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Paris (octobre 1871)
 

             Paris

Al. Godillot, Gambier,
Galopeau, Wolf-Pleyel,
Ô Robinets ! Menier,
O Christs ! Leperdriel !

Kinck, Jacob, Bonbonnel !
Veuillot, Tropmann, Augier !
Gill, Mendès, Manuel,
Guido Gonin ! Panier

Des Grâces ! L'Hérissé !
Cirages onctueux !
Pains vieux, spiritueux !

Aveugles ! puis, qui sait ?
Sergents de ville, Enghiens
Chez soi. Soyons chrétiens !

                           A. R.             

 

 Panorama critique

 

Commentaire

 

Paris, après le Déluge
 


   Au premier abord, on pourrait voir dans ce pseudo-sonnet en forme d'inventaire l'expression minimaliste d'une poétique du flâneur. La moitié des mots du texte sont des noms propres susceptibles de s'afficher sur les murs de la ville en tant que marques commerciales ou de figurer à la une des journaux en tant que noms d'hommes en vue, soit qu'ils aient défrayé la chronique (politiciens, industriels prospères, tel chasseur de panthères, tel assassin célèbre et ses victimes), soit qu'ils contribuent à l'écrire comme journalistes ou hommes de lettres.
Mais on remarque, faisant irruption au milieu de cette liste, quelques ponctuations subjectives ("Soyons chrétiens", "O Christs !", "Ô Robinets !"...) qui peuvent difficilement passer pour des "cris de Paris" et qui imposent la recherche d'un propos caché.
 

   De fait, ce chaos de noms, quand on l'observe de près, paraît moins aléatoire. Des commentateurs ont fait l'hypothèse que Rimbaud utilise ces noms, avec les connotations politiques qui s'y attachent, à la manière d'unités sémantiques s'enchaînant pour composer un discours, un peu comme les dessins d'un rébus. Et la démonstration est si probante, bien que parfois un peu alambiquée, qu'on en vient à penser que le texte a sans doute été conçu, en effet, pour autoriser deux lectures superposées : l'une superficielle et incomplète (impressions de Paris), l'autre, politique, pour les happy few (Paris après la Commune).  

   Les personnages publics dont les noms se succèdent dans le poème renvoient souvent à des postures (ou éveillent des connotations) politiques bien caractérisées. Voici par exemple deux noms de dessinateurs connus pour leurs caricatures politiques (on sait que Rimbaud en était friand). L'un, Gill, sympathisant (modéré) de la Commune, était membre du Cercle zutique, l'autre, Guido Gonin, avait adopté une position très anticommunarde et venait de publier, en septembre 1871, une odieuse caricature dénonçant l'Hydre de l'anarchie sur la France abattue. Troppman, célèbre pour avoir, sous l'Empire, assassiné une famille entière (la famille Kinck) avait servi de comparant à plusieurs dessinateurs pour stigmatiser le bourreau de la Commune, Adolphe Thiers, d'où sans doute sa présence insolite dans notre inventaire. Al(exis) Godillot n'est pas pour rien en tête de liste : ce fournisseur de l'armée et organisateur des fêtes de Badinguet est le type du grand industriel enrichi sous l'Empire. Menier (des chocolats) était par contre le type du chef d'entreprise paternaliste et philanthrope. Le docteur Robinet, fervent partisan de la République et positiviste chrétien, avait été, à l'aube de la Commune, un des maires d'arrondissement démissionnaires ayant refusé de soutenir le mouvement au-delà du 26 mars. La catégorie des "Robinets" est donc, probablement, celle des républicains modérés. Rimbaud a pris Jean-François Robinet comme exemple de ces "Justes" (comme il dit dans L'Homme juste) qui ont manqué à la révolution quand elle était sous le feu de la réaction.

   L'invocation "O Christs !", dans ce contexte, ne peut que renvoyer aux victimes de la Semaine sanglante. Dans un poème de 1870, Rimbaud s'écriait : "Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize ... / Ô millions de Christs aux yeux sombres et doux, / Nous vous laissions dormir avec la République, etc." Il est infiniment probable que dans notre texte, la même métaphore christique exprime un sentiment de pitié pour ce malheureux peuple de Paris dont le sacrifice a été vain puisque ici, "aussitôt après que l'idée du Déluge se fut rassise", tout a recommencé comme avant. Aujourd'hui, industriels aux idées plus ou moins "avancées" (comme Menier ou Godillot), mercantis pourvoyant au confort (Godillot, L'Hérissé), à la santé (Galopeau, Le Perdriel, Jacob, Enghiens chez soi) ou aux plaisirs raffinés des petits-bourgeois (Gambier, Menier, Wolf-Pleyel), publicistes (Gill, Gonin, Veuillot) et pisse-lyres (Mendès, Augier, Manuel) occupent à nouveau le haut du pavé ! Aujourd'hui, c'est le temps de la répression pour ceux d'en bas (le "Panier / Des grâces" pourrait faire allusion, selon certains critiques, en même temps qu'aux grâces féminines, au panier de la guillotine et au Comité des grâces statuant sur le sort des prisonniers communards). Demain, "qui sait" si les "sergents de ville" que la Commune a eu le soin de  supprimer ne vont pas faire leur réapparition, et avec eux l'Empire ? D'où l'avertissement d'avoir à se résoudre aux "cirages" (de bottes) et au repli sur son "chez soi".

   Quant à l'injonction finale : "Soyons chrétiens !", aucun critique ne la comprend de la même façon. Pour l'un, Rimbaud demande sardoniquement aux hommes (qu'ils soient Troppmann ou Kinck, Veuillot ou Gill, Christs ou Robinets...) de s'aimer les uns les autres, bien chrétiennement. Pour l'autre, il leur recommande, vu la situation, de se rallier à un cléricalisme de bon ton (ironiquement, bien sûr !). On pourrait l'interpréter encore comme un appel à rejoindre la communauté des "Christs" mentionnés au v.4 du poème, ou à prendre leur relève. Sans doute cette chute en forme de maxime a-t-elle été délibérément conçue pour produire cette réception ambiguë. Que chacun tire du spectacle de Paris après le Déluge la conclusion correspondant à son éthique !

27/02/11             

Album zutique, feuillet 6, verso