Paris
Al. Godillot, Gambier, Galopeau, Wolf-Pleyel,
— Ô Robinets !
—
Menier, — O Christs !
— Leperdriel !
Kinck, Jacob, Bonbonnel ! Veuillot, Tropmann, Augier ! Gill, Mendès, Manuel, Guido Gonin !
— Panier
Des Grâces ! L'Hérissé ! Cirages onctueux ! Pains vieux, spiritueux !
Aveugles ! — puis, qui sait ?
— Sergents de ville, Enghiens Chez soi.
— Soyons chrétiens !
A. R.
Panorama critique
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Commentaire
Paris, après le Déluge
Au premier abord, on pourrait voir dans ce pseudo-sonnet en forme
d'inventaire l'expression minimaliste d'une poétique du flâneur. La moitié des
mots du texte sont des noms propres susceptibles de s'afficher sur les murs de la ville
en tant que marques commerciales ou de figurer à la une des journaux en
tant que noms d'hommes en vue, soit qu'ils aient défrayé la chronique
(politiciens, industriels prospères, tel chasseur de panthères, tel assassin célèbre et ses
victimes), soit qu'ils contribuent à l'écrire comme journalistes ou
hommes de lettres.
Mais on remarque, faisant irruption au milieu de cette liste, quelques
ponctuations subjectives ("Soyons
chrétiens", "O Christs !", "Ô Robinets !"...) qui peuvent
difficilement passer pour des "cris de Paris" et qui imposent la
recherche d'un propos caché.
De
fait, ce chaos de noms, quand on l'observe de près, paraît moins aléatoire.
Des commentateurs ont fait l'hypothèse que
Rimbaud utilise ces noms, avec les connotations politiques qui s'y attachent, à
la manière d'unités sémantiques s'enchaînant pour composer un
discours, un peu comme les dessins d'un rébus. Et la démonstration
est si probante, bien que parfois un peu alambiquée, qu'on en vient
à penser que le texte a sans doute été conçu, en effet, pour autoriser deux
lectures superposées : l'une superficielle et incomplète (impressions de Paris),
l'autre, politique, pour les happy few (Paris après la
Commune).
Les personnages
publics dont les noms se succèdent dans le poème renvoient souvent à des postures
(ou
éveillent des connotations) politiques bien caractérisées. Voici par exemple deux noms de
dessinateurs connus pour leurs caricatures politiques (on sait que
Rimbaud en était friand). L'un, Gill,
sympathisant (modéré) de la
Commune, était membre du
Cercle zutique, l'autre, Guido Gonin, avait
adopté une position très anticommunarde et venait de publier, en septembre
1871, une odieuse caricature dénonçant l'Hydre de l'anarchie sur la France
abattue. Troppman, célèbre pour avoir, sous l'Empire,
assassiné une famille entière (la famille Kinck) avait servi de comparant
à plusieurs dessinateurs pour stigmatiser le bourreau de la Commune,
Adolphe Thiers, d'où sans doute sa présence insolite dans notre
inventaire. Al(exis) Godillot n'est pas pour rien en tête de liste : ce
fournisseur de l'armée et organisateur des fêtes de Badinguet est le type du grand industriel enrichi sous l'Empire. Menier (des chocolats) était
par contre le type du
chef d'entreprise paternaliste et philanthrope. Le docteur Robinet, fervent
partisan de la République et positiviste chrétien, avait été, à l'aube de la Commune, un des maires
d'arrondissement démissionnaires ayant refusé de soutenir le
mouvement au-delà du 26 mars. La catégorie des "Robinets" est donc, probablement,
celle des républicains modérés. Rimbaud a pris Jean-François Robinet comme exemple de ces
"Justes" (comme il dit dans L'Homme juste) qui ont manqué à la révolution quand elle
était sous le feu de la réaction.
L'invocation "O Christs !", dans ce contexte, ne peut que
renvoyer aux victimes de la Semaine sanglante.
Dans un poème de 1870, Rimbaud s'écriait : "Morts de
Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize ... / Ô millions
de Christs aux yeux sombres et doux, / Nous vous laissions dormir
avec la République, etc." Il est infiniment probable que dans notre
texte, la même métaphore christique exprime un
sentiment de pitié pour ce malheureux peuple de Paris dont le sacrifice a été vain
puisque ici, "aussitôt après que l'idée du
Déluge se fut rassise", tout a recommencé comme avant. Aujourd'hui, industriels aux idées
plus ou moins "avancées" (comme Menier ou Godillot),
mercantis pourvoyant au confort (Godillot, L'Hérissé), à la
santé (Galopeau, Le Perdriel, Jacob, Enghiens chez soi) ou
aux plaisirs raffinés des petits-bourgeois (Gambier, Menier,
Wolf-Pleyel), publicistes (Gill, Gonin, Veuillot) et pisse-lyres (Mendès,
Augier, Manuel) occupent à nouveau le
haut du pavé ! Aujourd'hui, c'est le temps de la
répression pour ceux d'en bas (le "Panier / Des grâces" pourrait faire
allusion, selon certains critiques, en même temps qu'aux grâces féminines, au
panier
de la guillotine
et au Comité des grâces statuant sur le
sort des prisonniers communards). Demain, "qui sait" si les "sergents de ville"
que la Commune a eu le soin de supprimer ne vont pas faire leur
réapparition, et avec eux l'Empire ? D'où l'avertissement d'avoir à
se
résoudre aux "cirages" (de bottes) et au repli sur son "chez soi".
Quant à l'injonction finale : "Soyons chrétiens !",
aucun critique ne la comprend de la même façon. Pour l'un, Rimbaud demande
sardoniquement aux hommes (qu'ils soient Troppmann ou Kinck, Veuillot ou
Gill, Christs ou Robinets...) de s'aimer les uns les autres, bien chrétiennement.
Pour l'autre, il leur recommande, vu la situation, de se rallier à un
cléricalisme de bon ton (ironiquement, bien sûr !). On pourrait
l'interpréter
encore comme un appel à rejoindre
la communauté des "Christs" mentionnés au v.4 du poème, ou à
prendre leur relève. Sans
doute cette chute en forme de maxime a-t-elle
été délibérément conçue pour
produire cette réception ambiguë. Que chacun tire du spectacle de Paris
après le Déluge
la conclusion correspondant à son éthique !
27/02/11
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