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Parade (Illuminations, 1873-1875)

Parade

     Des drôles très solides. Plusieurs ont exploité vos mondes. Sans besoins, et peu pressés de mettre en oeuvre leurs brillantes facultés et leur expérience de vos consciences. Quels hommes mûrs ! Des yeux hébétés à la façon de la nuit d'été, rouges et noirs, tricolores, d'acier piqué d'étoiles d'or ; des faciès déformés, plombés, blêmis, incendiés ; des enrouements folâtres ! La démarche cruelle des oripeaux ! Il y a quelques jeunes, comment regarderaient-ils Chérubin ? pourvus de voix effrayantes et de quelques ressources dangereuses. On les envoie prendre du dos en ville, affublés d'un luxe dégoûtant.
     Ô le plus violent Paradis de la grimace enragée ! Pas de comparaison avec vos Fakirs et les autres bouffonneries scéniques. Dans des costumes improvisés avec le goût du mauvais rêve ils jouent des complaintes, des tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l'histoire ou les religions ne l'ont jamais été. Chinois, Hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons sinistres, ils mêlent les tours populaires, maternels, avec les poses et les tendresses bestiales. Ils interpréteraient des pièces nouvelles et des chansons "bonnes filles". Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes, et usent de la comédie magnétique. Les yeux flambent, le sang chante, les os s'élargissent, les larmes et des filets rouges ruissellent. Leur raillerie ou leur terreur dure une minute, ou des mois entiers.
     J'ai seul la clef de cette parade sauvage.

     
     
Le texte est construit comme une énigme. Rimbaud fait parader sur un théâtre imaginaire des personnages dont il nous cache l'identité. Chaque phrase est un indice, mais un indice mystérieux. Qui sont-ils ? Des "drôles" : des mauvais sujets. Des oisifs, des charlatans. Des rêveurs, les yeux dans les étoiles ("hébétés"). Des comédiens qui se prennent pour des personnages de "tragédies", pour des "malandrins", pour des "demi-dieux spirituels". Des "hommes mûrs" ? Quelle ironie ! Parmi eux se trouvent des jeunes que l'on pousse à "prendre du dos" (le dos est, peut-être bien, ici, le bas du dos) pour réussir à la ville... On finit par deviner à peu près qu'à travers ces tristes pitres Rimbaud nous parle au fond de lui. De lui et de ses frères en utopie. 
     Les « maîtres jongleurs » de la fameuse « parade sauvage » sont, me semble-t-il, ces artistes bohèmes qu'on reconnaît à « la démarche cruelle des oripeaux » (c'est-à-dire des vagabonds en guenilles), ces réfractaires qui se mettent délibérément en marge pour expérimenter une liberté que la morale commune réprouve et réprime (comme le suggèrent quelques allusions homosexuelles). Ces  héros tragi-comiques, qui « jouent des complaintes, des tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l'histoire ou les religions ne l'ont jamais été », sont les soldats perdus de la quête spirituelle qui, ne croyant plus aux solutions magiques et métaphysiques du passé, n’acceptent pas pour autant le dénuement de l’homme face au tragique de sa condition. Animés par le ressentiment de l'idéalisme déçu, ils se réfugient dans l’illusion d'un Inconnu à atteindre, d'un Bonheur majuscule à conquérir envers et contre tout, mais, par « leur raillerie ou leur terreur », ils ne parviennent qu'à ériger « le plus violent Paradis de la grimace enragée ». Rimbaud les a connus, il a été de leur troupe fougueuse et fantasque, il a souffert leurs excentricités et il les a imitées. Mais il voudrait désormais s'en détacher et c'est sans doute ce qui explique l'ironie amère de ce portrait de groupe.

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