Ouvriers
Ô cette chaude matinée de février. Le Sud
inopportun vint relever nos souvenirs d'indigents absurdes, notre jeune
misère.
Henrika avait une jupe de coton à carreau blanc
et brun, qui a dû être portée au siècle dernier, un bonnet à rubans,
et un foulard de soie. C'était bien plus triste qu'un deuil. Nous
faisions un tour dans la banlieue. Le temps était couvert, et ce vent du
Sud excitait toutes les vilaines odeurs des jardins ravagés et des prés
desséchés.
Cela ne devait pas fatiguer ma femme au même
point que moi. Dans une flache laissée par l'inondation du mois précédent
à un sentier assez haut elle me fit remarquer de très petits poissons.
La ville, avec sa fumée et ses bruits de métiers,
nous suivait très loin dans les chemins. Ô l'autre monde, l'habitation bénie
par le ciel et les ombrages ! Le sud me rappelait les misérables
incidents de mon enfance, mes désespoirs d'été, l'horrible quantité de
force et de science que le sort a toujours éloignée de moi. Non ! nous
ne passerons pas l'été dans cet avare pays où nous ne serons jamais que
des orphelins fiancés. Je veux que ce bras durci ne traîne plus une
chère image.
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"Ouvriers" surprend le lecteur par son
caractère composite : entre tableau de genre et expression personnelle,
entre objectivité naturaliste et lyrisme élégiaque. Lire "Ouvriers", c'est
parvenir à donner du sens à cette stratégie d'écriture insolite.
Un couple d'ouvriers se promène dans une
campagne suburbaine ravagée par les intempéries. On est
en février. La ville, avec ses fumées et ses bruits, n'est pas loin. Cette
évocation antiromantique de la "banlieue" n'est pas rare dans la
littérature de la deuxième moitié du XIXe siècle,
période qui a connu la croissance rapide des grandes métropoles et qui a
vu se dégrader aux alentours des villes une campagne exposée aux
dégâts du progrès. Le narrateur (qui est l'homme du couple) se
livre à une longue et
précise description des vêtements vieillots de sa compagne, réalisme tout à fait insolite dans un poème
de Rimbaud. Le vent du sud et la chaleur intempestive de cette matinée
d'hiver lui inspirent
une violente aspiration à un ailleurs ("Ô l'autre monde") —
désir barré, aussitôt qu'exprimé, par le
souvenir, charrié par ce même vent du sud, d'une enfance troublée ("incidents misérables
de mon enfance"), de "ses désespoirs d'été", de son
peu de force, de son ignorance. Le voilà malgré tout décidé à
réagir contre cet
état de faiblesse (à durcir son bras) en quittant "cet
avare pays" et la triste compagne qu'il "traîne" comme
un fardeau. En bref, cet
ouvrier déprimé a toute l'apparence d'un personnage de roman
naturaliste, selon la mode du
temps.
Pourtant, plus nous avançons dans le texte et plus nous nous
convainquons que ce narrateur ne peut être que Rimbaud lui-même. On connaît en
effet la haine de Rimbaud pour l'été et ses chaleurs ("Je hais l'été, qui me tue
quand il se manifeste un peu. J'ai une soif à craindre la gangrène : les
rivières ardennaises et belges, les cavernes, voilà ce que je
regrette" écrit-il par exemple à Delahaye en 1872). L'allusion autobiographique est encore plus nette
lorsque le texte mentionne "les misérables incidents de mon
enfance" et "l'horrible quantité de force et de science que le sort a
toujours éloignée de moi". Il est difficile d'attribuer
à un autre que Rimbaud ce souvenir d'une enfance perturbée et cette
crainte angoissée de la faiblesse et de l'ignorance. Enfin, parmi
d'autres indices plus cachés, les allusions de la fin du texte au
ménage un peu
particulier formé par les deux protagonistes (deux
"orphelins fiancés" et non pas des époux comme suggéré au
§3) poussent à voir dans ce couple d'"indigents
absurdes" un travestissement du couple homosexuel formé par
Verlaine et Rimbaud.
Rimbaud expose donc, selon nous, dans ce texte sa
propre lassitude de la vie que mènent les deux poètes, du printemps 1872
à l'été 1873, en Angleterre. "Absurde", ridicule, lui
apparaît leur existence précaire, étant celle de poètes qui ont fui
la France et leurs
familles respectives pour accéder à une vie sans contraintes (voir la
version romanesque que Verlaine, dans ses poèmes et sa correspondance,
offre du "vertigineux voillage") et qui se retrouvent à Londres
menant une vie misérable, en tous points conforme à celle des
prolétaires britanniques.
La stratégie d'écriture utilisée par Rimbaud prend
dès lors tout son sens : la parodie naturaliste est moins
destinée à délivrer un message socio-politique qu'à figurer (et à
inscrire dans le style même du texte) le regard objectif que le narrateur
tente de porter sur sa situation présente. Objectivement, semble dire
Rimbaud, voilà ce que nous sommes : deux marginaux, deux laissés pour
compte de la société traînant leur désœuvrement dans une zone
suburbaine dévastée. Le caractère composite du texte vise un effet de dissonance entre, d'un côté, le ton
du constat lucide, de l'autre, l'expression élégiaque d'une souffrance
et d'une lassitude.
La dimension lyrique du poème prend un
moment la tournure d'un sentiment nostalgique : nostalgie du
"Sud". Mais en réalité, cette
idée trop conventionnelle aussitôt suggérée, et faussement suggérée,
le Sud apparaît très vite comme, au mieux, l'expression d'un désir
d'évasion utopique (l'"autre monde", l'asile charmant
entouré d'ombrages), au pire et plus certainement encore comme le lieu
d'une enfance sacrifiée, des
anciennes soifs. Si bien que l'on retrouve ce thème, typiquement
rimbaldien s'il en est, de la révolte nécessaire, mais d'une révolte
sans certitudes, d'une révolte sans véritable espoir, pour la seule
satisfaction de rester libre et digne.
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