Solde
À vendre ce que les Juifs n'ont
pas vendu, ce que noblesse ni crime n'ont goûté, ce
qu'ignorent l'amour maudit et la probité infernale des
masses : ce que le temps ni la science n'ont pas à
reconnaître : Les Voix reconstituées ; l'éveil fraternel de toutes
les énergies chorales et orchestrales et leurs
applications instantanées ; l'occasion, unique,
de dégager nos sens ! À vendre les Corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout
sexe, de toute descendance ! Les richesses jaillissant à chaque démarche
! Solde de diamants sans contrôle !
À vendre l'anarchie pour les masses ; la satisfaction irrépressible
pour les amateurs supérieurs ; la mort atroce pour les fidèles et les
amants !
À vendre les habitations et les migrations, sports, féeries et comforts
parfaits, et le bruit, le mouvement et l'avenir qu'ils font ! À vendre les applications de calcul et les sauts d'harmonie inouïs. Les
trouvailles et les termes non soupçonnés, possession immédiate, Élan insensé et infini aux splendeurs invisibles, aux délices
insensibles, — et ses secrets affolants pour chaque vice
— et sa gaîté
effrayante pour la foule —.
— À vendre les Corps, les voix, l'immense opulence inquestionable, ce
qu'on ne vendra jamais. Les vendeurs ne sont pas à bout de solde ! Les
voyageurs n'ont pas à rendre leur commission de si tôt !
Commentaire
et bibliographie
|
|
Chacun s’accorde à déceler dans
Solde un inventaire des thèmes constitutifs de la poétique
rimbaldienne, mais les commentateurs se divisent dès qu’il s’agit de
préciser les intentions de Rimbaud. On remarque (au moins) trois
lignes de fracture.
La première concerne la tonalité du texte.
Ironique et
désabusée ? Ou, au contraire, triomphale et
lyrique ? Les uns pensent que le ou
plutôt "les vendeurs" (§8) du poème sont la cible d'une ironie. Pour
d’autres, c’est quasiment l’inverse. Alain Borer, par exemple,
reçoit le texte comme la joyeuse provocation d'un poète qui
revendique sa subjectivité et prend "plaisir à faire l'article au
milieu des sourds". Albert Henry va dans le même sens : "Nous n'en
sommes plus à l'alchimie du verbe [...]. Mais l'ambition
reste la même et la passion tout autant embrasée ... et tout autant
menacée. Il y a tout de même un Rimbaud qui n'a pas changé tout au
long de la tornade de son génie."
La deuxième traverse les tenants de l’ironie. Ces
exégètes partent d'une position initiale commune. Selon eux, Rimbaud a
investi son poème d’une charge péjorative (parodique ou satirique,
critique ou autocritique) et, bien qu'en apparence ce
soit l'auteur qui parle dans le texte, c'est en réalité un
autre qui vend ou "solde". Mais qui ? Ici, les avis divergent. |
Le Rimbaud d'hier, disent les uns, que celui d'aujourd'hui poursuit de ses sarcasmes ;
le Rimbaud de l'entreprise du voyant et, derrière lui, les
poètes et les penseurs dont il a
recueilli l'héritage. Yoshikazu Nakaji a procuré une étude de
Solde qui relève de ce type d'approche. D'autres,
cependant, refusent
de désigner Rimbaud et/ou les "voyants" comme ceux qui soldent leurs richesses dans
le poème.
Pour Antoine Fongaro, ce sont "les faux-poètes" et pour Bruno Claisse,
ce sont "les hommes" en général que l'auteur des
Illuminations accuse de "brader", avec
ces biens immatériels énumérés par le texte, ce
qui représente "leur raison de vivre". Pour Steve Murphy, enfin, c'est le poète "philistin",
celui qui
pratique une poésie commerciale ("ce que Sainte-Beuve appelle la
littérature industrielle") et dont l'idéologie est un
"messianisme vénal" et "rétrograde".
La
troisième fracture oppose à tous les autres ceux qui tiennent
à voir dans Solde la rupture définitive avec la poésie
qu'Isabelle Rimbaud avait diagnostiquée jadis dans l'Adieu d'Une
saison en enfer.
Tels
sont, schématiquement résumés, les termes actuels du débat.
|
|