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Dictionnaire Rimbaud
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Deux synthèses capitales sur Les Illuminations
 

I - « Manuscrits », par Michel Murat.

 


[1] Dictionnaire Rimbaud
Sous la direction d’Adrien Cavallaro, Yann Frémy et Alain Vaillant, Classiques Garnier, 17/02/2021.
       Dans l'énorme et génial dictionnaire Rimbaud récemment publié aux éditions Classiques Garnier [1], deux entrées respectivement confiées à Michel Murat et Adrien Cavallaro sont dédiées à la présentation d'ensemble des Illuminations. Celle de Murat, « Manuscrits », occupe les pages 355-362. Celle de Cavallaro, « Herméneutique et poétique », véritable essai qui constitue, de loin, la plus longue notice du recueil, occupe les pages 362-390. Ces deux importantes contributions permettent de faire le point sur l'état présent des connaissances et des opinions, en ce qui concerne le recueil. Je rends compte ici de la première, où l'on remarque quelques hypothèses nouvelles (émanant de l'auteur ou avancées par d'autres, mais, dans tous les cas, validées, validées en tant qu'hypothèses, ce qui est déjà beaucoup, par son autorité). La seconde viendra d'ici peu.
   

Une date plus tardive, début 75, pour ce qui est de la transcription ?


 

 

 

[2] Jacques Bienvenu, « La lettre de Rimbaud du 16 avril 1874 et la transmission des Illuminations », Rimbaud vivant, n°58, 2019, p. 23 - 28.

[3] Cf. Jacques Bienvenu, Précisions sur la présence de Rimbaud et Germain Nouveau à Charleville en janvier 1875, blog Rimbaud ivre, 22/03/2021.

       La présence de vers de 1872 sous le titre Les Illuminations dans les éditions originales de La Vogue s'explique par le mélange accidentel de deux dossiers au sein des manuscrits fournis à la revue en 1886. Michel Murat fait sienne sans ambages cette thèse aujourd'hui assez généralement admise. Il est moins affirmatif quant à la date du printemps 1874 proposée par Bouillane de Lacoste en ce qui concerne la mise au net de la plus grande partie des feuillets. La participation de Germain Nouveau à la transcription de certains poèmes ne semble plus un argument suffisant depuis que Jacques Bienvenu a noté, dans la lettre adressée par Rimbaud le 16 avril 1874 à Jules Andrieu, l'absence totale de f bouclés [2]. On sait en effet que tous les f du manuscrit des Illuminations présentent une boucle inférieure droite, comme tous les écrits rimbaldiens à partir de 1875. Soit, donc, explique Murat, Rimbaud et Nouveau n'ont procédé à leur travail qu'en 1875, pendant le court séjour que Rimbaud a effectué à Charleville, du 29 décembre au 13 février, avant de se rendre à Stuttgart (où il remet son manuscrit à Verlaine). C'est la thèse de Bienvenu [3]. Soit il faut supposer que la présence de f bouclés dans les manuscrits ne s'explique que par l'application spéciale accordée à leur calligraphie, la lettre à Andrieu représentant de son côté une forme d'écriture plus relâchée. « Entre ces deux hypothèses, rien ne permet de trancher » (357). Une chose reste sure, toutefois, c'est que Les Illuminations sont la dernière de ses œuvres que Rimbaud ait songé à publier, et ce, encore, au début de l'année 1875.
 
Des bornes temporelles larges, pour la composition ?
 

 

 

 

     Concernant la date de composition des poèmes, Michel Murat se montre partisan d'une hypothèse large (contrairement à Bouillane de Lacoste, qui supposait une composition à peu près contemporaine de la transcription). Il écrit : « Les bornes temporelles qu'indiquent les témoignages pouvant se rapporter aux Illuminations sont assez larges ». Il rappelle que Delahaye parle de « poèmes en prose » que Rimbaud lui aurait lus en 1872 et il conclut :

Il est tentant de penser que nombre de poèmes ont été composés lors du premier séjour londonien [septembre 1872-juin 1873] : non seulement parce qu’ils font écho aux notes de Verlaine sur la bizarrerie et la beauté de la « métropole crue moderne », mais parce que le genre du poème en prose, consacré par la parution en volume du Spleen de Paris (1869), était d’actualité. En 1872 il remplit les pages de La Renaissance littéraire et artistique de Blémont [...] (356).

  Un titre choisi par Rimbaud
         Nous ne connaissons le titre Illuminations que par Verlaine qui le cite dans une lettre à Charles de Sivry le 27 octobre 1878 et raconte, dans Les Poètes maudits en 1884 : « Il courut tous les Continents, […] après avoir écrit, en prose encore, une série de superbes fragments, les Illuminations. » Contrairement à certains commentateurs qui croient l'auteur des Maudits capable d'avoir, de sa seule autorité, trouvé et imposé ce titre, Murat estime « improbable que Verlaine l'ait inventé en 1878 alors qu'il vient de relire les poèmes et qu'il les a en main » (358).
     Le terme de « poèmes en prose » pour désigner les différentes pièces des Illuminations s'impose d'autant plus qu'il apparaît à plusieurs reprises chez Verlaine ou chez Rimbaud (dans la lettre à Andrieu). C'était d'ailleurs, rappelle Murat, « le seul qui fût d'usage à l'époque » (358).
     Murat, par contre, se montre réticent à employer le terme de « recueil » pour désigner un « ensemble ouvert, sans ordre apparent et peut-être incomplet, encore en deçà du livre » (358). Sous cet angle, l'expression « série de superbes fragments » employée par Verlaine dans Les Poètes maudits lui paraît particulièrement « heureuse ».
    Vu le minutieux développement que l'auteur consacre par la suite à décrire le travail d'organisation réalisé par Rimbaud sur son manuscrit, cette cautèle devant l'emploi du terme « recueil » m'étonne un peu. Il y a là un distinguo des plus subtils et des moins pratiques qui, d'ailleurs, n'empêche pas Murat lui-même d'employer couramment le terme, comme on va le constater.
 
Dix ensembles soudés par les chevauchements
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

       Après avoir rappelé les circonstances de la première édition des Illuminations dans la revue La Vogue (mai-juin 1886) et l'ordre dans lequel les poèmes y étaient disposés, Michel Murat remarque le soin apporté par Rimbaud à la confection des manuscrits archivés à la BnF sous la côte Nafr 14123, un soin qui n'est pas sans révéler quelque volonté d'organisation. Il en cite comme indices : une graphie et un papier homogènes, des titres ajoutés après la copie (susceptibles de guider le lecteur dans la compréhension des textes et du sens de leur enchaînement), des chevauchements nombreux sur des feuillets consécutifs qui imposent un certain ordre de lecture « sans qu'on puisse en inférer la conception que Rimbaud se faisait du recueil » (359). [« recueil » ! Vous avez dit « recueil » ?]. Suit une longue et précise énumération des dix ensembles de textes soudés entre eux par ce mode de transcription (seuls, quatre poèmes de ce lot de manuscrits sont absents de ce décompte pour être isolés sur leur support). Je n'en retiens ici que les titres :
  • Enfance I-II-III-IV, Conte
  • Antique, Being Beauteous, « Ô la face cendrée...»
  • Vies I-II-III, Départ, Royauté
  • À une Raison, Matinée d'ivresse, Phrases
  • Ouvriers, Les Ponts, Ville, Ornières
  • Villes [II]. Vagabonds, Villes [I]
  • Veillées I-II
  • Veillées III, Mystique, Aube, Fleurs
  • Marine, Fête d'hiver
  • Angoisse, Métropolitain, Barbare

« Mais les a-t-il classés dans cet ordre ? se demande Murat [...] Nous n'en savons rien. » (360).

    Certes ! Nous n'en savons rien. Mais, selon moi, il ne faut pas s'exagérer cette ignorance. Il est peu probable que la longue série Enfance ait été conçue pour figurer ailleurs qu'au début du recueil. Les deux feuillets comportant des poèmes intitulés Veillées se suivaient nécessairement dans l'esprit de Rimbaud. Les deux suites comportant des poèmes intitulés Ville ou Villes, qui sont côte à côte dans cette liste, étaient à coup sûr destinées à figurer ensemble. Si Métropolitain en est séparé malgré le thème commun de la ville, c'est parce que son dénouement violent, si comparable à ceux de Barbare et d'Angoisse, conseillait qu'il fût associé à ces deux-là.
     De façon générale on constate que les poèmes consécutifs sur un même feuillet ou enchaînés par chevauchement ont un lien thématique fort (cf. les feuillets d'Antique-Being Beauteous et de À une Raison-Matinée d'ivresse). Au bout du compte, donc, nous ne pouvons pas être certains que Rimbaud ait classé ses textes dans l'ordre exact où nous les trouvons. Mais nous pouvons affirmer sans la moindre hésitation qu'il les a classés.
     D'autant qu'il n'y a aucune raison de limiter l'enquête au deux premiers tiers du recueil, comme Michel Murat le préconise. Certes, les copies, dans le dernier tiers, ne se chevauchent plus. Rimbaud semble avoir interrompu l'ultime mise au propre de son manuscrit prétypographique et décidé de fournir à Verlaine, à Stuttgart, des copies plus anciennes, pour compléter le dossier à remettre à un éventuel imprimeur. Cependant, les textes isolés publiés dans La Vogue 8-9, d'abord, puis par Vanier en 1895, ne sont pas regroupés au hasard. Les trois Illuminations du n°8 de La Vogue présentent un certain air de famille, les textes publiés chez Vanier multiplient les récurrences de vocabulaire et les thèmes convergents. Voir sur ces points ma page : Une hypothèse pour la structure des Illuminations.
     Qui a donc agencé ainsi, assez rationnellement quoi qu'on dise, les pièces des Illuminations ? Une longue tradition (Berrichon, Bouillane de Lacoste) a attribué cette configuration initiale à Félix Fénéon, qui l'a d'ailleurs revendiquée dans une lettre adressée en 1939 à Bouillane de Lacoste.

 
Sur le cas Fénéon (on avance).

[4] Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, Un concert d'enfers, vies et poésies, édition établie et présentée par Solenn Dupas, Yann Frémy et Henri Scepi, Quarto Gallimard, 2017.

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

[5] Dans Symbolistes et Décadents, Léon Vanier, 1902. L'ouvrage est consultable en mode image sur Gallica et en mode texte sur Wikisource. Le récit de Kahn se trouve p.56.

       Très récemment encore, présentant Les Illuminations dans l'édition des œuvres croisées de Verlaine et Rimbaud chez Quarto (Gallimard) [4], Henri Scepi pouvait écrire :

À nouveau mis en circulation, prêté à Charles de Sivry, il [le manuscrit] s'égare avant de parvenir à Gustave Kahn, rédacteur en chef de la revue La Vogue en 1886. Félix Fénéon se charge d'ordonner le manuscrit en veillant à bien associer les versos avec les rectos qui lui paraissent suivre immédiatement (p.1014).

Outre qu'il ne paraît pas avoir une idée très claire de ce à quoi ressemble le manuscrit dont il parle (je ne fais pas l'injure au lecteur d'expliquer pourquoi), cet éditeur des Illuminations ne doute pas un instant de la paternité de Fénéon dans la préparation des numéros 5 et 6 de la revue La Vogue. Il faut espérer qu'après la mise au point de Murat dans le Dictionnaire Garnier, on ne lira plus à l'avenir ce genre de choses. Il explique :

On ne sait pas exactement ce qu’il [Fénéon] a fait dans la première phase. Il n’intervient probablement qu’après la rupture entre Gustave Kahn et Léo d’Orfer [...] Deux points amènent à s’interroger sur sa connaissance exacte du manuscrit Nafr 14123, qu’il dit avoir eu en mains. Le premier est l’expression « chiffons volants », qui ne correspond pas à l’apparence de ce manuscrit soigné et continu (il convient mieux au reliquat publié dans les no 8 et 9 et dans l’édition Vanier de 1895). Le second est la double faute de lecture qui a fait disparaître les titres des « Ponts » et de « Fête d’hiver ». [...] Fénéon, qui passe pour un éditeur scrupuleux, ne l’a pas vu, et il ne l’a pas corrigé dans la plaquette, ce qui donne à penser qu’il n’a pas vu le manuscrit de près, et qu’il a composé la plaquette à partir de la pré-originale, sans retour au manuscrit. Si Fénéon l’avait pu, peut-être aurait-il mis d’emblée les textes dans l’ordre « logique » de la plaquette (361-362).

Ce n'est donc probablement pas Fénéon qui a confectionné l'édition des deux premiers tiers des Illuminations (la véritable originale, celle sur laquelle nos éditions modernes continuent de se fonder). C'est sans doute Kahn, avec les collaborateurs d'alors de la revue. Mais Kahn lui-même a dit [5] qu'ils avaient procédé très rapidement. Sur quoi donc se sont-ils fondés pour opérer si vite un agencement des poèmes qui, nous l'avons vu, ne manque pas d'une certaine logique ?

 
Le débat sur la pagination

[6] Steve Murphy, « Les Illuminations manuscrites », Histoires littéraires n°1, 2000).
     Dans un article de l'an  2000 [6], Steve Murphy a défendu la thèse d'une pagination de la main de Rimbaud, datant des années 1874-1875. Manifestement, il n'a pas convaincu Murat qui exprime doutes et hypothèses contraires. Les chiffres figurant sur les manuscrits paraissent être de plusieurs mains, dit-il. C'est vrai. Mais certains peuvent être de la main de Rimbaud. Ce n'est pas le lieu ici de traiter en détail cette question compliquée. Les gens de La Vogue ont pu numéroter eux-mêmes les feuillets, explique Murat, et même, dit-il, constituer d'autorité la série Phrases. Voire. Mais je note que Murat ne cite pas l'argument n°1 de Murphy, celui qui, personnellement, attire mon adhésion à sa thèse : la constitution des la série Veillées. L'affaire du feuillet 18. Voir sur ce point ma page : Les "chiffres non rimbaldiens", le folio 18 et la pagination des Illuminations. Je suppose que s'il n'en parle pas, c'est qu'il reste hésitant. En tout cas, sur cette question, apparemment, nous sommes encore au point mort.
 
Les Illuminations
sont-elles « un livre » ?
         L'article de Michel Murat commence par un coup de trompette : « Pas plus que les Poésies de Rimbaud, les Illuminations ne sont un livre. » Je veux bien que les mots, ici, aient dépassé la pensée de l'auteur, comme on dit. Mais ce genre d'inadvertance n'est jamais tout à fait dû au hasard. Que « l'unité des Illuminations ne [soit] pas celle d'un livre “architectural et prémédité” », comme l'écrit Murat à la fin de son article (362), cela peut se discuter : Rimbaud a sûrement tenté de donner à son livre une progression logique et un plan. Voir sur ce point ma page : Une hypothèse pour la structure des Illuminations. Dans quelle mesure y est-il parvenu ? Le résultat mérite-t-il le mot terrible d'« architecture » ? La chose a-t-elle été « préméditée », et à partir de quand ? Ces questions mériteraient une discussion nuancée. Mais, pour quiconque sait ce que sont les « Poésies » de Rimbaud en tant que titre, et en tant que geste éditorial, la comparaison suggérée par Michel Murat entre ça et Les Illuminations ne peut qu'apparaître saugrenue. Je ne sais pas si Les Illuminations sont « un livre », mais elles sont en tout cas infiniment plus un livre, un livre de Rimbaud, que les « Poésies ». De cela, au moins, je suis sûr.