Commentaire
Ce
petit poème de huit vers (deux quatrains en rimes croisées) est un des
premiers textes de Rimbaud. Il est daté de Mars 1870 (Rimbaud aura 16 ans
le 20 octobre 1870). Comme il est normal à cet âge, et à cette saison
(le printemps), c’est un projet d’avenir, un programme de bonheur :
l’adolescent rêve d’un bonheur parfait trouvé dans l’harmonie avec
la nature, un bonheur identifié à la plénitude des sensations.
***
Le
poème déclare un projet : il est écrit au futur : « j’irai »
(2 fois), « j’en
sentirai », « je laisserai », « je ne parlerai
pas, je ne sentirai rien », « montera ». La référence
spatio-temporelle du premier vers évoque des paysages idéaux («soirs
bleus d’été ») et indéfinis. Les futurs, les pluriels de
« sentiers » et surtout de « soirs » excluent
toute référence à une expérience précise réellement vécue. Il
s’agit bien d’un rêve pour demain, pour l’été qui vient peut-être,
ou pour un avenir plus lointain encore.
L’auteur
se rêve en vagabond (« comme un bohémien » v.7). La répétition
du verbe « aller » (vers 1 et 7), de l’adverbe « loin »
(« loin, bien loin » v.7) indiquent l'attrait de la promenade,
de la marche à pied dans la campagne (« par la Nature » v.8,
où la préposition par signifie « à travers », avec une idée
de traverser, de parcourir).
Dans
la deuxième strophe, le rapport avec la Nature (que Rimbaud écrit avec
une majuscule pour la personnifier ou la diviniser, à la manière des
Romantiques) est décrit comme une forme d’amour : « Et
l’amour infini me montera dans l’âme ». La nature est comparée
à une femme : « heureux comme avec une femme ».
Des
harmonies phonétiques : assonances en [é] dans le premier quatrain,
échos des [eur] dans le vers 3 (rêveur/fraîcheur), des [in] dans le
vers 7 (loin, bien loin, bohémien), s’ajoutent à la délicatesse des
rimes (notamment féminines : âme/femme ; nue/menue) pour créer
une atmosphère douce et musicale qui transmet au lecteur une impression
de bien-être et de bonheur.
Il
ressort bien du poème le rêve d’un bonheur idéal rencontré dans
l’harmonie avec la Nature. Comme le suggère en outre le titre,
l’image que l’adolescent se fait du bonheur est essentiellement
sensuelle.
Dans
la première strophe, Rimbaud fait appel presque exclusivement à des
sensations tactiles : « picoté », « fouler »,
« baigner », « fraîcheur ». Le picotement des blés,
la fraîcheur de l’herbe et du vent sont des sensations liées à la
saison où le poème a été écrit : le printemps. Le choix de
sensations tactiles, liquides même (« baigner », « fraîcheur »),
exprime le désir d’un contact physique avec la nature.
De
même, il convient de noter la double phrase négative du vers 5 :
« Je ne parlerai pas ; je ne penserai rien » qui vise à
placer hors-circuit l’être conscient, l’intellect. C’est dans la
sensation brute seulement que le bonheur peut être atteint.
Dans
le second quatrain, l’organisation syntaxique de la phrase vise à
produire un rythme ascendant qui suggère une exaltation grandissante
jusqu’à l’apothéose du dernier vers. Le vers 5, sagement coupé en
deux, est un alexandrin régulier. Le vers 6, dépourvu de césure* forte
à l’hémistiche, se lit d’un seul tenant et allonge le rythme;
le verbe « monter », exprime l’idée d’une intensité
croissante ; en outre, on entend dans ce vers à cinq reprises la
lettre qui se prononce « Aime! » et qui s’articule en avançant
les lèvres, comme pour un baiser. Le vers 7, avec la répétition
« loin, bien loin » commence avec un mouvement de vague
ascendante et déborde sur le vers suivant grâce au rejet du groupe
« par la Nature » : cet allongement au delà des limites
normales du vers élargit l’espace du vagabondage et amplifie le chant
jusqu’à un point d’équilibre matérialisé par le tiret. Le dernier
segment du vers 8 : « heureux comme avec une femme » suggère
l’accession à un état de bonheur parfait et de plaisir pur, comparable
à l’union entre un homme et une femme.
***
Dans ce texte printanier, on peut trouver l’expression simple
mais juste d’une âme adolescente : l’attente du bonheur, le désir
de s’évader, de vagabonder de par le monde. L’éveil de la sensualité
s’exprime dans la quête d’une intensité des sensations, la célébration
imaginaire d’une noce avec la Nature.
|