Dans un entretien avec
Irène Omélianenko pour France-Culture, en 2010, Richard Dindo
explique : « Un film sur un poète, il est évident pour moi que c’est
d’abord un homme qui parle et qui essaie de comprendre sa vérité à
travers sa parole. Ensuite il s’agit de mettre en scène cette vérité
avec cette parole-là, et lui rajouter des images, des images que
j’appelle des images possibles. Chez Rimbaud, c’est les images de sa
vie, en Afrique et ailleurs. »
COMMENT UN
FILM DE PAROLES ET POURQUOI
Un
film de paroles ? C'est
un projet au moins aussi légitime que celui de raconter la vie du
poète sous la forme d'un film d'action. Un « feu Arthur Rimbaud », comme
il fut appelé un jour dans La Vogue, ranimé par la voix de Jacques Bonnafé vaut bien, a priori, un
« Rimbaud vivant » façon IA (Luc Loiseaux, 2024), Terence Stamp (Nelo Risi, 1970) ou Leonardo Di
Caprio (Agnieszka Holland, 1995), Mais encore faut-il que les textes
du poète ne soient pas exagérément maltraités, ce qui se produit à
de multiples reprises dans le film de Dindo. Notamment, de par la pratique indiscriminée du collage.
Accompagnée d'un long travelling sur la Meuse censé mimer la descente
des « fleuves impassibles », la lecture du « Bateau ivre » enchaîne sans solution
de continuité trois fragments prélevés à des endroits distincts du
poème. L'« auguste retraite » carolopolitaine de 1872 offre l'occasion
d'entendre, pareillement enchaînés, quelques vers de « Chanson de la plus haute tour »,
« L'Éternité » et « Le pauvre songe »
(section d'« Enfer de la soif » ). Même procédé entre le prologue d'Une
saison en enfer et un passage de « Mauvais sang », puis entre deux
passages des sections 3 et 5 du même « Mauvais sang ». La
méthode est
constante et contestable : la parole de Rimbaud n'est pas un
répertoire de citations.
Autre écueil. C'est bien beau, s'agissant d'une
biographie de poète, de poser en principe qu'il faut partir de ses
textes, mais grand est le risque de se laisser dicter le choix des
lectures par les besoins du récit et de paraître instrumentaliser le poème
au bénéfice de la biographie. Passe encore quand le poème est
magnifique. Ainsi, quand « Les Poètes de sept ans » viennent, à point
nommé,
confirmer les emphases d'Isabelle sur les précocités littéraires de
son frère, on pardonne au cinéaste. Mais quand « Les Étrennes des orphelins »
illustrent l'évocation de la petite enfance de Rimbaud, on se dit
que le réalisateur aurait pu trouver mieux pour commenter son titre de
première partie : « Les Déserts de l'amour ».
UN VA
ET VIENT
ENTRE
LE POÈTE ET SES BIOGRAPHES
Dindo
construit son film par montage en faisant alterner selon un principe
chronologique des pièces rimbaldiennes considérées comme des documents biographiques et des fragments
d'ouvrages biographiques
proprement dits. Il emprunte ces textes aux principaux témoins du poète : Ernest Delahaye, Vitalie (la mère)
et Isabelle Rimbaud, Georges Izambard, Paul Verlaine, Alfred Bardey
et quelques autres. Or, les écrits laissés par ces proches sont
parfois aussi maltraités que les textes du poète. Quand Dindo les
emploie à la construction de son œuvre, il y ajoute un peu de ciment
de son cru et ce n'est pas toujours heureux.
Quand Delahaye mentionne les promenades
nombreuses du poète, sur les berges de la Meuse, en face de la maison
familiale, quai de la Madeleine, Dindo lui prête cette association
d'idées ridicule entre un menu détail biographique et la
formule symbolique de « Jeunesse », l'un des derniers poèmes des Illuminations :
« À l'horizon, des
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champs qu'il parcourut souvent, où parfois il récolta
les douces fleurs de molène. Un jour, il a dit tristement : “Que le monde était plein de fleurs cet été !” »
Delahaye pratiquait volontiers ce genre d'associations
saugrenues, quand il parle par exemple du goût de Rimbaud pour la viande de
bœuf saignante à propos du « pavillon » de « Barbare »
(Les Illuminations et Une saison en enfer de Rimbaud, Messein,
1927).
Mais ici, ce n'est pas lui le coupable, c'est Dindo.
Dans le passage mentionné de ses Souvenirs
familiers (Messein, 1925), pour se justifier d'aborder
longuement les
premières années de Rimbaud, Delahaye écrit en réalité ceci, où la formule nostalgique
de « Jeunesse » a toute sa place : « Les
débuts de Rimbaud sont par comparaison les moments heureux de sa vie
: fallait-il négliger ces jours dont il a dit tristement : “Que le
monde était plein de fleurs cet été !” ? ».
Autre exemple d'enchaînement artificiel et laborieux. L'image montre
Verlaine assis à la table d'un café. Il regarde, droit vers la
caméra, l'enquêteur imaginaire. Il lui demande ; « Vous me parlez de la Saison en enfer...
une espèce de prodigieuse autobiographie psychologique, écrite dans
cette prose de diamant qui est sa propriété exclusive où je figure
en qualité de docteur satanique ? Ça n'est pas vrai. » Le passage
commence par une
phrase de raccord signée Dindo. La suite, seule, est un extrait authentique de la
correspondance de Verlaine.
« DES ACTEURS ET DES ACTRICES QUI
SONT
DANS LE FILM À LA PLACE DES MORTS »
« Mon film, écrit Dindo, est donc simplement une biographie de
Rimbaud. Il s’exprime lui-même à travers des extraits de poèmes et
de lettres que j’ai choisis en travaillant sur le côté
autobiographique de ses textes. Ensuite j’ai filmé des entretiens
“fictifs” avec des acteurs et des actrices qui sont dans le
film à la place des morts et qui parlent avec les mots des morts. »
On pourrait croire le film fondé sur la confrontation de données
biographiques diverses. Mais ce n'est pas vraiment le cas. Il suit en réalité, pour l'essentiel, un discours beaucoup plus
univoque, dont la source réside dans les Souvenirs
familiers d'Ernest Delahaye et les écrits d'Isabelle Rimbaud
concernant les derniers jours de son frère. Si Dindo est un cinéaste de
la parole, comme il aime lui-même à se définir, celle que l'on
entend dans son film, plus encore que celle de Rimbaud, est celle
d'un certain rimbaldisme. Le rimbaldisme des origines. Un ensemble de
témoignages bien souvent romancés quand il ne sont pas mensongers,
au sein desquels il opère des choix (il nous évite généralement
le Rimbaud catholique d'Isabelle, par exemple) mais qu'il s'interdit
de soumettre à toute évaluation critique. On aurait pourtant
souhaité un peu plus de distance par rapport au discours de Delahaye.
Par exemple quand ce dernier présente un Rimbaud impressionniste notant sur un carnet, au cours de
ses promenades, les sensations destinées à nourrir ses textes. Ou quand
il certifie qu'Arthur s'est « enrôlé dans
les francs-tireurs de la révolution » pendant la Commune.
Le mieux eût été encore de ne pas
reproduire des informations aussi suspectes d'être de pures et simples
affabulations.
Disons malgré tout que, pour le spectateur informé, qui
sait à peu près ce qui est à prendre et à laisser dans tout ce
fatras, l'exercice de résurrection des morts ne manque pas de
charme. Le casting est réussi. On se prend à croire à ce Delahaye et
à cette Isabelle des dernières années du siècle, puisque l'auteur du
documentaire est censé mener l'enquête auprès des proches de Rimbaud
plusieurs années après sa mort. On est reconnaissant à Dindo de ne
pas nous les montrer en action, mais en longs plans fixes,
face caméra, sur un fond de décor toujours à peu près identique
destiné à les caractériser, le « vieux moulin » et les murs de Charleville pour Delahaye,
les portes et les fenêtres de la « maison de famille » pour Isabelle,
un miroir pour Verlaine ou un verre d'absinthe
(une salle d'école communale, hélas, pour Izambard !). Cette
austérité sans autre dramaturgie que celle de la parole ne manque
pas d'une certaine poésie. |
« L'AURA MYTHIQUE DE SA POÉSIE«
Richard Dindo est convaincu que l'insuccès de son film, en France,
est dû à sa portée démystificatrice : « Je crois qu’avec le “Rimbaud”, j’ai détruit le mythe de l’enfant poète… le bel homme… le
rebelle éternel. » Nous autres, français, lui reprocherions d'avoir montré « que
Rimbaud se renie, s’abandonne, erre dans les déserts d’Afrique et
meurt bêtement, comme tout le monde. » Et il croit nécessaire de s'en
justifier : « Comme
mon film est une biographie, j’avais tout simplement, et presque
humblement, le devoir et l’envie de chercher sa “vérité”, dans sa
propre poésie et dans les propos de celles et de ceux qui l’ont
connu. C’était la moindre des choses. Et si on veut connaître cette
“vérité”, eh bien, il faut regarder ce film. »
Il faut croire que la
réception de Rimbaud a beaucoup changé en France, après une
biographie comme celle de Jean-Jacques Lefrère notamment, car nous
avons du mal à nous reconnaître dans le portrait que le cinéaste
zurichois dresse du rimbaldisme français. Au point qu'en matière de
« mythe » on brûle d'envie de lui retourner le compliment.
Il est curieux qu'il
n'ait pas senti qu'en racontant la vie de Rimbaud comme celui-ci la
présente dans son œuvre, c'est-à-dire avec le souci constant
de bâtir sa propre légende, il avait peu de chances d'échapper à ce
qu'il appelle « le mythe ». On s'étonne qu'il ait pu croire
qu'en suivant de si près, parmi les contemporains du poète, ceux qui
furent les plus enclins à l'hagiographie, Ernest Delahaye, Isabelle
Rimbaud, il pouvait faire œuvre de « vérité ».
Dans un article issu du « Colloque n°4 » de Parade sauvage
(2004), tout
en considérant leur film comme un « échec » , Thierry Méranger félicite
les auteurs de Rimbaud-Verlaine (Éclipse totale) de
s'être posé « la question de la représentation de l'écriture en
acte » et d'avoir voulu « se rapprocher de l'homme Rimbaud, quitte à
évacuer l'aura mythique de sa poésie ». Car, dans le Rimbaud de Richard Dindo,
dit-il, « l'élimination du monstrueux scripteur, difficilement
représentable [...] laisse le mythe occuper tout l'espace filmique.
Comme si la divinité n'était pas représentable. »
Le
film, en effet, prête le flanc à ce reproche. À
son insu,
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Dindo prend
malheureusement plus de liberté avec les textes de Rimbaud qu'avec la vulgate
biographique et c'est sans doute de là que viennent les réticences
du public littéraire français. Mais, échec pour échec, on peut quand même
préférer au biopic d'Agnieszka Holland
cette approche originale, par le biais d'entretiens fictifs autour
d'un Rimbaud disparu, où il reste, en effet,
quelque chose de « l'aura mythique de sa poésie ».
Et ici, il faut quand même parler du sens de l'image chez Dindo, de
la façon dont sa représentation de la mère, par exemple, recueille
la force émotionnelle du texte rimbaldien quand il aborde ce thème.
La mère, vingt ans après que Rimbaud a cessé d'écrire, vieillie,
comme les autres personnages, soixante-dix ans environ (elle est née
en 1825). Toujours vêtue de deuil. La mère et sa charrette, comme
une allégorie de la mort dans un film de Bergman, ou de Dreyer. La mère et la
rivière, si semblablement
noires, l'une et l'autre, dans certains plans, comme dans « Mémoire ».
La Meuse, si souvent et si bien filmée. La
mère cadrée dans l'embrasure d'une porte, comme une qui guette. Son
regard, « cet œil d'eau morne ». La mère, simultanément
présentée, par Izambard, comme l'instigatrice d'un système de
terreur domestique et, par elle-même, comme une victime de « certains » de ses enfants :
« J'aurais pu être heureuse avec votre père si je n'avais pas eu
certains enfants qui m'ont tant fait souffrir. »
Arthur et Frédéric avaient six et sept ans quand
le capitaine Rimbaud se sépara de son épouse et ne peuvent être en
aucun cas tenus pour responsables de quoi que ce soit dans cet
abandon. Mais cela n'est pas expliqué dans le film. Une fois de
plus, l'information est partielle, et la phrase est légèrement
inexacte : dans son début, elle a été reformulée. Sa source, une
lettre de 1907, n'est pas mentionnée. Ce genre de libertés
aussi contribue à créer la défiance des lettrés à l'égard de la
méthode Dindo. Mais, en confrontant par le biais du montage des
opinions si opposées à l'égard de Madame Rimbaud, le
documentaire répond bien, ici, aux fonctions que lui assigne Dindo :
l'élucidation du réel,
l'incitation à rechercher la « vérité ».
Arthur Rimbaud. Une biographie
est un film de vrai cinéaste, de documentariste original et, à la fois, un film de lecteur.
Richard Dindo,
qui vient de mourir à 80 ans dans la nuit du 11 au 12 février 2025, aimait en Rimbaud le poète. Il l'avait lu et en était
imprégné. Ses images le prouvent. On doit lui reconnaître au moins
cela.
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