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Vagabonds (Illuminations, 1873-1875) |
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Vagabonds
Pitoyable frère ! Que
d'atroces veillées je lui dus ! "Je ne me saisissais pas
fervemment de cette entreprise. Je m'étais joué de son
infirmité. Par ma faute nous retournerions en exil, en
esclavage." Il me supposait un guignon et une innocence
très-bizarres, et il ajoutait des raisons inquiétantes.
Je répondais en ricanant à ce
satanique docteur, et finissais par gagner la fenêtre. Je
créais, par-delà la campagne traversée par des bandes de
musique rare, les fantômes du futur luxe
nocturne.
Après cette distraction vaguement
hygiénique, je m'étendais sur une paillasse. Et, presque
chaque nuit, aussitôt endormi, le pauvre frère se levait, la
bouche pourrie, les yeux arrachés, —
tel qu'il se rêvait — et me tirait dans la salle en hurlant
son songe de chagrin idiot.
J'avais en effet, en toute
sincérité d'esprit, pris l'engagement de le rendre à son
état primitif de fils du soleil, —
et nous errions, nourris du vin des cavernes et du
biscuit de la
route, moi pressé de trouver le lieu et la formule.
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Lexique |
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fervemment : avec ferveur. Peu usité, l'adverbe est
pourtant attesté, dit Pierre Brunel, dès le XIVe siècle (op.
cit. p.344).
infirmité
: faiblesse. Les commentateurs sont unanimes à considérer que le mot
doit être pris ici dans son sens étymologique ou latin de
"faiblesse", faiblesse morale ici bien sûr.
guignon
: malchance. "Ce Guignon, célébré dans les Fleurs du Mal,
commente Marc Eigeldinger (op. cit. p.124), est devenu depuis
Baudelaire l'un des signes de la destinée du poète, soumise aux décrets
de la fatalité et à une sorte de malédiction, dictée par une obscure
prédestination. "Il y a dans le monde spirituel quelque chose de
mystérieux qui s'appelle le Guignon, et nul de nous n'a le droit de
discuter avec la Fatalité" (Baudelaire, Pléiade 1976, t.II,
p.153)" La bibliographie rimbaldienne consacrée à Vagabonds n'atteste
aucune divergence sur le sens à donner ici à ce mot. Tout au plus
peut-on ajouter, avec Pierre Brunel, que le Guignon du narrateur
est aussi, sous l'angle de vue de son compagnon, "le mauvais
oeil" : "Ici il faut comprendre que, selon l'accusation du
"pitoyable frère", l'autre porte la malchance, la guigne à
l'aventure du couple" (op.cit. 2004, p.345).  cavernes
: il est unanimement admis depuis l'article du linguiste Charles
Bruneau, dans la revue ardennaise La Grive (n° 83, octobre
1954, p.21-23) que le mot "caverne" est ici un ardennisme
désignant "une source captée et naturelle". Le "vin
des cavernes" est donc une façon humoristique d'évoquer "l'eau
des fontaines" : les vagabonds n'avaient que de l'eau en guise de
vin. "La reconquête de la dignité solaire, commente Marc
Eigeldinger (p.127) s'accompagne d'un dépouillement et d'une
frugalité volontaires, qui sont les signes extérieurs de l'aptitude à
poursuivre l'entreprise". Il est certain que Rimbaud a écrit
"cavernes" et non "tavernes" ("correction"
parfois effectuée par les anciens éditeurs). Honni soit qui mal y pense
!  biscuit
: "pain taillé en forme de petites galettes et très dur dont on
fait provision pour les voyages en mer" Littré.
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Interprétations |
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je lui dus
:
Dès la thèse d'Henri Bouillane de Lacoste,
Rimbaud et le problème des Illuminations (1949), p.227,
l'attention de la critique a été attirée sur l'indice contenu dans ce
passé simple. Vagabonds, écrit Suzanne Bernard, "ne
peut guère avoir été écrit qu'après la rupture entre les deux amis.
Une expression comme : "Que d'atroce veillées je lui dus !" (au
passé simple) ne se conçoit que si la liaison est terminée; même le
ton de détachement que l'on sent dans tout ce texte montre bien, comme le
remarque Bouillane de Lacoste, qu'il s'agit du passé". Pierre
Brunel nuance : "Passé, sinon "lointain" comme le dit
Bouillane de Lacoste, du moins volontairement rejeté dans le
lointain" (Rimbaud, Oeuvres complètes, Pochothèque, p.476, note 5).

entreprise
:
Les guillemets montrent que Rimbaud rapporte ici
les reproches dont il était l'objet de la part de Verlaine. Mais de
quelle entreprise s'agit-il ? Les commentateurs semblent souvent vouloir
trancher entre deux
interprétations qui ne s'excluent pas nécessairement : l'entreprise poétique
(le projet énoncé par la lettre du voyant de 1871); l'entreprise
existentielle (le projet de vie à deux, conçu de façon concertée par
Verlaine et Rimbaud au moment de leur départ de Paris au printemps 1872).
En 1960, dans son édition des Classiques
Garnier (la première à bénéficier d'un large appareil de notes) Suzanne
Bernard estime qu'il s'agit là "peut-être de la tentative du
voyant de Rimbaud, dont il a dû assez vite reconnaître la vanité, et
pour laquelle Verlaine a pu dès lors lui reprocher le manque de
ferveur."
En 1961, Yves Bonnefoy élabore dans son Rimbaud
par lui-même la notion d'"entreprise de charité".
L'expression n'est pas de Rimbaud. Yves Bonnefoy la forge en associant au
mot "entreprise", issu de Vagabonds la notion de
"charité" qui apparaît à plusieurs reprises dans Délire I
pour désigner l'attitude généreuse de l'Époux infernal (Rimbaud)
vis à vis de la Vierge folle (thème que l'on retrouve sous d'autres mots
dans le dernier alinéa de Vagabonds) : "je crois que Rimbaud
a formé le projet, dans un moment dont la Vierge folle a conservé
la mémoire, de se vouer à la cause d'un être évidemment malheureux,
accablé d'une infirmité, exilé, esclave
—
pour reprendre les mots de Vagabonds —, de l'éveiller au miracle
de la confiance, d'entreprendre en un mot de le sauver." (op. cit.
p.93). Dans ce cadre explicatif, Verlaine reprocherait donc à Rimbaud de
ne pas consacrer à cette mission salvatrice toute la ferveur nécessaire.
Antoine
Fongaro, dans son article de 1971 (op. cit. 2004, p.235) suggère, me
semble-t-il, une interprétation qui a le mérite de ne pas opposer
artificiellement le projet existentiel et le projet poétique : "Dans
le contexte de Vagabonds, Rimbaud est menacé dans son assurance
prométhéenne au cours de l'entreprise démiurgique ("J'avais [...]
pris l'engagement de le rendre à son état primitif de fils du
soleil") par la faiblesse et les plaintes du "pitoyable
frère". Celui-ci voudrait atteindre le but tout de suite (c'est bien
la position puérile ou féminine de l'être "infirme" [= non
solide] tandis que l'homme véritable sait, lui, qu'il faut des efforts
"inouïs") et il reproche à Rimbaud de ne pas réaliser sa
promesse". Pour Rimbaud, c'est parce que l'imagination de
Verlaine était en panne, restait mièvre, conventionnellement sentimentale,
dans sa poésie aussi bien que dans la vie, qu'il ne parvenait pas à le
suivre dans cet espèce de monde parallèle où il essayait de
l'entraîner ("l'entreprise démiurgique"
comme dit Fongaro). Le conflit était poétique
et existentiel à la fois. Dans Délires I, la
Vierge folle (Verlaine) avoue son incapacité à
suivre l'Époux infernal dans l'existence somnambulique qu'il lui
propose : "j'étais sûre de ne jamais entrer dans son monde".
Elle voit bien "tout le décor dont, en esprit, il s'entourait"
mais elle exprime ses doutes concernant la capacité de son
Pygmalion à "la rendre plus forte", à lui faire connaître
"la vie d'aventure qui existe dans les livres des enfants"
grâce aux "secrets" qu'il prétend détenir pour
"changer la vie". Verlaine, probablement, exaspérait Rimbaud en
manifestant sa déception devant les résultats concrets de leur nouvelle
vie et en jugeant la rhétorique du voyant bien illusoire.
En
1989, Albert Henry, sans reprendre à
son compte la formule de Bonnefoy, semble arbitrer dans le même sens que
lui : "entreprise, au verset 1, n'évoque pas la tentative de
voyant de Rimbaud. Comment accorder cette interprétation avec la
deuxième phrase du passage en indirect libre [...] et avec la troisième
[...]? Cette entreprise est l'entreprise présente, l'entreprise
qui, hic et nunc, les concerne inextricablement dans le quotidien
impitoyable, l'aventure même qu'ils avaient décidé de tenter ensemble
..." (op. cit. p.83). Si l'on comprend bien Albert Henry, cette
aventure est essentiellement pour lui une aventure amoureuse, assortie
d'un projet d'émancipation par rapport aux contraintes de la vie
conjugale pour l'un, de la tutelle maternelle pour l'autre, et de ce qu'on
appelle pudiquement les "pesanteurs sociales" sur la question de
l'homosexualité.
En 1984, Pierre Brunel écrit (op. cit.
1984, p.145) : "Pour moi, cette entreprise n'est pas l'entreprise
de charité [...]". Dans
son édition de La Pochothèque, il glose : "Le terme reste
vague, les deux compagnons n'étant pas d'accord sur son objet"
(1999, p.476, note 6). Enfin, dans ses Éclats de la violence (2004),
il indique dans une note : "le terme renvoie inévitablement
à l'entreprise de charité [...]" (op. cit. p.344). Mais le
commentaire qui suit apporte un éclairage un peu différent : "une
entreprise qui est le vrai sujet du poème, et à laquelle on peut donner
l'épithète de métaphysique [...]" (p.348). La justification
de l'épithète est donnée me semble-t-il quelques pages plus loin
lorsque Brunel identifie la fameuse "entreprise" à
l'"engagement" exposé par Rimbaud dans le dernier verset :
" J'avais en effet, en toute
sincérité d'esprit, pris l'engagement de le rendre à son
état primitif de fils du soleil". Avec ce commentaire :
"Rimbaud indique bien, à la fin de Vagabonds, qu'il est parti
à la recherche d'un état antérieur perdu auquel, cédant à la
facilité, on peut donner le nom de paradis. Le texte illustrerait
une nostalgie, au sens le plus fort de ce mot, nostalgie
"romantique" pour reprendre le qualificatif de Marie-Catherine
Huet-Brichard, c'est à dire la nostalgie "d'une antériorité où
sujet et objet ne faisaient qu'un" (op. cit. p.353). Il semble donc
que Pierre Brunel ait renoncé, à juste titre, à opposer l'entreprise de
charité et le projet du voyant. L'une et l'autre ne font qu'un dans
l'esprit du poète, elles sont les deux faces complémentaires de ce que
Fongaro appelle "l'assurance prométhéenne" de
Rimbaud. 
satanique docteur :
Marcel Ruff, dans son Rimbaud de la
collection Connaissances des Lettres (1968), trouvait étrange
l'application à Verlaine de l'adjectif "satanique" alors que
dans Délires I, c'est Rimbaud qui était affublé d'une épithète
voisine ("l'Époux infernal"). Antoine Fongaro lui fit
alors remarquer que cette différence s'expliquait tout simplement par le
changement du point de vue de l'un à l'autre texte. "Dans Délires
I, c'est Verlaine, la "Vierge folle", qui exprime son angoisse
délirante d'être tombé sous la coupe de l'"l'Époux infernal"
(=Rimbaud) qui le damne. Dans Vagabonds, c'est Rimbaud qui
"ricane"(cf. le texte) contre la faiblesse idiote du
"pitoyable frère" (=Verlaine) qu'il a associé à son
entreprise. Dès lors "satanique docteur" correspond à
Verlaine, du point de vue de Rimbaud (je souligne), comme
"Époux infernal" correspond à Rimbaud, du point de vue de
Verlaine." (p.235)
Antoine Fongaro (p.235) et
Albert Henry (p.84) concordent sur un même argument pour
expliquer le mot "docteur". Rimbaud reproche à Verlaine des
"raisons inquiétantes" qui font de lui un dialecticien
hypocrite et trompeur. Pierre Brunel (p.351-352) va plus loin en
suggérant une possible référence au "docteur Faust". On sait
en effet que Rimbaud avait demandé à Delahaye de lui procurer un
exemplaire de l'oeuvre de Goethe. De fait, il ne serait pas
invraisemblable que les accusations réitérées de Verlaine, tendant à
faire de Rimbaud un "Satan adolescent" (accusations dont Une
saison en enfer et le poème de Verlaine : Crimen Amoris auraient
gardé la trace) ait suggéré à Rimbaud, à titre de réplique
sarcastique, l'identification de son ami avec le Docteur Faust, l'homme
qui vendit son âme au diable, et donc "satanique" pour cette
raison.
traversée par des bandes de
musique rare :
Albert Henry consacre une longue note
particulièrement pertinente (p.84-86) à l'analyse de ce passage
difficile. On ne peut qu'y renvoyer le lecteur.
Deux explications s'affrontent : le mot
"bande" peut être interprété de deux façons différentes :
1) bande = groupe de musiciens. À l'appui de cette
solution : la présence du complément bien sûr (bandes de musique);
l'attestation classique de ce mot dans ce sens ("la Grande Bande de
la Chambre du Roy"); la présence de l'expression dans un poème
contemporain de Verlaine (octobre 1873), Kaléidoscope (Jadis et
naguère) : "Dans cette rue, au coeur de la ville magique / Où
des orgues moudront des gigues tous les soirs, / Où les cafés auront des
chats sur les dressoirs, / Et que traverseront des bandes de
musique."
2) bande = surface longue et étroite se distinguant
dans un ensemble. À l'appui de cette solution : le sens général du
verset qui semble proposer un motif visuel, l'évocation d'un ciel
nocturne ("les fantômes du futur luxe nocturne"); l'utilisation
du mot "bandes" à trois reprises dans d'autres Illuminations
(Mystique, Veillées II, Métropolitain) pour
évoquer un état de l'atmosphère : "les nappes de brumes
échelonnées en bandes affreuses" de Métropolitain par
exemple.
Albert Henry préfère cette seconde solution.
"Dans Vagabonds, "de musique rare" signifie
pour moi, métaphoriquement, 'd'une harmonie chromatique exceptionnelle'
[...] Les deux points de vue ne sont d'ailleurs pas inconciliables.
Rimbaud n'aurait-il pas repris, avec un plaisir narquois, le vers de
Verlaine ... pour montrer ce qu'on pouvait en tirer ... de rare ?"
Pierre Brunel adopte cette thèse :
"il semble que Rimbaud joue sur le double sens de ce mot" (2004,
p.345). 
les
fantômes du futur luxe
nocturne :
Les critiques s'accordent à comprendre le mot
"fantôme" non dans son sens traditionnel mais comme un synonyme
de "création pure de la fiction" (Eigeldinger, p.125),
"création de l'imagination" (Henry, p.87). Albert
Henry rapproche le passage d'une phrase de Villes (Ce sont
des villes ...), où apparaît la tournure : "les fabuleux
fantômes des monts". Pierre Brunel souligne que l'expression
"fantômes du futur" est une "alliance de mots; un fantôme
resurgit du passé, alors qu'il correspond ici à la créature voilée
qu'on devine à l'horizon de l'avenir" (op. cit. 2004, p.346). La
seconde partie de la formule ("luxe nocturne") n'attire guère
les remarques de la critique, son sens n'est pourtant pas si évident. Voir
ma solution personnelle dans le commentaire ci-dessous.
Ajouté en 2018 : Je
m'aperçois que la métaphore du "futur luxe nocturne" rappelle la formule "apparat nocturne" utilisée par Charles Fourier dans
l'une de ses évocations futuristes. Selon l'auteur du Nouveau Monde
amoureux, l'accession à l'Harmonie (l'"Harmonie sociétaire" appelée à remplacer le malheureux
stade actuel de développement de l'humanité appelé "Civilisation") correspondrait avec une
réorganisation du Cosmos dont il décrit ainsi l'effet sur notre "ciel
de nuit" :
"En mobilier nocturne
l'assortiment serait déjà considérable et composé de nos lunes vivantes
et diversement colorées, près de qui Phœbe semblerait ce qu'elle est, un
spectre livide, une lampe sépulcrale, un fromage de gruyère. Il faut
avoir aussi mauvais goût que les Civilisés pour admirer cette momie
blafarde. Nous aurions l'éclat magnifique des prosolaires nuancées quand
elle se trouveraient en vue puis l'éclat de Jupiter qui équivaudrait à
une 6e lune avec de beaux accessoires composés par Saturne, Herschell et
leurs cortèges et par les pédales et vestales des autres Tourbillons qui
seraient en approche ou en issue de conjonction avec la nôtre. Cet
apparat nocturne serait bien peu de chose en comparaison de celui dont
on jouit dans les Tourbillards de la haute puissance, où l'affluence des
étoiles colorées de divers degrés donne au ciel de nuit l'apparence de
nos jardins éclairés dans les fêtes en verres de toutes les couleurs
[...]" (Le Nouveau Monde amoureux, Les Presses du réel,
2013, p. 424).
Cf. aussi :
http://www.charlesfourier.fr/spip.php?article116.
Ajouté en 2020 :
Cf. aussi, dans L'Éclair
(Une saison en enfer) :
« Ah ! vite, vite un peu ; là-bas, par-delà la nuit, ces
récompenses futures, éternelles ». C'est le mythe théologique du paradis.
Les formules sont remarquablement analogues : nuit/nocturne,
récompenses/luxe / futures/futur.
Ajouté en 2021 : >>>
Sur « les fantômes du futur luxe nocturne »
son
état primitif de fils du soleil :
L'expression "fils du soleil" a
alimenté le délire interprétatif et les polémiques les plus cocasses.
La discussion porte moins au fond sur le sens de l'expression (dont
j'aurais envie de dire par provocation qu'il est le même pour tout le
monde) que sur le degré de sérieux ou de dérision qu'il faut lui
prêter dans le contexte du poème. Dans diverses traditions religieuses,
ésotériques ou mythologiques, le soleil occupe la place centrale d'un
dieu : source de vie, principe de création et d'immortalité, symbole de
fécondité et donc de force, de virilité, etc. Les romantiques, et
après eux le Parnasse, ont sacrifié au culte littéraire du soleil, dont
le parfum panthéiste leur agréait : goût du barbare, du primitif, de
l'antique, etc. Rimbaud après les autres : voir Soleil et chair, L'Éternité,
Alchimie du verbe, Mémoire, Bannières de Mai, au moins. Aussi, dire
qu'il n'y a pas de "mythe solaire" dans Vagabonds, comme
le fait Albert Henry (p.87) me paraît à tout le moins imprudent.
Inversement, multiplier les références philosophiques, ethnologiques ou
littéraires comme le font quantité de commentateurs, pour expliquer la
présence dans un texte de Rimbaud d'une formule aussi rebattue, et au
sens si clair, relève de l'acharnement herméneutique : Suzanne
Bernard épingle quelques excès de ce genre, mais croit bon d'y
ajouter le sien (les Incas). Pierre Brunel encore, dans son récent
commentaire (op. cit. 2004) croit utile de consacrer une page et demi au
thème solaire chez Hölderlin. On peut comprendre qu'Antoine Fongaro
exulte quand Steve Murphy découvre à la page 14 du Parnassiculet
contemporain le terme "fils du soleil" utilisé pour
désigner sarcastiquement les poètes parnassiens (voir Parade sauvage
n°4, septembre 1986, et Studi francesi, mai-août 1987) mais ça
ne règle pas non plus le problème car une pièce des Illuminations
n'est pas une brochure satirique. C'est dans le contexte du poème qu'il
faut essayer de préciser le ton et l'intention de cette formule. 
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Commentaire |
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Vagabonds
Le titre dégage
d'emblée une certaine poésie, dont il n'est pas facile de déterminer
l'origine. Titre sans déterminant,
comme beaucoup d'autres titres des Illuminations. Mais il n'est pas
certain que de cette absence découle l'allure un peu mystérieuse de ce
titre, qui doit plutôt son indétermination à l'absence de référent
signalé. Qui sont ces vagabonds ? Il faudra attendre la dernière phrase
du poème pour le comprendre. Indécision aussi sur le sens d'un mot aux
connotations opposées. Nuance dépréciative, en général, qui sera
partiellement confirmée à
la fin du poème par l'impression d'errance sans but et sans espoir que
recèle le quatrième verset ("Et nous errions, etc."). Mais connotation positive
aussi chez Rimbaud, dont le lecteur connaît peut-être déjà des textes comme Ma Bohème, Mauvais sang,
Enfance. Le vagabondage rimbaldien est généralement quête de
liberté, aventure spirituelle, pauvreté choisie et assumée. On
retrouvera ces valeurs dans l'image sublimée de lui-même que Rimbaud
oppose, tout au long du texte, à l'image de poète déchu représentée
par Verlaine.
1° alinéa
Pitoyable frère ! Que
d'atroces veillées je lui dus !
Le
mépris se devine dans le choix de cet adjectif : "pitoyable".
Mais la combinaison avec le substantif "frère" laisse subsister
une valeur de compassion. À une première lecture du poème, ce
qualificatif de "frère" est sans doute ce qui commence à
éveiller dans l'esprit du lecteur la référence à Verlaine. Si le
"je" qui raconte est bien le poète lui-même, qui d'autre que
Verlaine pourrait être ce "frère", en compagnie duquel il
vécut d'"atroces soirées" ? Le verbe au passé simple
("dus") rejette dans un passé révolu la relation orageuse
décrite par l'adjectif "atroce". La référence
autobiographique s'impose au lecteur : le texte, probablement rédigé
après la rupture définitive entre Verlaine et Rimbaud, contera la crise
bien connue de l'année 1873.
"Je ne me saisissais pas
fervemment de cette entreprise. Je m'étais joué de son
infirmité. Par ma faute nous retournerions en exil, en
esclavage."
Les guillemets
encadrant cet ensemble de trois phrases indiquent sans contestation
possible un changement d'énonciation. Ce n'est plus le poète qui parle,
mais le "pitoyable frère" : Verlaine. C'est ce qu'on appelle en
grammaire un "discours rapporté" ("discours indirect libre",
nous y reviendrons).
Le contenu du discours confirme cette analyse :
Verlaine reproche d'abord à Rimbaud de ne pas apporter assez de ferveur
("je ne me saisissais pas fervemment") à la réussite de leur
projet commun. L'expression reste vague : "cette entreprise".
Mais on devine qu'il s'agit du contrat que les deux poètes ont passé
l'un avec l'autre lorsqu'ils ont décidé de fuir Paris pour vivre en
toute liberté leur relation amoureuse entre hommes. Peut-être aussi la
poésie n'était-elle pas absente de ce projet. Il est difficile de donner
un contenu plus précis à ce reproche. Pour détailler les griefs de
Verlaine, il faudrait faire appel à la biographie, ou à des textes plus
longs et circonstanciés comme Délires I dans Une saison en
enfer. Mais cela déborderait sans doute le cadre d'un commentaire de
texte. Cependant, nous trouverons dans la dernière phrase du poème une
indication qui nous permettra d'affiner notre analyse.
Verlaine reproche ensuite à Rimbaud d'avoir
abusé de sa faiblesse : le mot "infirmité" doit être pris
dans le sens du latin "infirmitas" (manque de force, de
fermeté, faiblesse physique ou morale). Il n'était pas rare en effet que
Verlaine, dans ses propres écrits, se présente comme un être faible et
influençable. Lire par exemple Laeti
et errabundi : "Ah, quel
cœur faible que mon cœur !". Implicitement, donc, il reproche ici à Rimbaud de l'avoir
séduit et de lui avoir fait oublier ses devoirs de père et d'époux
(voir Délires I : "J'ai oublié tous mes devoirs pour le
suivre"). On sait que Mathilde, la femme de Verlaine, avait engagé
une procédure de divorce et que le poète, craignant fort de perdre son
procès et de voir à tout jamais compromise sa vie de famille,
connaissait en cette année 1873 une pénible crise personnelle.
Troisième reproche, enfin, Verlaine envisage
leur retour en France (on peut supposer qu'on a là une scène de la vie
londonienne du couple). En France, c'est à dire "en esclavage"
: dans les chaînes du mariage pour l'un, sous la coupe de sa mère pour
l'autre. Et aussi "en exil", leur vraie patrie se trouvant
désormais là où leur fuite les a conduits et où ils auraient dû
trouver la liberté. Verlaine envisage donc ce piteux retour et en fait
porter d'avance la responsabilité à son compagnon ("par ma
faute").
Cet épisode de discours rapporté présente, sur
le plan grammatical, une anomalie qui frappe tout lecteur attentif. Il
s'agit d'un discours au style indirect libre, c'est à dire que les verbes
y sont à l'imparfait (ils seraient au présent dans le cadre du discours
direct) et les pronoms personnels commandant ces verbes sont des pronoms
de 1e personne (alors qu'ils seraient à la 2e personne dans le cadre du
discours direct : "Tu ne te saisis pas fervemment de cette
entreprise, etc."). Or, la grammaire ne prévoit pas dans ce cas
l'ouverture de guillemets, puisque le discours rapporté est en quelque
sorte fondu dans le récit. Pourquoi Rimbaud place-t-il donc des
guillemets ? La raison est probablement stylistique : enlevez les
guillemets, vous verrez que le texte n'est pas clair. Pourquoi ? Parce
qu'il manque une phrase de transition du genre : il m'abreuvait de
reproches incessants... Or, une telle phrase, dans l'esprit de Rimbaud, aurait
alourdi le texte. C'est sans doute pourquoi il a choisi la solution des
guillemets. Une bonne ellipse vaut bien une entorse à la grammaire !
Il me supposait un guignon et une innocence
très-bizarres, et il ajoutait des raisons inquiétantes.
Le récit quitte le mode du discours rapporté,
mais ce sont les griefs et les craintes verlainiennes qui continuent à
s'exprimer. Le "guignon", familièrement la "malchance"
: Verlaine reprochait-il à Rimbaud de lui porter malchance ou, de façon
plus sophistiquée, de l'avoir conduit à partager son destin malheureux ?
Pour plusieurs commentateurs, il faut prendre ici le mot dans le sens
baudelairien du "guignon de l'artiste", tel qu'il ressort du sonnet
intitulé
Le Guignon. Cette fatalité particulière, qui fait de l'artiste un
maudit, découle de l'objectif hors d'atteinte qu'il s'est fixé ("L'Art
est long et le Temps est court") et de l'incompréhension dont il est
victime (qui fait comparer son art à un "joyau" dormant "enseveli / Dans
les ténèbres et l'oubli"). Rimbaud a repris cette idée : celui qui s'est reconnu poète
—
nous dit la lettre du voyant — devient pour la société "le grand malade, le grand criminel,
le grand maudit".
En lui reprochant son "innocence", on peut penser que Verlaine
reproche à Rimbaud non pas son absence de culpabilité mais sa naïveté, son
étrange, sa "très-bizarre", insouciance. Sans doute Verlaine le trouvait-il
insuffisamment conscient de la gravité de leur situation, des dangers qu'ils
encouraient. Cette interprétation est renforcée par la référence aux
"raisons inquiétantes" ajoutées par Verlaine. Ces "raisons inquiétantes" sont probablement les craintes
de Verlaine au sujet de son procès avec Mathilde, ses relents de mauvaise conscience,
résidus de moralité conventionnelle qui ne peuvent qu'agacer celui
qui proclame dans Alchimie du verbe : "La morale est la faiblesse de la cervelle".
On sait aussi que Verlaine avait tendance à exagérer les menaces dont il
pouvait être l'objet de la part de la police, en tant qu'ancien communard et
ami de plusieurs exilés communards vivant à Londres.
2° alinéa
Je répondais en ricanant à ce
satanique docteur, et finissais par gagner la fenêtre. Je
créais, par-delà la campagne traversée par des bandes de
musique rare, les fantômes du futur luxe nocturne.
Après les
griefs de Verlaine, la réplique de Rimbaud. Elle est toute de mépris
("ricanant") et de distance hautaine : Arthur tourne le dos à
son ami pour aller se pencher à la fenêtre, dans l'attitude
emblématique du poète romantique, celle de la contemplation.
La métaphore satanique, largement mise à
contribution dans Une saison en enfer, revient de loin en loin dans
l'œuvre de Rimbaud. Et aussi dans celle de Verlaine, notamment lorsqu'il
peint Rimbaud comme un "Satan adolescent", dans Crimen Amoris.
Ici, les deux compagnons ressemblent fort au couple célèbre formé par
Méphisto et le docteur Faust : Rimbaud "ricane" (attitude
sardonique traditionnellement prêtée au Diable) et traite son compagnon
de "satanique docteur". La formule peut se justifier de deux
façons : d'une part, Rimbaud peut avoir voulu ironiser sur l'hypocrisie
des arguments de Verlaine (Verlaine tente de tromper Rimbaud par des
"raisons inquiétantes", comme un rusé dialecticien); d'autre
part, il semble que Rimbaud lui retourne ici son épithète : si je suis
un Satan (un "époux infernal"), alors tu es un "satanique
docteur" puisque tu m'as vendu ton âme.
"Rimbaud (après Baudelaire) aime le mot luxe,
écrit André Guyaux : « luxe dégoûtant » (Parade) ; « complaisance
agrémentée de ciel et de luxe » et « bêtes de luxe » (Conte) ;
« luxe nocturne » (Vagabonds) ; « luxes oisifs » (Jeunesse IV),
et il s'extasie devant son dérivé, baudelairien lui aussi :
« Magnifique, la luxure » (dans Une saison en enfer)" ("Mystères
et clartés du guillemet rimbaldien", Parade sauvage n°8,
septembre 1991, p.33). Le mot "luxe", dans ces exemples, a
souvent son sens le plus banal, synonyme de richesse (richesse
matérielle et, souvent, ostentatoire). Qu'est-ce donc que le futur luxe de la nuit ?
C'est peut-être l'espoir fantasmé de nuits plus voluptueuses ou
simplement confortables, comme celles que le contemplateur nocturne
devine "par delà la campagne traversée par des bandes de musique rare".
Mais ce peut-être aussi, plus symboliquement, pour le poète, l'or des
étoiles, métaphore du trésor affectif ou spirituel auquel il rêve
d'accéder demain.
Comme dans les rêveries cosmiques de Hugo, l'image est dotée
d'une signification prophétique, que résume l'adjectif "futur" :
l'imagination du poète s'empare de la scène qu'il a sous les yeux pour
créer ("je créais") le fantasme ("les fantômes") d'un avenir radieux
("futur luxe"). Cette métaphore complexe n'est pas sans précédents dans
l'œuvre de Rimbaud. Qu'on se rappelle tel passage du Bateau ivre :
"Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles / Million
d'oiseaux d'or, ô future vigueur ! " Ce sont les étoiles, aperçues dans
les "nuits sans fond", que le poète compare à un "million d'oiseaux d'or",
symbole de sa "future vigueur".
Ici, donc, le poète, gagnant sa
fenêtre, contemple "par delà la campagne" le ciel nocturne. Le spectacle lui suggère la comparaison traditionnelle entre les
étoiles et des bijoux, des diamants qui scintillent, entre la lune et une "faucille
d'or", etc., qui à leur tour génèrent l'idée
abstraite du "luxe" et, plus concrètement, de l'abondance
espérée pour demain, du bonheur futur.
Quant aux "fantômes", on peut y déceler soit une
notion générale et abstraite d'illusion, soit, plus concrètement,
quelques-unes de ces machines célestes fabuleuses, à signification
allégorique, qu'aimait inventer le père Hugo (cf. l'arche
volante de "Plein ciel", par exemple), et que Rimbaud parodie
avec talent dans "L'Homme juste" : "L'ordre, éternel
veilleur, rame aux cieux lumineux / Et de sa drague en feu laisse filer
des astres !" L'utilisation d'un terme général abstrait désignant
ordinairement des richesses bassement matérielles ("luxe"), en lieu et place d'un terme concret
qui évoque conventionnellement les richesses les
plus éthérées
("étoiles"), produit un effet inattendu. C'est une de ces
"trouvailles" de "termes non-soupçonnés" évoquées
par Solde. C'est un bon exemple du
talent de Rimbaud pour raviver des images mortes, par le biais
d'associations compliquées, combinant le prosaïsme du
vocabulaire ("luxe") avec une certaine préciosité
d'inspiration (les
étoiles comparées à des bijoux).
Le syntagme "traversée par des bandes de
musique rare" désigne probablement et simplement des groupes de
musiciens qui, sillonnant les rues voisines, constituent de loin en loin
("rares")l'accompagnement sonore du spectacle de la nuit.
Le lecteur pourra avoir l'impression que
l'analyse joue ici un rôle démystificateur, et à la limite
"dépoétisant". Il n'en est rien, la déconstruction des
mécanismes mis en oeuvre dans l'image rimbaldienne souligne au contraire la
puissante efficacité de la création verbale chez cet auteur.
Ajouté en 2021 : >>>
Sur « les fantômes du futur luxe nocturne »
3° alinéa
Après cette distraction vaguement
hygiénique, je m'étendais sur une paillasse.
Après le deuxième alinéa, où Rimbaud nous
avait paru bien près d'adopter la pose du "penseur" romantique,
le début du troisième alinéa introduit la dérision. La rêverie
nocturne est qualifiée de "distraction hygiénique". Ce
n'était qu'un artifice momentané destiné à oublier un peu le spectacle
malsain se déroulant dans la chambre : celui de la dépression
verlainienne. Le terme "paillasse" suggère une existence
misérable, ce qui contribue à ramener le lecteur à la prosaïque
réalité.
Et, presque
chaque nuit, aussitôt endormi, le pauvre frère se levait, la
bouche pourrie, les yeux arrachés, —
tel qu'il se rêvait — et me tirait dans la salle en hurlant
son songe de chagrin idiot.
Par l'effet d'une alternance de construction rigoureuse, le troisième
alinéa remet le "pitoyable frère" au centre de la scène (alinéa 1 :
Verlaine; alinéa 2 : Rimbaud; alinéa 3 : de nouveau Verlaine). La phrase
décrit les insomnies coutumières de Verlaine. On remarquera la syntaxe
accumulative, la multiplication des virgules et des tirets, qui dramatisent
habilement le tableau. Des hyperboles apportent une noirceur
expressionniste à la caricature du "pitoyable frère" : la
bouche est "pourrie", terme difficile à interpréter. Est-ce
l'idée d'une haleine fétide, empuantie par l'alcool ? Est-ce l'idée
d'une articulation rendue pâteuse par le demi-sommeil ? De même, les
yeux sont "arrachés", c'est à dire probablement hagards,
fixes, comme sans vie, irrités par l'insomnie et la névrose. "Tel
qu'il se rêvait" signifie probablement : "tel qu'il se voyait
dans son rêve", ou encore, ce qui serait plus logique : "dans
l'état où son rêve cauchemardesque l'avait mis". La fin de la
phrase laisse deviner la substance de ce rêve : le "chagrin
idiot" de Verlaine à propos de Mathilde, de son procès en divorce,
et de sa vie familiale brisée. Surtout, elle suggère la violence
exercée par Verlaine sur Rimbaud au cours de ces crises nocturnes,
renversant l'image de leurs rapports donnée par Rimbaud lui-même dans Délires
I, où la violence est attribuée à l'Époux infernal. On dira
que dans Délires I, c'est Verlaine qui se confie, et qu'il est
normal de le voir charger Rimbaud. Certes, mais c'est quand même Rimbaud
qui tient la plume, ce qui accrédite l'idée d'un témoignage assez noble
et assez autocritique de la part de Rimbaud, dans la Saison. Ici, par contre,
on sent la volonté de remettre en cause l'image d'un Verlaine victime de
l'impulsivité rimbaldienne. Corrélativement, c'est une représentation
flatteuse que Rimbaud offre de lui-même, comme le dernier alinéa va
le confirmer.
4°
alinéa
J'avais en effet, en toute
sincérité d'esprit, pris l'engagement de le rendre à son
état primitif de fils du soleil,
L'adverbe de
liaison "en effet" est assez insolite. On voit mal le rapport
causal entre cette dernière phrase du texte et la scène qui vient
d'être décrite. Comme toujours, chez Rimbaud, dans ces cas-là, le
rapport logique existe, mais il faut remonter plus haut dans les texte
pour le percevoir, reconstituer une logique d'ensemble. Ici, il
convient de remonter probablement jusqu'au mot "entreprise" et
plus généralement se rappeler les ressentiments exprimés par Verlaine.
Par cet adverbe "en effet", Rimbaud reconnaît
—
en quelque sorte
—
son échec,
et le bien-fondé
—
en un sens —
des reproches de Verlaine : "En effet, semble-t-il dire, l'engagement n'a pas été
tenu; "l'entreprise" a échoué".
Rimbaud a échoué à
rétablir Verlaine dans "son état primitif de fils du soleil".
L'expression "fils du soleil" représentait semble-t-il vers
1870 la figure idéale du poète selon les Parnassiens. Sans doute est-ce
dans ce sens que Rimbaud l'utilise ici, non sans ironie. La formule
recouvrait essentiellement, pour les contemporains de Rimbaud, un sens de liberté,
liberté première de l'homme dans la nature, ou dans le cadre de ces
cultures primitives que les romantiques (après Rousseau) imaginaient
exemptes des amollissements et des corruptions de la civilisation. Dans ce
cadre de pensée, Romantiques et Parnassiens avaient largement sacrifié
au culte littéraire du Soleil, symbole primitiviste de force, de
fécondité, de virilité (avec parfois, une nuance paganiste ou
antichrétienne). Rimbaud après eux (voir Soleil et chair, L'Éternité,
Alchimie du verbe, Mémoire, Bannières de Mai, au moins). Donc
Rimbaud avait promis à Verlaine de l'aider à se libérer des chaînes
conjugales, des conventions sociales, il lui avait promis le bonheur dans
la vie à deux hommes. Simultanément, il s'agissait de faire de lui
un vrai poète, un vrai parnassien, un voleur de feu. Et c'est précisément à cette
"entreprise" que Verlaine reproche à Rimbaud de ne pas se
consacrer assez "fervemment", au premier alinéa du texte. Il
lui reproche, en somme, de ne pas bien l'aimer, de ne pas le rendre
heureux et fort, comme promis. Et Rimbaud avoue ironiquement : "en effet", il
avait promis ... Mais à qui la faute, s'il a échoué ?
—
et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la
route, moi pressé de trouver le lieu et la formule.
Le tiret, dans ce contexte, prend presque une valeur d'opposition :
j'avais promis ... —
mais la réalité c'était que ... nous errions etc. De même faut-il sans
doute accorder ici un sens partiellement dépréciatif au verbe
"errer" : aller au hasard, sans but précis, ou sans espoir d'y
parvenir. Ce n'est plus le vagabondage heureux de Ma Bohême, même
s'il en conserve la sobriété ("nourris du vin des cavernes et du
biscuit de la route") et l'inaccessible idéal poétique ("moi
pressé de trouver le lieu et la formule").
Cependant, on reconnaît aussi dans cette chute
du poème l'image sublimée du poète que nous sommes accoutumés de
trouver dans l'œuvre de Rimbaud. Les "cavernes" sont des
fontaines, dans le langage des Ardennes. Le vin de ces vagabonds, leur
seul "vin de vigueur" pourrions-nous dire en citant Ma
Bohème, c'est l'eau des sources. Leur seule nourriture, l'austère
"biscuit" des marins et des armées en campagne.
La
conclusion que l'on peut en tirer, c'est que Rimbaud a choisi de se
peindre, dans ce poème, par contraste avec le spectacle lamentable offert
par Verlaine, comme le Poète tendu vers son idéal, sacrifiant son
confort à sa quête spirituelle, conforme à l'image mythique de soi
qu'il a construite tout au long de son oeuvre. Nous avions déjà repéré
dans le deuxième alinéa, la pose du "contemplateur" à la
Hugo. Ici, nous retrouvons ce ton de sublimation, notamment dans la
clausule finale qui évoque l'impatience du chercheur d'Absolu ("moi
pressé").
Le poème se termine en effet sur cette proposition qui
oppose implicitement le narrateur ("moi") à Verlaine :
"moi pressé de trouver le lieu et la formule". Le style de
maxime qui préside à l'écriture de ce passage est admirablement conçu
pour frapper le lecteur. On remarquera d'abord l'habileté de ces
substantifs à signification générale, sans contenu concret exprimé, qui
apportent à la phrase un petit parfum d'ésotérisme. De quel
"lieu" s'agit-il ? Celui qui correspond à la destination du
voyage, sans doute : le lieu du bonheur ? la terre promise ? Mieux vaut ne
pas préciser : au lecteur de percer ce mystère. Même remarque pour le
mot
"formule" : formule de la vérité ? formule du bonheur ?
formule du poème ? Au prestige de l'abstraction, cette chute ajoute celui
du rythme : un rythme d'alexandrin, scandé sur une "cadence
majeure", c'est à dire en expansion ascendante, à partir du monosyllabe initial : "moi (1) / pressé (2)
/ de trouver (3) // le lieu (2) / et la formule (4)".
Vagabonds
ne répond pas à une démarche autobiographique, au sens où le texte
ne se donne pas comme une parole de vérité. C'est l'antithèse de Délires I ; c'est à dire une relation
de la crise de 1873 où Rimbaud fait entendre son propre point de vue
(et non celui de Verlaine comme dans la Saison). D'une façon
assez manichéenne, il nous propose un double
portrait extrêmement contrasté : d'un côté, le poète déchu ; de
l'autre, l'artiste prométhéen qui a su rester fidèle à son idéal.
Mais l'autodérision, n'en doutons pas,
imprègne le texte. Rimbaud définit tour à tour le parfait poète par
trois clichés dont il sourit lui-même, et dont il sait bien qu'ils feront sourire
le lecteur complice : le mage romantique scrutant depuis sa fenêtre, dans
le ciel étoilé, les signes annonciateurs d'un avenir radieux ; le
"fils du soleil", stéréotype du paganisme parnassien ; le chemineau mystique
"pressé de
trouver le lieu et la formule", dont il disait dans Alchimie
du verbe :
"Ah ! cette vie de mon
enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement,
plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n'avoir ni
pays, ni amis, quelle sottise c'était. — Et je m'en aperçois seulement !"
Quant à la sobriété, s'il est certain que Rimbaud a écrit dans Vagabonds
"vin des cavernes", et a voulu qu'on comprenne "eau des
fontaines", il est non moins certain qu'il a souhaité qu'on entende
"vin des tavernes" et qu'on en déduise l'écart entre la
réalité biographique et la fiction littéraire. Verlaine, sur ce sujet,
s'est d'ailleurs chargé de rétablir la vérité historique
humoristiquement masquée par le mythe, dans Laeti
et errabundi :
Entre
autres blâmables excès
Je crois que nous bûmes de tout,
Depuis les plus grands vins français
Jusqu'à ce faro, jusqu'au stout,
En passant par les eaux-de-vie
Qu'on cite comme redoutables.
L'âme au septième ciel ravie,
Le corps, plus humble, sous les tables. |
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Bibliographie |
|
Rimbaud par lui-même,
d'Yves Bonnefoy, p.93 sqq., 1961. |
Vagabonds et Délires
I, par Antoine
Fongaro, dans Studi francesi
mai-août 1971, repris dans Lire Illuminations,
Publications de l'Université de Toulouse-le-Mirail, pages
55-61, 1985 et dans De la lettre à l'esprit, pages
233-240, Champion, 2004. |
Ici,
maintenant, les Illuminations, par Jean-Luc
Steinmetz, dans Littérature, n°11, p.32-35, 1973. |
Personnes et
personnages, poèmes en prose et narration : une analyse de Vagabonds
de Rimbaud,
par André Guyaux, dans le Bulletin de l'Académie
royale de Bruxelles, n°1, p. 108-125, 1977.
|
Rimbaud : Projets et réalisations, par Pierre Brunel, pages
141-148, 1983. |
Lecture de Vagabonds, par Marc
Eigeldinger, dans Minute
d'éveil - Rimbaud maintenant, SEDES, pages 121-129, 1984. |
Vagabonds, par
André Guyaux, dans Illuminations, texte établi et
commenté par André Guyaux, À la Baconnière, pages 143-146, 1985. |
Fils du soleil, par Steve
Murphy, dans Parade Sauvage n°4, p.112, septembre 1986. |
Vagabonds,
par Albert Henry, dans Lecture de quelques Illuminations,
Académie royale de Belgique, 1989 (repris
dans Contributions à la lecture de Rimbaud,
Académie royale de Belgique, pages 79-87, 1998) |
Vagabonds, par Pierre
Brunel, dans Éclats de la violence, Pour une lecture
comparatiste des Illuminations de Rimbaud, édition critique
commentée, pages 343-356, José Corti, 2004.
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