalité, le texte est loin de la manière sarcastique de Ce qu'on dit au poète, ou de la rage provocatrice de L'Orgie parisienne ; il est plus loin encore de la dérision douloureuse dont est empreint Mes petites amoureuses. Le thème excrémentiel, comme pour les Stupra, a déterminé la réception du texte en le reléguant dans un second rayon, celui d'un album de curiosa ; ceux qui s'efforcent de lever le voile sur un "obscène Rimbaud", tendent à l'enfermer dans cette obscénité, réduisant le poème à un exercice potachique. Que les 'mille rêves' d'Oraison du soir soient masturbatoires, comme le suggèrent les 'coulures' et le double sens du 'cœur triste' — thème central dans Le Cœur volé — cela ne fait que restituer à la rêverie adolescente sa basse fondamentale et son lieu d'incarnation." (2013, p.183-184 et 185).

   Yves Reboul (voir plus précisément notre note concernant le v.1) s'est récemment, lui aussi, déclaré favorable à une interprétation "sérieuse" d'Oraison du soir :

"Loin d'être le poème purement fumiste qu'on a pu croire, Oraison du soir apparaît [...] comme une fantaisie [au sens spécifique que Rimbaud donne à ce terme lorsqu'il présente à Izambard Le Cœur supplicié] — et dont le sens est lourd : ce que Rimbaud y inscrit, c'est au fond la situation d'otage qu'il ressent comme la sienne, aux mains d'une société oppressive [...]" (op. cit. p.75).

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Simple parodie, un peu crue, d'une scène de cabaret ou transposition d'un acte sexuel ?

   Un second type de conflit oppose ceux, les plus nombreux, qui acceptent l'hypothèse masturbatoire, et ceux qui la refusent, comme Michael Riffaterre. Ce dernier semble bien isolé (il est le seul, dans notre corpus, qui soit sur cette position), mais j'observe qu'André Guyaux, dans sa récente édition Rimbaud de la Bibliothèque de La Pléiade, sans prendre explicitement position, donne Riffaterre comme seule orientation bibliographique (cf. op. cit. p.867). Aucune des éditions courantes, d'ailleurs, n'indique dans ses notes la possibilité d'une lecture obscène du poème ou de de certains de ses passages. On résumera ici la chose rapidement, car nos "notes" (cf. infra) détailleront les arguments des uns et des autres.

   Se fondant sur le symbolisme sexuel fréquent du mot "cœur" chez Rimbaud et sur les connotations du mot "coulures", Steve Murphy propose donc en 1982 de ne pas réduire le "processus d'élimination" (comme dit Ahearn) évoqué par le texte à "l'acte d'uriner". La thèse est peu après reprise par Jacques Chocheyras (1984) qui lance, en conclusion de son commentaire :

"Lecture faite, il est difficile de ne pas voir dans ce poème, outre ce qu'il dit, une sorte de transposition décente d'un acte sexuel, et il est possible de le relire sous cet angle. Cette oraison jaculatoire serait en réalité une oraison éjaculatoire". (op.cit.p.52)

    Michael Riffaterre, par contre, lors du colloque de Cambridge de septembre 1987, prend position contre cette interprétation qu'il attribue à l'érotomanie réflexe des exégètes rimbaldiens, dès qu'ils sont confrontés à une obscurité textuelle :

"Mettez un rimbaldien devant un texte obscur contenant des vulgarités dans les parties restées déchiffrables. Sa réaction sera de chercher la clef du sens dans la sexualité, comme si ce mauvais sujet d'Arthur n'avait imaginé d'emploi à l'obscurité poétique que le sous-entendu obscène et n'avait eu d'autre principe esthétique, et révolutionnaire, que des plaisanteries de potache." (op. cit. p.95).

Le poème consiste selon Riffaterre en un simple "exercice" de conversion parodique d'un cliché réaliste (la scène de cabaret) :

"Dans le cas d'Oraison du soir, on a essentiellement affaire à un exercice de virtuosité intertextuelle [...] le sonnet tire d'une description réaliste, voire naturaliste, un système de rimes très contraignantes dont les images, artificielles en elles-mêmes mais chaque fois rigoureusement déduites de la rime, constituent une parodie lyrique [...]. Toutes les rimes en effet appartiennent sans exception au système descriptif de la beuverie [...] " (op.cit. p.96-97).

On étudiera donc le poème, selon cet auteur, hors de toute idée d'expression personnelle ou de référence autobiographique, comme un processus de génération purement formel, à la limite de l'automatisme de rime. Ayant d'abord sélectionné un jeu de mots-rimes matriciels ("chope", "cannelure", "Gambier", "besoin") induits par les nécessités de la description, le poète, dans un second temps, a fait rimer avec eux des termes aux connotations diamétralement opposées, puisés dans un intertexte stéréotypé dérisoirement idéaliste : "voilures" (l'exotisme des voiliers) pour "cannelure" ; "colombier" ("l'aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes") et "aubier" (associé à l'idée du "cœur") pour "Gambier" ; de "jolis noms" comme "héliotropes" et le biblique "hysope" pour "chope".

   Benoît de Cornulier entre à son tour dans le débat en 1988, avec l'un des articles les plus humoristiques qu'ait jamais produits la critique rimbaldienne. Il argumente en faveur de la thèse masturbatoire (voir mes "notes") et surenchérit sur l'idée lancée par Chocheyras : il suggère de rechercher dans l'adjectif "jaculatoire" pourtant absent du texte la matrice masquée d'où sont sortis "le style, et le titre" du poème :

"Le dictionnaire de Bescherelle (3e éd. 1856) définit [l]e mot ['jaculatoire'] : 'il se dit de prières courtes et ferventes adressées à Dieu du fond de l'âme', et précise : 'il ne s'emploie guère que dans cette locution : oraison jaculatoire'. Voilà le style, et le titre de notre Oraison du soir où 'du soir' rime peut-être avec l'adjectif générateur effacé." (op. cit. p.50).

   La méthode n'est pas sans rappeler celle de Riffaterre. Cet auteur, en effet, aime trouver dans le titre des poèmes un mot-clé caché sous la forme d'un calembour ("Mes-moires" pour Mémoire, de Rimbaud), d'un mot à double-sens ("appareil/apparat" dans L'appareil du téléphone, de Francis Ponge) ou d'un mot absent que la compétence linguistique du lecteur ne peut que restituer ("Vox clamans" pour In deserto, de Théophile Gautier). Voir respectivement : Ninetenth-Century French Poetry, Introductions to Close Readings, p.178-198 ; Sémiotique de la poésie, p.33 et 169 sqq. L'interprétation du titre de notre poème par Cornulier relève donc d'une méthode tout ce qu'il y a de plus riffaterrienne. Est-ce une parodie ?

    Steve Murphy, enfin, reprend la question en 2003, dans une importante étude intitulée "Le sexe des anges : Oraison du soir" (contribution à l'ouvrage collectif Le Sens et la mesure, hommage à Benoît de Cornulier).

 

Deux manuscrits

   Nous possédons pour ce poème deux manuscrits. Les éditeurs retiennent comme texte de référence l'autographe donné par Rimbaud à Léon Valade, conservé à la Bibliothèque municipale de Bordeaux (ci-dessous).

Fac-similé de l'autographe donné à Valade inséré dans
Bouillane de Lacoste, Rimbaud et le problème des Illuminations,
Mercure de France, 1949.

 

En voici la transcription :
 

Oraison du soir

Je vis assis, tel qu'un ange aux mains d'un barbier,
Empoignant une chope à fortes cannelures,
L'hypogastre et le col cambrés, une Gambier
Aux dents, sous l'air gonflé d'impalpables voilures.

Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier,
Mille Rêves en moi font de douces brûlures :
Puis par instants mon cœur triste est comme un aubier
Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures.

Puis, quand j'ai ravalé mes rêves avec soin,
Je me tourne, ayant bu trente ou quarante chopes,
Et me recueille, pour lâcher l'âcre besoin :

Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes,
Je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin,
Avec l'assentiment des grands héliotropes.


   Le choix de cette version se justifie, d'après Steve Murphy (op.cit., 572), par la surcharge observée au v.4 du sonnet : Rimbaud a écrit les cie avant de corriger par l'air (569, n.4). Or, la leçon "les cieux" est précisément celle de l'autre version connue, qui est une copie du texte par Verlaine intégrée au dossier de textes rimbaldiens constitué par ce dernier entre septembre 1871 (arrivée de Rimbaud à Paris) et février 1872. Il y a donc toute apparence que cette version donnée à Valade soit postérieure à la copie Verlaine.
   Le chiffre 133 (en haut à droite) est le n° de cote de la Bibliothèque municipale de Bordeaux. Au v.10, toujours d'après Steve Murphy, Rimbaud aurait d'abord écrit Je me recue corrigé ensuite en Je me détourne puis en Je me tourne (après biffure du ) : probable faute d'inattention par anticipation du verbe "recueille" devant figurer au v.11.
   C'est cette "version Valade" qui a été reproduite par Verlaine dans ce qui constitue le premier état imprimé du texte : Les Poètes maudits. On y remarque malgré tout quelques différences de ponctuation et, surtout, une "variante" qui n'est sans doute qu'une coquille, au v.8 : l'or jaune au lieu de l'or jeune. Voir sur Gallica la première édition des Poètes maudits chez Vanier (1884) à la page 20-21.

 

     

Fac-similé de la copie Verlaine
inséré dans Steve Murphy Champion, 2002, tome IV, p.306.

 

L'autre manuscrit connu, la copie de la main de Verlaine figurant en page 16 du fameux dossier, sur le même feuillet que Les Douaniers (ci-dessus), présente quelques variantes utiles à signaler :

v.1 : "un Ange"
v.4 : "sous les cieux gros d'impalpables voilures", leçon qui pouvait faire penser à des nuages. Telle fut l'interprétation proposée par Suzanne Bernard (op.cit. p.389). Antoine Adam dès 1970 (op.cit.) et André Guyaux, dans les corrections qu'il a apportées à l'édition Garnier, pensent qu'il s'agit plus probablement de fumées de tabac. C'est ce que suggère, en effet, la modification apportée par Rimbaud dans la version donnée à Valade. 
v.7 : "mon cœur tendre", justifiait plus explicitement la comparaison avec l'aubier.
v.9 : "Et quand" (au lieu de "Puis, quand").
 

Voici la transcription de ce manuscrit : 

                        

Oraison du soir

Je vis assis, tel qu'un Ange aux mains d'un barbier,
Empoignant une chope à fortes cannelures,
L'hypogastre et le col cambrés, une Gambier
Aux dents, sous les cieux gros d'impalpables voilures,

Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier,
Mille Rêves en moi font de douces brûlures :
Puis, par instants, mon cœur tendre est comme un aubier
Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures.

Et, quand j'ai ravalé mes rêves avec soin,
Je me tourne, ayant bu trente ou quarante chopes,
Et me recueille pour lâcher l'âcre besoin :

Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes,
Je pisse vers les cieux bruns, très-haut et très-loin,
— Avec l'assentiment des grands héliotropes. 


La datation
précise du texte est impossible. De sa présence dans le dossier Verlaine, on déduit qu'il s'agit presque certainement d'un poème de 1871. C'est ce qu'indiquent tous les éditeurs. Mais on n'en sait pas plus et les critiques souhaitant aller plus loin en sont réduits à des conjectures hasardeuses.
 

   "Ce n'est pas parce que Valade en avait une copie, écrit Pierre Brunel, qu'on est obligé de supposer que le poème a été écrit lors du séjour de Rimbaud à Paris, à la fin 1871. Le ton est plutôt assorti au comportement que se donne Rimbaud au début de l'année de la Commune. Les 'trente ou quarante chopes' invitent à penser aux mois chauds de l'été." (op. cit. p.811).

   C'est dans une lettre à Émile Blémont du 5 octobre 1871 que Léon Valade rapporte avoir lié connaissance avec Rimbaud. On peut tout au moins imaginer que c'est à la suite de cette rencontre que Rimbaud a recopié et légèrement modifié son poème pour le transmettre à cet ami. Mais Steve Murphy fait valoir avec raison qu'il n'y a là encore qu'une supposition (2002, p.572). La copie pourrait être antérieure, et l'élaboration initiale bien davantage.

 

 

 

Notes


Oraison du soir (le titre)

   "Oraison", c'est-à-dire : prière. Comme nous le rappelle malicieusement Benoît de Cornulier (op.cit. p.53, n.2), "les livres traditionnels de piété proposent des prières ou oraisons pour divers moments de la journée, et notamment diverses oraisons 'du soir'. La plus célèbre est peut-être les 'Complies', dont la première 'leçon' commence par ce conseil : 'Fratres, sobrii estote' ('Frères, soyez sobres')." Sage recommandation que n'aura pas suivi le buveur de bière qui parle dans le poème, dont toute la prière consiste à "expulser le superflu de la boisson" comme dit élégamment Sganarelle (Le Médecin malgré lui, Acte III, scène 5), en le projetant "très-haut et très-loin", dans la direction des "cieux bruns".

   Un tel titre, associé à un tel poème, dénote une double intention ironique visant d'une part la tradition religieuse, d'autre part le lyrisme conventionnel. La parodie du discours religieux se manifeste par la présence (inattendue dans l'évocation d'une scène de beuverie) du champ lexical de la religion : "ange", "(je) me recueille", "cieux", "Seigneur du cèdre et de l'hysope". Celle du lyrisme se traduit à la fois par l'appel au vocabulaire du genre ("Rêves", "cœur triste", "douces brûlures", "or [...] des coulures") et le choix, bien souvent, de procédés emphatiques renforçant le contraste entre ce vocabulaire et les termes réalistes employés par ailleurs ("chopes", "hypogastre", "besoin", "pisse", etc.). La majuscule mise à "Rêves" (v.6) est l'un de ces procédés. Le pluriel "cieux" (v.9) dit plus et plus religieusement que ciel ; "col" (v.3), "voilures" (v.4), "colombier" (v.5) disent plus ou plus poétiquement que cou, nuages, pigeonnier... Dès l'intitulé du poème, comme le fait remarquer Michael Riffaterre (op.cit. p.97), "il y a dans 'oraison' comme une promesse de parodie : équivalent religieux de 'méditation' ou 'recueillement', elle en est l'hyperbole badine en contexte laïque".

   La stratégie parodique mise en œuvre par Rimbaud consiste, explique Riffaterre, à mobiliser chez le lecteur, avec son titre, des souvenirs de lecture du type de Recueillement ou Harmonie du soir de Baudelaire puis "à remplacer le contemplateur de la paix du soir par un buveur sombrant dans une rêverie toute animale. Cette substitution est une donnée réaliste prenant le contrepied du lyrisme spiritualiste de l'intertexte [...]" (ibid.).

   Certains éléments du texte, notamment dans le second quatrain, laissent par ailleurs deviner des significations obscènes plus ou moins dissimulées. Ceci a conduit plusieurs commentateurs à restaurer autour du mot "oraison" un contexte linguistique (littéraire et religieux) dans lequel Rimbaud aurait pu l'observer. On a vu ci-dessus le parti tiré par Jacques Chocheyras et Benoît de Cornulier du rapprochement "oraison jaculatoire" / "oraison éjaculatoire". Il n'est d'ailleurs pas exclu, suggère Cornulier, que Rimbaud ait connu ce petit conte libertin intitulé L'Éducation d'une fille, cité par Bescherelle à son article "jaculatoire", où l'héroïne de Voltaire, comme le locuteur d'Oraison du soir, se "recueille" d'étrange façon :            

Gertrude en son logis avait un oratoire,
un boudoir de dévote, où, pour se recueillir,
elle allait saintement occuper son loisir,
et faisait l’oraison qu’on dit jaculatoire.

Voltaire, L'Éducation d'une fille
http://www.lettres-persiennes.net/textes-extraits/voltaire/education-fille.php

Conclusion de Benoît de Cornulier : "Le jeune Rimbaud, Bescherelle aidant ou non, a pu méditer sur cette fascinante famille sémantique".

 

Je vis assis, tel qu'un Ange aux mains d'un barbier (v.1)

   Le premier mot à commenter ici est peut-être "tel que", l'outil linguistique de la comparaison. Car, ainsi que l'ont observé plusieurs commentateurs, la comparaison est à quatre reprises utilisée dans le poème comme "rampe de lancement" (Murphy) d'images incongrues que l'auteur, goguenard, soumet à l'ingéniosité du lecteur. Elles comparent le locuteur à "un ange" puis au "Seigneur", ses rêves à des "excréments" de colombes et son cœur à "un aubier" qui laisse couler sa sève (qui est du sang). Deux d'entre elles sont introduites par "tel que" (v.1 et 5), les autres par "comme" (v.7 et 12). "Ces traits, souligne Murphy, se trouvent dans trois cas dans le premier vers d'un quatrain ou d'un tercet", ce qui montre leur caractère structurant dans le dispositif du poème (2003, p.225).

   La comparaison du poète avec un "ange", si l'on veut bien admettre que Rimbaud se peint ici lui-même, ne saurait étonner. On sait la fréquence du thème de l'ange dans les textes de Rimbaud (cf. par exemple L'angelot maudit dans l'Album zutique), l'usage constant que Verlaine fera de la comparaison de Rimbaud avec un ange dans ses poèmes, ses commentaires iconographiques, ses souvenirs. Cette assimilation doit s'expliquer en partie par l'image qu'offrait Rimbaud lorsqu'il s'est fait connaître à Paris en 1871 : "une figure absolument enfantine et qui pourrait convenir à un enfant de treize ans", s'il faut en croire Valade dans sa célèbre lettre à Blémont.

    Mais que vient faire là le "barbier" ? "Pourquoi un ange aurait-il recours à un coiffeur ?" se demande Steve Murphy (op. cit. 2003, p. 225) ? Les commentateurs sont généralement perplexes. Rimbaud qui, dans une prose de jeunesse (Charles d'Orléans à Louis XI), évoquait des "reîtres cachant leur nez en pots d'étain" a-t-il souhaité se peindre pareillement, barbouillé de mousse de bière comme s'il s'agissait de mousse à raser ? C'est l'hypothèse qui fait son apparition en 1984 dans les notes d'Ascione et Zajdel (op.cit), de Jacques Chocheyras (voir aussi Borer, 1991, p.1099). Steve Murphy, qui trouve l'idée stimulante, voit dans cette image (sur le modèle du défi lancé vers les "cieux bruns" à la pointe du texte) un fantasme d'affirmation virile du jeune poète : "Ce visage barbouillé de bière a quelque chose d'enfantin et on peut penser que cette fausse barbe compense fantasmatiquement, dans le royaume de la frime, la vraie barbe pour l'instant inexistante" (2003, p.226). En conclusion, le locuteur ne se représenterait pas, dans ce début de poème, assujetti "aux mains d'un barbier" mais, au contraire, élevé au rang d'adulte par ce personnage éminemment tutélaire ?

   Yves Reboul trouve cette interprétation "saugrenue" et avance une hypothèse contradictoire : "Le syntagme 'aux mains de' signifie ordinairement 'au pouvoir de', implique souvent l'idée sous-jacente de violence ; qui plus est, c'est aux mains d'un barbier que se trouve ici l'ange, c'est-à-dire de quelqu'un qui a en main, sous les espèces du rasoir, tous les moyens justement d'exercer la violence — et même une violence mortelle. 'Ça ne veut pas rien dire' écrivait Rimbaud à Izambard en lui envoyant Le Cœur supplicié, pour lequel on se rappelle qu'il admettait la qualification de fantaisie. Loin d'être le poème purement fumiste qu'on a pu croire, Oraison du soir apparaît lui aussi comme une fantaisie — et dont le sens est lourd : ce que Rimbaud y inscrit, c'est au fond la situation d'otage qu'il ressent comme la sienne, aux mains d'une société oppressive [...]" (op. cit. p.75). Et Reboul de se demander si Rimbaud n'exprimait pas déjà ici sa déception à l'égard du milieu parnassien de Paris, ressenti comme "une structure sclérosée et oppressive liée malgré ses prétentions à l'oppression globale que faisait peser la société telle qu'elle était" (74).

   Personnellement, cette dernière idée me paraît peu convaincante (il n'est même pas sûr, d'ailleurs, que le poème ait été rédigé après l'arrivée de Rimbaud à Paris). Mais le rapprochement judicieux fait par Reboul avec Le Cœur supplicié tend à nous rappeler le sentiment de déchéance, de persécution et d'impuissance ("Comment agir ô cœur volé ?") éprouvé par Rimbaud en 1871 (voir aussi les lettres dites du Voyant), sentiment véhiculé au début d'Oraison du soir, très clairement, par l'incipit "Je vis assis". Les commentateurs rappellent à ce propos le poème probablement contemporain Les Assis où le terme désigne tout ce que Rimbaud méprise : la vie sédentaire et passive du petit-bourgeois : "Rimbaud, écrit par exemple Pierre Brunel, se découvre avec fureur du côté des 'assis', des 'accroupis' qu'il poursuit pourtant de ses sarcasmes ; et les excréments de l'âme — les rêves — se révèlent tout aussi méprisables que ceux du corps." (op. cit. p.811). Chocheyras ne dit pas autre chose : "C'est la chute d'un ange en quelque sorte, écrit-il, (c'est la dérision de soi-même aussi)" (op. cit. p.51).

   Dans ce contexte, voir dans "le barbier" un dangereux personnage, ainsi que Reboul le propose, ne paraît pas absurde. Non qu'il menace de couper une barbe inexistante. La tête alors ? je n'y crois guère. Pourquoi pas, sur un mode moins tragique, les cheveux longs du jeune poète, symboles de sa dissidence ? "On peut expliquer l'ange par des cheveux longs de Rimbaud" suggère judicieusement Cornulier (op. cit. p.52). Pierre Brunel glose aussi le mot "ange" de cette façon dans son édition Rimbaud au Livre de Poche en 1998 (p.190). En conséquence, le "barbier", agent symbolique de la contrainte et de la violence sociale (si l'on suit Reboul), pourrait représenter non le "milieu parnassien [sclérosé] de Paris" mais le milieu petit-bourgeois de Charleville scandalisé par les cheveux longs du jeune homme. Aux dires de Delahaye (c'est Suzanne Bernard qui rappelle la chose : op.cit.1961, p.389), Arthur, en 1871, s'était laissé pousser une tignasse de "mérovingien" avant de se la faire tailler "pour rassurer la population de Charleville" (voir ci-dessous le croquis de Delahaye évoquant l'épisode).

 

  

Source : La Grive, 1954.

 

   Vivant "assis", le nez dans sa "chope immense avec sa mousse" (Au Cabaret-Vert), sous la menace constante du barbier, l'enfant-poète se vivrait donc comme un ange déchu. Et c'est cet "assis" qui se redresserait, se lèverait même (peut-on penser), à la fin du texte pour, dans un geste dérisoire de défi, "lâcher l'âcre besoin" à la face du ciel.

 

Empoignant une chope à fortes cannelures, / L'hypogastre et le col cambrés, une Gambier
Aux dents, / sous l'air gonflé d'impalpables voilures (v.2-3-4)

   L'"hypogastre" est la partie inférieure du ventre. Comme le rappellent plusieurs commentateurs, Rimbaud utilise volontiers un vocabulaire spécialisé, technique ou médical, dans se poèmes de l'année 1871). Pierre Brunel y voit l'"usage comique d'un terme pédant" (op. cit. 281, n.10).

   Gambier est une marque de pipes ardennaise. On dit "une Gambier" par antonomase pour une pipe Gambier. Jean Gambier a créé une entreprise de fabrication de pipes en terre à la fin du XVIIIe siècle, à Givet (Ardennes). Vers 1860, cette industrie est florissante. Près de 600 ouvriers produisent quotidiennement quelque 2.200 grosses de pipe. Depuis 1850 jusqu'à la fermeture en 1926, près de deux milliards de pipes sont sorties des moules de la piperie givetoise.
   Source : http://www.lunion.presse.fr/article/economie-a-la-une/pipes-gambier-exposees-retour-sur-lindustrie-du-passe
   Rimbaud cite aussi le nom de Gambier dans son poème de l'Album zutique : Paris.

   "Le mot en rejet 'aux dents' (à la bouche, au bec) donne un air de vague férocité à ce portrait croqué sur le vif", écrit Jacques Chocheyras (op. cit. p.51).

   La plupart des commentateurs comprennent "voilures" au sens de voiles de fumée, "nuages de fumée échappés de la pipe" (Brunel, 281, n.12). Ceci dit, il convient de ne pas oublier que le mot appartient au premier chef au vocabulaire de la marine (ensemble des voiles portées par un voilier). Outre son interprétation plausible comme nuages de fumée, il suggère "un envol vers les lointains", "exprime admirablement la nostalgie du départ, le désir de voyage qui relèvent de la constante lyrique dans les représentations de rêverie immobile" (Riffaterre, 98, 99). On pense irrésistiblement, notamment, aux Poètes de sept ans : "En bas, seul, et couché sur des pièces de toile / Écrue, et pressentant violemment la voile !". En somme, "l'air gonflé d'impalpables voilures" annonce et prépare l'arrivée du mot "Rêves" (v.6).

 


Intertextes tabagiques

    S'appuyant sur de nombreuses suggestions intertextuelles, les commentateurs relèvent que la pipe, et plus généralement le tabac, sont souvent associés dans la littérature à l'évocation de la rêverie et de la bohème artiste.

   Jacques Chocheyras cite le sonnet La Tabagie où Saint-Amant, poète du XVIIe siècle, caractérise "le rendez-vous des Enfants sans souci", qu'il avoue fréquenter "quelquefois", par les flots de tabac qui en saturent l'atmosphère : "Vous y voyez Bilot, pasle, morne et transy / Vomir par les naseaux une vapeur errante" (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5401483x/f117.tableDesMatieres).

   Preuve que le thème, à l'époque de Rimbaud, était dans l'air du temps, Suzanne Bernard  rappelle le succès que devait rencontrer Manet au Salon de 1873 avec son tableau Le Bon Bock, une œuvre réalisée dans le style sombre et réaliste de Courbet :

Elle ajoute que Rimbaud lui-même a été portraituré à plusieurs reprises par Verlaine en fumeur de pipe et buveur de bière (op. cit. p.389). Cf. l'iconographie de ce site, sections Dessins de Verlaine et Caricatures de la correspondance.

   Steve Murphy (2003, p.223-224) mentionne un poème où l'auteur des Fleurs du Mal témoigne, dans une lettre adressée à Sainte-Beuve en 1844, de son admiration pour le roman Volupté. On y trouve, très significativement mêlés, le thème des "flots du tabac qui masque le plafond" et celui de l'évasion exotique :

   — Livre voluptueux, si jamais il en fut.
   Et depuis, soit au fond d'un asile touffu,
   Soit que, sous les soleils des zones différentes,
   L'éternel bercement des houles enivrantes,
   Et l'aspect renaissant des horizons sans fin
   Ramenassent ce coeur vers le songe divin, —
   Soit dans les lourds loisirs d'un jour caniculaire,
   Ou dans l'oisiveté frileuse de frimaire, —
   Sous les flots du tabac qui masque le plafond,
   — J'ai partout feuilleté le mystère profond
   De ce livre si cher aux âmes engourdies
   Que leur destin marqua des mêmes maladies,
   Et, devant le miroir j'ai perfectionné
   L'art cruel qu'un démon en naissant m'a donné,
   — De la douleur pour faire une volupté vraie, —

   Il ajoute que dans un sonnet du même Baudelaire intitulé La Destruction, d'une inspiration assez voisine et d'ailleurs intitulé dans un premier temps La Volupté (dans l'édition partielle des Fleurs du Mal par La Revue des deux mondes du 1er juin 1955), on peut trouver une thématique assez voisine. Faisant allusion, peut-être, à l'expérience du haschich, le sujet parle du "Démon" qui "brûle (s)on poumon", qui "nage autour de (lui) comme un air impalpable" et qui lui inspire des visions érotiques avilissantes.

           La Destruction

Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon ;
Il nage autour de moi comme un air impalpable ;
Je l'avale et le sens qui brûle mon poumon
Et l'emplit d'un désir éternel et coupable.

Parfois il prend, sachant mon grand amour de l'Art,
La forme de la plus séduisante des femmes,
Et, sous de spécieux prétextes de cafard,
Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes.

Il me conduit ainsi, loin du regard de Dieu,
Haletant et brisé de fatigue, au milieu
Des plaines de l'Ennui, profondes et désertes,

Et jette dans mes yeux pleins de confusion
Des vêtements souillés, des blessures ouvertes,
Et l'appareil sanglant de la Destruction !

La passerelle est frêle entre le sonnet de Baudelaire et celui de Rimbaud : la présence des mots "air" et "impalpable". Mais il semble y avoir quelques parallélismes entre leurs schémas respectifs malgré l'expérience nettement plus amère que douce, chez Baudelaire, de la griserie tabagique et des "philtres", malgré l'expression nettement plus moraliste aussi, chez ce dernier, de remords liés aux conséquences de la rêverie érotique (v.5-6), à la masturbation ("vêtements souillés") et/ou à la fornication ("appareil sanglant de la Destruction"). Cependant, estime Steve Murphy, Rimbaud qui "n'a pu lire le premier des deux poèmes de Baudelaire [...] a probablement vu dans La Destruction un sonnet consacré secrètement à l'onanisme et ouvrant une fenêtre sur les rapports entre érotisme, fantasme, violence et mélancolie" (op.cit. 2003, p.238).
 

 

 

Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier, / Mille Rêves en moi font de douces brûlures : (v.5-6)

   Deuxième quatrain, nouvelle comparaison, introduite par "tel que" et particulièrement désopilante : les "Rêves" suscités par les excitants, que la tradition associe généralement à des sensations gratifiantes et à des connotations idéalisantes (cf. par exemple, chez Rimbaud lui-même, le sonnet Au Cabaret-Vert), font ici l'objet d'une comparaison scatologique.

   Les "douces brûlures", comme l'écrit Ahearn, constituent une description assez précise de l'effet de l'alcool : "This is a rather accurate description of the effect of drink" (op.cit. p.509). L'alliance de mots "douces brûlures" se comprend en effet, s'agissant des effets de la bière et du tabac : si ce ne sont les "Rêves", du moins les excitants qui les suscitent peuvent provoquer simultanément des "brûlures" gastriques et une "douce" sensation de bien-être.

    Interprétés comme des désirs amoureux, les "mille Rêves" eux-mêmes peuvent être assimilés à une expérience contradictoire : douceur des satisfactions entrevues, brûlure des désirs inassouvis. Riffaterre écrit : "ces douces brûlures peuvent se dire tout aussi bien de l'ardeur amoureuse et de la cuisson hypogastrique qui nous avertit d'un besoin naturel" (op. cit. p.99). Et Steve Murphy (pour qui les Rêves ici mentionnés sont essentiellement des rêves érotiques) propose le commentaire suivant : "Ce buveur n'est pas aussi heureux que le laisserait imaginer le premier quatrain. Comme le locuteur du Cœur volé, il a le 'cœur triste', ensanglanté — encore une image à connotations chrétiennes rappelant, comme tant d'images rimbaldiennes, le cœur saignant du Christ et toute une imagerie sulpicienne. Seul ou délaissé, le buveur n'est pas heureux dans l'amour et les rêves qui paraissent d'abord l'inviter au voyage de l'imagination s'assombrissent, le fantasme rencontrant peut-être trop vite l'image de la réalité solitaire. Le doux-amer de ces rêves est souligné par l'oxymore 'douces brûlures'" (2003, p.231).

   Mais où donc Rimbaud est-il allé chercher l'analogie avec avec des fientes de pigeons ? Continuant à procéder, en quelque sorte, par élimination, on admettra que ce n'est pas tant l'analogie rêve/excrément qui peut surprendre ici, venant de Rimbaud. Dès lors qu'on donne au mot "Rêves" une signification érotique (désirs de satisfaction sexuelle, au sens large : physiologique ou libidinale), on conviendra avec  Edward J. Ahearn, qui consacre un long développement à cette démonstration dans son article "Rimbaud's images immondes", que l'imagerie excrémentielle représente souvent chez ce poète "quelque chose de désirable" que le critique attribue à "une tendance régressive, un désir de retour à un stade de développement pré-adulte" (op. cit. p.508). Il en fournit plusieurs exemples dans différents textes (Les Reparties de Nina, Les Premières Communions, Alchimie du verbe, et Oraison du soir). Rimbaud, dit-il encore, dans Soleil et chair, tient coupable le seul christianisme d'avoir dégradé, aux yeux de l'homme moderne, les fonctions naturelles du corps au rang de "servitudes sales" :

Il a des vêtements, parce qu'il n'est plus chaste,
Parce qu'il a sali son fier buste de dieu,
Et qu'il a rabougri, comme une idole au feu,
Son corps Olympien aux servitudes sales !

D'où le caractère implicitement blasphématoire de la provocation scatologique dans Oraison du soir, et l'homologie, sur ce plan, entre la figure des v.5-6 (défécation) et la scène finale du poème (miction).

   Resterait à justifier le "vieux colombier" ! Pour Murphy, comme pour Riffaterre d'ailleurs, c'est pour ses connotations idéalistes que le mot "colombier" aurait été sélectionné par Rimbaud. Dans son article de 1982, Murphy écrit : "Dans le texte de Rimbaud le mot colombier fait allusion à un symbole religieux traditionnel". Et de citer la "source importante" identifiée par Gengoux dans Mademoiselle de Maupin de Gautier : "Si tu viens trop tard, ô mon idéal, je n'aurai plus la force de t'aimer : — mon âme est un colombier tout plein de colombes. À toute heure du jour, il s'en envole quelque désir. Les colombes reviennent au colombier, mais les désirs ne reviennent pas au cœur". Riffaterre doute de la source mais, manifestement, pas de l'idée : "Quant au colombier excrémentiel, nul besoin pour en percevoir la vérité et en éprouver le pouvoir évocateur de remonter à un passage de Mademoiselle de Maupin comme le faisait naguère Gengoux dans sa quête des sources de Rimbaud. Le colombier rempli d'oiseaux, parallèle évident d'une tête d'où s'envolent des pensées, est partout pour exprimer des aspirations vers un ailleurs (Million d'oiseaux d'or, ô future vigueur ; ou encore : l'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes)" (op.cit. p.99). D'où la comparaison parodique entre les "rêves" et des excréments d'oiseaux.

   J'avoue que l'analogie entre un colombier et une tête remplie de rêves ne me paraît nullement "évidente" et que, dans ma lecture spontanée, j'exploitais plutôt une simple piste métonymique où le "vieux colombier" n'avait pas une fonction métaphorique ni parodique mais s'imposait par contiguïté, par association avec le thème des "latrines" et autres asiles cachés (il me vient le souvenir du "toiton", l'ancien poulailler qui sert de refuge à Poil de carotte) où la rêverie peut se donner libre cours "sous la surveillance d'une enfance" (formule de Rimbaud dans H, des Illuminations) : cf. Les Premières communions : "Elle passa sa nuit sainte dans des latrines" ou encore Les Poètes de sept ans : "Surtout, vaincu, stupide, il était entêté / À se renfermer dans la fraîcheur des latrines : / Il pensait là, tranquille et livrant ses narines."

 

Puis par instants mon cœur triste est comme un aubier / Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures. (v.7-8)

   Nous avons vu ci-dessus dans quel sens (moral), en première analyse, il est possible de comprendre  que le "cœur triste" du poète saigne, métaphoriquement, c'est-à-dire : souffre. Nous avons vu aussi que la formulation recyclait une imagerie religieuse traditionnelle, celle du cœur sacré de Jésus. Un autre aspect du métaphorisme complexe de ces deux vers réside dans la mobilisation d'un champ sémantique emprunté à la botanique, à travers ces deux mots clés que sont "aubier" et "coulures".

   Le mot "aubier" désigne, selon les dictionnaires la partie tendre et blanchâtre qui est entre l'écorce et le cœur des arbres. C'est la partie vivante du bois dans laquelle monte la sève. Chaque année, cette couche tendre se renouvelle pendant que les anciennes durcissent et s'assimilent au cœur. Pour le mot "coulures", les dictionnaires donnent trois sens qui peuvent nous intéresser : 1) Un sens général d'écoulement : "mouvement d'une chose, d'un liquide qui coule" (Bescherelle). 2) Un sens botanique : "Accident qui arrive à la grappe en fleur et qui fait que tout ou partie des grappes de raisin coulent, ne se développent pas" (Littré) ; "accident qui empêche la fécondation de la fleur, le plus souvent en faisant couler le pollen" (Petit Robert). 3) L'usage particulier du mot dans la métallurgie : "ce que les fondeurs craignent le plus, c'est la coulure du métal hors du moule" (Littré).

    Comme le fait remarquer Steve Murphy (2003, p.233), la proximité de l'image de l'"aubier" favorise la sélection du sème botanique au sein du champ sémantique du mot "coulures". Or, selon cet auteur, suivi en cela par à peu près toute la critique, à l'exception notable de Michael Riffaterre, le sens botanique du mot coulure, rapproché du symbolisme sexuel si fréquemment associé au mot "cœur" dans les poèmes de Rimbaud (cf. Un Cœur sous une soutane, Le Châtiment de Tartufe, Le Cœur volé, Dévotion ou Antique), oriente irrésistiblement l'interprétation vers l'idée de la masturbation. Ce sens botanique, en effet, concorde remarquablement avec l'injonction faite aux adolescents par les prêtres aussi bien que par les hygiénistes du XIXe siècle à ne pas laisser perdre leur semence, ce bien précieux dont "l'or jeune" constitue évidemment une autre métaphore, à relier avec le troisième sens (métallurgique) du mot "coulures". Et Murphy (1982, p.29) de rappeler cette allusion évidente à la masturbation dans Un Cœur sous une soutane :

"Tiens, monsieur Léonard qui coule par terre !"            

"On se rappellera aussi, ajoute ce même critique (1982, p.30), les images de semence dorée dans Les Poètes de sept ans :

Il rêvait la prairie amoureuse, où des houles
Lumineuses, parfums sains, pubescences d'or,
Font leur remuement calme et prennent leur essor !"

Quand au verbe "ensanglanter", il suffit de se rappeler la valeur donnée par Rimbaud à l'expression "plein de sang" dans Les Déserts de l'amour pour comprendre qu'il s'inscrit sans peine dans la logique de ce métaphorisme sexuel :

"N'ayant pas aimé de femmes, — quoique plein de sang ! — il eut son âme et son cœur, toute sa force, élevés en des erreurs étranges et tristes."

   Le détournement de la spiritualité romantique qui s'annonçait dans le titre fait donc appel non seulement au trivial (ou au "réalisme") mais aussi à l'obscène (ou à l'érotisme). Mais, curieusement, Michael Riffaterre, qui a consacré tant de pages à codifier les mille et une voies par lesquelles le lecteur peut accéder au sens caché des textes, ne voit pas ce second aspect de la question, ou du moins ne le croit-il pas nécessaire à l'établissement de la "signifiance" du poème : "l'hypothèse masturbatoire dont Murphy a démontré le bien-fondé pour d'autres textes me paraît inutile ici [...] l'usage enregistre une métaphore bien étable qui fait de l'aubier une image de tendre fragilité. À cet intertexte s'ajoute le fait que la coulure étant un écoulement végétal, l'aubier est en code botanique un cœur qui s'épleure [...]. 'S'ensanglante' a pour intertexte une description métaphorique tout à fait normale : on dit couramment d'une branche cassée ou d'une écorce crevassée d'où s'écoule la sève que cette branche, ou cette écorce saigne [...]" (op.cit. 98-100).

   Steve Murphy polémique avec cette façon de "s'en tenir à une explication dont l'insuffisance est manifeste [...]. Le principal refoulé de la lecture de Michael Riffaterre, écrit-il, est le sens botanique de coulure [...] le critique envisage, puis escamote le sens précis de 'coulures' : 'la coulure qui est, paraît-il, un accident faisant perdre la semence d'un grain de raisin' (nous soulignons). Ce 'paraît-il' est une manière de prendre la définition avec des pincettes comme si les assises lexicologiques de l'interprétation étaient douteuses et sans pertinence [...] une telle interprétation s'expliquerait selon lui par un automatisme interprétatif et par le pan-érotisme de l'herméneutique des rimbaldistes" (2003 : les citations sont extraites de plusieurs pages de l'article).

 

Puis, quand j'ai ravalé mes rêves avec soin (v.9)

   Le verbe ravaler se comprend d'abord ici dans son sens figuré de refouler, réprimer, comme dans cet exemple de Zola dans Germinal proposé par le Trésor de la langue française informatisé  : "Les autres étaient là, en sueur, dans le courant glacé, muets comme lui, ravalant des grondements de colère". La contrainte physiologique oblige le buveur à prendre congé de ses rêveries. Mais, dans le contexte, le lecteur mobilise spontanément toute la polysémie du terme. Les "rêves", synonymes de désirs, ayant été comparés plus haut à des "excréments" et à des "coulures" du "cœur", ravaler s'entend aussi dans son sens d'avilir, abaisser. On peut encore mobiliser le sens de restaurer, remettre à neuf. Cf. Chocheyras : "recrépir, comme on dit d'une façade, ce qui conviendrait à "avec soin" (op.cit. p.52)". Sans compter, dans ce portrait de l'artiste en buveur de bière, la possible lecture du mot selon son sens étymologique de re-avaler.

 

Je me tourne, ayant bu trente ou quarante chopes, / Et me recueille pour lâcher l'âcre besoin : (v.10-11)

   Le caractère hyperbolique et volontairement imprécis la formule relève de la caricature, du registre satirique. Comme l'indique Steve Murphy, "l'approximation 'trente ou quarante' témoigne d'une volonté d'exagération affichée : on parle d'en boire autant, ou d'en avoir bu autant, on ne le fait pas", Rimbaud veut sans doute "railler, gentiment, la manie des jeunes de s'attribuer des prouesses de ce genre" (2003, p.223). À rapprocher, bien entendu, de l'autre prouesse, qui sert de bouquet final au poème.

 

Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes (v.12)

   Comprendre : doux comme le Seigneur, maître de toutes choses. La Bible, plus exactement le Livre des Rois, rapporte que Salomon "a aussi parlé des arbres, depuis le cèdre du Liban jusqu'à l'hysope qui sort des murailles" (Rois, IV,33, trad. Lemaistre de Sacy). L'hysope est mentionné comme symbole de la petitesse par opposition au cèdre, symbole de la grandeur. La formule est devenue proverbiale. Ainsi est-il dit de Molière dans L'Impromptu de Versailles : "Les comédiens et les auteurs, depuis le cèdre jusqu'à l'hysope sont diablement animés contre lui." Chateaubriand, évoquant dans Les Martyrs (1810) la poésie du paysage biblique, mentionne parmi d'autres exemples "l'humble hysope" et le "cèdre superbe" : "Le soleil brûlant, l'aigle impétueux, l'humble hysope, le cèdre superbe, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l'Écriture sont là." Théodore de Banville écrit dans L'Opéra turc (Odes funambulesques, 1859) : "Donc, samedi prochain nous dirons à l’Europe / Comme tombe le cèdre au niveau de l’hysope [...]".

   Certains commentateurs cherchent à reconstituer la façon dont l'invention poétique travaille dans la langue. Ainsi, Riffaterre pense qu'"hysope" a été choisi pour rimer avec "chope", par esprit parodique anti religieux. Cornulier, de son côté, imagine un possible mécanisme intertextuel à partir du latin d'église, que Rimbaud, de par son éducation religieuse, connaissait bien : "Le dernier vers, 'chute' du sonnet, nous fait donc passer, suivant les lois naturelles, de la pissée à l'arrosage [...]. Or prière et arrosage sont également associés dans le rite d'aspersion qui précédait les grands-messes du temps de Rimbaud : pendant que le célébrant (représentant du Seigneur) arrose les fidèles d'eau bénite, est récitée (sauf au temps pascal) la formule Asperges me, Domine, hysopo et mundabor ; lavabis me, et super nivem dealbabor (Tu m'ASPERGERAS, SEIGNEUR, avec un HYSOPE ; tu me laveras et je serai blanchi plus que neige). Les mots capitalisés ici réunissent les notions essentielles du dernier tercet : l'arrosage, l'arroseur (le Seigneur), l'instrument d'arrosage (hysope) [...]. Certes, le célébrant n'arrose ni avec son phallus (comme le poète), ni avec un hysope (comme le Seigneur) ; mais, tout en mentionnant l'hysope, il emploie un goupillon, et ce serait bien le diable si l'aspect phalloïde de cet engin avait échappé à Arthur Rimbaud (si vous n'en avez secoué dans aucun enterrement, voyez les encyclopédies illustrées)." (op. cit. p.51). [ou GOOGLE images]

 

Je pisse vers les cieux bruns, très-haut et très-loin, (v.13)

   La couleur des "cieux" s'explique probablement par le moment de la scène : à la brune (Cornulier, op. cit. p.53, n.7).

   Pisser "très-haut et très-loin", vers le ciel, constitue une performance dont les jeunes gens vigoureux tirent à bon droit quelque vanité. "C'est un acte de provocation qui sert souvent de thème de joutes entre de jeunes garçons et qui, dans ce cas, sert évidemment de substitut à l'acte sexuel." (Chocheyras, p.52). "Boire, fumer et pisser copieusement [semblent faire partie] de la définition que le jeune homme se fait de la virilité" (Murphy, 2003, p.226)

   Le thème n'est pas absolument neuf. Ainsi Rabelais nous apprend-il que Gargantua, du temps de son adolescence, volontiers "pissoyt contre le soleil" : "ses dens aguysoit d’un sabot, ses mains lavoit de potaige, se pignoit d’un goubelet, se asseoyt entre deux selles le cul à terre, se couvroyt d’un sac mouillé, beuvoyt en mangeant sa souppe, mangeoyt sa fouace sans pain, mordoyt en riant, rioyt en mordent, souvent crachoyt on bassin, pettoyt de gresse, pissoyt contre le soleil, [...]", etc. (Rabelais, Gargantua, chap.XI, De l'adolescence de Gargantua). "Pisser contre le soleil" est ou a été, semble-t-il, une locution usuelle signifiant selon le Trésor de la langue française informatisé, citant Delvau : "Faire des efforts inutiles, se tourmenter vainement".

   Les commentateurs soulignent fréquemment le ton en quelque sorte dominateur, la volonté d'affirmation de celui qui, après s'être comparé à "un ange", puis au "Seigneur", ose maintenant ouvertement défier les "cieux". Michel Murat perçoit cette assurance jusque dans le rythme de ce dernier tercet : "Loin des Assis qui ne peuvent se lever sans naufrage, l' 'assis' d'Oraison du soir est quelqu'un qui trône avec ses insignes royaux. À la fin du poème, les vers 12 et 14 sont d'une densité formulaire ; le v.14, équilibré par ses deux quadrisyllabes, l'un latin et l'autre grec, parle le langage des dieux." (op.cit. 2013 p.185).

   Steve Murphy pense qu'"il s'agissait peut-être en partie pour Rimbaud, de démontrer que malgré sa petite taille (jusqu'à ce qu'il grandisse très vite dans les mois suivant son arrivée chez Verlaine), il était capable de tenir un discours sur le désir d'une redoutable maturité, et d'en parler avec une distance critique au point de pouvoir déverser sa dérision sur la naïveté et l'immaturité de certains discours romantiques." (2003, p.241).

   Anne-Emmanuelle Berger propose une interprétation narcissique de cette volonté d'affirmation. Elle décèle dans Oraison du soir comme "la tentative du poète d'accéder seul à une sorte de béatitude, étayée sur la satisfaction auto-érotique. L'auto-idolâtrie du poète culmine dans le dernier tercet, à travers son identification au Christ et le jeu subtil de miroir tropologique qui s'organise avec les fleurs héliotropes. Tourné vers le soleil, le poète s'y voit réfléchi, grâce à 'l'assentiment' et à la médiation des 'grands héliotropes', eux aussi fascinés par Hélios au point d'en emprunter la figure et le nom [...]." (op.cit. p.145-146). Pour cette commentatrice, le poème constitue une sorte d'art poétique où Rimbaud "déspiritualise" la représentation traditionnelle de l'inspiration : "Portrait du poète en buveur et pisseur, le sonnet Oraison du soir [...] élabore une véritable physiologie de la production poétique. Il déspiritualise la représentation traditionnelle de cet état mental d'auto-absorption, propice à la création, que Baudelaire nomme 'recueillement' : se recueillir consiste ici à ingérer des matières copro-oniriques qui se fondent, grâce à l'entrelacement métonymique des métaphores et comparaisons, dans la liqueur de la bière avalée [...]. En 'pissant vers les cieux' dans le dernier tercet, le poète propose en outre une nouvelle version de la prière et de l'élévation — autre terme métapoétique baudelairien. Oraison du soir allégorise en quelque sorte ses conditions et son mode de production : le poème apparaît comme le produit d'une absorption de liquide, voire le résultat d'un trop bu [...]" (op. cit. p.129-130). Oraison du soir nous fait en outre assister, selon Anne-Emmanuelle Berger, à la "distillation de la matière onirique excrémentielle en or liquide", conformément à une certaine récurrence du motif de l'or (et des pierres précieuses) dans le métaphorisme rimbaldien, récurrence que l'auteur(e) explique, à la lumière de Freud et Ferenczi, par un déplacement sur "le précieux" de l'objet de la pulsion anale, caractéristique du stade infantile de la libido (op.cit. p.134-135).

 

Avec l'assentiment des grands héliotropes (v.14)

   Conformément à l'esthétique du sonnet, le texte culmine sur un alexandrin rondement cadencé (2-4/2-4)(cf. Murat, ci-dessus) et une chute spirituelle. Rimbaud obtient cet effet de "pointe" en parodiant d'amusante façon un cliché romantique : l'osmose entre le Poète et la Nature, sa connivence magique avec un cosmos anthropomorphe qui reconnaît ses pouvoirs et répond à ses désirs. Steve Murphy propose comme "avatar exemplaire" de ce cliché le poème des Contemplations intitulé Le Poète s'en va dans les champs (2003, p.228). On pourrait citer Rimbaud lui-même dans Après le Déluge : "Une porte claqua, et sur la place du hameau, l'enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout".

   Il ne paraît pas difficile d'expliquer le mot "assentiment", sur lequel repose la plaisanterie. Les héliotropes, orientés qu'ils sont par définition en direction du soleil, ne peuvent qu'approuver le geste du poète consistant à "se tourner", comme eux, vers le ciel pour y adresser sa prière du soir. L'un et les autres communient dans la révérence au même dieu, source de vie et centre de la nature.

   Cornulier a proposé une autre explication, qui n'est pas certaine mais qui a le mérite de la drôlerie : "Qu'est-ce que 'l'assentiment' des fleurs pour un enfant qui pisse en l'air ? Par le sens même d' 'assentiment', c'est le fait que ces fleurs non seulement agréent le geste, mais manifestent leur approbation. Peut-on manifester son approbation si on n'a pas de bouche ? Oui, en hochant la tête. Et comment les fleurs grandes, très grandes, du dernier vers peuvent-elles hocher la tête alors même qu'elles n'ont pas d'yeux pour voir la pisse monter très haut vers les cieux ? Il suffit que ça leur retombe dessus [...] une fleur dotée d'une tige assez consistante, même l'ombelle d'une humble carotte sauvage, s'incline, puis se relève, s'incline derechef, et ainsi de suite jusqu'à la fin de l'arrosage, et on peut trouver ça assez drôle, son approbation." (op. cit. p.51). 

   Problème connexe : le locuteur pisse-t-il vraiment sur une platebande d'"héliotropes" ou, ce qui serait plus athlétique (et c'est ainsi que semblent le comprendre la plupart des commentateurs), sur des tournesols (des hélianthes) ? Le mot "héliotrope" désigne d'après les botanistes une variété de plantes "très prisées dans nos jardins pour leurs bouquets de fleurs délicieusement odorantes" (http://www.gerbeaud.com/jardin/fiches/heliotrope.php). On la rencontre communément cultivée en arbustes buissonnants, en pots isolés ou en bordures. Elle est de taille modeste et peut atteindre tout au plus, exceptionnellement, 1 m 20 de hauteur. Autant dire que la notion de "grands héliotropes", botaniquement parlant, est assez ambiguë. Le Dictionnaire de l'Académie française (1835) précise cependant que le terme, surtout employé comme adjectif ("plantes héliotropes"), "se dit aussi de quelques plantes dont la fleur suit le cours du soleil, comme le tournesol".

 


Bibliographie
Suzanne Bernard, A.R. Œuvres, Garnier, 1960 (rééditions revues par André Guyaux, 1981, 1983, 1987, 1991, 2000).

Edward Ahearn, "Rimbaud's Images immondes", The French Review, 1967, p.505-517.

Antoine Adam, A.R. Œuvres complètes, édition établie, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p.880.

Steve Murphy, "Le sacré-cœur volé du poète", Lectures de Rimbaud, revue de l'Université de Bruxelles, 1982, p.27-45.

Jacques Chocheyras, Approche de Rimbaud, ELLUG, 1984, p.51-52.

Marc Ascione et Ida Zajdel, "La chope immense avec sa mousse...", Rimbaud vivant n°23, 1984, p.37-39.

Benoît de Cornulier, "L'ange urine", Parade sauvage n°5, juillet 1988, p.50-53.
En ligne : http://www.normalesup.org/~bdecornulier/oraison.pdf

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