Vagabonds
Pitoyable frère ! Que
d'atroces veillées je lui dus ! "Je ne me saisissais pas
fervemment de cette entreprise. Je m'étais joué de son
infirmité. Par ma faute nous retournerions en exil, en
esclavage." Il me supposait un guignon et une innocence
très-bizarres, et il ajoutait des raisons inquiétantes.
Je répondais en ricanant à ce
satanique docteur, et finissais par gagner la fenêtre. Je
créais, par-delà la campagne traversée par des bandes de
musique rare, les fantômes du futur luxe nocturne.
Après cette distraction vaguement
hygiénique, je m'étendais sur une paillasse. Et, presque
chaque nuit, aussitôt endormi, le pauvre frère se levait, la
bouche pourrie, les yeux arrachés, —
tel qu'il se rêvait — et me tirait dans la salle en hurlant
son songe de chagrin idiot.
J'avais en effet, en toute
sincérité d'esprit, pris l'engagement de le rendre à son
état primitif de fils du soleil, —
et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la
route, moi pressé de trouver le lieu et la formule. |
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Dans
Vagabonds, Rimbaud revit les "atroces veillées" qu'il
a connues en compagnie de Verlaine dans la dernière période de leur
vie commune. Verlaine accuse Rimbaud de ne pas apporter assez de ferveur
au succès de leur aventure. Il lui reproche d'avoir
abusé de sa faiblesse. Il le menace d'un retour
en France, "en esclavage"
: dans les chaînes conjugales pour l'un, sous la coupe de sa mère pour
l'autre. Et il en fait
porter d'avance la responsabilité à son compagnon !
La réplique de
Rimbaud est toute de mépris et de distance hautaine : il tourne le dos à
son ami pour aller se pencher à la fenêtre, dans l'attitude
emblématique du poète romantique, celle de la contemplation. Il doit
supporter les violences d'un Verlaine rongé par l'angoisse, incapable
de trouver le sommeil. Le poème s'achève sur un constat d'échec :
Rimbaud ne croit plus possible de rendre au "pitoyable frère"
la vigueur et la liberté natives qu'il a perdues.
Vagabonds
ne répond pas à une démarche autobiographique, au sens où le texte
ne se donne pas comme une parole de vérité. C'est l'antithèse de Délires I ; c'est à dire une relation
de la crise de 1873 où Rimbaud fait entendre son propre point de vue
(et non celui de Verlaine comme dans la Saison). D'une façon
assez manichéenne, même, il oppose d'un côté, le poète déchu, de
l'autre, l'artiste prométhéen qui a su rester fidèle à son idéal.
Mais l'auto-dérision, n'en doutons pas,
imprègne le texte. Rimbaud définit tour à tour le parfait poète par
trois clichés dont il sourit lui-même, et dont il sait bien qu'ils feront sourire
le lecteur complice : le mage romantique scrutant depuis sa fenêtre, dans
le ciel étoilé, les signes annonciateurs d'un avenir radieux ; le
"fils du soleil", stéréotype du paganisme parnassien ; le chemineau mystique
"pressé de
trouver le lieu et la formule", dont il disait dans Alchimie
du verbe :
"Ah ! cette vie de mon
enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement,
plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n'avoir ni
pays, ni amis, quelle sottise c'était.
— Et je m'en aperçois seulement !"
>>> Panorama critique
et commentaire
Ajouté en 2021 : >>>
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