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Ouvriers (Illuminations, 1873-1875)


Ouvriers


     Ô cette chaude matinée de février. Le Sud inopportun vint relever nos souvenirs d'indigents absurdes, notre jeune misère.
     Henrika avait une jupe de coton à carreau blanc et brun, qui a dû être portée au siècle dernier, un bonnet à rubans, et un foulard de soie. C'était bien plus triste qu'un deuil. Nous faisions un tour dans la banlieue. Le temps était couvert, et ce vent du Sud excitait toutes les vilaines odeurs des jardins ravagés et des prés desséchés.
     Cela ne devait pas fatiguer ma femme au même point que moi. Dans une flache laissée par l'inondation du mois précédent à un sentier assez haut elle me fit remarquer de très petits poissons.
     La ville, avec sa fumée et ses bruits de métiers, nous suivait très loin dans les chemins. Ô l'autre monde, l'habitation bénie par le ciel et les ombrages ! Le sud me rappelait les misérables incidents de mon enfance, mes désespoirs d'été, l'horrible quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée de moi. Non ! nous ne passerons pas l'été dans cet avare pays où nous ne serons jamais que des orphelins fiancés. Je veux que ce bras durci ne traîne plus une chère image.

 

     
    
"Ouvriers" surprend le lecteur par son caractère composite : entre tableau de genre et expression personnelle, entre objectivité naturaliste et lyrisme élégiaque. Lire "Ouvriers", c'est parvenir à donner du sens à cette stratégie d'écriture insolite.
     Un couple d'ouvriers se promène dans une campagne suburbaine ravagée par les intempéries. On est en février. La ville, avec ses fumées et ses bruits, n'est pas loin. Cette évocation antiromantique de la "banlieue" n'est pas rare dans la littérature de la deuxième moitié du XIXe siècle, période qui a connu la croissance rapide des grandes métropoles et qui a vu se dégrader aux alentours des villes une campagne exposée aux dégâts du progrès. Le narrateur (qui est l'homme du couple) se livre à une longue et précise description des vêtements vieillots de sa compagne, réalisme tout à fait insolite dans un poème de Rimbaud. Le vent du sud et la chaleur intempestive de cette matinée d'hiver lui inspirent une violente aspiration à un ailleurs ("Ô l'autre monde")
désir barré, aussitôt qu'exprimé, par le souvenir, charrié par ce même vent du sud, d'une enfance troublée ("incidents misérables de mon enfance"), de "ses désespoirs d'été", de son peu de force, de son ignorance. Le voilà malgré tout décidé à réagir contre cet état de faiblesse (à durcir son bras) en quittant "cet avare pays" et la triste compagne qu'il "traîne" comme un fardeau. En bref, cet ouvrier déprimé a toute l'apparence d'un personnage de roman naturaliste, selon la mode du temps.
    Pourtant, plus nous avançons dans le texte et plus nous nous convainquons que ce narrateur ne peut être que Rimbaud lui-même. On connaît en effet la haine de Rimbaud pour l'été et ses chaleurs ("Je hais l'été, qui me tue quand il se manifeste un peu. J'ai une soif à craindre la gangrène : les rivières ardennaises et belges, les cavernes, voilà ce que je regrette" écrit-il par exemple à Delahaye en 1872).  L'allusion autobiographique est encore plus nette lorsque le texte mentionne "les misérables incidents de mon enfance" et "l'horrible quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée de moi". Il est difficile d'attribuer à un autre que Rimbaud ce souvenir d'une enfance perturbée et cette crainte angoissée de la faiblesse et de l'ignorance. Enfin, parmi d'autres indices plus cachés, les allusions de la fin du texte au ménage un peu particulier formé par les deux protagonistes (deux "orphelins fiancés" et non pas des époux comme suggéré au §3) poussent à voir dans ce couple d'"indigents absurdes" un travestissement du couple homosexuel formé par Verlaine et Rimbaud.
     Rimbaud expose donc, selon nous, dans ce texte sa propre lassitude de la vie que mènent les deux poètes, du printemps 1872 à l'été 1873, en Angleterre. "Absurde", ridicule, lui apparaît leur existence précaire, étant celle de poètes qui ont fui la France et leurs familles respectives pour accéder à une vie sans contraintes (voir la version romanesque que Verlaine, dans ses poèmes et sa correspondance, offre du "vertigineux voillage") et qui se retrouvent à Londres menant une vie misérable, en tous points conforme à celle des prolétaires britanniques.
    La stratégie d'écriture utilisée par Rimbaud prend dès lors tout son sens : la parodie naturaliste est moins destinée à délivrer un message socio-politique qu'à figurer (et à inscrire dans le style même du texte) le regard objectif que le narrateur tente de porter sur sa situation présente. Objectivement, semble dire Rimbaud, voilà ce que nous sommes : deux marginaux, deux laissés pour compte de la société traînant leur désœuvrement dans une zone suburbaine dévastée. Le caractère composite du texte vise un effet de dissonance entre, d'un côté, le ton du constat lucide, de l'autre, l'expression élégiaque d'une souffrance et d'une lassitude.
     La dimension lyrique du poème prend un moment la tournure d'un sentiment nostalgique : nostalgie du "Sud". Mais en réalité, cette idée trop conventionnelle aussitôt suggérée, et faussement suggérée, le Sud apparaît très vite comme, au mieux, l'expression d'un désir d'évasion utopique (l'"autre monde", l'asile charmant entouré d'ombrages), au pire et plus certainement encore comme le lieu d'une enfance sacrifiée, des anciennes soifs. Si bien que l'on retrouve ce thème, typiquement rimbaldien s'il en est, de la révolte nécessaire, mais d'une révolte sans certitudes, d'une révolte sans véritable espoir, pour la seule satisfaction de rester libre et digne.

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