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Ouvriers (Illuminations, 1873-1875)
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Ô
cette chaude matinée de février. Le Sud inopportun vint
relever
nos souvenirs d'indigents
absurdes, notre jeune misère.
Henrika avait une jupe de coton à
carreau blanc et brun, qui a dû être portée au siècle dernier,
un bonnet à rubans, et un foulard de soie. C'était bien plus
triste qu'un deuil. Nous faisions un tour dans la
banlieue. Le
temps était couvert, et ce vent du Sud excitait toutes les
vilaines odeurs des jardins ravagés et des prés desséchés.
Cela ne devait pas fatiguer ma femme au même
point que moi. Dans une flache laissée par l'inondation du mois
précédent à un sentier assez haut elle me fit remarquer de très
petits poissons.
La ville, avec sa fumée et ses bruits de
métiers, nous suivait très loin dans les chemins. Ô l'autre
monde, l'habitation bénie par le ciel et les ombrages ! Le
sud me rappelait les misérables incidents de mon
enfance, mes désespoirs
d'été, l'horrible quantité de force et de science que le sort a
toujours éloignée de moi. Non ! nous ne passerons pas l'été
dans cet avare pays où nous ne serons jamais que des orphelins
fiancés. Je veux que ce bras durci ne traîne plus une chère
image.
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Interprétations |
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La mention
"op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de
page.
ouvriers
:
Les commentateurs ont tendance à gloser ce mot (et ce titre) en
fonction de leur méthode d'approche globale des Illuminations
:
Ainsi, Antoine Fongaro écrit : "Il
faut donner au mot "ouvriers", qui sert ici de titre, non
pas son sens ordinaire, mais le sens spécial qu'il prend chez
Rimbaud, de même que les mots "travail" et
'travailleurs". Les "ouvriers" et les
"travailleurs" sont, pour Rimbaud, ceux qui se sont
attelés à "l'entreprise" (Vagabonds) qui vise à
"changer la vie" (Délires I) [...] Sa liaison avec
Verlaine constituait une étape dans son "horrible
travail" (lettre du voyant) [...] il faut signaler que Délires
I présente une image originale du "travail" exigé
par la recherche nouvelle : "Nous nous accordions ensemble.
Bien émus, nous travaillions ensemble. Mais après une pénétrante
caresse, il disait : "Comme ça te paraîtra drôle, quand je
n'y serai plus, ce par quoi tu as passé". Ce passage ne laisse
aucun doute : la pratique homosexuelle est comprise dans le
"long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens"
qui constitue le travail de celui qui veut "changer la
vie", selon Rimbaud. Et celui-ci, dans Being Beauteous, appelle
bien "chantier" le lieu (qui est un "nouveau corps
amoureux"), où s'effectue le travail très spécial qui
produit l'apparition d'un "Être de Beauté" (op.cit.
p.186-187). "Je ne sais si quelqu'un a déjà pensé, ajoute
ici Fongaro dans une note, à rapprocher Being Beauteous de Barbare
(en particulier l'avant-dernier paragraphe de ce texte) et de Matinée
d'ivresse (où il y a le "chevalet féerique", "l'œuvre
inouïe", le "corps merveilleux"). (note 17, p.187).
Sergio Sacchi (op.cit. p.174-175)
résume ainsi l'exégèse de Bruno Claisse :
"Pour Claisse, ces deux
"ouvriers" sont, à la lettre, des prolétaires
prisonniers de la ville tentaculaire ; or, l'homme prend brusquement
conscience de son "aliénation" (p.204 et 206) : la vraie
vie, en accord avec la Nature, lui est essentiellement refusée.
Mais elle existe en puissance : c'est le "Sud",
"version laïque du paradis perdu" (p. 203) (et, en
faisant référence à Jean-Jacques, l'exégète rattache
"Ouvriers" au mythe millénaire de l'Âge d'or, du Bon
sauvage, de l'état de nature, etc.). Ainsi, selon lui, la misère
d'à présent, "loin d'être irréductible parce que
métaphysique et ontologique" (p.205), est le fruit
précisément de "cet avare pays" _ bref, d'une
difformité historique, la société bourgeoise. D'où l'élan final
de révolte : dans "Ouvriers", Rimbaud prêche la
"subversion" sociale (p.209)".
Le
Sud :
Le syntagme "Le Sud" est-il
seulement une forme elliptique pour l'expression "le vent du
Sud", qui en est la reprise au deuxième alinéa ou
cherche-t-il à évoquer le Sud mythique, ces "pays
chauds" vers où convergent tant de rêveries d'évasion
exotique ? Les deux sans doute, comme le suggère la présence d'une
majuscule dans les deux premières occurrences du mot : la majuscule
disparaît au paragraphe 4, peut-être significativement, au moment
où les souvenirs ranimés par "le vent du sud" se
révèlent misérables et douloureux. Cette hésitation entre deux
valeurs du mot (valeur lyrique / valeur prosaïque), s'explique
très bien en définitive par l'ambivalence des souvenirs
"relevés", qui sont les souvenirs non tout à fait d'un
paradis perdu mais d'une quête inachevée de ce paradis
("l'autre monde"). Comme le dit Sergio Sacchi,
"rêver du Sud veut dire aussi revivre inéluctablement toute
l'amertume des expériences bien plus réelles qui ont toujours
accompagné cette rêverie" (op. cit. p. 167). Aussi ces
souvenirs sont-ils porteurs simultanément d'une souffrance (tous
les échecs du passé : "mes désespoirs d'été",
"les misérables incidents de mon enfance") et d'un espoir
(espoir d'un relèvement, d'un endurcissement, d'un
nouveau départ).
Bruno Claisse, qui voit dans le
narrateur du poème le type du prolétaire moderne, fournit une
explication un peu différente : "Le Sud peut aussi rappeler
les désagréments de sa vie, ses échecs, par simple effet de
contraste ; en effet, une vie sinistre, loin d'être égayée par
des circonstances favorables en soi (le "Sud" ne
marque-t-il pas la fin de l'hiver ? la métonymie n'évoque-t-elle
pas des climats plus heureux ?), risque de s'assombrir plus encore,
au vu de ce qui paraît attester la beauté foncière d'une
existence, dont le citoyen défavorisé se trouve justement
incapable de profiter. Non content d'aviver un sentiment d'exclusion
— et par cela même qu'il l'avive,
— "le Sud" éveille la nostalgie d'un absolu, non pas certes
métaphysique chez Rimbaud, mais, dira-t-on, culturel ["version
laïque du paradis perdu", dit ailleurs
Bruno Claisse].
Au lieu et place de l'utilitarisme industriel (caractéristique du
Nord), se profile l'exigence d'une nature et d'une culture
réconciliées, au bénéfice d'une humanité épanouie et
libérée. Tel est le sens, croyons-nous, du cri de désir et de
regret à la fois que le poète prête au lyrisme du prolétaire
: "O l'autre monde, l'habitation bénie par le ciel et les
ombrages !" En quoi l'ouvrier, à l'instar du métropolitain de
Ville ("Notre ombre des bois, notre nuit d'été
!") devient comme le double du poète, objectivant son propre
"je" (voir aussi la présence de la flache", comme
dans le Bateau ivre, cette allégorie autobiographique) et
ses aspirations les plus profondes." (op.
cit. 1991, p.203)
relever
:
"Le mot, note Pierre Brunel,
appartient au lexique rimbaldien" (op. cit. p.280). Il
apparaît dans des contextes où il s'agit de restaurer l'énergie
perdue, de se remettre debout. Plus ou moins
explicitement, la métaphore joue sur l'opposition : couché
(assis, courbé, agenouillé) / debout. On trouve le terme dans
"Après le Déluge" : "montez et relevez les
Déluges" (dont "l'idée", rappelons-le, s'était
"rassise") ; dans "Génie" : "tous les
agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite"
(suivre le Génie, c'est cesser de s'agenouiller et de se plaindre,
rendre à l'homme sa dignité) ; peut-être aussi dans
"Métropolitain" : "Lève la tête !" (au sens
de "relève la tête !").
Sergio Sacchi (op. cit. p.161) note que
les traducteurs renoncent souvent à cette métaphore, qui pourtant
ne doit pas être difficile à transposer dans d'autres langues :
"Wallace Fowlie propose "stimulate" (éd. 1966,
p.237), Ivos Margoni "ravvivare" (éd. 1964, p.237), J.F.
Vidal-Jover "reavivar" (éd. 1977, p.132).
Il est vrai que l'emploi du verbe dans
"Ouvriers" est plus difficile à gloser que les exemples
correspondants de "Génie" et "Après le
Déluge" : "Le Sud inopportun vint relever
nos souvenirs d'indigents
absurdes". Sans doute faut-il comprendre que le vent du Sud
ravive le souvenir du temps où le narrateur n'était pas encore un
"indigent absurde", et c'est dans ce sens qu'il le pousse
à réagir, à repartir, à recommencer sa quête. Le vent du sud le
"relève" par le souvenir de son ancien désir, toujours
inassouvi, de gagner un "autre monde", de trouver
"l'habitation bénie par le ciel et les ombrages".
Bruno Claisse se contente de gloser
: "Comme on le dirait d'un vent
"relevant" les feuilles mortes, le "Sud", en
effet, "relève" les souvenirs et oblige à les relire, en
y découvrant déjà à l'œuvre le sceau douloureux du
non-sens" (op. cit. 1991, p.204)
indigents
absurdes :
Antoine Fongaro estime que l'on
comprend mieux cette expression dès lors qu'on identifie les
ouvriers du texte avec le couple Rimbaud-Verlaine : "Pourquoi,
par exemple, indigents absurdes ? C'est que Verlaine étant
riche, Rimbaud trouvait "absurde", dans son optique de la
recherche du lieu et de la formule, la vie de bohème qu'ils
menaient à Londres, quand ils auraient pu y vivre comme des nababs.
Rimbaud, d'ailleurs, en remet quand il parle de "notre jeune
misère" ; la vie qu'il menait à Londres avec Verlaine
n'était pas la misère [...] grâce à la grande générosité de
la mère de Verlaine. Rimbaud (selon une propension qui lui est
naturelle, a gauchi la réalité pour donner une certaine apparence
au sens ordinaire du mot ouvriers dans le titre, et cela afin
de donner le change au lecteur." (op. cit. p.184-185).
Bruno Claisse ne partage pas du tout
ce point de vue. Pour lui c'est l'existence ouvrière en général
que Rimbaud déclare "absurde" :
"De fait, c'est à la considération de son "sort"
que "le Sud" ne cesse aussi de pousser le locuteur [...]
dans le même temps où il prive l'existence prolétarienne de
justification et la fait apparaître "absurde" . "
(op. cit. 1991, p.203)
c'était
bien plus triste qu'un deuil :
"Quant à l'expression "c'était
bien plus triste qu'un deuil", écrit Antoine Fongaro,
très surprenante après la description d'un habillement qui n'a
rien de lugubre (on attendrait : c'était plus ridicule qu'un
carnaval), elle constitue une allusion sarcastique directe à
l'état de "veuf" où s'était installé Verlaine, après
sa séparation d'avec Mathilde : "Je suis veuve...
— J'étais veuve ...", déclare le "compagnon d'enfer"
dans Délires I." (op. cit. p.182-183).
Nous faisions un tour dans la
banlieue :
Bruno
Claisse note que Rimbaud "aborde dans Ouvriers un
motif inédit dans son œuvre : la promenade d'ouvriers réduits,
eux, aux tristes horizons d'une morne banlieue". Ce thème
introduit une rupture avec un cliché
littéraire et romanesque : celui de l'idylle rustique. La tradition
représente volontiers de jeunes citadins s'échappant de la ville,
promenade au cours de laquelle les agréments d'une campagne riante
reflètent et favorisent à la fois les progrès de la passion
amoureuse. "Ouvriers, argumente Bruno Claisse, liquide précisément une telle
promesse d'idylle suburbaine que l'évasion hors des
"barrières" suffirait à faire éclore. Les "jardins
ravagés" et les "prés desséchés" ne font
qu'exacerber les désaccords du couple [...] Ouvriers inverse
donc l'articulation essentielle du récit fondateur".
Le même critique note la participation du
texte de Rimbaud à un esprit d'époque, où le contre-cliché
ci-dessus mentionné est en train de se répandre dans la
littérature. Il signale par
exemple (à la suite de Jean-Pierre Giusto), dans Germinie Lacerteux des Goncourt (1864), roman
annonciateur de ce qui deviendra le "naturalisme", une
description dépréciative de la banlieue comparable à celle du
poème :
"Alors commençait un de ces paysages d'aridité que les
grandes villes créent autour d'elles, cette première zone de
banlieue intra-muros où la nature est tarie, la terre usée, la
campagne semée d'écailles d'huîtres. Ce n'était plus que [...]
des landes de sable gris et blanc, des jardins de maraîchers
tirés au cordeau tout en bas des fondrières vers lesquelles
descend en coulées de pierrailles, le remblayage de la
route."
À la suite de Claude Zissmann et Antoine Fongaro, il rapproche
aussi "Ouvriers" d'un dizain de Verlaine (à peu près
contemporain) intitulé "Paysage", qui associe à la
laideur d'un paysage de banlieue le désenchantement d'un couple
(Mathilde et lui, probablement) :
Vers
Saint-Denis, c'est sale et bête la campagne !
C'est pourtant là qu'un jour j'emmenai ma compagne.
Nous étions de mauvaise humeur et querellions.
Un plat soleil d'été tartinait ses rayons
Sur la plaine séchée ainsi qu'une rôtie.
C'était vingt mois après "le siège". Une partie
Des "maisons de campagne" étaient à terre encore,
D'autres se relevaient comme on hisse un décor,
Et des obus tout neufs encastrés aux pilastres
Portaient écrit autour : SOUVENIR DES DÉSASTRES. "
(op. cit., 1991,
p.198-200)
les misérables incidents de mon
enfance :
Selon que les commentateurs donnent une
interprétation autobiographique ou réaliste du poème, ils glosent
différemment cette expression.
Pierre Brunel, par exemple, écrit
en note (op. cit. p. 281) : "incidents : moments pénibles du
lointain passé ; on peut penser à la première fugue, à la fin
août 1870 [...]."
Bruno Claisse, par contre, y voit
des "incidents sans importance et sans éclat" qui
apparaissent au narrateur , avec le recul, "révélateurs du
non-sens de son existence" (op. cit. 1991, p.204).
mes
désespoirs d'été :
Selon
que les commentateurs donnent une interprétation autobiographique
ou réaliste du poème, ils glosent différemment cette expression.
Pour Pierre Brunel, par exemple,
elle renvoie aux moments de crise de l'adolescence de Rimbaud , qui
se sont situés le plus souvent en été. Il cite la lettre à
Izambard du 25 août 1870 : "Je suis dépaysé, malade,
furieux, bête, renversé ; j'espérais des bains de soleil, des
promenades infinies, du repos, des voyages, des aventures, des
bohémienneries enfin". Il évoque aussi "l'été d'Une
saison en enfer" (op. cit. p.282).
Bruno Claisse, par contre, y voit
les "désespoirs d'été d'un jeune ouvrier, se
désolant, par exemple, d'être confiné, l'été, dans la ville
puante" (op. cit. 1991, p.202).
l'horrible quantité de force et de science que le sort a
toujours éloignée de moi :
Antoine Fongaro fait remarquer ici
l'apparition d'une thématique rimbaldienne constante, qui ne laisse
aucun doute sur l'identité de celui qui dit "je" dans le
texte : la thématique de la force et de la science. Il y a de
nombreuses occurrences du thème de la "force" dans l'œuvre
de Rimbaud, notamment dans "Génie" où l'idée de la
force est clairement associée à celle de l'amour : "Il [le
Génie] est l'affection et l'avenir, la force et l'amour que
nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans
le ciel de tempête et les drapeaux d'extase". Il faut suivre
le "Génie" nous dit Rimbaud, malgré "forces et
sentiments las". Le Génie est ce qui pousse l'homme à se
dépasser, à aller de l'avant dans tous les domaines (scientifique,
politique : l'avenir) comme dans le domaine privé (l'amour). Cette
obligation morale qui est faite à l'homme de toujours tendre vers
l'idéal (les drapeaux qui passent dans le ciel) exige de lui
"toute la force surhumaine" (lettre à Demeny du 15 mai
1871). C'est pourquoi Rimbaud qualifie fréquemment ce
"travail" de l'amour et de l'avenir en utilisant des
adjectifs comme "horrible", "monstrueux",
"terribles" : les poètes sont d'"horribles
travailleurs" (lettre à Demeny du 15 mai 1871), les
"conquérants du monde" évoqués dans Mouvement doivent
leur pouvoir à leurs "terribles soirs d'étude" :
"On voit [...] / Monstrueux, s'éclairant sans fin,
— leur stock d'études ". Le narrateur d' "Ouvriers"
est donc en proie à une angoisse typiquement rimbaldienne, celle de
manquer de l' "horrible quantité de force et de science"
nécessaire pour remplir la mission qu'il s'est fixée :
devenir "le suprême Savant" (lettre à Demeny du 15 mai
1871), "réinventer l'amour", "changer la vie"
(Délires I) ... Il se voit enlisé dans une impasse sentimentale
"absurde", encombré d'un compagnon de "travail"
dépourvu d'énergie, qu'il "traîne" comme un fardeau
(cf. Fongaro, op. cit. p. 187-190).
Bruno Claisse, conformément à son
interprétation "réaliste" du texte, donne une toute
autre explication. Pour lui, Rimbaud nous montre dans ce texte un
ouvrier prenant conscience de son existence "comme séparation
d'avec le sens" (op. cit. 1991, p.204) : il comprend que cet
"avare pays" (dont l' "avarice résume surtout
la loi d'airain de l'ordre économique, telle que l'ont décrite
tous les observateurs de la Révolution industrielle
contemporaine" (op. cit. 1991, p.206)) a entraîné chez lui
une "double aliénation du corps et de l'esprit" (op. cit.
1991, p.204). Aliénation du corps : "désespoirs d'été d'un
jeune ouvrier, se désolant, par exemple, d'être confiné, l'été,
dans la ville puante"(op. cit. 1991, p.202). Aliénation de
l'esprit : "l'horrible quantité de force et de science
dont il s'est toujours senti spolié" (op. cit. 1991, p.204).
L'emploi par Bruno Claisse du verbe "spolier" montre bien
la nature fondamentalement économique du "sort" qui
s'acharne depuis son enfance contre cet ouvrier. Il s'agit d'un
destin social et non pas d'un destin individuel.
orphelins
fiancés :
Antoine Fongaro, pour qui il ne fait
aucun doute que le couple évoqué dans le texte désigne Verlaine
et Rimbaud, note à l'appui de sa thèse que "l'expression orphelins
fiancés souligne le caractère provisoire de la liaison"
et que ce couple d'ouvriers est un "drôle de ménage"
(op. cit. p.182). "Une formule comme orphelins fiancés,
ajoute-t-il, pue son Verlaine des Ariettes oubliées à plein
nez. Sans compter qu'elle caricature une expression du compagnon
d'enfer dans Délires I : "Je nous voyais comme deux
bons enfants, libres de se promener dans le Paradis de
tristesse", la fin de la phrase qui vient d'être citée
étant, à son tour, caricaturée par l'ensemble du texte d'Ouvriers,
où la promenade idéale et déliquescente (le Paradis de
tristesse) rêvée par Verlaine est réduite dans la réalité
brutale vue par le cruel Rimbaud à une vulgaire promenade en
banlieue." (op. cit. p.183).
ce
bras durci :
"durci, note justement Sergio
Sacchi, entretient encore une fois l'équivoque : s'agit-il d'un
processus déjà pleinement achevé, ou seulement prévu pour
l'avenir (quelque chose comme "une fois durci") ?"
Après avoir évoqué le fantasme d'endurcissement auquel cède un
instant le narrateur de "Mauvais sang" ("je
reviendrai avec des membres de fer, etc.") Sacchi conclut :
"En contraste avec la "chère image" qui clôture Ouvriers,
"durci a donc l'air d'évoquer une force adulte s'opposant
désormais à la sensiblerie enfantine des orphelins"
(op. cit. p.170).
Pierre Brunel glose dans le même
sens : "durci : s'il parvient à acquérir la force désirée
qui lui manque".
Bruno Claisse, par contre, comprend
le participe "durci" comme désignant un processus achevé
(dans le cadre d'une interprétation étrange privilégiant le
message socio-politique du texte et voyant dans le narrateur un
ouvrier anglais plus que Rimbaud lui-même) : "Ainsi, tout se
passe dans Ouvriers comme si, pour en finir avec le malheur
d'une existence privée de sens, l'homme commençait par rompre avec
le "discours amoureux" traditionnel. De fait,
l'aliénation de la femme est si intolérable au locuteur que —
on note la "pointe" ultime
— pour cet homme que la dureté de la vie ouvrière a musclé en
athlète ("ce bras durci"), il n'est fardeau plus lourd
("traîne") que l'idée même de cette aliénation."
(op. cit. 1991, p. 206-207).
une chère
image :
L'expression désigne à l'évidence la
compagne du narrateur et, sans doute, à travers elle, une certaine
conception du couple, naïve et/ou bourgeoise. Rappelons nous
"Enfance I" : Quel ennui, l'heure du "cher
corps" et "cher cœur".
Bruno Claisse a fait remarquer que
l'expression peut être trouvée, presque identique, dans Jocelyn
de Lamartine, "lorsque l'héroïne (Laurence), à l'article de
la mort, confesse ses péchés à un prêtre (Jocelyn) qui se trouve
être aussi son seul amour (neuvième époque) :
Des flots d'adorateurs
roulèrent sur mes pas ;
Je les laissais m'aimer, mais, moi, je n'aimai pas.
L'ombre de mon ami m'entourant d'un nuage,
Toujours entre elle et moi jetait sa chère image."
Commentant la nuance introduite par l'article indéfini "une
(chère image)", Bruno Claisse ajoute : "l'article
indéfini [...] autorise à considérer le groupe en italiques comme
n'impliquant en propre ni le personnage d'Henrika ni le rapport
entre elle et l'image, mais un certain type de mythologie amoureuse
dont l'idylle ouvrière relevait jusque là. C'est pourquoi, autant
qu'avec le faux amour, l'ouvrier rimbaldien rompt avec les
mystifications des histoires d'amour" (op. cit. 2003).
Antoine Fongaro prête lui aussi à
cette expression un sens sarcastique mais il ne se contente pas,
comme Bruno Claisse, d'y déceler la satire du romantisme ou du
sentimentalisme mièvre (attribué à la poésie conventionnelle) :
il estime que cette formule vise spécifiquement Verlaine. Après
avoir noté que "quand Rimbaud souligne un groupe de mots [dans
son manuscrit], c'est pour indiquer une citation" (op. cit.
p.179), il rappelle l'emploi constant de l'adjectif "cher"
par Verlaine : "les voix chères qui se sont tues" ;
"les chères mains qui furent miennes" ; "Tant votre
image / A jamais chère" ; etc. Il cite notamment
"Spleen" dans Romances sans paroles où Verlaine,
évoquant sa peur de perdre Rimbaud, écrit : "Chère, pour peu
que tu bouges, / Renaissent tous mes désespoirs [...] Je crains
toujours,
— ce qu'est d'attendre ! / Quelque fuite atroce de vous".
"On a là, commente Fongaro, le pendant verlainien
d'Ouvriers" (op. cit. p.181).
Cette divergence particulière s'inscrit
dans la divergence générale d'interprétation opposant ces deux
critiques, le premier mettant en valeur la portée socio-politique
du poème alors que le second ne veut voir dans ce texte que
"réflexions personnelles, égotistes et même égoïstes"
(op. cit. p.175).
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Commentaire |
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Introduction :
"Ouvriers"
déroute le lecteur par son
caractère composite : entre tableau de genre et expression personnelle,
entre objectivité naturaliste et lyrisme élégiaque.
Lire "Ouvriers", c'est parvenir à donner du sens à cette stratégie d'écriture
particulière. Nous montrerons que cette coexistence de deux styles au
sein du texte ne correspond pas chez
Rimbaud à la recherche gratuite de l'insolite ou du dissonant. La parodie de récit
réaliste à l'intérieur d'une démarche essentiellement poétique est le moyen d'une
prise de distance du sujet par rapport à lui-même. Rimbaud se peint comme
on peut le voir de l'extérieur, objectivement : un ouvrier, un sous-prolétaire même.
La parodie est ici le moyen de
l'auto-ironie plus encore que de l'ironie sur un genre.
Le titre :
Le titre
"Ouvriers" annonce un tableau de genre. La
peinture dite "tableau de genre" représente des scènes de la
vie quotidienne du peuple, des scènes familières, de travail, de jeux,
ainsi que des récits anecdotiques. Le titre du poème de Rimbaud, nom
commun pluriel désignant une catégorie sociale, dépourvu d'article (ce qui tend à lui
conférer une valeur générale et générique), suggère une intention documentaire
comparable à celle qui préside habituellement au "tableau de
genre".
Paragraphe 1 :
Ô
cette chaude matinée de février. Le Sud inopportun vint relever
nos souvenirs d'indigents absurdes, notre jeune misère.
Ce
paragraphe fonctionne dans le texte comme une véritable introduction
annonçant les principales caractéristiques (de genre, de ton...), les principaux thèmes
et les principales ambiguïtés du poème.
Un repère chronologique et un passé simple indiquent un récit.
Il s'agit en outre d'un récit à la première personne ("nos,
notre"), mettant en scène plusieurs personnages, dont le texte
précise qu'ils sont jeunes ("notre jeune misère"). Le thème
du "Sud", c'est à dire du vent du sud, sera repris tout au long
du texte (§2 :"ce vent du sud excitait les vilaines odeurs" ;
§4 "le sud me rappelait les misérables incidents de mon
enfance"). Il est lié au thème du souvenir (§1 :
"souvenirs" ; §4 : "me rappelait"). Autre thème
essentiel, celui de la pauvreté (§1 : "indigents",
"misère" ; §2 : "une jupe (...) qui a du être portée au
siècle dernier" ; § 3 : "avare pays"). Mais la misère
dont parle le texte n'est pas seulement une misère matérielle comme le
montrent les expressions : "misérables incidents de mon
enfance", et "désespoirs d'été" dans le §4.
C'est la chaleur inattendue, intempestive, d'une
"matinée de février" qui déclenche le vague à l'âme du
narrateur. Cette chaleur, dit-il, est "inopportune". Un
événement inopportun est un événement qui est mal venu dans les
circonstances, dans la situation où il survient. Ici, l'embellie
climatique est malencontreuse parce qu'elle réveille ("relève"
écrit Rimbaud, c'est à dire "ravive") les "souvenirs" des
personnages mis en scène. Faut-il comprendre que ces personnages viennent
du sud, d'une région où il fait plus chaud et dont ils gardent la
mémoire, faut-il comprendre qu'ils sont en quelque sorte des émigrés ou
des exilés ? S'agirait-il alors
d'un accès de nostalgie ? Une question s'ouvre pour le lecteur, à
laquelle la suite du texte apportera une réponse ambiguë ou, du moins,
complexe.
L'adjectif "absurdes" fait naître
aussi une interrogation dans l'esprit du lecteur. Dans quel sens peut-on
dire de ces ouvriers qu'il s'agit d'"indigents absurdes". Est
"absurde" ce qui est sans raison, contre la logique,
incompréhensible, inexplicable. La pauvreté des ouvriers est
malheureusement par trop explicable, et vraisemblable, dans la logique du
système économique. Comment donc comprendre le mot "absurde"
ici ? Faut-il prendre ce mot comme une critique sociale (la pauvreté est
absurde) ou comme une ironie du narrateur à l'égard d'une situation
qu'il juge inadaptée à sa propre origine sociale et à sa personnalité
(comment ai-je fait pour me retrouver dans une situation d'indigence aussi
absurde) ?
Une chose est certaine, en tout cas, pour qui
observe attentivement ce §1 : contrairement à ce que nous avait
suggéré le titre, nous ne sommes pas dans un tableau de genre. Le titre
fonctionne comme une fausse piste. Nous n'avons pas à faire à un tableau
objectif mais à l'expression d'une subjectivité. Mais qui est ici celui
qui dit "je", qui trouve son existence "absurde", qui
est assailli de souvenirs "inopportuns" : un
personnage-narrateur, comme dans un roman ? l'auteur du poème
lui-même ? La convention poétique veut que le sujet (le "sujet
lyrique", dit-on parfois) représente l'auteur, même s'il en offre
une image déformée, transposée, recréée. C'est donc cette seconde
hypothèse qui est ici la plus vraisemblable : l'un de ces
"ouvriers" est Rimbaud lui-même. Mais Rimbaud a-t-il véritablement
été ouvrier ? Sa biographie montre qu'il n'en est rien ! Autre source
d'interrogation et même d'étonnement pour le lecteur.
Paragraphe 2 :
Henrika avait une jupe de coton à
carreau blanc et brun, qui a dû être portée au siècle dernier,
un bonnet à rubans, et un foulard de soie. C'était bien plus
triste qu'un deuil. Nous faisions un tour dans la banlieue. Le
temps était couvert, et ce vent du Sud excitait toutes les
vilaines odeurs des jardins ravagés et des prés desséchés.
Le §2 précise
l'identité de l'un des personnages : une femme prénommée Henrika : le
lecteur note le caractère curieux de ce prénom nordique qui accrédite
l'idée que la scène se déroule plutôt au nord de l'Europe que dans le
sud... Faut-il y voir un indice d'opposition entre le narrateur et ce
personnage féminin ? Ce n'est pas certain, puisque le §1 disait
"nos souvenirs" ! Henrika est vêtue d'habits usagers, vieillots
(du "siècle dernier") et "tristes". La comparaison
"plus triste qu'un deuil" est à rapprocher sans doute du mot
"orphelins" (§4) : l'auteur exploite la connotation de
solitude, de déréliction contenue dans ces termes, où il ne faut voir
sans doute que des images. Ce §2 suggère aussi que nous avons affaire à
un couple ("Nous faisions un tour dans la banlieue") idée qui
sera confirmée au §3 par l'expression "ma femme".
L'évocation d'un paysage de "banlieue"
suscite l'idée de la ville, toute proche. Cette déduction sera
confirmée par la première phrase du §4 ("La ville, avec ses
fumées et ses métiers, etc."). La nature, marquée par la présence
humaine ("jardins") offre une image de dégradation due selon
toute apparence à la saison hivernale ("jardins ravagés",
"prés desséchés") et de vilaines odeurs dont la provenance
est plus incertaine (odeurs naturelles ? odeurs des "fumées" de
la ville mentionnées au §4 ?). Cette description péjorative,
antiromantique, de la "banlieue" ne surprend pas dans la
littérature de la deuxième moitié du XIXe siècle,
période qui a connu la croissance rapide des grandes métropoles et qui a
vu se dégrader aux alentours des villes une campagne exposée aux
dégâts du progrès.
Ce second paragraphe ne peut qu'ajouter à la
perplexité du lecteur. Le réalisme du récit (notamment cette longue et
précise description de vêtements, tout à fait insolite dans un poème
de Rimbaud) confirmerait plutôt l'hypothèse d'une tableau de genre,
d'une scène à la manière des romans réalistes. La présence
familière d'une femme au côté du narrateur rend moins vraisemblable
aussi l'identification de ce narrateur avec Rimbaud, tel que sa biographie
nous le dépeint à l'époque des Illuminations. Nous sommes
ramenés, pour le moment, à l'hypothèse d'interprétation suggérée par
le titre : une évocation objective de la vie ouvrière, dans une grande
métropole moderne, Londres peut-être puisque les Illuminations
ont été écrites au moins en partie pendant les séjours de Rimbaud en
Angleterre.
Paragraphe 3 :
Cela ne devait pas fatiguer ma femme au même
point que moi. Dans une flache laissée par l'inondation du mois
précédent à un sentier assez haut elle me fit remarquer de très
petits poissons.
Le paragraphe 3
confirme la présence d'une stratégie d'écriture consistant à détacher
le personnage masculin de la personne de l'auteur (Rimbaud n'est pas connu
pour avoir une épouse) et à développer le récit sur le modèle de la
scène de roman. Le réalisme de la description est confirmé par une
nouvelle information : une inondation récente a fortement contribué à
faire de ce paysage de banlieue la campagne "ravagée" évoquée
au paragraphe précédent. Mais ce passage développe surtout la dimension
psychologique du récit : la discordance des états d'âme à l'intérieur
du couple. Tandis que l'homme est assailli de sentiments mélancoliques
(la "fatigue" dont il est question ici est à l'évidence une
lassitude morale, un état dépressif) sa compagne reste disponible au
pittoresque minimaliste du spectacle, dont la banalité est suggérée par
l'utilisation du mot "flache" (régionalisme ardennais pour
flaque) et par la platitude de l'expression "de tous petits
poissons".
Paragraphe 4 :
La ville, avec sa fumée et ses bruits de
métiers, nous suivait très loin dans les chemins. Ô l'autre
monde, l'habitation bénie par le ciel et les ombrages ! Le
sud me rappelait les misérables incidents de mon enfance, mes désespoirs
d'été, l'horrible quantité de force et de science que le sort a
toujours éloignée de moi. Non ! nous ne passerons pas l'été
dans cet avare pays où nous ne serons jamais que des orphelins
fiancés. Je veux que ce bras durci ne traîne plus une chère
image.
La tonalité
lyrique et le caractère typiquement rimbaldien de la thématique
s'affirment progressivement au cours du dernier paragraphe. La première
phrase est encore compatible avec l'objectivité naturaliste, même si la
personnification de la ville ("la ville [...] nous suivait") suggère l'image d'une persécution
de l'individu moderne par la ville tentaculaire. La seconde phrase exprime
une violente aspiration à un ailleurs ("Ô l'autre monde") où
le lecteur reconnaît bien sûr la thématique rimbaldienne de
l'"Inconnu", de la soif d'absolu, du "grand songe",
mais qui peut passer aussi pour une notation sociologique soulignant le
goût pour l'exotisme de l'homme contemporain.
Cependant, la phrase suivante accentue de façon
décisive la référence à l'univers personnel du poète. On connaît en
effet la haine de Rimbaud pour l'été et ses chaleurs ("mes
désespoirs d'été") qui lui fait désirer fréquemment "notre
ombre des bois, notre nuit d'été !" ("Ville"). Le lecteur
aguerri reconnaît là une constante du lyrisme rimbaldien, attestée par
ses poèmes (le thème de "l'auberge verte" dans les poèmes de
1870, dans "Le pauvre songe", dans "Phrases", etc.) et
présente aussi dans sa correspondance ("je hais l'été, qui me tue
quand il se manifeste un peu. J'ai une soif à craindre la gangrène : les
rivières ardennaises et belges, les cavernes, voilà ce que je
regrette").
L'allusion autobiographique est encore plus nette
lorsque le texte mentionne "les misérables incidents de mon
enfance" et "l'horrible quantité de force et de science que le sort a
toujours éloignée de moi". Il est difficile d'attribuer
à un autre que Rimbaud ce souvenir d'une enfance malheureuse et cette
crainte angoissée de la faiblesse et de l'ignorance, non seulement parce
que ce sont là des thèmes omniprésents dans l'œuvre de l'auteur mais
aussi parce que ces traits psychologiques extrêmement précis peuvent
difficilement caractériser le prolétaire en tant que type sociologique.
L'ouvrier moyen n'a pas nécessairement eu une enfance tourmentée
(pauvre, "misérable", certes, oui, mais pas nécessairement troublée par des
"incidents" "misérables"). L'ouvrier moyen n'est pas
nécessairement non plus un insatisfait, un révolté, traumatisé par
l'idée de n'accéder jamais à la "science" (le savoir
scientifique ? la vérité essentielle ?) et à la "force" nécessaire
pour "changer la vie". C'est évidemment Rimbaud qui s'exprime
ici, et c'est lui qui prononce le "non !" de la révolte, qui
annonce le moment venu de réagir à l'enlisement dans la
médiocrité.
Le passage de "je" à "nous"
dans la phrase suivante montre que le narrateur décide pour le couple, au
risque de le briser. Il a pris acte, au paragraphe précédent, de ce que
sa compagne accepte comme une fatalité la médiocrité de leur situation
commune : il est donc prêt à une décision unilatérale. La dernière
phrase du paragraphe va plus loin encore : le narrateur y indique sa
décision de rompre. La formule "une chère image",
soulignée dans le manuscrit comme pour signaler son statut de citation, est un
cliché romantique désignant l'idylle amoureuse. Ironiquement employé
comme il l'est ici, il suggère que l'être aimé n'est pas chéri pour
lui-même mais pour l'image idéalisée de l'amour qu'il représente pour
son partenaire, "image" qui comporte nécessairement une part d'illusion.
Le narrateur en vient donc à la conclusion que cet amour mensonger, cette
fausse idylle qui le lie à l'autre, sont les principaux responsables de
la situation actuelle. Autant que d'une contrainte sociale, c'est d'une
impasse sentimentale qu'il s'agit. La forme verbale "traîne" ne
laisse aucun doute sur la lassitude du narrateur à l'égard de sa
compagne, qui est devenue pour lui un poids, un fardeau qu'il doit
traîner. Une rupture le rendra plus fort, durcira son bras,
dit le texte.
Décision est donc prise de quitter ce
"pays", ce qui pourrait confirmer une de nos intuitions de départ,
générée par le thème du "Sud" : les protagonistes du récit
sont des étrangers en exil. L'adjectif "avare" renvoie à la
caractérisation sociale du couple : ce sont des "ouvriers" qui
sont venus dans ce pays dans l'espoir d'y gagner leur vie mais qui n'ont
pas réussi à trouver leur place dans une société fermée, hostile, qui
les a rejetés. Le terme "fiancés" contredit significativement
l'expression "ma femme" utilisée au paragraphe précédent. Il
suggère que la société ne considère pas nos deux partenaires comme un
couple marié, ils ne sont pour elle que des "fiancés". Le mot
"orphelins" est porteur de connotations diverses et
complémentaires : c'est un terme qui s'emploie traditionnellement pour
des enfants ayant perdu leurs parents, il ne peut guère s'employer pour
des adultes ; au sens figuré, il peut désigner des individus (même
adultes) esseulés. Le narrateur semble donc insinuer que la société ne
considère le couple que comme des enfants
immatures, ayant rompu toute attache familiale, et que leur solitude a
rapprochés. Ce regard excluant et méprisant porté sur leur relation est
une des raisons de sa lassitude.
Conclusion :
La lecture du
premier paragraphe nous avait amenés à nous poser une série de
questions : qui est "je", qui sont les protagonistes du récit ?
dans quel sens leur existence est-elle "absurde" ? est-ce un
accès de nostalgie qui provoque le malaise du narrateur ? et de façon
plus générale : sommes-nous devant un "tableau de genre" a
tendance naturaliste ou devant un poème lyrique, exprimant la
subjectivité de l'auteur ? Nous sommes en mesure de répondre maintenant
à ces questions.
Il s'est révélé de plus en plus clairement au
fil du texte que le narrateur renvoie à l'auteur lui-même : tout au plus
pourrait-on arbitrer, à la grande rigueur, que Rimbaud prête ses
sentiments et sa propre problématique personnelle à un personnage
d'ouvrier qu'il s'est plu à créer. Partant de là, il est légitime
(d'après ce que nous savons de l'auteur par sa vie comme par son oeuvre)
de s'étonner qu'il se soit représenté aux bras d'une compagne
féminine. Non seulement, nous croyons savoir que Rimbaud s'est surtout
promené dans les faubourgs de Londres en compagnie de Verlaine qui était
son amant, mais en outre les allusions de la fin du texte au couple
"particulier" formé par les deux protagonistes du texte, a
l'exclusion pas seulement économique dont ils seraient les victimes, à
leur qualité d'exilés, tout pousse à voir dans ce couple d'ouvriers un
travestissement du couple homosexuel formé par les deux poètes.
Rimbaud expose donc, selon nous, dans ce texte sa
propre lassitude de la vie que mènent les deux poètes, du printemps 1872
à l'été 1873, en Angleterre. Cette hypothèse permet de comprendre ce
que l'auteur a en tête lorsqu'il décrit ses ouvriers comme un couple
d"indigents absurdes". Car si la misère du prolétaire
londonien de 1870 est révoltante, elle n'est guère "absurde"
au sens où la logique du capitalisme l'explique suffisamment. Absurde et
ridicule, par contre, peut sembler à Rimbaud la situation du couple qu'il
forme avec Verlaine, étant celle de poètes qui ont fui Paris et leurs
familles respectives pour accéder à une vie sans contraintes (voir la
version romanesque que Verlaine, dans ses poèmes et sa correspondance,
offre du "vertigineux voillage") et qui se retrouvent à Londres
menant une vie misérable, en tous points conforme à celle des
prolétaires britanniques.
La stratégie d'écriture utilisée par Rimbaud prend
dès lors tout son sens : la parodie naturaliste semble ici moins
destinée à délivrer un message socio-politique qu'à figurer (et à
inscrire dans le style même du texte) le regard objectif que le narrateur
tente de porter sur sa situation présente. Objectivement, semble dire
Rimbaud, voilà ce que nous sommes : deux marginaux, deux laissés pour
compte de la société traînant leur désœuvrement dans une zone
suburbaine dévastée. Il est même, pourrait-on dire, l'instrument
littéraire d'un misérabilisme
hyperbolique, caricatural, exagérant volontairement la situation
précaire des deux poètes dans le but d'en adresser le reproche à
Verlaine (cf. "Vagabonds"). Le caractère composite du texte apparaît en
conséquence comme un effet de dissonance voulu entre, d'un côté, le ton
du constat lucide, de l'autre, l'expression élégiaque d'une souffrance
et d'une lassitude.
La dimension lyrique du poème semble prendre un
moment la tournure d'un sentiment nostalgique : nostalgie du
"Sud", c'est à dire de l'origine. Mais en réalité, cette
idée trop conventionnelle aussitôt suggérée, et faussement suggérée,
le Sud apparaît très vite comme, au mieux, l'expression d'un désir
d'évasion utopique (l'"autre monde", le locus amoenus
entouré d'ombrages), au pire et plus certainement encore comme le lieu
d'une enfance malheureuse, des étés aux chaleurs torturantes, des
anciennes soifs. Si bien que l'on retrouve ce thème typiquement
rimbaldien s'il en est de la révolte nécessaire, mais d'une révolte
sans certitudes, d'une révolte sans véritable espoir, pour la seule
satisfaction de rester libre et digne.
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Bibliographie |
|
James Lawler,
"Rimbaud et la chère image : lecture d'Ouvriers",
dans L'"esprit nouveau" dans tous ses états,
hommage à Michel Décaudin, Minard, Lettres Modernes, 1986,
p.121-130. |
Antoine Fongaro,
"Ouvriers" "particuliers", De la lettre
à l'esprit. Pour lire Illuminations, Champion,
2004, p.175-191 (Littératures, n°20, printemps 1989). |
Bruno Claisse,
"Ouvriers et la fonction du poète", Parade
sauvage, colloque n°3, Rimbaud cent ans après, 5-10
septembre 1991, p.194-209. |
Sergio Sacchi,
"Ouvriers", Études sur les Illuminations
de Rimbaud, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne,
2002, p.159-162 (reprend deux articles de 1989 et 1994). |
Bruno Claisse,
"Pourquoi un monde moderne ... ?", Rimbaud vivant
n°42, juin 2003, p.91-100. |
Pierre Brunel,
"Ouvriers", Éclats de la violence. Pour une
lecture comparatiste des Illuminations, José
Corti, 2004, p.279-288. |
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