La voie lactée

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LA VOIE LACTEE (Extrait)
        Qui pourrait s'empêcher de craindre et de pâlir
720  Avec Cordélia, la fille du roi Lear,
      Adorant, fille tendre, ainsi qu'une Antigone,
      Son père en cheveux blancs, sans trône et sans couronne,
      Parfum des derniers jours, pauvre Cordélia,
      Seul et dernier trésor du roi qui l'oublia!
725  Qui, répétant tout bas les chansons d'Ophélie,
      Ne retrouve des pleurs pour sa douce folie?
        Qui dans son coeur éteint n'entend sourdre un écho,
      Et n'aime Juliette écoutant Roméo?
      Comme ces deux enfants, ces deux âmes jumelles
730  Que le premier amour caresse de ses ailes,
      Aspirent en un jour tout un bonheur divin,
      Et meurent, enivrés de ce généreux vin!
      Juliette n'a pas quatorze ans; c'est une âme
      Enfantine, où l'amour brûle comme une flamme;
735  Elle vient au balcon mêler dans chaque bruit
      Les soupirs de son rêve aux cent voix de la nuit,


      Si belle qu'on croirait sur son front diaphane
      Voir le vivant rayon de la nymphe Diane,
      Et le coeur si naïf qu'en ce calice ouvert
740  Le zéphyr qui murmure au sein de l'arbre vert
      Apporte des serments pleins d'une douce joie!
      C'est lui! c'est Roméo! Sur son pourpoint de soie
      La nuit pâle et jalouse a répandu ses pleurs:
      Il a sur son chemin écrasé mille fleurs,
745 Il a par des endroits hérissés, impossibles,
      Franchi facilement des murs inaccessibles;
      Il lui faudra braver, pour sortir du palais,
      Mille cris, les poignards de tous les Capulets!
      Qu'importe à Roméo? c'est pour voir Juliette!
750 Juliette sa soeur, pauvre amante inquiète
      Qui dans cette heure douce où Phoebé resplendit,
      Le rappelle cent fois et n'a jamais tout dit;
      Et qui, trop pauvre alors, pour pouvoir encor rendre
      Son coeur à Roméo, l'aurait voulu reprendre!
755 Oh! lorsque tes cheveux aux magiques reflets
      Inondent ton beau cou, fille des Capulets!
      Quand on a vu pendant cette nuit enchantée
      Rayonner ton front blanc sous la lune argentée!
      Et toi, qu'à ton destin le ciel abandonna,
760 Toi qui nous fais pleurer, belle Desdemona,
      Toi qui ne croyais pas, pauvre ange aux blanches ailes,
      Qu'on pût voir parmi nous des amours infidèles,
      Desdemona candide, ange qui va mourir,
      Quand on a dans son coeur entendu ton soupir
765 Et ce que tu chantais en attendant le More:
      La pauvre âme qui pleure au pied du sycomore!
      Quand on connaît vos soeurs, ces anges gracieux,
      Évoqués une nuit de l'enfer ou des cieux,
      Miranda, Cléopâtre, Imogène, Ophélie,
770 Ces rêves éthérés que le même amour lie!


      Quelle femme ici-bas ferait vibrer encor
      Le coeur extasié par vos cithares d'or?
 

Poème du recueil Les Cariatides (1843)