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Une hypothèse pour la structure des Illuminations

 

 

   

    Chacun convient de la présence de thèmes récurrents dans Les Illuminations. Et mon hypothèse est que Rimbaud, lorsqu’il s’est attelé à la mise au net de son manuscrit, s’est aperçu que ces thèmes, idoinement combinés et ordonnés, pouvaient évoquer un parcours de vie ressemblant au sien. Quels sont ces thèmes ? Dans le tableau ci-dessous, j’en propose neuf : la méditation sur la vie, l'aventure poétique, le nouvel amour & les nouveaux corps amoureux, l'entreprise harmonique, de ville en villes, tableaux animés, scènes de rêve, « Nos horreurs économiques », l'érotique de la force.
   Ces thèmes diffusent leur influence dans l’ensemble de l’œuvre. Mais l’observation de leurs réseaux entrelacés montre une tendance à la constitution de pôles, nettement localisés, autour de tel ou tel thème dominant. Deux exemples. Le motif de la ville est présent dans de nombreux textes (d'Après le Déluge et Enfance V à Métropolitain, en passant par Scènes), mais Rimbaud a regroupé un nombre significatif d'entre eux dans les folios 13 à 17 (entre Ouvriers et Villes [I]). Neuf poèmes des Illuminations culminent sur un paroxysme de violence, en des scènes éruptives souvent mêlées d'allusions érotiques : Angoisse, Métropolitain, Barbare, Soir historique, Bottom, Dévotion, Démocratie. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la table des matières des Illuminations pour constater que ces textes sont rassemblés dans une partie déterminée du recueil.
    Ce que j'ai appelé dans la liste ci-dessus la « méditation sur la vie » se distribue sous des variantes diverses tout au long du recueil (par le biais des séries Enfance, Vies et Jeunesse, notamment). Des neuf thèmes mentionnés, c'est le seul dont je n'ai pas reproduit la formulation à l'identique dans les titres que j'ai donnés aux parties de l'œuvre. Pour une bonne et simple raison, c'est qu'il était trop uniformément représenté pour être pertinent dans une opération de subdivision du recueil, sauf à le croiser avec d'autres facteurs. Il n'est absent, c'est symptomatique, que dans la partie regroupant les « tableaux et scènes de rêve », textes où l'artifice littéraire l'emporte de très loin sur toute idée de bilan existentiel ou de réflexion sur les perspectives d'avenir.
   Quelques cas d’ambivalence thématique ont probablement placé Rimbaud devant des choix délicats. Prenons Métropolitain : « Si Rimbaud n’a pas situé ce poème dans la proximité des trois Ville(s), argumenteront certains, c’est qu’il n’a jamais eu l’intention de constituer ce que vous appelez un cycle urbain. Il y a bien un thème de la ville dans les Illuminations, mais dispersé. Il n'existe aucune prétendue “section” ou “partie” consacrée à ce thème ». J'admets qu’un texte comme Métropolitain aurait eu toute sa place au côté de Ville, par exemple (« Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d'une métropole crue moderne […] »). Mais l'érotique violente et le thème de la force qui caractérisent son dénouement ont probablement poussé Rimbaud à le faire figurer au côté de Barbare : il a estimé préférable de faire ressortir dans le poème cette dominante-là, plutôt que l'idée de la ville, déjà suffisamment indiquée par le titre et par le contenu du poème. Ce n’est pas une preuve de dispersion
ou d’indifférence à toute idée d’organisation. Au contraire, c’est la confirmation d’une volonté de regroupement des textes autour d’un petit nombre de dominantes significatives.
   Autre exemple. Le folio 12 ne paraît pas avoir un grand rapport thématique ni avec le folio 11, ni avec les textes environnants. Il aurait été mieux placé, dans mon schéma, parmi les tableaux et les rêves. La dernière de ces courtes pièces, d'ailleurs, est une veillée (« une poudre noire pleut doucement sur ma veillée »). Mais l'on peut comprendre l'emplacement de ce feuillet 12 dans le manuscrit, sous le titre Phrases, sur la base du critère formel. C’est pourquoi il se trouve à la fin de la partie consacrée à « l’entreprise du voyant » où sa localisation n’est pas de toute première évidence. Encore qu’on puisse voir dans certaines de ces petites épiphanies des specimens de l’hallucination simple, telle que Rimbaud la définit dans Alchimie du verbe.
   C’est en observant ce système d’entrecroisements thématiques et de regroupements par dominantes que j’ai établi le tableau ci-dessous. Je place des x chaque fois qu'il me semble rencontrer, dans le poème donné, la présence de l'un ou l'autre thème. J'utilise des (x) lorsque la caractérisation me paraît malgré tout problématique. Le système des petites croix permet de matérialiser les phénomènes complémentaires de dissémination et de concentration thématiques. L’œuvre est divisée en six parties, chacune d'entre elles correspondant à une association spécifique de thèmes principaux (ou dominantes) et de thèmes secondaires :

I - L'enfance : thèmes 1 + 6
II - L'entreprise du voyant : thèmes 1 + + 3 + 4
III - De ville en villes : thèmes 1 + 5
IV - Tableaux animés et scènes de rêve : thème 6 + 7
V – Contre « nos horreurs économiques» l'érotique violente de la force : thèmes 3 + 8 + 9
VI - L'entreprise harmonique : thèmes 1 + 2 +
4


 

 
- 1 -
Méditations
 sur la vie
 

- 2 -
L'aventure poétique

- 3 -
Le nouvel amour &
les nouveaux corps amoureux
 
 
- 4 -
L'entreprise
 harmonique
De l'inventeur à l'utopiste
 

- 5 -
De villes
en villes

- 6 -
Tableaux
 animés
 

- 7 -
Scènes
 de rêve

- 8 -
« Nos horreurs économiques »

- 9 -
 L'érotique de la force.
 
   

Après le Déluge
 
x   (x)           x
 
I - L'enfance
 
Enfance I x         (x)      
Enfance II x         (x)      
Enfance III x         (x)      
Enfance IV x         (x)      
Enfance V x x   (x)   (x)      
 
II - L'entreprise du voyant
 
Conte x x x            
Parade x x x            
Antique x   x            
Being Beauteous x   x            
O la face cendrée x   x            
Vies I x x              
Vies II x x   x          
Vies III x x              
Départ x   x            
Royauté x x x            
À une raison   x x x          
Matinée d'ivresse x x x x          
Phrases (f° 11) x   x            
Phrases (f° 12)           x      
 
III - De villes en villes
 
Ouvriers x   x   x        
Les Ponts         x x      
Ville x       x x      
Ornières         x       (x)
Villes [II] x       x   (x)    
Vagabonds x   x   x   (x)    
Villes [I] x       x (x)      
 
IV - Tableaux animés et scènes de rêve
 
Veillées I x   x     x      
Veillées II           x      
Veillées III           x      
Mystique             x    
Aube           x      
Fleurs             x    
Nocturne vulgaire             x    
Marine           x      
Fête d'hiver           x      
 
V – Contre « nos horreurs économiques » l'érotique de la force
 
Angoisse x               x
Métropolitain     x   x (x)   x x
Barbare x   x     (x)     x
Promontoire         x x   x  
Scènes         x x   (x)  
Soir historique x x           x x
Mouvement x       (x) (x)   x  
Bottom     x           x
H     x           x
Dévotion x   x           x
Démocratie               x x
 
VI - L'entreprise harmonique
 
Fairy x     x          
Guerre x     x          
Génie x x x x          
Jeunesse I x x   x          
Jeunesse II x x   x          
Jeunesse III x x   x          
Jeunesse IV x x   x          
Solde x x x x          


 
COMMENTAIRE
DU TABLEAU
  Après le Déluge
   

     On aura remarqué que j'ai laissé hors-classement le poème liminaire, dont j'ai fait une sorte d'Avant-propos. Dans un sens ce poème participe à la thématique de l'enfance, mais sa fonction est plus large. En réalité, il constitue une merveilleuse introduction à l'ensemble du recueil.
     En même temps qu'il introduit au thème biographique de l'enfance (« Une porte claqua ...») et au thème politique de l’apocalypse (thèmes que l’on retrouve un peu partout, tout au long du recueil), Après le Déluge présente l'intérêt d'offrir à la perspicacité du lecteur un triple niveau de signification : celui de la fable de portée générale (réécriture d'un mythe fondateur, pastiche des genres du conte et du récit biblique), celui de l'allégorie politique liée à l'actualité (évocation cryptée des lendemains de la Commune), celui enfin du mythe personnel (thème de l’enfant et du départ). Il convenait que le lecteur soit initié d'emblée au protocole de lecture complexe qu'impose le type d'objet littéraire représenté par les Illuminations.
     En effet, la construction du mythe personnel à travers la parodie des genres littéraires (et notamment narratifs) les plus divers est un procédé constant du recueil : Ouvriers est à la fois un pastiche de roman naturaliste et une évocation cryptée de la vie commune avec Verlaine ; Villes (« L'Acropole officielle ... ») tient du récit d'anticipation et du carnet d'impressions londoniennes ; Conte, Royauté, Aube empruntent au genre du conte (oriental ou merveilleux) et renvoient en même temps au mythe personnel ; Vies mêle l'allusion autobiographique à la caricature des auteurs de Mémoires dont il raille les outrances égotistes ; Dévotion cache sous l'apparence d'une litanie d'ex-voto une sorte de bilan affectif ; H, en style de devinette, célèbre plus particulièrement l'une des « dévotions » évoquées dans le poème précédent ; Barbare, parodie du genre apocalyptique, s'achève sur une transe plus orgastique que mystique (s'agit-il du « rut de la planète » célébré par Fourier ou d'une évocation d'ordre plus intime, ou des deux ?) ; Génie et Solde, enfin, développent des thèmes rimbaldiens typiques, respectivement dans les formes rhétoriques de l'hymne sacré et de la harangue de camelot. Après le Déluge, au seuil des Illuminations,  présente par excellence cette même caractéristique d'un double ou triple niveau de signification et procède ainsi, mieux que tout autre, à ce que Michel Murat appelle un « réglage de la lecture » (L'Art de Rimbaud, José Corti, 2013, p.218). On peut penser que Rimbaud l’a mis là dans cette intention.


L'enfance

     Première étape d’une méditation sur la vie, la série Enfance, par son volume (c’est la plus longue série du recueil), justifie d’être considérée à elle seule comme une partie de l’œuvre. Plusieurs de ses poèmes sont constitués de petits tableaux successifs. D’où la série des (x) dans la colonne des tableaux.
 
   Peut-être dois-je une explication pour le fait d'avoir employé l'expression « méditation sur la vie » plutôt que l'habituelle référence au genre autobiographique. On trouve rarement dans les Illuminations des allusions biographiques directes. Bien souvent, ce que l’on prend pour de l’autobiographie n’est qu’une méditation de portée plus générale que personnelle, plus philosophique qu’autobiographique. On suppose seulement que, lorsque Rimbaud parle de l'enfance, il parle un peu aussi de la sienne. Ceci dit, quelles sont les parts respectives du souvenir et de l'affabulation littéraire dans les promenades solitaires d'Enfance II ? Est-ce que Rimbaud a réellement expérimenté dans son jeune âge le sentiment d'exclusion qui se dégage d'Enfance III ? On n'en sait rien. C’est possible. Mais qui, d'ailleurs, ne l'a pas une fois ou l'autre, ressenti ?
     Autrement dit, les textes d’Enfance ne sont probablement pas plus autobiographiques qu’un poème comme Royauté, par exemple, qui, au-delà de ses allures de conte, évoque pour tout lecteur ayant lu une biographie de Rimbaud tel épisode glorieux comme la présentation du jeune prodige aux Vilains Bonshommes (contée par Léon Valade, en une lettre, à son ami Blémont) ou, mieux encore, l’arrivée remarquée de Verlaine et Rimbaud, bras dessus, bras dessous, un soir de « première », au théâtre de L’Odéon, rapportée dès le lendemain (sous pseudonyme) par l'ami de Verlaine Edmond Lepelletier, dans un écho mondain devenu célèbre : « Le poète saturnien Paul Verlaine donnait le bras à une charmante jeune personne, Mlle Rimbaut ».


L’entreprise du voyant

     À partir de Conte, la plupart des textes présentent encore peu ou prou un rapport avec ce que nous connaissons ou pouvons deviner de la vie du poète, mais ce n'est plus l'enfance. Conte peut être considéré comme un texte pivot entre le moment de l'enfance (le Prince incarne l'illusion de toute puissance de l'enfance) et celui de l'aventure poétique (thème du double : « Je est un autre »). J’ai regroupé sous le titre « L’entreprise du voyant » la série des textes allant de Conte à Phrases (folios 6 à 12), au sein desquels s’entrecroisent les thèmes de l’aventure poétique, du nouvel amour et de l’entreprise harmonique. Les derniers cités font l’objet de regroupements spécifiques : dans le f°7 pour le motif du corps amoureux, dans les ff. 10-11 pour les poèmes répondant au thème de la nouvelle harmonie. Il faut prendre le titre adopté comme un constat : Rimbaud fait retour ici sur une période passée de sa vie (explicitement dans la série Vies I-II-III, implicitement dans Parade ou Royauté) et sur des conceptions poétiques (Matinée d'ivresse, À une raison, notamment) qui rappellent de très près celles de la lettre à Demeny du 15 mai 1871. Dans quel but ? À partir de quel point de vue ? Il va de soi que mon titre a été choisi pour poser la question, pas pour y répondre.


De ville en villes

     Il s'agit du traditionnellement dénommé « cycle urbain » des Illuminations, qu'il faut élargir selon moi à des textes autobiographiques comme Ouvriers et Vagabonds. Car pour Rimbaud, « de Charleville's arrivé[1] », l'expérience décevante de la grande ville moderne et l'expérience non moins décevante qu'il y a faite de la « vie à deux hommes » sont une seule et même chose. Ce ne peut être par hasard que ces deux textes jumeaux, Ouvriers et Vagabonds, encadrent la série (ou, du moins, l'encadreraient si Villes [I] n'avait été accidentellement déplacé dans le manuscrit à la suite d'un malentendu entre Rimbaud et son copiste,  Germain Nouveau). De même que Conte est un texte pivot entre l'enfance et l'entreprise du voyant, de même Vagabonds, qui est le récit d'une veillée (comme Fongaro l'a signalé dans son article « Un brelan de veillées ») et d'une vision (les « fantômes du futur luxe nocturne »), peut être considéré comme un texte pivot entre le cycle urbain et le cycle suivant (« tableaux et scènes de rêve »).


Tableaux animés et scènes de rêve

  
   Ce sont deux rubriques qui auraient pu être séparées mais des tableaux comme Fête d'hiver, Mystique, Fleurs ou Marine tendent à l'allégorie ou à la féerie, tandis que des scènes de rêve comme Nocturne vulgaire ou Aube ont quelque chose de tableaux animés (un tableau à la Watteau ou à la Fragonard, par exemple, pour Nocturne vulgaire, où les corsages ne semblent pas moins « bombés » que les panneaux du carrosse XVIIIe). L'aube d'Aube est une déesse, la mer et le ciel de Fleurs forment ensemble « un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige », les trois Veillées, Mystique, Nocturne vulgaire, chacun à sa manière, développent un thème onirique, Marine confectionne un tableau fantastique en superposant les images de la terre et de l'eau, de la campagne et de la mer. Un autre trait commun : on peut décrire ces pièces comme des tableaux sonores et animés. C’est dans cette partie du recueil que Jean-Pierre Richard, citant Marine, Mystique et Nocturne Vulgaire, croit pouvoir déceler « la logique aberrante d'un dynamisme de la courbure» (Poésie et Profondeur, éd. du Seuil, 1955, p. 237). Le dynamisme est certes un trait général de l’imaginaire rimbaldien, mais reconnaissons que ces poèmes, malgré l’absence d’un véritable thème fédérateur, ont bien des caractéristiques communes. Il est donc possible de les réunir en une sorte de série et c’est ce que Rimbaud semble avoir voulu faire dans cette partie du manuscrit allant du folio 18 (Veillées I-II) aux folios 21-22, le seul feuillet rempli recto-verso.
     Ce feuillet recto-verso présente d'ailleurs pour moi une anomalie inquiétante, je le signale en passant. La graphie dextrogyre que l'on observe sur le recto tranche fortement avec l'écriture ronde et sinistrogyre du verso. D'où nous pouvons conclure que Nocturne vulgaire a été copié sur ce singulier feuillet 21-22 plus tardivement que les deux poèmes se trouvant à son verso.
Or, le dénouement de Nocturne Vulgaire (« Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l'aboi des dogues... ») présente une forte similitude avec celui d'Angoisse (« Rouler aux blessures, par l'air lassant et la mer : aux supplices, par le silence des eaux et de l'air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux. »). Pour ces deux raisons (la seconde surtout), Nocturne vulgaire devrait porter le n°22 et c'est là une des rares observations qui pourraient me faire douter du caractère auctorial de la pagination. À l'évidence, Nocturne vulgaire est un texte pivot entre les scènes de rêve et le cycle de poèmes commençant avec Angoisse. Et donc, ou bien Rimbaud a fait vraiment très vite quand il a numéroté ses premiers manuscrits, ou bien ...


Contre « nos horreurs économiques », l'érotique de la force

    
J'ai déjà mentionné ci-dessus ces neuf poèmes qui culminent sur un paroxysme de violence : Angoisse, Métropolitain, Barbare, Soir historique, Bottom, Dévotion, Démocratie. Ce sont des scènes éruptives à la faveur desquelles le sujet semble mesurer sa force. Elles filent volontiers la métaphore apocalyptique et relèvent, selon les cas, d'une inspiration révolutionnaire et/ou érotique. La présence de Promontoire, Mouvement et Scènes au sein de cette série pourrait passer pour une anomalie, car il n’y a pas trace de lutte violente dans ces trois textes. Mais on peut justifier leur adjonction aux neuf précédents poèmes en vertu de leurs connotations satiriques et/ou socio-politiques. Antoine Fongaro écrit, à la fin de son article sur Scènes[2] : « Rimbaud critique à la fois la tradition théâtrale paresseuse et une exhibition factice de la modernité. [...] On retrouve cette critique de la pseudo-modernité dans Promontoire et dans Mouvement. Voir aussi Villes (“L'acropole officielle...”) : “les conceptions de la barbarie moderne” ». D'ailleurs, est-ce par hasard que Promontoire, avec son Palace fréquenté par « des voyageurs et des nobles », aux élégantes façades courtisées par les « tarentelles des côtes » et les « ritournelles des vallées illustres de l'art », précède immédiatement Scènes dont le sixième alinéa offre le tableau suivant :

Des scènes lyriques accompagnées de flûte et de tambour s'inclinent dans des réduits ménagés sous les plafonds, autour des salons de clubs modernes ou des salles de l'Orient ancien.

Et le septième :

La féerie manœuvre au sommet d'un amphithéâtre couronné par les taillis, — Ou s'agite et module pour les Béotiens, dans l'ombre des futaies mouvantes sur l'arête des cultures.

Suivi de Soir historique où on peut lire :

La comédie goutte sur les tréteaux de gazon. Et l'embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides !

Dans Soir historique, les deux motifs (la résistance face à « nos horreurs économiques » modernes et la mobilisation d'un imaginaire apocalyptique), apparaissent complètement liés. J'ai donc regroupé tous ces textes sous un titre en quelque sorte double.


L'entreprise harmonique

     Les poèmes publiés en 1895 chez Vanier révèlent à la lecture un grand nombre de similitudes de vocabulaire et de thèmes. La référence symbolique à la danse, à la fin de Fairy, revient dans Jeunesse II. Sonnet. À deux reprises, il est fait allusion au « droit » et à la « force ». À trois reprises, à l’avènement futur d’une « logique », d’une « raison », ou d’une rencontre « imprévus ». Enfin, la référence au travail de l’écrivain comme vecteur d’accomplissement utopique se répète de texte en texte à travers un vocabulaire varié (« l’œuvre », « ce travail », « ce labeur », « les calculs », « tes calculs », « les applications de calcul »). Tout aussi significatif est ce qui distingue en commun ces poèmes de ceux qui les précèdent : la disparition des épisodes d’auto-affirmation virile caractéristiques du « cycle de la force ». Même Guerre, malgré son titre, est exempt de cet imaginaire. De À une raison (« Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie ») à Solde (« les sauts d'harmonie inouïs ») en passant, entre autres, par Jeunesse I-II-III-IV, sans cesse relayé par une isotopie auditive (sons, bruit, musique, voix, chant et chœur), l’utopie harmonienne ou harmonique est omniprésente dans Les Illuminations. Mais c’est ce groupe final, fort de cinq poèmes (huit, si on démembre la série Jeunesse), qui constitue la principale concentration de textes développant ce thème ?

     Deux remarques pour conclure :

     1) On sait que pour la plupart des historiens et commentateurs, ce n'est pas Rimbaud qui a établi l'ordre dans lequel nous lisons Les Illuminations mais Félix Fénéon, ou La Vogue, ou les gens qui ont transmis dans le plus grand désordre à la revue La Vogue les « chiffons volants de M. Rimbaud ». Disons : « X », ou « H ». H comme Hasard. Eh bien... H a bien fait les choses, voilà tout !

      2) Exprimant l’opinion générale, Antoine Fongaro écrivait en 2013 : « Personne n'a donné et ne pourra donner  d'explication raisonnable à la disposition des textes dans le groupement intitulé par Verlaine (et non par Rimbaud) “illuminations”[3] ». J’ai l’impression de venir de prouver le contraire, mais il est si facile de prendre ses délires pour la réalité quand on parle de Rimbaud !


 

[1] Chanson de Cabaner, compagnon de Rimbaud au Club zutique : « À Paris, que fais-tu poète, / De Charleville's arrivé ? / Pars, le génie ici végète, / Mourant de faim sur le pavé. […] » 

[2] Fongaro,  Antoine, De la lettre à l'esprit. Pour lire Illuminations, Paris, Honoré Champion, 2004 (« Pour une lecture littérale de Scènes », p. 336-356). Reprise de Studi francesi, janv.-avril 2002).

[3] Antoine Fongaro, « Un brelan de veillées », Rivista di Letterature moderne e comparate, ottobre-dicembre 2013, p.330.

 

 

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