Soir historique
En
quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf,
retiré de nos horreurs économiques, la main d'un maître anime
le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l'étang,
miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes,
les voiles, et les fils d'harmonie, et les chromatismes légendaires,
sur le couchant.
Il frissonne au passage des chasses et
des hordes. La comédie goutte sur les tréteaux de gazon. Et
l'embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides !
À sa vision esclave, —
l'Allemagne s'échafaude vers des lunes ; les déserts tartares
s'éclairent — les révoltes anciennes grouillent
dans le centre du Céleste Empire, par les escaliers et les
fauteuils de rocs — un petit monde blême
et plat, Afrique et Occidents, va s'édifier. Puis un ballet de
mers et de nuits connues, une chimie sans valeur, et des mélodies
impossibles.
La même magie bourgeoise à tous les
points où la malle nous déposera ! Le plus élémentaire
physicien sent qu'il n'est plus possible de se soumettre à
cette atmosphère personnelle, brume de remords physiques, dont
la constatation est déjà une affliction.
Non ! — Le moment de l'étuve,
des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète
emportée, et des exterminations conséquentes, certitudes si
peu malignement indiquées dans la Bible et par les Nornes et
qu'il sera donné à l'être sérieux de surveiller. —
Cependant ce ne sera point un effet de légende ! |
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"Soir
historique" annonce une apocalypse que Rimbaud entend différencier de celles des
poètes et des prophètes. Ce sera une
apocalypse réelle, autant dire : une révolution.
La
première phrase du texte indique clairement la cible de l'ironie
rimbaldienne : celui qui prétend vivre à l'écart, "retiré de nos
horreurs économiques", et qu'il appelle "le touriste
naïf". Par opposition, "l'être sérieux" mentionné à
la fin du poème est l'individu engagé, en attente d'un bouleversement qui "ne sera point un effet de légende".
Mais, cette éthique de l'engagement, Rimbaud
la défend ici en tant que poète. Il vise moins le citoyen apolitique
ou le bourgeois satisfait que les poètes (à la manière des
Parnassiens ou de son ami Verlaine) qui prétendent se tenir au dessus
de la mêlée et qui produisent une littérature conforme à leur
positionnement socio-politique : une "poésie
subjective" que
Rimbaud rejetait déjà dans ses lettres du voyant comme étant
"fadasse" et périmée.
Le lecteur
reconnaîtra ainsi dans les deux premiers paragraphes un véritable
inventaire de la mièvrerie poétique : l'univers des "Fêtes
galantes", avec leurs "chasses", leurs
"clavecins", leur théâtre de société. Puis la
métaphore théâtrale se prolonge en s'élargissant. Notre
"touriste naïf" assiste en spectateur ébahi aux grands
événements du monde : l'avènement de l'Empire allemand, les Progrès
de la colonisation. Enfin, Rimbaud porte le fer contre les clichés du
romantisme (les couchers de soleil aux "chromatismes"
somptueux, le "ballet de mers et de nuits connues") et la
sentimentalité morbide qui le caractérise, la mélancolie
(spleens baudelairiens, remords verlainiens) : "il n'est plus
possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle, brume de
remords physiques dont la constatation est déjà une affliction".
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