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Qu'est-ce pour nous, Mon Cœur ... (1872)

Qu'est-ce pour nous, Mon Cœur...


Qu'est-ce pour nous, Mon Cœur, que les nappes de sang
Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris
De rage, sanglots de tout enfer renversant
Tout ordre ; et l'Aquilon encor sur les débris

Et toute vengeance ? Rien !... Mais si, toute encor,
Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats,
Périssez ! puissance, justice, histoire, à bas !
Ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d'or !

Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,
Mon Esprit ! Tournons dans la Morsure : Ah ! passez,
Républiques de ce monde ! Des empereurs,
Des régiments, des colons, des peuples, assez !

Qui remuerait les tourbillons de feu furieux,
Que nous et ceux que nous nous imaginons frères ?
À nous ! Romanesques amis : ça va nous plaire.
Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux !

Europe, Asie, Amérique, disparaissez.
Notre marche vengeresse a tout occupé,
Cités et campagnes ! Nous serons écrasés !
Les volcans sauteront ! et l'océan frappé...

Oh ! mes amis ! mon cœur, c'est sûr, ils sont des frères —,
Noirs inconnus, si nous allions ! allons ! allons !
Ô malheur ! je me sens frémir, la vieille terre,
Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond,

Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours.

 


   Les éditeurs situent la rédaction du poème entre la fin 1871 et le printemps 1872. Elle est en tout cas postérieure à la Semaine sanglante (21-29 mai 1871), à laquelle nous ramènent de nombreuses allusions.
   Le texte obéit à une structure dialoguée qui se superpose à la forme poétique proprement dite (six quatrains d'alexandrins, prolongés par un dernier vers isolé de 9 syllabes). Ce dialogue fait entendre deux voix intérieures, de sensibilités contraires, dont l'entrée en scène alternative est signalée par des tirets, aux vers 5, 19 et 21. La première de ces voix exprime l'indifférence aux événements tragiques de l'année 1871 ou, du moins, une certaine lassitude de la révolte (v.1-5) ; plus loin, elle se fera l'avocat de la lucidité et de la prudence (v.19-21). La seconde prône la nécessité de la vengeance : elle représente l'exaltation révolutionnaire, la fidélité dans la camaraderie et l'opiniâtreté dans la lutte (v.5-19).
   Au début du texte, le sujet lyrique évoque le "sang" répandu, les "braises" (celles des incendies qui ont marqué les derniers soubresauts de la Commune ?), les "sanglots" que tout révolté doit s'attendre à verser. Or, tout cela, dit-il, ne lui est "rien". Mais quelqu'un d'autre, en lui, se récrie contre cette déclaration d'indifférence et exhorte le poète à continuer à combattre "industriels, princes, sénats", etc. Au rythme haletant d'alexandrins passablement chahutés, le discours s'enfle, devient de plus en plus véhément, outrancier, prophétique ("notre marche vengeresse a tout occupé"), dans ce qui paraît être une parodie de l'anarchisme apocalyptique. C'est alors que la première voix intervient à nouveau pour mettre en garde l'orateur contre les risques de cette démesure : "Nous serons écrasés". Mais le poète n'écoute pas : il restera fidèle à une cause qu'il sait perdue, il veut savourer jusqu'au bout cette union mystique des cœurs qu'il a trouvée au sein de la fraternité révolutionnaire. La punition s'abat : "Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond".

    Le vers écourté et isolé sur lequel se termine le poème mime l’interruption brutale de la fiction héroïque qui emportait l'esprit du poète. Le rêveur s'éveille au moment où son rêve tourne au cauchemar, mi-soulagé (« ce n’est rien »), mi-dépité (« j’y suis ! j’y suis toujours » ... sur la terre, qui n’a pas fondu). 

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Compte rendu de l'étude de Benoît de Cornulier : "Qu'est-ce pour
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