Qu'est-ce pour nous Mon Cœur ... (1872)

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Qu'est-ce pour nous Mon Cœur...

 






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Qu'est-ce pour nous, Mon Cœur, que les nappes de sang
Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris
De rage, sanglots de tout enfer renversant
Tout ordre ; et l'Aquilon encor sur les débris

Et toute vengeance ? Rien !... Mais si, toute encor,
Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats,
Périssez ! puissance, justice, histoire, à bas !
Ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d'or !

Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,
Mon esprit ! Tournons dans la Morsure : Ah ! passez,
Républiques de ce monde ! Des empereurs,
Des régiments, des colons, des peuples, assez !

Qui remuerait les tourbillons de feu furieux,
Que nous et ceux que nous nous imaginons frères ?
À nous ! Romanesques amis : ça va nous plaire.
Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux !

Europe, Asie, Amérique, disparaissez.
Notre marche vengeresse a tout occupé,
Cités et campagnes ! Nous serons écrasés !
Les volcans sauteront ! et l'océan frappé...

Oh ! mes amis ! mon cœur, c'est sûr, ils sont des frères —,
Noirs inconnus, si nous allions ! allons ! allons !
Ô malheur ! je me sens frémir, la vieille terre,
Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond,

Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours.

 

 

Commentaire

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Lecture linéaire du poème

Qu'est-ce pour nous, mon cœur :

"nous" = mon coeur et moi : le sujet énonciateur interroge le fond de son cœur, son sentiment profond, inavoué peut-être. Ce dédoublement est une convention rhétorique classique dont on trouverait quantité d'exemples dans la littérature. Certains critiques ont vu, non sans vraisemblance, dans ce début de poème, une allusion possible à l'incipit de la pièce IV des Feuilles d'automne : "Que t'importe, mon coeur, ces naissances de rois, / Ces victoires, qui font éclater à la fois / Cloches et canons en volées [...]". Ne s'agit-il pas, dans les deux poèmes, d'une interrogation sur la possibilité de s'abstraire des tumultes du monde ? Avec des réponses fort différentes, on s'en doute ! 

que les nappes de sang / Et de braise, et mille meurtres et les longs cris / De rage, sanglots de tout enfer renversant / Tout ordre :

Ces premiers vers, dans un poème écrit en 1872, pourraient bien évoquer la Semaine sanglante : la révolution, la rébellion des "damnés de la terre" contre l'ordre établi ("tout enfer renversant / Tout ordre"), la violence de la répression ("mille meurtres" ; "nappes de sang") et les incendies ("Et de braise"). Les "cris" sont évidemment ceux des vaincus, c'est à dire des Communeux. Les mots choisis évoquent à la fois la souffrance ("sanglots") et la colère impuissante ("rage"). Dans ces "longs cris de rage", il y a déjà l'idée d"un désir de "vengeance" qui sera explicitée au vers 5. 

Notons toutefois que la dernière partie du syntagme ("sanglots de tout enfer renversant / Tout ordre") entraîne le lecteur au delà du thème d'actualité représenté par la Commune : si l'énonciateur insiste par deux fois sur le mot "tout", c'est bien pour conférer un sens plus large au thème de la révolte. Toute tentative de renverser l'ordre, semble dire le texte, conduit son auteur dans un "enfer", fait de lui un maudit. Comme il en a l'habitude (dans Une saison en enfer, entre autres), Rimbaud nous invite à réunir dans une même compassion les déviances ou dissidences de toutes natures, politiques, poétiques, sexuelles, morales.

et l'Aquilon encor sur les débris :

Dans la poésie la plus classique, l'Aquilon est le vent du Nord. Rimbaud cède-t-il seulement à la tentation de l'hypotypose, en prolongeant son évocation de la guerre civile de 1871 par une sorte de tableau, tableau de ruines (les "débris") parcourues par un vent glacial ? Faut-il imaginer derrière ce tableau un sens allégorique, l'Aquilon représentant alors la dureté des temps qui ont suivi l'écrasement de la Commune, le climat de haine, de délation, de règlements de comptes (les procès, les bannissements, les licenciements et autres persécutions infligées aux survivants) ? Faut-il enfin y voir, comme Benoît de Cornulier, une première manifestation de ces forces naturelles déchaînées qui symboliseront à la fin du texte les effets de la violence destructrice ? Il est difficile de trancher.

Et toute vengeance ? :

Doublement rejeté (en début de strophe et en début de vers), doublement mis en relief, donc, ce syntagme constitue la fin de la première phrase du texte. Par divers procédés de syntaxe (énumération, polysyndète : "et" revient à cinq reprises) et de versification (enjambements systématiques à la césure, à l'entrevers et à l'entrestrophes), Rimbaud s'est attaché à faire foisonner et rebondir cette longue phrase interrogative jusqu'à ce mot de "vengeance" qui apparaît dès lors comme un mot-clé (ce qui sera confirmé par la suite du texte). De quelle vengeance peut-il s'agir sinon de celle des vaincus de mai 1871 ... et des vaincus de toujours. Le sens de "toute", par contre, est difficile à cerner : sans doute le mot a-t-il la valeur "distributive" de "quelque vengeance que ce soit" et se comprend-il mieux rétrospectivement à partir du mot "rien" qui constitue, dans la suite du texte, la réponse à la question posée : tout cela n'est rien pour moi, que m'importent tous ces malheurs et tous ces désirs de vengeance quels qu'ils soient ! Mais, ici, nous allons trop vite et il faut d'abord commenter le mot "Rien !".

Rien !... :

Ce mot constitue la seconde phrase du texte. Le contraste entre la longue interrogation et la réponse lapidaire qu'elle suscite éclaire le sens que Rimbaud a voulu y mettre : 
     - tout cela, qui semble tant de mots et tant de maux, ne compte pas pour nous,
     - tout cela, et notamment cette soif de vengeance sur quoi s'achevait la phrase précédente, nous laisse indifférents, 
     - tout cela ne nous touche pas.

Il s'agit évidemment d'un effet de surprise, savamment préparé, et qui a nécessairement du sens. Ce sens, cependant, le lecteur peine tout d'abord à l'approfondir : quel état d'âme, quel trait de caractère cette déclaration paradoxale, provocante, est-elle censée révéler ? L'insensibilité, l'indifférence au danger et à la à la souffrance, voire l'attrait du sujet discourant pour la violence et la destruction ? Ou au contraire la lassitude de la révolte et la peur de souffrir ? Plutôt la seconde sans doute, mais c'est la suite du texte qui, peut-être, nous éclairera.

 

Digression bibliographique n°1 : le "Rien" du vers 5.

Rares sont les éditeurs qui prennent le risque de commenter le "rien !..." du vers 5, dont l'interprétation engage pourtant toute la compréhension du poème. Et ceux qui le font apportent des solutions contradictoires. 

Par exemple, Claude Jeancolas écrit : "Le poète parle à son cœur si malmené : qu'est-ce pour nous ces blessures, ces larmes et le sang ? Et pour ne plus souffrir le cœur répond : "Rien !"" (Rimbaud, l'oeuvre, Textuel, 2000, p.222). Pour cet éditeur de Rimbaud, donc, le monosyllabe négatif du vers 5 révèle un énonciateur qui ne veut plus souffrir. Aussi est-il prêt à se résigner, à se blinder d'indifférence. Il s'oppose ainsi clairement à l'interprétation du seul critique qui, à ma connaissance, ait consacré une analyse détaillée à ce poème, Benoît de Cornulier ("Lecture de "Qu'est-ce pour nous mon cœur" de Rimbaud comme dialogue dramatique du poète avec son cœur", Studi francesi, 1992). 

Pour Benoît de Cornulier, en effet, le poète, ou plutôt son esprit qui parle en ce début de texte, déclare que tous ces conflits, ces projets de vengeance le laissent froid parce qu'il aspire à mieux qu'une simple revanche politique : il aspire à une fuite hors du monde, il espère l'accession à un monde nouveau. L'Esprit du poète (Cornulier écrit ce mot avec un "E" majuscule) voit plus haut et plus loin que son cœur : "Une originalité de la polyphonie intérieure du poème de Rimbaud, écrit Benoît de Cornulier, tient peut-être à ce que l'une des deux instances — l'Esprit — y déconcerte l'autre en exprimant (comme on verra) une exigence d'ordre supérieur" (p.43). C'est à la fin du poème, dans la formule "Ce n'est rien ! J'y suis ! j'y suis toujours.", que ce critique trouve la confirmation de sa thèse : "le projet totalitaire du cœur qui prononçait sans cesse le mot "tout", mais voulait simplement se venger totalement en anéantissant les républiques et peuples de ce monde, ne représente, en effet, "rien"" (p.57). Le "rien" du v.5, loin de manifester un énonciateur résigné, prêt à abdiquer toute révolte, comme chez Jeancolas, révèle donc au contraire pour Cornulier un sujet lyrique résolu aux plus hautes entreprises spirituelles et poétiques. 

Entre ces deux options, il faut choisir. La première, celle de Claude Jeancolas, nous paraît une hypothèse plus simple, plus vraisemblable. Nous y voyons diverses raisons issues de l'analyse du texte, comme la suite de ce commentaire le montrera. Mais il y a aussi les arguments que suggère l'intertextualité interne, c'est à dire la convergence avec d'autres textes de Rimbaud : ce ne serait pas la première fois, en effet, que Rimbaud peindrait le poète hésitant devant l'action. Qu'on songe à cette autre interrogation anxieuse lancée en direction du cœur dans "Le cœur supplicié" : "Comment agir, ô cœur volé ?". Les interrogations, voire le repentir, de celui qui a pris le chemin douloureux de la révolte ("tout enfer renversant / Tout ordre") n'est-il pas le thème central d'Une saison en enfer ? Le monologue intérieur rimbaldien, dans Une saison en enfer, dans les Illuminations et déjà dans certains poèmes de 1872, porte très souvent sur la question de savoir s’il faut se convertir au « bien » (la « vie française, le chemin de l’honneur ») ou s’il faut persévérer dans la révolte, la poésie, le « dérèglement », la voie maudite … Tantôt, c’est la première solution qui semble l’emporter (« Mauvais sang »). Tantôt, c’est la seconde (« Angoisse »). La question rebondit sans cesse : le sujet lyrique se montre las de ses colères et de son mauvais caractère, fatigué de lui-même (« Honte », « Mauvais sang »), il croit s’être détaché, il se croit loin de tout ça, guéri, convalescent (« Barbare »). Mais quelque chose en lui refuse de se plier, refuse d’oublier … et c’est le retour des vieilles obsessions. Ici, le souvenir de la Semaine sanglante et la rage encore intacte à l’égard des assassins de la Commune.

 

Mais si, toute encor, / Nous la voulons !

Le tiret du vers 5 et la formule d'opposition qui le suit ("Mais si") annoncent une bifurcation de la pensée. Le texte est conçu comme une sorte de dialogue entre deux voix intérieures, assumant des positions antagoniques dans une délibération. De nombreux textes de Rimbaud font entendre ce genre de dialogues de soi à soi, plus ou moins formalisés, au long desquels le sujet discourant confronte des arguments contradictoires (Une saison en enfer présente fréquemment ce modèle rhétorique et, parmi les poésies, on citera notamment "Comédie de la soif").

L'enchaînement se fait sur la notion de "vengeance", mot qui est évidemment sous-entendu dans le féminin "toute encore" et dans le "la" de "nous la voulons". Le sujet d'énonciation inscrit dans le poème ("nous" = mon coeur et moi) qui vient de se faire à lui-même l'aveu de sa lassitude, de son indifférence, se rebelle maintenant contre l'idée d'abandonner la lutte. Un sursaut d'orgueil relève son énergie défaillante et réveille sa colère contre les maîtres du monde ("Industriels, princes, sénats,..."), contre les bourreaux de la Commune en particulier. Car c'est essentiellement de cette revanche-là qu'il s'agit. L'adjectif "toute" semble avoir le sens de toute entière. L'adverbe "encor" pose un petit problème d'interprétation : faut-il y voir une notion de temps (nous continuons à la vouloir toute entière) ou un effet d'insistance (nous la voulons, et en plus nous la voulons toute entière) ? Il est difficile de trancher.

Industriels, princes, sénats, / Périssez ! puissance, justice, histoire, à bas ! / Ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d'or ! // Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur, / Mon esprit ! Tournons dans la Morsure : Ah ! passez, / Républiques de ce monde ! Des empereurs, / Des régiments, des colons, des peuples, assez ! //

C'est un véritable discours qui commence maintenant : le style en a le rythme oratoire (récurrence des séquences énumératives, ternaires, quaternaires) ; l'allure rhétorique (interpellations à l'impératif : "périssez", "passez") ; le vocabulaire noble, parfois même quelque peu suranné ("princes, sénats, périssez", "passez, Républiques de ce monde !"), auquel se mêle ce que Benoît de Cornulier définit à juste titre comme une "périphrase ostentatoirement néoclassique" ("la flamme d'or" pour désigner l'incendie). Comme toujours, chez Rimbaud, cet académisme de lettré s'équilibre de loin en loin par des traits d'oralité plus familière destinés à encanailler l'expression et à marquer la violence agressive du propos ("ça [nous est dû]", "à bas", "assez"). 

Une caractéristique évidente de cette éloquence est son caractère excessif, au regard même des formes les plus radicales du discours politique révolutionnaire. L'énonciateur ne craint pas d'en appeler à la "terreur". Si certains termes ancrent clairement la diatribe dans une idéologie anarcho-socialiste ou, en gros, "communarde" (la mise en accusation des "industriels", "régiments", "colons", "sénats" - l'Assemblée de Versailles ? - ; l'allusion à l'incendie comme forme de lutte désespérée), d'autres élargissent singulièrement le champ de la contestation. Le poète semble vouloir répudier toutes choses "de ce monde" : l'"histoire", et "les peuples" eux-mêmes. Une expression comme "Ah ! passez, / Républiques de ce monde !" emprunte davantage au style prophétique et apocalyptique de la tradition chrétienne qu'à l'éloquence socialiste. Nous sommes aux confins d'un discours nihiliste, tout autant métaphysique que politique.

Cette emphase peut difficilement aller, de la part de Rimbaud, sans quelque ironie. L'intention de l'auteur semble être de mimer l'emballement de la colère. On remarquera, à ce propos, la gradation qui s'opère au sein des énumérations : les premiers termes sont relativement modérés ou, du moins, attendus (l'imprécation contre les industriels, les princes, la puissance, les empereurs, les régiments ...) et c'est à la fin de chaque série qu'apparaissent les notions les plus abstraites, les plus insolites : "histoire", "terreur", "peuples". Il s'agit littéralement d'une "colère folle" (Rimbaud s'applique à lui-même cette expression pour décrire sa réaction face à la répression anticommunarde, dans la lettre à Izambard du 13 mai 1871). Rimbaud sourit ici, on en jurerait, d'une certaine ubris révolutionnaire, la sienne d'abord, peut-être aussi celle d'un Vermersch dans Les incendiaires (ce qui ne l'empêche certes pas de partager les indignations qui la motivent).

L'expression "Tournons dans la Morsure" n'est pas facile à interpréter. L'énonciateur engage-t-il son esprit à une férocité bestiale par une métaphore animalière ? Il s'agirait dans ce cas de mordre comme une bête sauvage et de tourner sa mâchoire dans la plaie infligée à l'ennemi jusqu'à ce que mort s'ensuive. On peut penser aussi à un détournement de la locution "retourner le fer dans la plaie". Dans ce cas, la phrase pourrait être créditée d'un sens tout différent : l'énonciateur encouragerait son esprit à se souvenir des blessures reçues, à les ressasser pour mieux résister à la tentation de l'apaisement et de l'oubli, cette tentation à laquelle il semblait céder au début du texte.

 

Digression bibliographique n°2 : le cœur et l'esprit.

Faut-il affecter des rôles précis et distincts au "cœur" et à l'"esprit" dans le débat intime mimé par le poème ?

Tous les commentateurs ne le font pas et nous-mêmes, depuis le début de cette analyse, nous avons préféré parler de deux "voix" dialoguant dans l'esprit (ou dans le cœur) du poète. Quant à ces deux instances morales de "l'esprit" et du "cœur", nous avons eu tendance à les considérer comme des dénominations conventionnelles et largement interchangeables de la subjectivité. De ce fait, nous tombons dans le travers dénoncé par Benoît de Cornulier dans son article de 1992 (déjà cité) où il écrivait :

"L'interprétation monophonique de ce poème telle qu'on la fait d'ordinaire, supposant un revirement final, et que l'auteur, Rimbaud, emploie "mon esprit" et "mon cœur" comme des chevilles, au hasard et indifféremment, me paraît donc à contresens." (p.43)

Le lecteur nous accordera, sans doute, que nous ne faisons pas ici une "interprétation monophonique" de "Qu'est-ce-pour nous, mon cœur...". Pour autant, nous n'avons pas été convaincu par la façon dont Benoît de Cornulier distribue les rôles entre l'"esprit" et le "cœur" dans le poème, ni même d'ailleurs sur la nécessité de préciser le "casting". Ernest Delahaye et Claude Jeancolas qui font quelques pas timides dans cette direction opèrent d'ailleurs des choix différents de celui que fait Benoît de Cornulier.

On a vu plus haut que Claude Jeancolas attribue au cœur, las de souffrir, la fameuse réponse du vers 5 : "Qu'est-ce pour nous mon cœur [...] Rien !". Benoît de Cornulier, lui, attribue cette réplique à l'Esprit du poète, "instance supérieure de son identité, qui ouvre le débat et surtout le conclut (en interpellant "mon coeur")" (p.42).

Ernest Delahaye, dans son essai Les Illuminations et Une saison en enfer de Rimbaud (Messein, 1927), ne théorise pas les rôles respectifs de l'esprit et du cœur. Par contre, il a tendance à situer au niveau de l'intellect rimbaldien, en proie au "délire" doctrinaire de l'égalitarisme, la responsabilité de la violence du texte, réservant à la "sensibilité" un rôle modérateur qui, hélas, se révèlera insuffisant.

"Toute excitation déréglée produit un besoin subit de repos, le délire intellectuel s’éteint, la sensibilité parle :  "O malheur ! je me sens frémir... la vieille terre / Sur moi, de plus en plus à vous, la terre fond... " La « vieille terre » c'est la pitié humaine qui est revenue ; pourtant l'égalitaire subsiste : "Ce n'est rien ; j'y suis ; j'y suis toujours."

Benoît de Cornulier nous propose en somme la répartition des rôles opposée puisqu'il attribue au "cœur", siège traditionnel de la sensibilité, la passion révolutionnaire qui se déchaîne dans le texte, réservant à l'Esprit une position supérieure faite d'indifférence aux combats de ce monde et d'aspiration à un monde idéal.

Tout cela est donc décidément bien compliqué. Le "cœur", aux vers 1 et 21, apparaît en effet avec une certaine cohérence comme le confident sensible du poète, à des moments où s'expriment la souffrance, le doute et l'amitié plutôt que l'excitation violente. Et il est vrai aussi que c'est à son "esprit" que le poète fait allusion, au vers 10, comme d'ailleurs dans "Michel et Christine" au moment où se développe la vision héroïque de la révolution ("Mais moi, Seigneur, voici que mon Esprit vole, / Après les cieux glacés de rouge, etc."). Ces observations tendraient à confirmer les intuitions d'Ernest Delahaye. Mais cette division des rôles assez conventionnelle : le cœur du côté de la sensibilité, l'esprit du côté de l'imagination, recoupe-t-elle réellement les bifurcations successives de la pensée dans le poème ? Peut-on véritablement parler d'un débat entre l'esprit et le cœur ? J'avoue mon hésitation : je préfère en rester à l'idée, indubitable et suffisante, d'un débat du poète avec lui-même.   

 

Qui remuerait les tourbillons de feu furieux, / Que nous et ceux que nous nous imaginons frères ? / À nous ! Romanesques amis : ça va nous plaire. / Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux ! //

Tous les éditeurs proposent de comprendre : "que nous" comme "si ce n'est nous" (Benoît de Cornulier signale, exemples de Malherbe et La Fontaine à l'appui, le classicisme impeccable de cette tournure). Exposée sous la forme d'une question rhétorique, c'est donc l'idée que "nul autre que nous [mon cœur et moi] et ceux que nous imaginons frères ne sont capables de remuer les tourbillons de feu furieux". Ou encore : "nous ne pouvons compter sur nul autre que nous-mêmes [mon cœur et moi] et ceux [... etc.]  pour allumer l'incendie que nous appelons de nos voeux". Le discours prend ici, très nettement, la forme d'un argument que le poète s'adresse à lui-même ou, mieux dit, que la deuxième voix du poète (celle qui plaide en faveur de la constance dans l'action révolutionnaire) adresse à la première (celle pour qui tout cela n'est plus "rien").

Mais même cette "deuxième voix", remarquons-le, laisse percer des indices de scepticisme : cette fraternité révolutionnaire, dont on vient de montrer l'impérieuse nécessité pour qui veut vaincre, n'est-elle pas quelque peu imaginaire ? Cette voix même, qui se fait l'avocate de l'action révolutionnaire en laisse planer le soupçon. Même cette "deuxième voix", au moment où elle interpelle à leur tour ces "romanesques amis" en leur faisant miroiter la joyeuse exaltation de la lutte ("ça va nous plaire") et la glorieuse perspective d'une vie débarrassée de la servitude du travail ("jamais nous ne travaillerons"), laisse planer le doute par l'emploi de l'adjectif "romanesques" : tout cet idéal révolutionnaire n'est-il pas du "roman" ?

Ainsi voit-on se confirmer, à l'arrière-plan du discours héroïque, la présence constante d'une forme d'ironie qui renforce notre hypothèse concernant le sens des phrases initiales du texte : c'est bien la tentation du scepticisme politique et du ralliement aux "humains suffrages", aux "communs élans" ("L'Éternité") qui est en question dans le poème et qui constitue l'enjeu de la délibération entre le sujet lyrique et lui-même.

Europe, Asie, Amérique, disparaissez. / Notre marche vengeresse a tout occupé, / Cités et campagnes !

Au sommet de l'exaltation, le sujet lyrique proclame l'extension planétaire du domaine de la lutte. Il s'agit maintenant, ni plus ni moins, d'anéantir les continents. L'outrance du propos, une fois de plus, fait sourire. Son caractère plus apocalyptique que réellement politique étonne. Ou plutôt étonnerait si on ne voyait pas se profiler derrière ce thème apocalyptique, qui va envahir toute la fin du poème (éruptions volcaniques, raz de marées, destruction de la "vieille terre") une métaphore de la révolution. Rimbaud en use ainsi dans plusieurs de ses textes ("Après le Déluge", "Soir historique", notamment).

Les vers 18-19 introduisent un brusque changement de temps et/ou de mode dans les formes verbales, au moment où le récit nous apprend la victoire totale des insurgés. On passe subitement du futur de l’indicatif (« Jamais nous ne travaillerons ») et de l’impératif présent, mode de l’ordre et donc du souhait (« Europe, Asie, Amérique, disparaissez.. ») au passé de l’indicatif, mode de la réalité, temps de l'accompli. Ce dérapage grammatical mime à l'évidence un basculement du récit dans le fantasme : le locuteur s'imagine déjà vainqueur, maître et possesseur de la planète toute entière. C'est alors qu'apparaît, au milieu du vers 19, un nouveau tiret.

Nous serons écrasés ! / Les volcans sauteront ! et l'océan frappé... // Oh ! mes amis !

Ce tiret signale une nouvelle bifurcation du cheminement intérieur de la pensée. Au moment où ce que nous avons appelé la voix de la vengeance et de l'exaltation révolutionnaire s'égare dans des propos à dormir debout, une autre voix s'emploie à ramener le sujet lyrique à plus de lucidité. Elle rappelle le risque, et même la certitude  — selon elle — de la défaite, de l'écrasement de la révolution. Dans le style elliptique qui caractérise la narration rimbaldienne, l'enchaînement du vers 19 équivaut à un rapport d'opposition : « (Mais non) Nous serons écrasés ! … ». Cette défaite, Rimbaud la décrit sous la forme mythique d'un cataclysme naturel. Mais c'est là seulement, comme nous l'avons dit, une métaphore pour évoquer la mort des insurgés, une mort que laissent deviner les points de suspension interrompant la phrase à la fin du cinquième quatrain. 

L'interjection par quoi commence de sixième quatrain (Oh ! mes amis !) doit probablement être considérée comme un prolongement, en rejet, de cette séquence de texte. D'une part, parce qu'elle est immédiatement suivie d'un tiret qui la sépare nettement de ce qui suit. D'autre part à cause de son registre pathétique, qui s'accorde totalement avec le sens des vers précédents : c'est le cri de déploration qui accompagne l'évocation prophétique de la défaite.

mon cœur, c'est sûr, ils sont des frères : / Noirs inconnus, si nous allions ! allons ! allons ! / Ô malheur ! je me sens frémir, la vieille terre, / Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond, //

Nouveau tiret, nouvelle oscillation de la pensée : comme au vers 5, l'énonciateur refuse d'abandonner l'idée de la vengeance, de céder à la peur. L'argument qu'il met en avant maintenant est celui de la fidélité aux camarades. Il commence par revenir de façon critique sur le soupçon qui lui a échappé au vers 14 ("ceux que nous imaginons frères"). C'est ce moment de doute qu'il récuse en s'écriant maintenant : "mon cœur, c'est sûr, ils sont des frères". Puis, rejetant implicitement le discours de Cassandre tenu par l'autre voix, il se tourne vers les "noirs inconnus", c'est à dire les prolétaires anonymes et obscurs ("les hommes, qu'au soir fauve, / Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg", Les poètes de sept ans). Et il leur lance un appel au combat. D'abord de façon hypothétique et suggestive ("si nous allions !"), puis, la confiance s'installant, de façon plus pressante et décidée ("allons ! allons !").

Malheureusement, c'est l'autre voix qui avait vu juste. La défaite, toujours symbolisée par la métaphore apocalyptique, attend les conjurés. Le sujet lyrique l'ignorait-il ? Ce n'est pas sûr. Peut-être après tout n'est-il allé au combat que pour rester fidèle à une cause qu'il savait perdue et pour savourer jusqu'au bout cette union mystique des cœurs qu'il a trouvée au sein de la fraternité révolutionnaire. C'est l'étrange expression "sur moi de plus en plus à vous" qui suggère cette idée de communion mystique. Benoît de Cornulier explique cette formule charabiesque, "moi de plus en plus à vous", par l'imitation des formules finales épistolaires utilisées par Verlaine : "Moi tout tien", par exemple, dans la lettre à Rimbaud du 2 avril 1872. C'est possible, en effet (op. cit. p.56, note 52). En tout cas, l'expression contribue à faire ressentir au lecteur la signification particulière de cette mort, collective et fusionnelle, idée reprise, dans un certain sens, par le mode de destruction ("la terre fond") qui emporte la "vieille terre", avec ses habitants.

Ce n'est, après tout, rien d'autre que l'histoire de la Commune, l'illusion lyrique et, au bout, la mort. Une mort annoncée et pressentie longtemps à l'avance, au moins par les plus lucides des Communeux, ce qui ne les empêcha pas — pour la plupart d'entre eux —, jusqu'au dernier jour, d'"aller, aller" ... à la barricade. Ce dilemme, qui fut le leur : "se battre jusqu'au bout, à quoi bon ?", n'est-il pas celui qui déchire le sujet discourant dans ce texte ?

 

Digression bibliographique n°3 : statut et signification du "vers" 25.

1) Dernier vers ou ligne de prose ?

La présence d'un "vers" de neuf syllabes, à la fin de "Qu'est-ce pour nous mon cœur", a fait couler beaucoup d'encre.

Parterne Berrichon, qui attribue la fureur du poème à l'influence de l'absinthe, a fait l'hypothèse qu'il pouvait y avoir là un commentaire ajouté après coup par Rimbaud, tout à fait indépendant du poème : "Après coup, le poète, revenu au calme, y a ajouté, afin qu'on ne se méprît pas, ce commentaire ironique." (Jean-Arthur Rimbaud, le Poète, Mercure de France, 1912, p.148). 

Tout en commentant le passage, correctement, comme une sorte de conclusion, partie intégrante du poème, les commentateurs ultérieurs le caractérisent souvent comme "une ligne de prose". Le manuscrit étant longtemps resté inconsultable, les éditeurs se sont permis certaines fantaisies. Plusieurs d'entre eux ont tenté de conférer un statut de non-vers à cette dernière ligne de texte en la singularisant par des artifices de typographie : écart par rapport à la marge, italiques, ligne de séparation entre le poème et sa conclusion... Le manuscrit, que l'on connaît bien maintenant, depuis la récente vente de la collection Pierre Berès, montre pourtant un alignement total de cette dernière ligne sur les vers précédents et l'absence complète de particularités graphiques. Cette réalité ruine des hypothèses comme celle de Berrichon et autorise à se demander si Rimbaud n'a pas souhaité que l'on considère sa clausule comme un vers : un vers "faux exprès", isolé et écourté afin de mimer l'avortement du rêve héroïque narré par le poème, au moment où il paraît tourner au cauchemar. Dans sa forme comme dans son contenu, le rêve tourne court ! Steve Murphy constate d'ailleurs que les "perturbations métriques délibérées", en guise de clausule en fin de poème, sont relativement fréquentes dans les textes de 1872. Il cite la version de "Chanson de la plus haute tour" incluse dans Une saison en enfer (4 syllabes au lieu de 5 à la fin du second sizain), "Le loup criait ..." (6 syllabes au lieu de 7), "Honte" (8 syllabes au lieu de 7 dans l'avant-dernier vers), "Entends comme brame" (6 syllabes au lieu de 5 à la fin du cinquième quatrain), l'alexandrin final de "Bonne pensée du matin" (Oeuvres complètes, Champion, 1999, Tome I, p.870).

Dans un poème qui se signale, en outre, par une amétricité chaotique généralisée (marquée notamment par la présence de "e" féminins impossibles à accentuer dans les positions où tombe normalement l'accent métrique : 6ème de l'alexandrin binaire, 4ème et 8ème dans les trimètres) n'est-il pas permis de penser que Rimbaud ait voulu conclure sur une ultime et provocante impertinence de versification ? Refuser le statut de vers à cette dernière ligne de texte, n'est-ce pas gommer pieusement la portée de cette impertinence ? Dans ce contexte où la notion de vers régulier tend à disparaître, quel sens y a-t-il à refuser d'appeler "vers" le vers 25 de "Qu'est-ce pour nous mon coeur ?" C'est, en tout cas, le mode de désignation qui nous vient spontanément à la plume et que nous employons, sans états d'âme, dans notre commentaire.

Ce n'est pas le conseil, pourtant, de cet expert s'il en est qu'est Michel Murat :

"La dernière ligne du poème : "Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours", ne peut être considérée comme un vers que si on suppose une interruption de la copie (effective) ou du discours (fictionnelle). La faire entrer comme altération supplémentaire dans la structure métrique serait en effet incohérent, parce que le poème conserve précisément la périodicité du nombre syllabique global ; le corpus ne fournit aucune analogie plausible. D'autre part le caractère nettement conclusif de la formule rend saugrenue l'hypothèse d'une interruption. Il me paraît plus simple de considérer qu'il s'agit d'une ligne de prose par défaut, le statut de cette ligne n'étant pas déterminable." (Michel Murat, L'Art de Rimbaud, José Corti, 2002, p.60-61).

 

2) Chute ironique désenchantée ou réaffirmation du projet révolutionnaire ?

L'interprétation de ce vers 25 divise les commentateurs rimbaldiens depuis toujours. Ainsi, tandis que Paterne Berrichon, en 1912, voyait dans cette clausule un commentaire auto ironique de Rimbaud, ajouté après coup, "afin qu'on ne se méprît pas", Ernest Delahaye, en 1927, voyait au contraire dans cette formule finale une réaffirmation par le poète de l'énonciation de son projet révolutionnaire : "pourtant, il ne se dédit pas entièrement, l'égalitaire subsiste : Ce n'est rien : j'y suis ; j'y suis toujours." (Les Illuminations et Une saison en enfer de Rimbaud, Messein, 1927). Suzanne Bernard, dans son édition de 1960 chez Garnier, semble abandonner l'hypothèse berrichonnienne d'un ajout extérieur au poème, à fin de dédouanement, mais maintient une partie de l'idée en décelant dans cette fin de texte une conclusion auto ironique : "la ligne ajoutée en bas du poème marque le retour à la réalité, le réveil dégrisé après le cauchemar grandiose". Mais la thèse d'Ernest Delahaye n'a pas perdu ses partisans puisqu'on la retrouve, presque telle quelle, dans le récent catalogue de la Vente Pierre Berès (20 juin 2006, non signé) : "La révolte politique de la Commune a été renversée. Mais non pas celle de Rimbaud qui, à la fin, a fait cette révolte sienne et tient sa position : "Ce n'est rien ! J'y suis ! J'y suis toujours." À ce panorama, il faut enfin ajouter la solution différente proposée par Benoît de Cornulier qui semble diagnostiquer lui aussi dans cette fin l'expression d'une déception ("ce n'est rien"). Mais il ne saurait s'agir, pour cet auteur, de la déception du révolutionnaire constatant qu'il se mouvait dans l'utopie, il y voit bien plutôt le constat d'échec dressé par l'Esprit du poète, déçu d'une victoire révolutionnaire qui, pour être mondiale et totale, n'en reste pas moins terrestre ("j'y suis toujours") et donc très inférieure à ce qu'il avait espéré (pour un résumé plus précis de l'analyse de ce dénouement par Benoît de Cornulier, voir notre digression bibliographique n°4). 

J'essaye de justifier ci-dessous, ma préférence personnelle pour la thèse de Suzanne Bernard.

 

Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours :

La réutilisation par Rimbaud de l’adverbe « rien » (déjà présent au v.5) sonne comme un retour au point de départ, une réponse différée à la question du vers 1, un effet de bouclage du texte : « Qu'est-ce pour nous, mon cœur, que les nappes de sang (v.1) […] Ce n’est rien ! (v.25) […] ». L'appréciation du sentiment qui se dissimule derrière ce "rien" commande toute l'interprétation du poème.  

Une lecture traditionnelle (qui remonte à Ernest Delahaye) consiste à donner à ce "rien" le sens de l'indifférence à la peur, du courage révolutionnaire, de la fermeté devant la mort : Nous serons écrasés ... qu'importe, la mort n'est rien ("ce n'est rien") ... je reste en première ligne ("j'y suis toujours"). Cette lecture de la fin du poème pourrait paraître recevable s'il n'y avait pas la formulation symétrique du vers 5, formulation dont le sens est éclairé, comme nous l'avons vu, par le mouvement de rejet qu'elle provoque chez le sujet lyrique : "Mais si, toute encore, nous la voulons (la vengeance)". Un tel rejet n'aurait aucun sens si le "rien" du vers 5 exprimait la détermination politique et le courage devant les risques du combat. Il n'a de sens que si Rimbaud met derrière ce "rien" une idée d'indifférence politique, un désir (tel que nous l'avons déjà commenté) de ne plus être tourmenté par le souvenir de la Semaine sanglante et les projets de revanche qu'elle a engendrés, désir coupable qui provoque une rébellion de la conscience, point de départ de la vision héroïque.

Une autre lecture (illustrée notamment par Suzanne Bernard) propose de voir dans le dénouement du poème "le réveil dégrisé après le cauchemar grandiose". Dans ce cadre d'interprétation, le vers écourté et isolé sur lequel se termine le poème mime l’avortement brutal du rêve héroïque qui emportait le sujet lyrique : le rêveur s'éveille au plus fort de son cauchemar, mi-soulagé (« ce n’est rien »), mi-dépité (« j’y suis ! j’y suis toujours » ... sur la terre, qui n’a pas fondu). Si nous adoptons cette façon de voir, nous conférons à l'expression "ce n'est rien" du vers 25 un sens beaucoup plus compatible avec la première utilisation du mot "rien" au début du poème : une idée d'irréalité, d'extériorité du sujet lyrique par rapport à tout ce fracas révolutionnaire : il ne m'est rien arrivé, ce n'était qu'un rêve.

Il ne s’agit évidemment pas dans ce constat d’un abandon idéologique, le poème le montre suffisamment. Il s’agit peut-être d’un aveu d'hésitation, de carence, d'impuissance politique ou d'inadaptation à l'action révolutionnaire (qu'on se souvienne du "Comment agir, ô cœur volé ?" dans "Le Cœur supplicié" ou encore du "je ne comprends pas la révolte" de "Mauvais sang"). Il faut sans doute aussi y entendre une moquerie à l’égard de l'utopisme naïf, à l'égard de l'anarchisme flamboyant qui transparaissaient dans le discours précédent. En quelque sorte, le sujet lyrique a vécu dans l'imaginaire, et le temps d'un poème, l'expérience de l'engagement révolutionnaire, avec ses dilemmes et ses drames, l'ivresse des combats, les affres de la défaite ... sans frais pour lui. Il en ressort indemne et rassuré d'être toujours vivant mais aussi secrètement dépité de son peu de réalité. On songe au Prince de "Conte" dont les colères, les destructions, les meurtres, et la mort même, comptent toujours pour "rien".

Cette interprétation est-elle dépolitisante comme semblent le craindre certains rimbaldiens. Pas du tout, au contraire : Rimbaud interroge dans ce poème son rapport complexe à la politique et à la révolution. Rien de plus "politique" en somme que cette réflexion. À moins qu'on ne veuille faire de Rimbaud une sorte de poète-militant, et même un militant sans états d'âme, "tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur" ... Mais ce serait là, précisément, réduire à bien peu de choses la problématique politique du jeune poète.

 

Digression bibliographique n°4 : l'interprétation du poème par Benoît de Cornulier.

Comme je l'ai déjà indiqué, Benoît de Cornulier est, à ma connaissance, le seul critique qui ait consacré une analyse détaillée à ce poème (op. cit.). L'étude remarquable des audaces métriques, l'attention portée à la structure polyphonique, à la logique narrative et/ou discursive du poème font de cet article un document de référence, auquel la présente étude emprunte largement. Cela dit, la lecture proposée par Benoît de Cornulier ne m'a pas convaincu sur quelques points essentiels sur lesquels je souhaiterais revenir, en conclusion.

  • Résumé (un résumé qui ne prétend être ni objectif, ni complet, évidemment : il s'agit d'un texte de plus de vingt pages). 

Benoît de Cornulier (op. cit. p.51 et suivantes) refuse "l'interprétation traditionnelle" expliquant diverses péripéties du poème (la victoire des vers 18-19, l'anéantissement des vers 23-24) comme de purs fantasmes d'un sujet réellement existant : le poète. Pour Benoît de Cornulier, il s'agit au contraire de l'expérience réelle (réelle dans la diégèse) d'un sujet fictif, protagoniste de ce qui est présenté comme une sorte d'apologue, ou de fable philosophique. Dans cette histoire, la révolution mondiale a triomphé : la conquête du monde évoquée par les vers 18-19 doit être comprise comme une expérience vécue par le sujet d'énonciation inscrit dans le poème. 

Mais alors, comment comprendre : "Nous serons écrasés" ? 

Il écrit :

     "Comment donc (objectera-t-on à la présente analyse), ceux qui viennent d'être vaincus ou anéantis pourraient-ils écraser leurs vainqueurs ? Ne faut-il pas supposer pour le moins, plus conformément à l'interprétation traditionnelle, que cette prédiction nie la victoire claironnée au distique précédent, et oppose déjà dans ce poème la réalité à l'illusion?
     Raisonner ainsi serait encore manquer d'attention, ou de confiance, envers la lettre du texte. Terminons seulement la lecture de ce distique et de la réplique qu'y formule le poète. Le vers suivant explicite et explique cette prédiction d'écrasement :

Les volcans sauteront ! et l'océan frappé...

     C'est donc par les volcans et l'océan — la nature déchaînée — que nous serons écrasés, et non par les hommes que nous aurons anéantis ou vaincus" (p.52).

Benoît de Cornulier, on le constate, ne retient pas l'interprétation métaphorique que l'on propose traditionnellement pour cette éruption volcanique (révolution réprimée et défaite). Il conserve à la formule sa valeur dénotative (un cataclysme naturel). Il voit dans la victoire révolutionnaire et dans l'écrasement des vainqueurs par la nature deux événements réels successifs : le premier d'ordre politique, le second d'ordre physique.

Mais quelle est, pour ce critique, la signification symbolique de cette seconde catastrophe, infligée aux hommes par les forces cosmiques ? L'auteur la formule de diverses manières et notamment, à la fin de son article, en comparant le poème de Rimbaud au "Voyage" de Baudelaire :

     "Les deux poèmes de Baudelaire et de Rimbaud ont donc en commun d'opposer à une exigence en apparence totale (mais du moins pensable), tour du monde ou destruction de toutes les sociétés terrestres, une exigence absolue, seule vraiment totale, mais peut-être pas réalisable du moins dans cette vie, et peut-être même pas pensable, et en tout cas s'exprimant essentiellement dans l'indéfini de la négation du fini actuel [cf. le "Anywhere out of the world, N'importe où hors du monde" du Spleen de Paris, 1848]." (p.59).

La fonction de la catastrophe cosmique, dans le poème de Rimbaud, serait donc de signifier au poète, représenté par son Esprit, l'impossible réalisation de son projet d'évasion hors de notre "vieille terre". Car le Poète, ou son Esprit, ne partagent pas le projet révolutionnaire du cœur. Ce qu'ils veulent, c'est l'Inconnu, l'Infini, l'Ailleurs absolu, l'Autre Monde. Ainsi, lorsqu'il commente la phrase : "si nous allions ! allons ! allons !", Benoît de Cornulier écrit :

     "Allons ! allons !", mais où ? N'est-ce qu'une réitération de l'appel du cœur criant : "À nous !" pour inviter à la vengeance destructrice ses amis supposés ? Non, sans doute, puisqu'ils ont déjà répondu à cet appel (déjà à la strophe précédente : "Notre marche vengeresse a tout occupé") [...] Là encore, comme il l'a fait d'emblée [au vers 5], le poète surenchérit sur le cœur, en lançant un appel radicalement nouveau par rapport au projet réalisé de destruction, vengeance complète, et occupation des continents. Le "rien" initial du poète à son cœur commence à s'expliquer : il veut autre chose, aller ailleurs." (p.54).

Le cœur, donc, a gagné : son projet est "réalisé", les continents sont réellement conquis, la vengeance est complète, mais pour l'Esprit tout cela n'est "rien". Et si le poète conclut le texte sur la phrase : "Ce n'est rien ! J'y suis ! J'y suis toujours", c'est pour exprimer sa déception d'avoir raté son grand Départ. Quant à la présence d'un "vers" de neuf pieds à la fin du poème, elle ne signifie pas l'interruption d'un rêve comme le supposait Suzanne Bernard (un "réveil dégrisé", disait celle-ci) mais tout simplement l'interruption de la vie, la mort du sujet lyrique :

    "Le poète écrasé ne fait pas un vers faux : comment pourrait-il continuer à déclamer des quatrains d'alexandrins, ou d'anti-alexandrins, et à former comme au début de longues phrases, alors que les volcans qui "sautent" lui retombent sur la gueule. Plus simplement, sa voix s'éteint, parce qu'il est écrasé. Le cataclysme enfin l'a fait taire. Vers, quatrain, poème interrompus plutôt que simplement malrimant ou faux. La fin du poème, c'est une voix qui se tait et le silence."

 

  • Tentative de réfutation 

La lecture du poème par Benoît de Cornulier est donc assez sensiblement différente de ce qu’il appelle péjorativement « l’interprétation traditionnelle ». 

On peut, certes, noter deux points de convergence importants :  

- Comme la plupart des autres commentateurs, c’est autour de la Commune et, plus généralement, sur le positionnement politique de Rimbaud à l’égard de la révolution sociale, que Benoît de Cornulier situe l’enjeu du poème.

- Comme Suzanne Bernard et autres, il reconnaît dans le poème le thème rimbaldien par excellence de l’inaccessible Idéal, de l’Absolu hors d’atteinte, du rêve avorté, du désir frustré …  

Il faut cependant bien mesurer l’effet idéologique induit par le renouvellement interprétatif proposé par Benoît de Cornulier. Alors que la lecture traditionnelle du poème fait de la révolution une des figures possibles, pour le jeune Rimbaud, de l’inaccessible Idéal, ce critique propose au contraire de lire dans le poème une dénonciation de ce faux idéal que serait la révolution au regard de l’Absolu rêvé par le poète.  

Benoît de Cornulier parvient à sa démonstration au prix d’une sophistication extrême de l’analyse, notamment fondée sur l'idée d’une hiérarchie que Rimbaud établirait entre "l’Esprit" (avec un grand E, qui n’est pas de Rimbaud) et "le cœur" :

    "Une originalité de la polyphonie intérieure du poème de Rimbaud, écrit Benoît de Cornulier, tient peut-être à ce que l'une des deux instances — l'Esprit — y déconcerte l'autre en exprimant (comme on verra) une exigence d'ordre supérieur" (p.43).

On chercherait vainement dans le poème, selon moi, une base objective à cette hiérarchie. J'ai beaucoup de mal à suivre Benoît de Cornulier dans cette voie. On remarquera d'ailleurs que dans "Michel et Christine", poème sensiblement contemporain reposant lui aussi sur la narration d'un fantasme révolutionnaire, de sa naissance à son effondrement, l' "Esprit", écrit par Rimbaud cette fois avec un E majuscule, est présenté comme le vecteur de la passion révolutionnaire, l'instrument psychique de la vision épique et barbare ("voici que mon Esprit vole, / Après les cieux glacés de rouge, etc."), rôle que Benoît de Cornulier entend réserver ici au "cœur". Il n'est donc pas certain, pour moi, que Rimbaud attribue des fonctions spirituelles distinctes au "cœur" et à "l'esprit" dans notre poème. Encore moins que cette répartition des rôles, si elle existe, soit celle indiquée par Benoît de Cornulier.

L'interprétation de toute la deuxième partie du poème me paraît extrêmement embrouillée. Et notamment, ce double dénouement : une révolution victorieuse ... suivie d'un cataclysme naturel qui ne se confondrait pas avec elle. Car, dans ce cas, quelle est la nature de cette seconde catastrophe, naturelle, si ce n'est pas la métaphore d'une révolution réprimée et défaite ? l'apocalypse dont parle l'Écriture ? Ce qui impose à Cornulier de lancer cette hypothèse de lecture bizarre, c'est son refus de voir dans les deux moments successifs de victoire (v.18-19) et de défaite (v.23-24) de simples mouvements imaginaires et contradictoires de la pensée (on va gagner, dit la voix de l'enthousiasme et de la colère ; mais non on va perdre, dit la raison raisonnable). Il a besoin de trouver dans le poème une action linéaire pour pouvoir introduire le thème de l'insatisfaction du sujet lyrique devant la réalisation d'un idéal qui n'est pas le sien (parce qu'il est purement matérialiste). 

De là découle cette autre interprétation surprenante, celle de l'apostrophe : "Allons ! allons !". Pour notre critique, il ne s'agit pas d'aller au combat, à la barricade, malgré les risques... (sens qui me paraît évident) mais d'aller ... "anywhere out of the world", c'est à dire de s'élancer toujours plus loin dans la quête de l'Inconnu (expression d'une aspiration métaphysique sans Dieu : ce que la tradition critique décrit chez Baudelaire comme postulation vers une transcendance vide). 

 

 

Bibliographie

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Benoît de Cornulier, "Lecture de "Qu'est-ce pour nous mon cœur" de Rimbaud comme dialogue dramatique du poète avec son cœur", Studi francesi, 1992, p. 37-59. 

On peut commander cet article sur le site de l'Institut d'Information Scientifique et Technique du CNRS : http://cat.inist.fr/?aModele=afficheN&cpsidt=3722678

Éric Marty, « Rimbaud et l’adieu au politique », Cahiers de littérature française n° II, Spécial Rimbaud, dirigé par André Guyaux, Bergamo University Press, Edizioni Sestante / L’Harmattan, octobre 2005.

BenoÎt de Cornulier, "Qu'est-ce pour nous... comme dialogue dramatique de l'Esprit et du Cœur", De la métrique à l’interprétation, Classiques Garnier, 2009, p.213-315. Ce chapitre reprend l'article publié en 1992 dans Studi francesi, 106, en le remaniant.