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Soir historique (Les Illuminations, 1873-1875)

 

  
Soir historique

     En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d'un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l'étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d'harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant.
     Il frissonne au passage des chasses et des hordes. La comédie goutte sur les tréteaux de gazon. Et l'embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides !
     À sa vision esclave, l'Allemagne s'échafaude vers des lunes ; les déserts tartares s'éclairent les révoltes anciennes grouillent dans le centre du Céleste Empire, par les escaliers et les fauteuils de rocs un petit monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s'édifier. Puis un ballet de mers et de nuits connues, une chimie sans valeur, et des mélodies impossibles.
     La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! Le plus élémentaire physicien sent qu'il n'est plus possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle, brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une affliction.
     Non ! Le moment de l'étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée, et des exterminations conséquentes, certitudes si peu malignement indiquées dans la Bible et par les Nornes et qu'il sera donné à l'être sérieux de surveiller. Cependant ce ne sera point un effet de légende !

 

 

     "Soir historique" annonce une apocalypse que Rimbaud entend différencier de celles des poètes et des prophètes. Ce sera une apocalypse réelle, autant dire : une révolution.
      La première phrase du texte indique clairement la cible de l'ironie rimbaldienne : celui qui prétend vivre à l'écart, "retiré de nos horreurs économiques", et qu'il appelle "le touriste naïf". Par opposition, "l'être sérieux" mentionné à la fin du poème est l'individu engagé, en attente d'un bouleversement qui "ne sera point un effet de légende".
     Mais, cette éthique de l'engagement, Rimbaud la défend ici en tant que poète. Il vise moins le citoyen apolitique ou le bourgeois satisfait que les poètes (à la manière des Parnassiens ou de son ami Verlaine) qui prétendent se tenir au dessus de la mêlée et qui produisent une littérature conforme à leur positionnement socio-politique : une "poésie subjective" que Rimbaud rejetait déjà dans ses lettres du voyant comme étant "fadasse" et périmée.     
     Le lecteur reconnaîtra ainsi dans les deux premiers paragraphes un véritable inventaire de la mièvrerie poétique : l'univers des "Fêtes galantes", avec leurs "chasses", leurs "clavecins", leur théâtre de société. Puis la métaphore théâtrale se prolonge en s'élargissant. Notre "touriste naïf" assiste en spectateur ébahi aux grands événements du monde : l'avènement de l'Empire allemand, les Progrès de la colonisation. Enfin, Rimbaud porte le fer contre les clichés du romantisme (les couchers de soleil aux "chromatismes" somptueux, le "ballet de mers et de nuits connues") et la sentimentalité morbide qui le caractérise, la mélancolie (spleens baudelairiens, remords verlainiens) : "il n'est plus possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle, brume de remords physiques dont la constatation est déjà une affliction".

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