PORTRAIT DE L'ARTISTE EN TROUPE DE SALTIMBANQUES

Un commentaire de « Parade », d'Arthur Rimbaud (Les Illumminations, 1873-1875).

 

Allons ! feignons, fainéantons, ô pitié ! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit,  prêtre !

A.R., "L'Éclair"          

 

Au lecteur ingénu et confiant …

     Au lecteur ingénu et confiant qui espère trouver ici la clé de la parade sauvage, j’estime devoir ce petit préambule.

     Il y a une dizaine d’années de cela, un critique recensait déjà soixante-huit exégèses distinctes de « Parade », largement contradictoires entre elles. Depuis, il a bien dû s’en ajouter une douzaine. Or, je n'ai lu qu’une toute petite partie de cette proliférante bibliographie. Par conséquent, non seulement je n'ai pas la naïveté de croire avoir découvert ce que tant d’autres ont vainement cherché avant moi mais je ne peux même pas prétendre rendre compte de l’état présent du débat sur la question, que je connais mal. Néanmoins, je me décide à commenter « Parade » dans ce site parce que certaines des analyses que j’ai lues, notamment l’étude récente de Bruno Claisse[1], m’ont donné le sentiment que quelque chose commençait à s’éclairer pour moi dans ce poème si énigmatique.

     Qui sont les gens décrits et brocardés dans cette violente satire, se demandait Antoine Fongaro dans un excellent article publié en 1989[2] ? « Au total, répondait-il en conclusion de son étude, c’est bien tout le monde, lui-même compris, que Rimbaud voue aux gémonies dans ‘Parade’. Pour la raison bien simple que la vie du civilisé est essentiellement mensonge et comédie. La vie, toute vie, pas seulement ‘la vie française, le sentier de l’honneur’, est une imposture, comme Rimbaud le dit en clair à la fin de ‘Mauvais sang’ : ‘Farce continuelle ! […] La vie est la farce à mener par tous’ » (op. cit. p.137). Cet auteur proposait donc essentiellement de voir dans « Parade » une variation nouvelle sur le topos du theatrum mundi. Albert Py, déjà, en 1969, ne disait pas autre chose : « La civilisation occidentale, envisagée comme une cérémonie farcesque, semble être la cible de cette satire »[3]. L’argumentation d’Antoine Fongaro reposait sur les passerelles multiples existant entre les formulations de « Parade » et toutes les allusions sarcastiques à la dérisoire comédie humaine, à la crédulité des foules, au charlatanisme des prêtres aussi bien que des poètes, que l’on peut relever dans Une saison en enfer : « 'Parade', pour le matériel lexical, pour le thème, pour le ton, n’est qu’un doublet de la première moitié d’Une saison en enfer » (op. cit. p.138).

     Le récent article de Bruno Claisse (op. cit.) reprend, me semble-t-il, cette thèse tout en l’approfondissant. Il tente notamment de mieux cerner ce qu’il y a de personnel, de philosophiquement cohérent, dans la façon dont Rimbaud s’empare du vieux thème baroque du monde comme théâtre. En multipliant les correspondances entre notre poème et le texte de la Saison, il fait apparaître dans la satire rimbaldienne de l’humaine comédie une critique matérialiste du christianisme et, plus généralement, de l’idéalisme. Rimbaud dénoncerait, au travers des pantins tragiques de « Parade », l’impasse dans laquelle l’idéalisme (celui des prêtres d’abord, mais aussi celui des poètes dans la mesure où ils se veulent « voleurs de feu ») a fourvoyé l’humanité : 

« une humanité empoisonnée par la croyance métaphysique et empêchée d’aller au devant de la ‘réalité rugueuse’, autrement qu’en la projetant vers le Ciel, par une délirante parade du pire (crimes, souffrances, sacrilèges, etc.). Car les acteurs, loin d’admettre lucidement le tragique, pour l’affronter avec profit, n’étalent hystériquement le Mal (et le malheur) que pour défier Dieu et revendiquer par cette rébellion les droits du Bien (et du bonheur). ‘Fatalité’ de la croyance au ‘Bonheur’, donc, puisque, non content d’anémier ‘la force’ capable de se mesurer au réel tragique, ce credo tient l’homme du malheur toujours plus à l’écart de sa vie terrestre : ‘il veut vivre en somnambule’. Telle est aussi la ‘troupe’ monstrueuse de Parade : des somnambules requérant fiévreusement le ‘Paradis’ sur terre, par les boniments d’une ‘parade’ infernale » ! (op. cit. p.181-182). 

Cette longue citation constitue un résumé remarquablement clair de l’idéologie à l’œuvre non seulement dans « Parade » mais, de façon générale, dans Une saison en enfer et dans les Illuminations. Bruno Claisse nous invite à voir dans « Parade » ni plus ni moins qu’un condensé allégorique de la pensée de Rimbaud. La piste est féconde, juste, assurément.

     Je me suis donc souvent contenté ici de puiser dans cette convaincante exégèse. Je n’ai pas pu cependant m’empêcher par endroits d’y ajouter mon grain de sel. Je me suis demandé si le poème ne viserait pas, à travers le tableau caricatural des « drôles », un groupe de gens précis que Rimbaud a côtoyés. Le discours philosophique, la parabole, recouvrent souvent chez Rimbaud, en l’objectivant, un propos plus secret qui est de l’ordre de l’intime, du subjectif, du biographique. On dira que c’est pour mieux révéler ce qu’il y a d’universel dans chaque expérience individuelle. Sans doute. N’empêche qu’en même temps, cette composante intime, il nous la dérobe. Et n’est-ce pas précisément ce dont il nous avertit en déclarant qu’il a « seul la clé de cette parade sauvage » … afin qu’il soit bien clair, quand même, qu’il y a quelque chose à deviner ? Quelle est cette part intime à demi-voilée, à demi-exhibée ? Je sais bien que la critique rimbaldienne préfère souvent éviter le sujet de peur de tomber dans le biographisme et dans l’aléatoire. On dira que l'énonciateur du poème (le sujet lyrique) n’est pas l’auteur, que le lecteur d’un poème n’est pas censé connaître dans les détails la biographie de celui qui le signe, que Rimbaud n’écrivait pas pour un lecteur qui a lu les 1242 pages de Jean-Jacques Lefrère. Certes ! C’est bien pourquoi l’auteur ménage plusieurs niveaux possibles de lecture : la philosophie générale pour le lecteur en général, et un message plus « particulier » pour le lecteur informé et complice, pour le « lectorat des poètes », et même plus particulièrement pour certains d’entre eux, dont Rimbaud savait d’avance qu’ils devineraient, qu’ « on » (comme dit le poème, 7e phrase) recevrait le message.

     Mais il est plus que temps d’entrer dans le vif du sujet et d’examiner le détail du texte. Car le lecteur ingénu et confiant est maintenant prévenu : il trouvera dans ce qui suit beaucoup d’idées volées à la meilleure tradition interprétative, assorties de spéculations bizarres qui n’appartiennent qu’à l’auteur de ce site. S’il veut séparer le bon grain de l’ivraie, qu’il se reporte donc à la bibliographie mentionnée.

Parade (le titre)

     C’est sans doute le sens théâtral du mot qui est à privilégier (imposé qu’il est par la récurrence du champ lexical du spectacle dans le texte : « bouffonneries scéniques », « costumes », « tragédies », « pièces nouvelles », « maîtres jongleurs », « comédie magnétique »). Une « parade » est soit une farce, soit un défilé de saltimbanques. Les deux acceptions se prêtent à une interprétation métaphorique, qu’il faut à l’évidence envisager ici (seuls quelques critiques isolés ont cru pouvoir faire de « Parade » un tableau de genre évoquant le pittoresque d’une fête foraine ou d’une scène de music-hall). Voilà ce que dit en général « la critique ».

Des drôles très solides.

     Le texte commence par une phrase nominale, lapidaire, en style de description. On introduit des personnages, que l’organisation syntaxique du texte maintiendra sans cesse au premier plan par un jeu de reprises pronominales (« plusieurs », « ils » x 3 occurrences), ou nominales (« quels hommes mûrs ! », « maîtres jongleurs »). Plusieurs autres syntagmes du texte seront constitués de groupes nominaux, sorte de compléments apposés, ou du moins non-coordonnés, elliptiques, qui décrivent physiquement ces personnages (« yeux », « faciès », « enrouements » (voix), « démarche », « costumes »). La description, on peut le noter dès maintenant, se déroulera selon une logique somme toute assez conventionnelle, détaillant les parties du corps les unes après les autres, puis les costumes, puis les actions ou attitudes des personnages décrits (« ils jouent », « ils mêlent des tours », « ils interprèteraient des chansons », « ils transforment le lieu et les personnes »). Il ne s’agit nullement d’une énumération désordonnée de types humains distincts, ni d'un cortège hétéroclite, comme semblent le postuler certains commentateurs (sauf dans la phrase : « chinois, hottentots, etc.» qu'il faut interpréter à part selon moi). Il ne s'agit pas d’un poème-inventaire ou d’une fatrasie, mais d’une description ordonnée, centrée, du début à la fin, sur le même groupe de personnages, celui que désigne (certes, bien évasivement) la première phrase du texte : « des drôles très solides ».

     Tous les dictionnaires sont d’accord : un « drôle » est un personnage rusé, avec une nuance nettement péjorative, « quasi-synonyme, nous dit le TLFI[4], de maraud, coquin. » Ces « drôles » étant toutefois implicitement présentés par le titre comme les acteurs d’une « parade » le sens de l’adjectif homophone (drôle = comique) se superpose nécessairement au sens littéral du mot. Seule, la lecture du texte pourra confirmer ou infirmer la validité de l’association spontanée du lecteur sur ce point. L’adjectif « solide », quant à lui, confirmerait plutôt le sens de « mauvais sujet » : on va nous peindre des êtres roués, trompeurs et dominateurs, plaisants peut-être mais assurément : mauvais-plaisants.

 

Plusieurs ont exploité vos mondes.

     L’évocation se fait énigmatique. Plutôt que de nous dire qui sont ces « êtres », on nous glisse une sorte d’indice.

     Le verbe « exploiter » pose problème : à l’époque de Rimbaud, et dans sa bouche, il semblerait avoir un sens économico-politique, nettement péjoratif, comme le substantif correspondant dans « Démocratie » (« au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires »). Faut-il comprendre que plusieurs des individus mentionnés ont assumé des fonctions de pouvoir, ou de domination économique, dans la société ? Faut-il prendre le verbe « exploiter » dans un sens plus large et familier : se comporter en parasite, tenter de tirer profit des autres, de la société ?

     On remarquera en tout cas que la précision apportée par cette phrase suppose que la cible visée représente une catégorie bien précise d’individus et non pas « tout le monde », selon la formule de Fongaro. Car il n’y aurait aucun sens à noter que « plusieurs (humains) ont exploité (nos) mondes ». Ce serait une pure lapalissade. De même, plus loin dans le texte, nous donnant malicieusement un nouvel indice, Rimbaud nous apprendra que parmi ces gens « il y a quelques jeunes ». Là encore, la précision n’aurait aucun sens si la cible visée était « la « civilisation occidentale » (Fongaro) ou l’ « humanité » (Claisse) en général. Bien sûr qu’il y a des jeunes parmi nous, mais il est plus étonnant qu’il y en ait « quelques-uns », quelques-uns de particulièrement précoces même, dans le groupe humain mentionné par le texte. Les individus visés par le texte sous le nom de « drôles très solides » paraissent donc appartenir à un type humain précis, dont l’auteur nous invite à rechercher l’identité. Identité au sujet de laquelle, à ce stade du texte, nous n’avons encore en notre possession aucun indice susceptible de nous éclairer.

     Autre problème : quelle valeur accorder ici à l’adjectif possessif de deuxième personne (« vos ») ? Est-ce une façon, pour le locuteur, de s’exclure de notre monde, à nous lecteurs, et de se placer dans une position surplombante, de se poser en « montreur », disent certains commentateurs, c’est à dire en bateleur de foire déroulant pour son auditoire le spectacle édifiant de sa parade ? Sans doute. Mais il peut aussi y avoir dans cette apostrophe une façon d’exclure les « drôles » eux-mêmes du monde ordinaire, d’opposer en quelque sorte notre monde à nous lecteurs (le monde supposé normal, commun, conventionnel) et le leur, celui des « drôles » (un monde particulier, hors norme, marginal).

     Pourquoi enfin le pluriel ? pourquoi les mondes attribués aux destinataires du texte sont-ils plusieurs ? Bruno Claisse propose une lecture qui semble convaincante : « le montreur informe son public de la maestria avec laquelle ils ont su exploiter à son insu les diverses sphères sociales (ou « mondes ») qui gravitent autour de chaque auditeur ou auxquelles chacun appartient […] » (p.184).  

 

Sans besoins, et peu pressés de mettre en œuvre leurs brillantes facultés et leur expérience de vos consciences.

     Nouveaux indices. La formule initiale « Sans besoins » semble prolonger « ont exploité », avec une valeur logique de concession. Les deux notions se situent en effet sur le même terrain économique : ces puissants ont exploité nos mondes, bien qu’ils n’en aient nul besoin, étant pourvus (sans doute) de tout ce qu’il faut pour vivre. Nos « drôles très solides » sont donc, en outre, des nantis et des oisifs.

     Ces roués dominateurs, comme la première phrase les a définis, exercent sur nous leur influence grâce à « leur expérience de (nos) consciences ». La notation confirme l’image de charlatans manipulateurs, exploiteurs d’autrui, qui se dégageait du début de la description. Le mot « consciences » évoque le prêtre madré, le subtil jésuite, l’habile directeur de conscience asseyant son emprise sur ce que la confession lui apprend de ses ouailles. Notons cette hypothèse, malgré sa fragilité. Bien d’autres que les prêtres peuvent être suspectés d’abuser de la crédulité des hommes, de leur indécrottable idéalisme : les poètes, les artistes, notamment, que Rimbaud associe dans Une saison en enfer à ceux qu’il appelle les « amis de la mort » (« Adieu ») :

 Ma vie est usée. Allons ! feignons, fainéantons, ô pitié ! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit, — prêtre ! Sur mon lit d'hôpital, l'odeur de l'encens m'est revenue si puissante ; gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr... (« L’Éclair »).

     Comme l’ont bien remarqué Antoine Fongaro, Bruno Claisse et plusieurs autres commentateurs, une convergence frappante commence à se dessiner ici entre « Parade » et Une saison en Enfer. On constate dans les deux textes la même allusion à l’oisiveté (« sans besoins », « peu pressés » / « fainéantons »), la même assimilation de l’artiste et du prêtre à des « saltimbanques » (des « drôles » ; des « maîtres jongleurs », dira plus loin « Parade »), la même idée enfin d’insincérité et de tromperie (« feignons » dit la Saison ; « grimaces », « poses » dira bientôt le texte de « Parade »). Dans les deux oeuvres, on pourra trouver la dénonciation par Rimbaud, comme autant de manipulateurs de l’âme humaine, marchands d’illusions et responsables en dernier ressort de la souffrance spirituelle des hommes, de tous ces trafiquants de l’Absolu que sont les artistes tout autant que les prêtres. Les « drôles » de « Parade » ont aussi bien des points communs, ce semble, avec les « fils de famille » paresseux, hypocrites et rétifs de la Saison (« Mauvais sang »). Ajoutons que ce portrait peu flatteur est exactement celui que le narrateur de la Saison fait de lui-même au début de « Mauvais sang » : « Mais ! qui a fait ma langue perfide tellement qu'elle ait guidé et sauvegardé jusqu'ici ma paresse ? Sans me servir pour vivre même de mon corps, et plus oisif que le crapaud, j'ai vécu partout. »

     Une catégorie précise d’individus commence donc à se profiler : les drôles seraient les « révoltés » (Bruno Claisse, p.184), « la troupe des irrécupérés », disait déjà Louis Forestier dans un article de 1981 (cf. Louis Borer, Rimbaud, oeuvre vie, édition du centenaire, 1991, p.1162-1163), ceux que la littérature du temps (Vallès, Champfleury, Wyzewa...) appelaient « les réfractaires », « les irréguliers », « les excentriques ». Il s'agit de ceux, précise Bruno Claisse, qu’anime le ressentiment de « l’idéalisme déçu » (p.184) et qui, pour « défier le Ciel » (p.185), font « prospérer la corruption » (p.184). Par « corruption » Claisse entend sans doute l’exhibition du mal, ou du moins de ce que la société appelle « le mal » : le fameux « dérèglement raisonné de tous les sens », le « nouvel amour », bref toutes ces composantes de l’ « encrapulement » rimbaldien, tel qu’il est théorisé dans les lettres à Izambard et Demeny dites « du voyant » : « je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d’anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en actions et en paroles, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles »[5].

    

Quels hommes mûrs !

     Voici enfin le cri d’admiration qu’arrachent à leurs dupes les cabotinages des « drôles ». La raillerie atteint en même temps les cabotins et les naïfs qui se prennent à leur jeu. L’adjectif « mûr » ironise sur l’orgueil des « drôles », orgueil que l’auteur épinglait déjà dans la phrase précédente par la mention de leurs « brillantes facultés ». Ce sont des esprits forts que ces soldats perdus de l’idéalisme. Mais le locuteur, lui, n'est pas dupe : il sait que ces « hommes mûrs » sont en réalité des individus immatures, d'éternels adolescents. Des « hommes mûrs », ces pitres ? Quelle ironie !
     Comme pour mieux justifier son ironie, le locuteur se lance maintenant dans la description des singeries puériles de ses paillasses.

 

Des yeux hébétés à la façon de la nuit d'été, rouges et noirs, tricolores, d'acier piqué d'étoiles d'or ; des faciès déformés, plombés, blêmis, incendiés ; des enrouements folâtres ! La démarche cruelle des oripeaux !

      « La nuit d’été », le ciel « piqué d’étoiles d’or » sont communément, chez Rimbaud, l’expression métaphorique de l’Idéal, de l’Eden perdu, du Bonheur entrevu (voir « Ville », « Vagabonds »). Il faut donc comprendre que les clowns de cette « parade » aiment à se montrer les yeux au ciel, « hébétés », c’est à dire ébahis et contemplatifs, comme on l’est devant une belle nuit étoilée, indice reconnu de la présence mystérieuse du divin au dessus de nos têtes. « En faisant rimer ‘Des yeux hébétés’ avec le comparant ‘la nuit d’été’, [Rimbaud] moque l’un des mythes littéraires qui traduit le mieux l’irrépressible besoin de se divertir du réel par la griserie de l’illusoire » écrit Bruno Claisse (p.187).

     L’ « acier » dont il est question ici me semble être celui des yeux de nos contemplateurs, preuve, peut-être, de l’infinie tristesse et âpreté de leurs âmes. Les « étoiles d’or » sont comme piquées dans l’acier de ces yeux, dans la mesure où elles s’y reflètent.

     La série de trois adjectifs (« rouges et noirs, tricolores ») utilisée par Rimbaud pour décrire les yeux de ses personnages est à vrai dire assez insolite. Bruno Claisse propose une interprétation assez séduisante : le « rouge » et le « noir » seraient les drapeaux de la Commune de Paris, le symbole donc de l’espoir révolutionnaire ; le « tricolore » représenterait de son côté le drapeau national (symbole de 1789, de la République ?). Le passage énumèrerait les variantes politiques de cette « fuite dans l’utopique » (Claisse, p. 187) qui est au cœur de la comédie de la révolte.

      Le poète peint ensuite ses « drôles » comme des masques tragiques (« des faciès déformés, plombés, blêmis, incendiés »), car faire le choix de la révolte, faire le choix de la « liberté libre » et du Bonheur avec un grand B dans une société qui les nie, c’est faire le choix du malheur. Une saison en enfer ne cesse de le rappeler : « Le malheur a été mon dieu », déclare par exemple le locuteur dans le prologue de l’œuvre. Cette moquerie pleine de dérision à l’égard de sa propre souffrance, ce ton de tragi-comédie, ne sont pas rares chez Rimbaud. Que l’on songe par exemple à la conclusion d’ « Angoisse » où, après avoir repoussé la tentation d’une réconciliation avec « la Vampire qui nous rend gentil » (la Vie ? la Société ?), Rimbaud expose l’autre terme de l’alternative, l’acceptation de son destin de poète et de révolté :

     « Mais la Vampire qui nous rend gentils commande que nous nous amusions avec ce qu'elle nous laisse, ou qu'autrement nous soyons plus drôles.
     Rouler aux blessures, par l'air lassant et la mer ; aux supplices, par le silence des eaux et de l'air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux ».

      L’expression « enrouements folâtres » n’est pas claire, cela suggère la fantaisie, la légèreté, quelque chose d’efféminé peut-être ; des comédiens aux voix enrouées par les acrobaties vocales destinées à séduire leur auditoire ? Bruno Claisse commente ainsi : « les maudits ont aussi besoin de se divertir verbalement de leur rébellion luciférienne en folâtrant en paroles jusqu’à s’en érailler les cordes vocales ! dans les chimères réconfortantes (au nom desquelles ils ont fait le choix du mal  et du malheur) … » (p. 189). Jacques Bienvenu (op. cit. p.189) propose malgré tout pour les « voix effrayantes » (phrase suivante) une glose qui est à prendre en considération, d’autant quelle pourrait être étendue à ces « enrouements folâtres ». Il s’agirait pour lui d’une allusion de Rimbaud à sa propre voix : « la mue de la puberté qui fut tardive pour Rimbaud comme le souligne Verlaine : ‘[sa voix] avait ces hauts et ces bas de la mue’ (« Rimbaud raconté par Verlaine », La plume, octobre 1895) ».

     « La démarche cruelle des oripeaux ! » est tout aussi difficile à interpréter : un « oripeau » est une étoffe constituée de fils ou d'ornements de faux or ; s’agit-il d’habits de théâtre ? faut-il y voir un indice de luxe ostentatoire, adopté dans un but de séduction (cf. dans la phrase suivante les italiques qui soulignent le mot « luxe », et l’adjectif « dégoûtant » qui le complète, suggérant une analogie entre luxe et luxure, luxe et prostitution : « affublés d’un luxe dégoûtant ») ? ou au contraire, l’adjectif « cruelle » connotant une idée de souffrance, s’agirait-il de vêtements en loques tels qu’en portent les marginaux bohèmes, s'agirait-il pour Rimbaud d'évoquer sur un ton de dérision ces « vagabonds » que furent un temps Verlaine et lui-même, comme le suggère une autre prose des Illuminations ?

     Dans l’économie générale du texte, il semble que cette longue phrase descriptive constituée de groupes nominaux apposés (la cinquième du texte) anticipe le second paragraphe du poème, avant son interruption provisoire par la parenthèse sur les « jeunes » qui occupe les dernières lignes du premier paragraphe. On y trouve déjà la description des jeux de physionomie, du costume et de la démarche ; on y trouve le même mélange de « raillerie » (cf. « folâtres ») et de « terreur » (cf. « déformés, plombés, blêmis, incendiés », cf. « cruelle ») qui sont les deux états d’âme contradictoires entre lesquels semblent osciller nos tragi-comiques histrions.

— Il y a quelques jeunes, — comment regarderaient-ils Chérubin ? — pourvus de voix effrayantes et de quelques ressources dangereuses. On les envoie prendre du dos en ville, affublés d'un luxe dégoûtant.

     Plus aucun commentateur, je crois, ne remet en cause l’interprétation obscène qu’Antoine Fongaro a proposée pour cette fin du premier paragraphe de « Parade » (op.cit. p.151-160). Je résume : il y a parmi ces rusés manipulateurs de l’âme humaine des jeunes, aussi « solides » que leurs aînés (« voix effrayantes ») et qui ont (entre les jambes) des « ressources dangereuses » (cf. dans les « Stupra » de Rimbaud cette autre occurrence du terme, citée par Fongaro : « Même un Kléber, d’après la culotte qui ment / Peut-être un peu, n’a pas du manquer de ressource »). Autant dire qu’ils feraient passer à Chérubin (type de l’adolescent inexpérimenté, fougueux et folâtre, type du jeune garçon efféminé aussi) un mauvais quart d’heure, se conduisant ainsi à son égard de la même façon qu’ « on » se conduit avec eux quand « on les envoie prendre du dos en ville » (le dos est, probablement, ici, le bas du dos).

     Qui est ce « on » ? Rimbaud semble avoir voulu dénoncer ici l’instrumentation du sexe et de la jeunesse comme armes de l’ambition : « on » désigne sans doute les adultes qui conseillent ces jeunes gens ambitieux, leurs aînés en « révolte » et en « corruption » pour reprendre les mots de Bruno Claisse ! Et qui ne voit qu’ici Rimbaud parle presque ouvertement de lui ? Car « on » a bien envoyé Arthur « prendre du dos en ville », quand il n’était encore qu’une sorte de Chérubin de seize ans ? Antoine Fongaro rappelle à ce propos l’article de Banville dans Le National du 16 mai 1872 : « M. Arthur Rimbaut [sic], un tout jeune homme, un enfant de l’âge de Chérubin, dont la jolie tête s’étonne sous une farouche broussaille de cheveux […] » (Fongaro, op. cit., p.156)[6].

     Peut-on aller jusqu’à voir dans ce « on » une allusion détournée à celui qui servit d’intermédiaire entre Rimbaud et Verlaine en 1871 : Charles Auguste Bretagne ? Le portrait qu’en dresse JJ Lefrère dans sa biographie de Rimbaud ne contredirait certes pas sa présence parmi les « drôles très solides » du poème (cf. Lefrère, p. 218-220, 308-312). Et le biographe, mentionnant les mœurs homosexuelles probables de cet ami d’Izambard, grand buveur de bière, anticonformiste, anticlérical, délicieux artiste (musicien) et célibataire endurci qu’était le « père Bretagne », risque cette hypothèse concernant le courrier que celui-ci dut « probablement » envoyer à Verlaine pour lui présenter Rimbaud : « L’ami de Verlaine insista probablement sur la passion de la poésie qui animait ce jouvenceau, mais il a pu aussi mettre discrètement en exergue des mérites du jeune Rimbaud qui ne relevaient pas de la seule poésie ». Personnellement, je n’ai jamais pu m’empêcher de penser que le sentiment de dépravation qui s’exprime dans un poème comme « Le Cœur supplicié » et dans la lettre à Georges Izambard où il se trouve inséré, dépravation certes assumée et présentée comme nécessaire pour « être poète », n’est pas seulement une pose littéraire (le poète maudit, façon Baudelaire) mais fait aussi écho à l’expérience vécue par Rimbaud au cours de ces mois décisifs de 1871 où il fréquente une certaine bohème artiste et républicaine de sa ville natale. Le souvenir de Monsieur Léonard et des travaux d’approche dont il est l’objet de la part du supérieur du Séminaire, dans Un cœur sous un soutane, traverse aussi  l’esprit du lecteur rimbaldien. Les pièces d’un puzzle se mettent en place sans qu’on puisse véritablement conclure. Est-il possible d’aller plus loin ? L’auteur n’a-t-il pas seul la clé de ces associations sauvages ?


Ô le plus violent Paradis de la grimace enragée !

     Rimbaud, ici, a marqué un alinéa. C’est un nouveau paragraphe qui commence. De fait, la rhétorique y est légèrement différente (anaphore des « ils » : « ils jouent », « ils mêlent des tours », « ils interprèteraient des chansons », « ils transforment le lieu et les personnes », « ils usent de la comédie magnétique »), l’axe du texte se déplace légèrement : jusqu’ici, on a présenté les personnages, on va maintenant décrire plutôt leurs actions (phrases verbales classiques), leurs spectacles (chaque action décrite a un rapport avec le jeu théâtral). Le paragraphe obéit à une dramatisation ascendante. Le paroxysme est marqué par une phrase énumérant quatre groupes syntaxiques parallèles et évoquant les sensations les plus violentes (« Les yeux flambent, le sang chante, etc. »). L'ensemble semble être le développement logique de la courte phrase initiale (« Ô le plus violent Paradis de la grimace enragée ») et pourrait être décrit comme une pantomime de plus en plus endiablée qui représente symboliquement l’univers désaxé des protagonistes de la révolte. 

     Cet univers, c’est « le plus violent Paradis de la grimace enragée ! » Le mot « paradis » peut recevoir ici deux acceptions complémentaires. C’est d’abord le sens imagé que le terme possède dans des locutions comme « le paradis des cinéphiles », « le paradis du surf », autrement dit : le lieu privilégié pour les amateurs de … Ici, de « grimaces enragées ». C’est ensuite le sens propre du mot, car ces grimaces et cette rage sont celles que nos charlatans déploient pour faire miroiter devant leurs auditoires le mirage du Bonheur. Tel est, essentiellement, l’enjeu de leurs rites. Tous les commentateurs notent à ce propos l’écho paronymique Parade / Paradis, qui dénonce doublement le mensonge de l’idéalisme d’une part dans sa forme, d’autre part dans son contenu. « Grimace » dit le mensonge, le caractère illusoire des buts affichés par ces révoltés, l’adjectif « violent » (oxymoriquement accolé au nom « Paradis ») suggère les excès auxquels leur constante indignation contre l’ordre des choses conduit les acteurs de cette farce : « J'en appelle à ton dégoût lui-même de tout et de tous, à ta perpétuelle colère contre chaque chose […] » écrivait Verlaine à Rimbaud lors de leur rupture, en juillet 1873.

 

Pas de comparaison avec vos Fakirs et les autres bouffonneries scéniques.

     Au cas où nous n’aurions pas compris, le locuteur livre un nouvel indice propre à nous éviter le plus grossier contre-sens (certains commentateurs, Delahaye par exemple, s’y sont pourtant trompés) : le spectacle ici décrit n’est pas un vulgaire spectacle de foire (« Fakirs ») ou de théâtre (« bouffonneries scéniques »). Constatant que le mot « fakir », d’après les dictionnaires, n’a revêtu le sens que nous lui donnons ci-dessus qu’à partir du XXe siècle, plusieurs commentateurs estiment qu’il faut lui conserver dans le texte un sens religieux. Il y aurait donc là, dit Bruno Claisse, « une métaphore filée entre les fakirs-jongleurs de l’Inde et les religieux de l’Occident qui jonglent eux-mêmes avec l’au-delà ». Une fois de plus, donc, comme dans la Saison, l’assimilation du poète et du prêtre dans la catégorie des marchands d’illusions. Mais la quête de nos chercheurs d’Absolu n’a « pas de comparaison », est bien plus sérieuse, bien plus spirituelle donc que les rites exsangues des diverses religions. C’est l’idée que développe la phrase suivante.

 

Dans des costumes improvisés avec le goût du mauvais rêve ils jouent des complaintes, des tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l'histoire ou les religions ne l'ont jamais été.

     La vie des « drôles » ressemble à un cauchemar (« mauvais rêve »), mais ce cauchemar est aussi une pose, une feinte, une « grimace », puisqu’ils « jouent » la mélancolie (« complaintes ») et le désespoir (« tragédies »). Nous avons déjà rencontré ces thèmes dans le premier paragraphe. Notons quand même malgré tout ce nouvel exemple de renversement des valeurs qu’illustre l’antithèse « malandrins » / « « demi-dieux » : dans l’univers du révolté, les « malandrins » sont des « demi-dieux spirituels […] ». Cf. ce passage de « Mauvais sang » :

 « Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne […] Il avait plus de force qu'un saint, plus de bon sens qu'un voyageur — et lui, lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison. »

C’est donc en prenant la pose du voyou, de l’assassin même, que le révolté aime impressionner son auditoire. Cf. ce portrait de l’Époux infernal (Rimbaud) par la Vierge folle (Verlaine) :

« Les nuits, souvent, ivre, il se poste dans des rues ou dans des maisons, pour m'épouvanter mortellement. — "On me coupera vraiment le cou ; ce sera dégoûtant." Oh ! ces jours où il veut marcher avec l'air du crime ! ». 

 

Chinois, Hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons sinistres, ils mêlent les tours populaires, maternels, avec les poses et les tendresses bestiales.

     Le statut grammatical de l’énumération par quoi commence cette phrase n’est pas clair. Sans doute s’agit-il de noms apposés au sujet de la phrase (« ils ») et qui désignent les rôles assumés par ces éternels cabotins que sont nos révoltés. Ils affectionnent tout ce qui s’écarte de la norme sociale : l’étranger bizarre (« chinois »), le sauvage (« Hottentots »), le vagabond (« bohémiens »), le naïf, l’enfant (« niais »), l’assassin bestial (« hyènes »), l’idole païenne (« Molochs »), le fou (« vieilles démences »), le diable (« démons sinistres »). Il serait fastidieux mais nullement impossible de faire figurer dix citations de Rimbaud, notamment d’Une saison en enfer, en face de chacune de ces caractéristiques ! C’est son portrait, ni plus ni moins, que Rimbaud exécute dans ce passage. Ce sont ses meilleurs rôles, ses avatars les plus courants qui défilent sous nos yeux.

     À ces personnages insolites ou effrayants qui paraissent sortir tout droit du théâtre d’épouvante d'un mélodrame, ils « mêlent » le ton innocent des contes enfantins (« les tours populaires, maternels ») et des « tendresses » feintes et trivialement séductrices (« les poses et les tendresses bestiales »). Ici encore, on croirait entendre la description que fait la Vierge folle des paradoxes de l’Époux infernal :

« Il avait la pitié d'une mère méchante pour les petits enfants. — Il s'en allait avec des gentillesses de petite fille au catéchisme. » ; « Hélas ! il avait des jours où tous les hommes agissant lui paraissaient les jouets de délires grotesques : il riait affreusement, longtemps. — Puis, il reprenait ses manières de jeune mère, de sœur aimée. S'il était moins sauvage, nous serions sauvés ! Mais sa douceur aussi est mortelle. »

 

Ils interpréteraient des pièces nouvelles et des chansons "bonnes filles".

    
Les « pièces nouvelles » sont celles que les théâtres ajoutent à leur répertoire. Il s’agit sans doute de commenter la longue énumération de la phrase précédente en suggérant la richesse du répertoire des révoltés, leur aptitude à la métamorphose, la facilité avec laquelle ils passent d’un extrême à un autre, de la « hyène » au « niais » (Claisse souligne ici l’écho phonétique d’un mot à l’autre), de la violence satanique à la tendresse maternelle, etc. De même, l’expression « chansons ‘bonnes filles’ » reprend sans grande nuance l’idée des « tours populaires » de la phrase précédente. On a dit qu’il pouvait y avoir ici une allusion à Verlaine, à cause des « chansons » : qui sait ? il est vrai que Verlaine est tout autant visé que Rimbaud lui-même dans ce portrait-charge de l’artiste anti-conformiste. Et la biographie de Verlaine montre chez ce poète un mélange de brutalité et de mièvrerie tout aussi surprenant que celui que la Vierge folle reproche à l’Époux infernal.

 

Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes, et usent de la comédie magnétique.

     Dans l’expression « comédie magnétique », il faut entendre le don d'illusionnisme, le pouvoir de suggestion magique. Comme les comédiens, les « drôles très solides » du texte savent convaincre leur auditoire qu’il n’a pas seulement devant les yeux quelques tréteaux recouverts de planches mais les pays les plus lointains et les personnages les plus fabuleux. Comme les magnétiseurs, ce sont de vrais illusionnistes. « Virtuoses de l’hallucination, les drôles savent ainsi, au gré de leur désir, convertir l’ici en un ailleurs rêvé (‘Je voyais franchement une mosquée à la place d’une usine’, Alchimie du verbe) », commente Bruno Claisse (p.197). Ainsi, plus nous avançons dans le texte et plus nous voyons apparaître comme modèle du « drôle très solide » le poète lui-même, le « voyant ».

 

Les yeux flambent, le sang chante, les os s'élargissent, les larmes et des filets rouges ruissellent.

     Voici encore une grande difficulté du texte. Les commentaires se font souvent très évasifs quand ils abordent cette dernière partie du texte. Bruno Claisse semble lire le passage comme une description du visage extasié des histrions. Les « filets de sang » qui « ruissellent » seraient des vaisseaux sanguins imprimant leurs ramifications sur leur face sous l’effet de la congestion ou de l’émotion. Pour commenter « le sang chante » il fait appel de façon convaincante à cet extrait d’un poème de Gautier, La Diva :

J’étais là, les deux bras en croix sur la poitrine,
Pour contenir mon cœur plein d’extase divine ;
Mes artères chantant avec un lourd frisson,
Mon oreille tendue et buvant chaque son […].

     Fort bien, mais comment comprendre ces « os » qui « s’élargissent » ? Jacques Bienvenu trouve, chez Gautier, une description d’une cérémonie de derviches hurleurs où l’auteur se demande « comment des hurlements pareils ne font-ils pas éclater la cage osseuse de la poitrine » ; « ils roulèrent bientôt à terre, ruisselants de sang » écrit plus loin Gautier, toujours à propos de ses derviches (op. cit. p. 183). Pierre Brunel[7] évoque l’écartèlement du corps et autres supplices promis par Yaveh à Pharaon dans les prophéties d’Ézéchiel (op. cit. p.112). Ces associations sont évidemment, de l’aveu même de leurs auteurs, très fragiles. Mais elles ont le mérite de nous indiquer que c’est au corps qu’ils pensent, non au visage. 

     De fait, je me demande si Rimbaud n’a pas ici en vue quelque torture amoureuse, nécessairement liée selon lui à l’invention du nouvel amour ! Cette extase mystique de la fin de « Parade » me rappelle un peu celle de « Barbare » (dont le titre fait d’ailleurs écho à l’adjectif « sauvage » dans « parade sauvage »). Les « larmes » et le « chant » semblent y prendre, d’après certains commentateurs, un sens sexuel. Ici aussi, peut-être ! Le texte ne manque pas d’allusions à l’expérimentation d’une sexualité déviante comme l’une des manifestations de l’anti-conformisme de nos « drôles » (« Chérubin », « prendre du dos en ville », « luxe dégoûtant », « tendresses bestiales »). Par ailleurs, le thème homosexuel paraît évident dans « Antique » et « Being beauteous » qui sont les deux textes qui suivent « Parade » dans le manuscrit des llluminations (Steve Murphy a montré, comme on le sait, que l’organisation du recueil est due à Rimbaud lui-même, au moins pour les 24 feuillets de Stuttgart). Il y a peut-être là un effet de suite. Louis Forestier (Rimbaud, oeuvre vie, édition du centenaire, 1991, p.1162-1163) compare lui aussi ce passage à « Being beauteous » et à « Barbare ». Il commente : « La force qui conduit à la naissance et à l'éclatement du nouveau corps amoureux devient la trame du texte. »  Est-il vraiment nécessaire d'être aussi fleuri et métaphorique que Rimbaud pour évoquer ces choses, quand on commente ? Il ne faut pas oublier qu'il y a de très jeunes gens qui nous lisent, et qu'ils ont besoin en général d'explications plus claires !… Mais trêve de sottises ! Ah ! ce n’est pas si tôt que nous aurons « la clé de cette parade sauvage » !
        

Leur raillerie ou leur terreur dure une minute, ou des mois entiers.

     « Raillerie » et « terreur » résument sans doute les deux facettes de la posture du révolté face au réel qu’il refuse. La première évoque les provocations de l’esprit fort, son inclination à l'indignation perpétuelle, à vivre, dit le locuteur de la Saison, « en nous plaignant et en querellant les apparences du monde ! ». La seconde dévoile l’envers de la médaille, les périodes de désarroi ou de dépression, qui peuvent durer « des mois entiers », nous dit « Parade », comme cette crise majeure dont Une saison en enfer se fait l’écho :

« Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J'étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l'ombre et des tourbillons. » (« Alchimie du verbe »).
    

J'ai seul la clef de cette parade sauvage.

     J’aurais tendance, personnellement, à comprendre cette clausule littéralement et dans deux sens au moins : Rimbaud a seul la clé de cette « parade sauvage » parce qu’il a conçu ce texte comme une devinette, une énigme, passablement opaque par endroits, il faut bien l’avouer ; et aussi parce qu’il y dévoile un peu, mais un peu seulement, les secrets bien gardés de son destin personnel. En déclarant son texte impénétrable, il ne dit pas qu’il n’y a rien à comprendre, il n’interdit certes pas au lecteur de chercher à deviner. Au contraire : il excite sa curiosité, il suggère de possibles références biographiques … De ce point de vue, il ouvre le sens plutôt qu’il ne le ferme. Mais, d’un autre côté, il dit au lecteur ce qui est probablement la vérité : qu’il ne parviendra jamais à fixer tout à fait le sens des allusions multiples qui parcourent le texte, les associations complexes qui les relient entre elles, l’expérience intime qu’elles recoupent. Et ce n’est pas vrai seulement pour ce poème-ci.

 

En guise de conclusion (provisoire)

     Comme je l'ai déjà dit, il est exclu de prétendre éclairer définitivement ici le sens de la « parade sauvage ». Il faut cependant essayer, en guise de conclusion, de formuler une hypothèse claire, claire et provisoire, concernant les deux principales questions que pose ce texte : qui sont les « drôles » ? que cherche à nous dire sur lui-même celui qui dit « je » à la fin du poème ? 

     Dans ses tâtonnements pour approcher l’énigme du texte, la critique a tout de même avancé un peu, me semble-t-il, lorsqu’elle a noté ce qui, dans cette description, rappelle celle que donne la Vierge folle du comportement de l’Époux infernal, ou encore celle des souffrances du damné dans « Nuit de l’Enfer ». 

     La « parade », c'est donc en quelque sorte la rodomontade de Rimbaud lui-même : 

     - qui fait semblant d’avoir « des secrets pour changer la vie », qui « [feint] d'être éclairé sur tout, commerce, art, médecine », dit la Vierge folle.

     - qui prétend être « maître en fantasmagories » (« Nuit de l’enfer ») :

     « Je vais dévoiler tous les mystères : mystères religieux ou naturels, mort, naissance, avenir, passé, cosmogonie, néant. Je suis maître en fantasmagories.
Ecoutez !...
     J'ai tous les talents ! Il n'y a personne ici et il y a quelqu'un : je ne voudrais pas répandre mon trésor. Veut-on des chants nègres, des danses de houris ? Veut-on que je disparaisse, que je plonge à la recherche de l'anneau ? Veut-on ? Je ferai de l'or, des remèdes.
     Fiez-vous donc à moi, la foi soulage, guide, guérit.»

     - qui ne cesse de jouer la comédie :

« Je voyais tout le décor dont, en esprit, il s'entourait […], dit la Vierge folle. Quand il me semblait avoir l'esprit inerte, je le suivais, moi, dans des actions étranges et compliquées, loin, bonnes ou mauvaises : j'étais sûre de ne jamais entrer dans son monde. »

     Une première conclusion s'impose : à travers les monstres de sa parade, Rimbaud nous parle de lui. 

     Isabelle Rimbaud avait senti la forte implication personnelle du poète dans « Parade » : 

« Les ‘drôles très solides de Parade’, écrit-elle, ne sont qu’un : lui ; et Parade, entre parenthèses, est une protestation ironique contre la diffamation et contre les insultes qu’on lui adressait en ce temps là. » (Isabelle Rimbaud, Reliques, Mercure de France, 1922, p. 140). 

     Il y a quelque chose de vrai là-dedans. Mais il faut nuancer : il serait, je crois, abusif de réduire « Parade » à sa fonction d'autoportrait. Certes, Rimbaud s'y vise lui-même, mais il s'y vise à travers d'autres, avec lesquels il règle ses comptes. Rimbaud fait partie de leur monde, mais il ne se confond pas avec eux. Par ailleurs, la deuxième partie du jugement d'Isabelle est très contestable. Protestation contre la diffamation ? Voire. Auto-ironie et auto-diffamation plutôt, il me semble ! 

     Je vois là, chez Isabelle, l'ébauche d'une option d'interprétation qui me paraît indéfendable, et que l'on peut retrouver, par exemple, dans ces lignes de Claude Jeancolas[8]

« Il avait écrit avoir été bouffon, provocateur, magicien, inventeur de paradis et d'enfers. Alors, "J'ai seul la clef de cette parade sauvage" voudrait dire : "Je suis cette parade, ils sont moi". Il partage les orgueils de ces drôles, il veut leurs provocations nécessaires, il a leurs frayeurs. C'est un autoportrait, regard au miroir, fasciné, inquiet. » (op.cit, p.338).

     Ce critique semble donc considérer tout uniment les drôles comme des doubles de l'auteur. Cette idée peut-elle rendre compte de l'ensemble du poème ? Lorsque Rimbaud, par exemple, brocarde par antiphrase l'immaturité de ses « drôles » (« Quels hommes mûrs ! »), ce sont d'autres que lui, des adultes, qu'il vise, presque certainement. Comme j'ai essayé de le montrer, les personnages évoqués par le texte renvoient à un type humain qui englobe Rimbaud sans se limiter à lui. 

     Le « drôle » est d'abord le Poète. Le Poète, que Rimbaud désigne à plusieurs reprises dans son œuvre comme un jongleur, un farceur, un pitre (voir notamment « Le cœur du pitre », « Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs », « Enfance V »). Le Poète aussi qui, dans son élan prométhéen vers l’Inconnu, a décidé de se rebeller contre l’ordre, la loi commune, les valeurs admises, en une sorte de pacte faustien avec le Diable. D’où ce mélange du mal et de l’idéal dans sa « parade », de l’ironie satanique et de la souffrance du damné.
 
     Plus généralement encore, les
« drôles » sont les révoltés, les artistes, ceux notamment qu’on appelait au XIXe siècle la bohème, ceux qui se mettent délibérément en marge pour expérimenter une liberté que la morale commune réprouve et réprime (liberté sexuelle, entre autres) et parmi eux seulement l’auteur lui-même. Voilà les héros de cette tragi-comédie. Ce sont, nous dit Bruno Claisse et il a sans doute raison, ces soldats perdus de l’idéalisme qui, ne croyant plus aux solutions magiques et métaphysiques du passé, n’acceptent pas pour autant le dénuement de l’homme face au tragique de sa condition et qui, prisonniers d’une logique binaire, manichéenne, se réfugient dans l’illusion d'un Inconnu à atteindre, d'un Bonheur à conquérir envers et contre tout par la négation enragée, le mal, le malheur, le blasphème. 

     Rimbaud les a connus, il a été de leur troupe, il a supporté leurs excentricités et il les a imitées, il a enfin cherché à s’en détacher. Il s'est même cru parfois « remis des vieilles fanfares d'héroïsme qui nous attaquent encore le cœur et la tête loin des anciens assassins — [...] loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu'on entend, qu'on sent, [...] », comme il le raconte dans « Barbare ». De ce combat contre soi-même, « Parade » est un autre témoignage.     

     Ce serait donc une erreur aussi, me semble-t-il, que de ne pas percevoir le ton d'ironie allant jusqu'au mépris qui caractérise ce portrait de groupe (« Quels hommes mûrs ! », « hébétés », etc.). Je ne crois pas qu'on puisse postuler, comme le fait Claude Jeancolas, que l'auteur des Illuminations s'identifie affectivement à ces personnages, qu'il estime « leurs provocations nécessaires », qu'il est « fasciné » par eux. Il l'a été, sans doute ! Il ne l'est plus ! Jeancolas, comme Isabelle, ne semble pas apercevoir la part d'autocritique que contient le poème, à l'exemple de ce qui se passe dans Une saison en enfer

     On lit ici ou là, communément, que les monstres de « Parade » sont ceux que programmait en son temps la « lettre du voyant ». Oui, certes, mais pour en faire le procès : nous sommes en 1873 ou 1874 probablement et, comme la Saison l'a montré, Rimbaud est désormais à l'heure des bilans. S'il est vrai que « Parade », ainsi que Bruno Claisse et Antoine Fongaro l'ont montré, emprunte son vocabulaire et son atmosphère à Une saison en enfer, il faut bien se résoudre à y trouver aussi le même contexte de désarroi et de palinodie : Rimbaud n'en est plus à la « lettre du voyant ». C'est ce que ne semblent pas voir certains commentateurs. Thierry Méranger, dans son commentaire du Dossier des professeurs des Classiques Hachette [9], va jusqu'à déceler dans notre texte un éloge des « vrais poètes » : « La leçon est claire : il ne faut pas craindre l'excès, les entorses au prétendu bon goût, l'obscénité, les tours populaires... Il convient au contraire de les rechercher car ils semblent un effet du fameux immense et raisonné dérèglement de tous les sens ; la transformation du monde (dont les lignes 22 à 25 pourraient constituer la métaphore) est à ce prix. Les vrais poètes peuvent donc être assimilés à ces Maîtres jongleurs (l.22), opposés aux Fakirs dont les bouffonneries scéniques (l.13-14) reposent sur l'illusion.» (op. cit. p.52).

     Ces interprétations émanant d'excellents rimbaldiens paraissent absolument contradictoires avec la nôtre. Elles ne le sont en fait que sur un point : la tonalité du texte ! C'est toute l'ambiguïté de l'ironie rimbaldienne qui est ici en cause. Faut-il sentir de la moquerie, voire du mépris dans ce ballet infernal des poètes (comme jadis dans la parade sauvage des petites amoureuses) ou au contraire une secrète connivence ? L'expérience de lecture, il faut bien l'admettre, est ici de peu de secours, tant y sont mêlées des impressions contraires de dérision et de sombre jubilation (notamment dans le crescendo émotionnel qui marque la deuxième partie du texte). Il serait donc peut-être excessif d'affirmer que l'énonciateur ne prend aucune part à cette hystérie communicative, qu'il se contente de la contempler de loin comme l'image d'un passé révolu et haï. Au bout du compte, la condamnation de la poésie et de la révolte comme illusions, omniprésente dans la production rimbaldienne des années 73-74, semble bien s'accompagner d'un reste de fascination. C'est d'ailleurs exactement ce que nous dit un texte essentiel comme « Barbare » : les illusions du passé ne sont pas tout à fait mortes, elles « nous attaquent encore le cœur et la tête ». Quel que soit le désir de Rimbaud de tourner le dos à ce passé, on ne peut pas rompre avec la poésie en poète. « Parade » est donc peut-être aussi, par un de ses côtés, un ultime sabbat en compagnie des amis de la mort, une de ces « petites lâchetés en retard » annoncées par le prologue de la Saison. Est-ce là, de notre part comme de la part de Rimbaud, une façon de ne pas conclure ? Sans doute ! 

   


[1] Bruno Claisse, « ‘Parade’ ou l’œuvre-monstre »,  Littératures n°54, Rimbaud dans le texte, Presses universitaires du Mirail, 2006, p.179-199.

[2] Antoine Fongaro, « ‘Parade’ unique et universelle », De la lettre à l’esprit - Pour lire Illuminations, Champion, 2004, p.132-139, et, dans le même recueil d'articles : « Crânes, voix, ressources, dos », p.151-160.

[3] Albert Py, Illuminations, texte établi, annoté et commenté par A.P., Droz-Minard, 1969, p.95-98.

[4] Trésor de la Langue Française Informatisé : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm

[5] Jacques Bienvenu rappelle au sujet de « Parade » l’emploi de l’expression « corruption inouïe » par le poète Valade dans la lettre ou celui-ci rapporte la présentation de l’auteur du « Bateau ivre » aux poètes parisiens :  « Il y a d’ailleurs un peu du phénomène de foire » dans cette lettre, écrit le critique. Rimbaud « y est ‘exhibé’ (c’est le terme de Valade) et présenté comme un ‘effrayant poète’, dont l’imagination est d’une ‘corruption inouïe’ qui ‘terrorise’ les poètes, eux-mêmes qualifiés d’affreux bonshommes : quelque chose de la parade de Rimbaud prend forme ici . » (Jacques Bienvenu, ‘Parade’ ou la caricature de l’hermétisme’, Parade sauvage n°17-18, août 2001, p. 181-199).   
    
De son côté, Michel Murat écrit dans son Art de Rimbaud : « le tableau des ‘drôles’ accomplit presque à la lettre le programme d’ ‘encrapulement’ que décrivaient les deux lettres de mai 1871 » (Corti, 2004, p. 273). 

[6] La chose était évidemment bien connue dans le milieu littéraire de Paris, si bien que Rimbaud ne pouvait pas ignorer que l'allusion à sa vie privée serait transparente pour la plupart des lecteurs, en cas de publication. Jacques Bienvenu (op. cit. p.189) écrit à ce propos : « Goncourt a rapporté dans son journal deux exclamations de Rimbaud proférées dans un bar et que les biographes négligent presque toujours. À la date du 18 avril 1886 (rapporté par Rollinat) : "Je suis tué, je suis mort. X... m'a enculé toute la nuit... Je ne puis plus retenir ma matière fécale." Et à la date du 8 février 1891 (rapporté par Daudet), parlant de Verlaine : "Qu'il se satisfasse sur moi, très bien ! Mais ne veut-il pas que j'exerce sur lui ? Non, non, il est vraiment trop sale et a la peau trop dégoûtante ! »


[7] Pierre Brunel, Éclats de la violence, Pour une lecture comparatiste des Illuminations d’Arthur Rimbaud, José Corti, 2004.

[8] Claude Jeancolas, Rimbaud, l'œuvre, Textuel, 2000, p.338-339.

[9] Thierry Méranger, Rimbaud, Oeuvres poétiques et lettres choisies, Classiques Hachette n°100, accompagné d'un Dossier du professeur, 1998.