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« Un film “maudit” » ? Notes sur le Rimbaud de Dindo.


 

 

Richard Dindo
 
Arthur Rimbaud, une biographie, 1991

 

   

Ce film, mystérieusement, est « maudit » en France, où, à commencer par les enseignants, puis par les critiques de cinéma, etc., peu de gens l’ont aimé ou même accepté [...] Je me demande parfois pourquoi ce déni, cet aveuglement.

Richard Dindo (site du réalisateur)             

        

         

   Dans un entretien avec Irène Omélianenko pour France-Culture, en 2010, Richard Dindo explique : « Un film sur un poète, il est évident pour moi que c’est d’abord un homme qui parle et qui essaie de comprendre sa vérité à travers sa parole. Ensuite il s’agit de mettre en scène cette vérité avec cette parole-là, et lui rajouter des images, des images que j’appelle des images possibles. Chez Rimbaud, c’est les images de sa vie, en Afrique et ailleurs. » 
 

COMMENT UN FILM DE PAROLES ET POURQUOI
 

    Un film de paroles ?  C'est un projet au moins aussi légitime que celui de raconter la vie du poète sous la forme d'un film d'action. Un « feu Arthur Rimbaud », comme il fut appelé un jour dans La Vogue, ranimé par la voix de Jacques Bonnafé vaut bien, a priori, un « Rimbaud vivant » façon IA (Luc Loiseaux, 2024), Terence Stamp (Nelo Risi, 1970) ou Leonardo Di Caprio (Agnieszka Holland, 1995), Mais encore faut-il que les textes du poète ne soient pas exagérément maltraités, ce qui se produit à de multiples reprises dans le film de Dindo. Notamment, de par la pratique indiscriminée du collage.
     Accompagnée d'un long travelling sur la Meuse censé mimer la descente des « fleuves impassibles », la lecture du « Bateau ivre »  enchaîne sans solution de continuité trois fragments prélevés à des endroits distincts du poème. L'« auguste retraite »  carolopolitaine de 1872 offre l'occasion d'entendre, pareillement enchaînés, quelques vers de « Chanson de la plus haute tour », « L'Éternité »  et « Le pauvre songe »  (section d'« Enfer de la soif » ). Même procédé entre le prologue d'Une saison en enfer et un passage de « Mauvais sang », puis entre deux passages des sections 3 et 5 du même « Mauvais sang ». La méthode est constante et contestable : la parole de Rimbaud n'est pas un répertoire de citations.
      Autre écueil. C'est bien beau, s'agissant d'une biographie de poète, de poser en principe qu'il faut partir de ses textes, mais grand est le risque de se laisser dicter le choix des lectures par les besoins du récit et de paraître instrumentaliser le poème au bénéfice de la biographie. Passe encore quand le poème est magnifique. Ainsi, quand « Les Poètes de sept ans » viennent, à point nommé, confirmer les emphases d'Isabelle sur les précocités littéraires de son frère, on pardonne au cinéaste. Mais quand « Les Étrennes des orphelins »  illustrent l'évocation de la petite enfance de Rimbaud, on se dit que le réalisateur aurait pu trouver mieux pour commenter son titre de première partie : « Les Déserts de l'amour ».
 

UN VA ET VIENT ENTRE
LE POÈTE ET SES BIOGRAPHES

    
     Dindo construit son film par montage en faisant alterner selon un principe chronologique des pièces rimbaldiennes considérées comme des documents biographiques et des fragments d'ouvrages biographiques proprement dits. Il emprunte ces textes aux principaux témoins du poète : Ernest Delahaye, Vitalie (la mère) et Isabelle Rimbaud, Georges Izambard, Paul Verlaine, Alfred Bardey et quelques autres. Or, les écrits laissés par ces proches sont parfois aussi maltraités que les textes du poète. Quand Dindo les emploie à la construction de son œuvre, il y ajoute un peu de ciment de son cru et ce n'est pas toujours heureux.
     Quand Delahaye mentionne les promenades nombreuses du poète, sur les berges de la Meuse, en face de la maison familiale, quai de la Madeleine, Dindo lui prête cette association  d'idées ridicule entre un menu détail biographique et la formule symbolique de « Jeunesse », l'un des  derniers  poèmes  des  Illuminations  :  « À  l'horizon, des

 

champs qu'il parcourut souvent, où  parfois il récolta les douces fleurs de molène. Un jour, il a dit tristement : “Que le monde était plein de fleurs cet été !” » 
    Delahaye pratiquait volontiers ce genre d'associations saugrenues, quand il parle par exemple du goût de Rimbaud pour la viande de bœuf saignante à propos du « pavillon »  de « Barbare » (Les Illuminations et Une saison en enfer de Rimbaud, Messein, 1927). Mais ici, ce n'est pas lui le coupable, c'est Dindo. Dans le passage mentionné de ses Souvenirs familiers (Messein, 1925), pour se justifier d'aborder longuement les premières années de Rimbaud, Delahaye écrit en réalité ceci, où la formule nostalgique de « Jeunesse » a toute sa place : « Les débuts de Rimbaud sont par comparaison les moments heureux de sa vie : fallait-il négliger ces jours dont il a dit tristement : “Que le monde était plein de fleurs cet été
 !” ? ». 
     Autre exemple d'enchaînement artificiel et laborieux. L'image montre  Verlaine assis à la table d'un café. Il regarde, droit vers la caméra, l'enquêteur imaginaire. Il lui demande ; « Vous me parlez de la Saison en enfer... une espèce de prodigieuse autobiographie psychologique, écrite dans cette prose de diamant qui est sa propriété exclusive où je figure en qualité de docteur satanique ? Ça n'est pas vrai. » Le passage commence par une phrase de raccord signée Dindo. La suite, seule, est un extrait authentique de la correspondance de Verlaine.


« DES ACTEURS ET DES ACTRICES QUI SONT
DANS LE FILM À LA PLACE DES MORTS » 
 

     « Mon film, écrit Dindo, est donc simplement une biographie de Rimbaud. Il s’exprime lui-même à travers des extraits de poèmes et de lettres que j’ai choisis en travaillant sur le côté autobiographique de ses textes. Ensuite j’ai filmé des entretiens “fictifs”  avec des acteurs et des actrices qui sont dans le film à la place des morts et qui parlent avec les mots des morts. »
     On pourrait croire le film fondé sur la confrontation de données biographiques diverses. Mais ce n'est pas vraiment le cas. Il suit en réalité, pour l'essentiel, un discours beaucoup plus univoque, dont la source réside dans les Souvenirs familiers d'Ernest Delahaye et les écrits d'Isabelle Rimbaud concernant les derniers jours de son frère. Si Dindo est un cinéaste de la parole, comme il aime lui-même à se définir, celle que l'on entend dans son film, plus encore que celle de Rimbaud, est celle d'un certain rimbaldisme. Le rimbaldisme des origines. Un ensemble de témoignages bien souvent romancés quand il ne sont pas mensongers, au sein desquels il opère des choix (il nous évite généralement le Rimbaud catholique d'Isabelle, par exemple) mais qu'il s'interdit de soumettre à toute évaluation critique. On aurait pourtant souhaité un peu plus de distance par rapport au discours de Delahaye. Par exemple quand ce dernier présente un Rimbaud impressionniste notant sur un carnet, au cours de ses promenades, les sensations destinées à nourrir ses textes. Ou quand il certifie qu'Arthur s'est « enrôlé dans les francs-tireurs de la révolution » pendant la Commune. Le mieux eût été encore de ne pas reproduire des informations aussi suspectes d'être de pures et simples affabulations.
     Disons malgré tout que, pour le spectateur informé, qui sait à peu près ce qui est à prendre et à laisser dans tout ce fatras, l'exercice de résurrection des morts ne manque pas de charme. Le casting est réussi. On se prend à croire à ce Delahaye et à cette Isabelle des dernières années du siècle, puisque l'auteur du documentaire est censé mener l'enquête auprès des proches de Rimbaud plusieurs années après sa mort. On est reconnaissant à Dindo de ne pas nous les montrer en action, mais en longs plans fixes, face caméra, sur un fond de décor toujours à peu près identique destiné à les caractériser, le « vieux moulin » et les murs de Charleville pour Delahaye, les portes et les fenêtres de la « maison de famille » pour Isabelle, un miroir pour Verlaine ou un verre d'absinthe (une salle d'école communale, hélas, pour Izambard !). Cette austérité sans autre dramaturgie que celle de la parole ne manque pas d'une certaine poésie.

 
     
     
     

 

     

 

     
 

 

   

« L'AURA MYTHIQUE DE SA POÉSIE« 
 

     Richard Dindo est convaincu que l'insuccès de son film, en France, est dû à sa portée démystificatrice : « Je crois qu’avec le “Rimbaud”, j’ai détruit le mythe de l’enfant poète… le bel homme… le rebelle éternel. » Nous autres, français, lui reprocherions d'avoir montré « que Rimbaud se renie, s’abandonne, erre dans les déserts d’Afrique et meurt bêtement, comme tout le monde. » Et il croit nécessaire de s'en justifier : « Comme mon film est une biographie, j’avais tout simplement, et presque humblement, le devoir et l’envie de chercher sa “vérité”, dans sa propre poésie et dans les propos de celles et de ceux qui l’ont connu. C’était la moindre des choses. Et si on veut connaître cette “vérité”, eh bien, il faut regarder ce film. » 
    
Il faut croire que la réception de Rimbaud a beaucoup changé en France, après une biographie comme celle de Jean-Jacques Lefrère notamment, car nous avons du mal à nous reconnaître dans le portrait que le cinéaste zurichois dresse du rimbaldisme français. Au point qu'en matière de « mythe » on brûle d'envie de lui retourner le compliment.
     Il est curieux qu'il n'ait pas senti qu'en racontant la vie de Rimbaud comme celui-ci la présente dans son œuvre, c'est-à-dire avec le souci constant de bâtir sa propre légende, il avait peu de chances d'échapper à ce qu'il appelle « le mythe ». On s'étonne qu'il ait pu croire qu'en suivant de si près, parmi les contemporains du poète, ceux qui furent les plus enclins à l'hagiographie, Ernest Delahaye, Isabelle Rimbaud, il pouvait faire œuvre de « vérité ».

    
Dans un article issu du « Colloque n°4 »  de Parade sauvage (2004), tout en considérant leur film comme un « échec » , Thierry Méranger félicite les auteurs de Rimbaud-Verlaine (Éclipse totale) de s'être posé « la question de la représentation de  l'écriture en acte »  et d'avoir voulu « se rapprocher de l'homme Rimbaud, quitte à évacuer l'aura mythique de sa poésie ». Car, dans le Rimbaud de Richard Dindo, dit-il, « l'élimination du monstrueux scripteur, difficilement représentable [...] laisse le mythe occuper tout l'espace filmique. Comme si la divinité n'était pas représentable. » 
     Le film,  en effet,  prête le flanc à ce reproche.  À son insu,
    

  Dindo prend malheureusement plus de liberté avec les textes de Rimbaud qu'avec la vulgate biographique et c'est sans doute de là que viennent les réticences du public littéraire français. Mais, échec pour échec, on peut quand même préférer au biopic d'Agnieszka Holland cette approche originale, par le biais d'entretiens fictifs autour d'un Rimbaud disparu, où il reste, en effet, quelque chose de « l'aura mythique de sa poésie ». Et ici, il faut quand même parler du sens de l'image chez Dindo, de la façon dont sa représentation de la mère, par exemple, recueille la force émotionnelle du texte rimbaldien quand il aborde ce thème.
     La mère, vingt ans après que Rimbaud a cessé d'écrire, vieillie, comme les autres personnages, soixante-dix ans environ (elle est née en 1825). Toujours vêtue de deuil. La mère et sa charrette, comme une allégorie de la mort dans un film de Bergman, ou de Dreyer. La mère et la rivière, si semblablement noires, l'une et l'autre, dans certains plans, comme dans « Mémoire ». La Meuse, si souvent et si bien filmée. La mère cadrée dans l'embrasure d'une porte, comme une qui guette. Son regard, « cet œil d'eau morne ». La mère, simultanément présentée, par Izambard, comme l'instigatrice d'un système de terreur domestique et, par elle-même, comme une victime de « certains »  de ses enfants : « J'aurais pu être heureuse avec votre père si je n'avais pas eu certains enfants  qui m'ont tant fait souffrir. »
    
Arthur et Frédéric avaient six et sept ans quand le capitaine Rimbaud se sépara de son épouse et ne peuvent être en aucun cas tenus pour responsables de quoi que ce soit dans cet abandon. Mais cela n'est pas expliqué dans le film. Une fois de plus, l'information est partielle, et la phrase est légèrement inexacte : dans son début, elle a été reformulée. Sa source, une lettre de 1907, n'est pas mentionnée.  Ce genre de libertés aussi contribue à créer la défiance des lettrés à l'égard de la méthode Dindo. Mais, en confrontant par le biais du montage des opinions si opposées à l'égard de Madame Rimbaud, le documentaire répond bien, ici, aux fonctions que lui assigne Dindo : l'élucidation du réel, l'incitation à rechercher la « vérité ».
     Arthur Rimbaud. Une biographie est un film de vrai cinéaste, de documentariste original et, à la fois, un film de lecteur. Richard Dindo, qui vient de mourir à 80 ans dans la nuit du 11 au 12 février 2025, aimait en Rimbaud le poète. Il l'avait lu et en était imprégné. Ses images le prouvent. On doit lui reconnaître au moins cela. 
 
 
     

 

     

 

     
 

 

 

18//04/2025