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LES "CHIFFRES NON RIMBALDIENS", LE FOLIO 18
ET LA PAGINATION DES ILLUMINATIONS

 

[1] Steve Murphy, "Les Illuminations manuscrites. Pour dissiper quelques malentendus concernant la chronologie et l'ordre du dernier recueil de Rimbaud", Histoires littéraires n°1, 2000, p.5-31.

 

[2] Confisqués à Verlaine qui s'en estimait le légitime dépositaire, ces manuscrits ont transité au fil du temps, dans le secret, des mains de Gustave Kahn, directeur de La Vogue, à celles de divers collectionneurs. Ils ont été ignorés de tous les éditeurs, Berrichon compris, jusqu'en 1939, date à laquelle le collectionneur Lucien Graux accepte de les montrer aux principaux spécialistes rimbaldiens du moment (Henry de Bouillane de Lacoste, Jules Mouquet et André Rolland de Renéville). Ils sont, depuis 1957, archivés à la BNF sous la côte NAF14123.

     Le feuillet 18 occupe une place stratégique dans le débat sur la pagination des manuscrits des Illuminations. Dans son article de l'an 2000, "Les Illuminations manuscrites" [1], Steve Murphy en fait la pièce centrale d'un scénario de genèse de la série Veillées qui, si on y adhère, conduit nécessairement à l'attribution de cette pagination à Rimbaud. Chez les adversaires de cette attribution, c'est cette même question du feuillet 18 qui concentre les objections et suscite les scénarios alternatifs. On peut résumer de la façon suivante les termes du débat :
 

   1) Il existe une pagination au crayon d'un groupe de feuillets représentant en volume les 2/3 du texte des Illuminations. Ces vingt-trois feuillets paginés correspondent aux poèmes qui ont été publiés dans les n°5-6 du périodique La Vogue (revue où Les Illuminations ont paru pour la première fois en mai-juin 1886) [2].
   2) Cette pagination de 1 à 24 (l'un des feuillets est utilisé recto/verso) souffre deux exceptions : les f°12 et 18. Le folio 18 et le folio 12 ont en commun deux particularités : ils sont d'une taille plus réduite que les autres manuscrits et leurs numéros de page ont été inscrits directement à l'encre dans un style graphique qui contraste avec celui de tous les autres feuillets.
   2 bis) Les chiffres au crayon 1-9 ont été repassés à l'encre, probablement par les préparateurs de La Vogue pour valider une liste de titres à insérer dans le n°5 (voir ci-après), mais c'est là un phénomène annexe qui n'a pas d'incidence sur le débat général concernant l'auteur de la pagination du manuscrit.
   3) La cause des exceptions constituées par les f° 12 et 18 est claire : on a voulu construire des séries (Phrases, Veillées) qui n'avaient pas été prévues dans un premier temps. Cette opération s'est donc déroulée après la pagination au crayon. Il y a eu auparavant un autre f°12 et un autre f°18 paginés au crayon. Puis quelqu'un a ôté les deux feuillets précédemment numérotés 12 et 18, dans le style original, pour y substituer ces nouveaux feuillets d'allure atypique.
   4) Dans le cas du feuillet 18, il s'est agi de faire précéder un poème intitulé Veillée au singulier de deux textes de thématiques voisines coiffés du titre Veillées au pluriel, ce qui a entraîné la suppression du titre singulier (que l'on voit biffé sur le feuillet 19) et l'apposition, à sa place, du chiffre romain III. Voir l'illustration ci-dessous :

 

Feuillet 18

Feuillet 19

Le feuillet 18 présente des dimensions réduites (± 10 x 15 cm) qui correspondent à une feuille de 20 x15 coupée en deux (papier non vergé). Il s'emboîte exactement avec le feuillet non numéroté contenant Fairy (cf. Guyaux, Poétique du fragment, p.94). Le nombre "18" est inscrit à l'encre et souligné d'un trait oblique. Le feuillet 19 (± 13 x 20 cm) présente les mêmes dimensions que la plupart des autres feuillets numérotés (papier vergé). Toutes les pages sauf la 12 et la 18 sont numérotées sur le modèle du "19" qu'on aperçoit ci-dessus, inscrit au crayon et isolé par un trait arrondi dans l'angle supérieur droit du feuillet.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[3] Dans son compte rendu de l'édition en plaquette des Illuminations pour la revue Le Symboliste, Fénéon n'en disait pas tout à fait autant. Il expliquait seulement avoir classé dans un ordre personnel les "chiffons volants" de Rimbaud. Mais l'affirmation selon laquelle la publication initiale des Illuminations s'est réalisée à partir de manuscrits non paginés ne date pas de 1939. Dans Jean-Arthur Rimbaud Le poète (part.II, chap.II) comme dans ses notes de l'édition de 1912 au Mercure de France, Berrichon écrit déjà : "Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que la première impression, en 1886, des Illuminations a été faite à l'insu du poète, d'après un manuscrit en désordre et sans pagination." Berrichon a-t-il déduit la chose de l'expression "chiffons volants" utilisée dans Le Symboliste ? Une telle affirmation est-elle explicitement formulée quelque part avant 1912, je l'ignore ?

[4] Arthur Rimbaud, Illuminations, Painted Plates, édition critique par Bouillane de Lacoste, Mercure de France, 1949. Les lettres de Félix Fénéon sont reproduites p.137-149.

 

 

 

 

[5] Illuminations, texte établi et commenté par André Guyaux, À la Baconnière, 1985, p.8.

 

 

 

 

[6] Adrien Cavallaro, Rimbaud et le Rimbaldisme, XIXe-XXe siècles, Paris, Hermann, coll. "Savoir Lettres", 2019, Chapitre 3.2. « Le compte rendu des Illuminations par Félix Fénéon : une critique éditoriale », p. 86-87. Ces pages sont reproduites dans ce site en annexe du texte intitulé "Félix Fénéon, premier éditeur des Illuminations ?".



 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

   5) La différence constatée dans le graphisme vient de ce que la personne qui a effectué l'opération ne s'est pas souciée d'imiter le style de numérotation précédemment utilisé pour le reste des feuillets.
   6) Quelle est cette personne ? Qui a pu vouloir créer les séries Phrases et Veillées, et opérer la substitution de feuillets que nous venons de décrire ? La réponse la plus logique et, partant, la plus vraisemblable, c'est qu'il s'agit de l'auteur lui-même. Mais, si c'est Rimbaud qui a réalisé cette  substitution, alors — la pagination au crayon étant forcément antérieure à ce geste — c'est Rimbaud aussi qui a paginé les Illuminations.
    7) Or, une tradition bien installée attribue cette pagination, étroitement solidaire du classement des textes dans l'édition La Vogue de mai-juin 1886, à celui qui passe pour avoir été le maître d'œuvre de cette "pré-originale" : Félix Fénéon. C'est la foi spontanément accordée à cette idée reçue qui rend suspecte l'attribution à Rimbaud de la pagination des Illuminations. Mais il n'est pas inutile d'y regarder de plus plus près.

***

    L'attribution à Fénéon de l'agencement initial des Illuminations ne repose que sur un témoignage tardif des plus fragiles. C'est en 1939, au cours d'un échange épistolaire assez confus avec Henry de Bouillane de Lacoste, que Fénéon revendique avoir personnellement préparé les deux éditions La Vogue de 1886 (celle du périodique aussi bien que celle de la plaquette) . Dans sa lettre datée du 19 avril, il précise :

"Le ms. m’avait été remis sous les espèces d’une liasse de feuilles de papier tout rayé qu’on voit aux cahiers d’école. Feuilles volantes et sans pagination, [3] — un jeu de cartes — sinon pourquoi me serais-je avisé de les classer, dans une espèce d’ordre, comme je me rappelle avoir fait ?"

Bouillane de Lacoste, qui a publié de larges extraits des lettres de Fénéon dans son édition critique des Illuminations publiées en 1949 [4], ne reproduit pas ses propres lettres. Mais on devine, quand on lit la réponse que lui adresse Fénéon le 30 avril suivant, que l'universitaire vient de surprendre grandement son correspondant en lui apprenant qu'il a sous les yeux les manuscrits de la collection Lucien Graux et que ces manuscrits, premièrement, sont paginés, deuxièmement, ne se présentent nullement sous l'aspect de "papier rayé" tel qu'on en voit aux cahiers d'écoliers. Soudain beaucoup moins sûr de lui, c'est maintenant Fénéon qui interroge Bouillane de Lacoste :

"Votre ms. est-il paginé (et d'une pagination qui soit antérieure à 1886, époque où il se peut fort bien que je l'aie paginé pour l'impression) ? Persiste-t-il trace d'un cahier dont le fil de brochage eût maintenu d'affilée les feuillets ? [...] Suivant les réponses qui peuvent être faites à ces questions et, au besoin, à d'autres, car elles ne sont pas limitatrices, ma déposition — à savoir, que les feuillets, réglés, étaient dans une couverture de cahier, mais volants et non paginés, — peut être infirmée, rectifiée, confirmée."

Fénéon, on le constate, n'affirme pas positivement avoir effectué la pagination des manuscrits. Il ne fait qu'en évoquer la possibilité, comme d'une chose dont on ne se souvient pas et qu'on ne saurait certifier. Quand, dans son édition critique de 1985, André Guyaux écrit que "Félix Fénéon, le premier éditeur des Illuminations, en 1886, a expliqué en 1939 à Bouillane de Lacoste qu'il avait lui-même arrêté l'ordre des textes et numéroté les feuillets" [5], le moins qu'on puisse dire est qu'il sollicite beaucoup les propos de Fénéon. D'autant que, quelques lignes plus loin, il enfonce le clou : "On peut, si l'on ne doit, laisser à Fénéon le crédit de son témoignage et attribuer la pagination des feuillets à celui qui dit l'avoir faite."
    La confusion des souvenirs de Fénéon est telle, en réalité, qu'on en vient même à se demander si son rôle dans l'édition en périodique des Illuminations est allé jusqu'à décider l'ordre de succession des textes. Ce n'est qu'à cette date tardive de 1939 (à l'âge de soixante-dix huit ans) qu'il s'en est attribué le mérite. Auparavant, ni lui ni personne d'autre n'avait jamais affirmé rien de tel et, comme Adrien Cavallaro en fait excellemment la remarque dans son essai sur Rimbaud et le Rimbaldisme [6], c'est abusivement qu'on invoque parfois le compte rendu des Illuminations publié par Fénéon dans
la revue Le Symboliste du 7 oct. 1886 pour lui faire dire à ce propos ce qu'il n'a pas dit :

"André Guyaux a voulu rapprocher la mention d’une « espèce d’ordre », dans une lettre tardive adressée à Bouillane de Lacoste le 19 avril 1939, d’une phrase souvent reprise du compte rendu (« Les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique ») pour y trouver « le véritable témoignage », l’indice décisif de l’intervention de Fénéon dans la pagination et le classement des feuillets. La question est essentielle : attribuer à Fénéon la pagination et le classement qui prévalent dans les premières livraisons de La Vogue et qui ont fini par faire consensus (d’« Après le Déluge » à « Barbare »), ou voir dans son intervention l’hypothèse la plus probable, permet en effet de fragiliser l’idée d’un agencement auctorial des Illuminations. Or, cette intervention désigne assurément le reclassement thématique opéré pour l’édition d’octobre 1886, non l’intervention à laquelle Fénéon aurait procédé pour l’édition en revue, et ce qui l’atteste, c’est que la deuxième partie du compte rendu suit très exactement la table des matières de l’édition en plaquette, faisant coïncider geste éditorial et interprétation téléologique du parcours rimbaldien."

Reposant sur de telles, fragiles, assises, la tradition qui attribue à Félix Fénéon la configuration initiale des Illuminations ne saurait constituer un argument d'autorité dans le débat sur la pagination des vingt-trois feuillets de NAF14123. Elle ne peut pas, à elle seule, servir de réponse aux arguments d'ordre philologique concernant la genèse de la série Veillées. D'où la polarisation du débat autour de ce fameux folio 18.

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     Dans son article du n°1 d'Histoires littéraires (2000), parmi d'autres arguments destinés à soutenir sa position qu'on ne rappellera pas ici, Steve Murphy opte pour un classique de l'art dialectique : le raisonnement par l'absurde. Il s'agit de déduire la paternité de Rimbaud dans la pagination des Illuminations du caractère irrecevable de la thèse contraire. Il tente donc d'imaginer, pour en mieux démontrer l'invraisemblance, un scénario susceptible d'être opposé au sien, un scénario impliquant l'attribution de la pagination à Fénéon ou aux gens de La Vogue.
     Et c'est ainsi qu'il élabore ce qu'on pourrait appeler "le scénario de la distraction" : Fénéon, ou tout autre membre de l'équipe de La Vogue, après avoir paginé les vingt-trois feuillets destinés aux numéros 5 et 6 de la revue, auraient pu s'aviser que la pièce portant l'inscription "Veillée III" exigeait devant elle le feuillet intitulé "Veillées" contenant deux pièces numérotées "I" et "II", puis auraient corrigé leur erreur. Mais, dit Murphy, si l'on peut à la rigueur imaginer qu'un éditeur (Fénéon, Kahn, d'Orfer ou autres) ait glissé tardivement, une fois sa numérotation effectuée, l'actuel feuillet 12 à la suite du feuillet 11 portant le titre Phrases, en raison de la ressemblance structurelle entre les textes brefs contenus dans ces deux feuillets, il est impossible que ce même éditeur, par distraction, n'ait pas vu dès le départ que les trois "Veillées" constituaient une série et qu'il ait été contraint à remplacer après coup son ancien feuillet 18 par le manuscrit des Veillées I et II.
     Il est donc plus que probable que c'est Rimbaud lui-même qui a opéré la solution de continuité que nous observons dans la numérotation uniforme du manuscrit, qui a inscrit les nombres 12 et 18 tels que nous les voyons, à l'encre pour bien manifester sa décision définitive de les placer là, ce qui tend à démontrer que cette numérotation uniforme, par définition antérieure à l'opération de substitution, est due aussi à Rimbaud.

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[7]
Pour connaître les principaux arguments opposés à Steve Murphty se reporter notamment aux contributions de Jacques Bienvenu : pages du 12 février 2012, du 6 mars 2012, du 18 décembre 2019 du blog Rimbaud ivre, et de David Ducoffre : pages du 7 décembre 2019 et du 21 décembre 2019 du blog Enluminures (painted plates).

 

   Jacques Bienvenu n'est pas convaincu par cette démonstration [7]. Ayant bien perçu la fonction centrale du feuillet 18 dans le raisonnement de Murphy et conscient de ce que le "scénario de la distraction", réfuté d'avance par ce dernier, ne fonctionne pas, il s'emploie à en imaginer un autre :

"Pour ma part, je pense que le regroupement des deux Veillées de la page 18 avec Veillée de la page 19 a été fait par Fénéon qui a pu rajouter à l’encre le chiffre romain III (voir notre illustration qui montre que deux autres III écrits par Rimbaud sur d’autres feuillets sont plus espacés) et qui a pu barrer à l’encre le mot Veillée. Fénéon n’avait-il pas dit qu’il avait tenté de donner un ordre logique aux feuillets ? Rimbaud d’ailleurs n’a pas cru bon de regrouper les deux poèmes Villes du même nom avec celui de Ville au singulier" (blog Rimbaud ivre, page du 6 mars 2012).

   En somme, comme il l'a fait avec ses poèmes intitulés Ville et Villes, Rimbaud aurait pu laisser coexister parmi ses manuscrits parvenus à La Vogue au printemps 1886 deux feuillets portant respectivement les titres Veillée et Veillées. Devant quoi Fénéon (ou les autres préparateurs de La Vogue) auraient décidé de regrouper les poèmes, barrant eux-mêmes le titre singulier et inscrivant le III en chiffres romains.
   Ce scénario d'un doublet Veillée-Veillées, à mon humble avis, est moins plausible encore que le précédent.
   Un première remarque : le dénommé "feuillet 18" n'est pas, en réalité, un feuillet comme les autres. Si le scénario suggéré par Bienvenu était exact, la série Veillées I-II se présenterait probablement sur une feuille de 20x13, papier vergé, comme la plupart des vingt-trois premiers feuillets des Illuminations, ou de 20x15, papier non-vergé, comme la plupart des feuillets non numérotés des Illuminations. Mais tel n'est pas le cas. André Guyaux a montré que ce bout de papier (comme il vaudrait mieux l'appeler) a été obtenu par sectionnement d'un feuillet préexistant, qui porte le poème Fairy (cf. l'illustration ci-après).

 
 

15 cm
 

 
10,7 cm

   10,1 cm
9,3 cm

   9,9 cm
   

Feuille de papier non vergé "blanc-beige" de 15x20 cm.
Mesures données dans
Illuminations.
Texte établi et commenté par André Guyaux,
 À la Baconnière, 1985, p.281 et 287.

 

 

[8] Depuis la thèse d'André Guyaux, Poétique du fragment (À la Baconnière, 1985), on a pris l'habitude de distinguer dans les manuscrits de Rimbaud une écriture "sinistrogyre", celle, par exemple, du feuillet 1 (Après le Déluge) ou du verso du feuillet 24 (paragraphe raturé du début d'Enfance) et une écriture "dextrogyre" (celle qu'on peut observer dès le feuillet 2 (Enfance) et dans la quasi totalité des feuillets de NAF14123). La "sinistrogyre" ne penche pas vraiment vers la gauche mais elle penche moins à droite que la "dextrogyre". L'écriture de Rimbaud aurait perceptiblement évolué, pendant l'année 1874, de la forme sinistrogyre à la forme dextrogyre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[9] Fénéon ou autres préparateurs de La Vogue ne se sont pas rendu compte que manquaient dans les épreuves deux titres de poèmes, Les Ponts et Fêtes d'hiver. Du fait de cette négligence, les deux pièces se sont trouvées agglutinées à celles qui les précédaient, Ouvriers et Marine (ou, pour le moins, ont été dépossédées de leurs titres) dans toutes les éditions successives, pendant un demi-siècle. L'édition Vanier de 1892 et la première édition Berrichon de 1898 reproduisent exactement La Vogue. En 1912, s'étant rendu compte de l'incongruité, Berrichon fait des Ponts une prose à part, sans pouvoir lui restituer son titre, car il n'a jamais vu le manuscrit. Dans la table des matières, le poème apparaît désigné par son incipit : "Des ciels gris de cristal...". Claudel, dans une lettre du 18 novembre 1912, lui reproche cette initiative (Arthur Rimbaud, Correspondance posthume, 1912-1920, p.310). Dans ses éditions suivantes (1914 et 1922), Berrichon place à nouveau le texte des Ponts à la suite d'Ouvriers, en le séparant malgré tout par trois astérisques. Le poème n'est plus mentionné dans la table des matières. Quant à Fête d'hiver, à partir de 1912, Berrichon le déplace carrément et en fait le dernier alinéa de Phrases. À la fin des années 1930, les principaux éditeurs — Bouillane de Lacoste (1939-41-45-49), Jules Mouquet et André Rolland de Renéville  (1946, réédité 54 et 63 ), Paul Hartmann (1956-57) — étant parvenus à se faire montrer les manuscrits restés longtemps inaccessibles des collections Berès et Lucien-Graux, Ouvriers et Fête d'hiver sont enfin imprimés sous leur titre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Calligraphié dans une écriture ronde de type sinistrogyre [8], Fairy relève d'un type d'écriture antérieur à l'écriture dextrogyre que l'on observe dans Veillées I-II. Rimbaud a donc sectionné ce feuillet normal préexistant et copié les deux premiers poèmes de Veillées en basculant la demi-feuille obtenue. Cela semble prouver que Rimbaud a conçu dès le départ cette copie non comme un feuillet à l'égal des autres mais comme un encart, une "paperolle" à la Proust comme il y en a quelques autres parmi les derniers feuillets (Guerre, Jeunesse I), à situer à un endroit précis de son manuscrit. Il me paraît donc invraisemblable que Fénéon ou autres gens de La Vogue aient pu rencontrer un feuillet 19 comportant un Veillée non barré. Dès lors qu'il avait prévu de faire précéder le feuillet 19 de l'encart préparé dans ce but, portant un début de série intitulé Veillées I-II, la logique veut que l'auteur ait biffé simultanément le titre Veillée devenu caduc et inscrit à sa place le chiffre III en chiffres romains. C'est donc certainement Rimbaud lui-même qui a effectué ces opérations.
     Deuxième remarque. Il est vrai que Rimbaud a laissé subsister dans son manuscrit un poème intitulé Ville et deux autres intitulés Villes. Mais d'une part, Ville désigne une ville réelle et bien identifiée. On croit bien reconnaître Londres. Tandis que les "Villes" sont toutes deux à leur manière des fictions de villes (villes d'utopie et de contre-utopie respectivement). La séparation entre Ville d'un côté, et les deux Villes de l'autre est donc thématiquement justifiée. D'autre part, on sait que Rimbaud voulait présenter les deux Villes comme une série numérotée I-II, sous un titre unique, et que seule une erreur intervenue pendant le processus de transcription l'en a empêché, sauf à devoir recopier des pages entières. Il n'y a eu dans cette circonstance de sa part ni propos délibéré, ni aucune sorte d'oubli ou de négligence, comme ce serait le cas s'il avait laissé disjoints dans son manuscrit, volontairement ou par négligence, un Veillée au singulier et un Veillées au pluriel.
    Troisième remarque.
Le ou les concepteurs de la publication des Illuminations dans le périodique La Vogue ont systématiquement suivi l'ordre impliqué par les enchaînements et chevauchements de textes pratiqués par Rimbaud. On peut dire qu'ils se sont montrés, de façon générale, assez respectueux du manuscrit. Capables certes, par négligence, d'oublier deux titres de poèmes (ceux de Fêtes d'hiver et Les Ponts [9]). Mais de là à biffer de leur propre initiative un titre inscrit de sa belle plume par l'auteur ! Est-il vraisemblable que cette équipe de La Vogue se soit engagée dans la confection d'une série numérotée (comme ce Veillées I-II-III) qui n'aurait pas été explicitement indiquée par le manuscrit ?
     En conclusion, la genèse de Veillées I-II-III imaginée par Bienvenu, si elle ne peut pas être catégoriquement rejetée, apparaît fortement invraisemblable. Mais d'autres scénarios sont sans aucun doute imaginables et ils ne ne manqueront pas de se manifester. La faiblesse du raisonnement par l'absurde, c'est qu'il n'est tout à fait probant que lorsqu'il n'y a que deux propositions contradictoires possibles, dont l'une est nécessairement fausse si l'autre est vraie, et réciproquement. Mais quand ce n'est pas le cas, il faut effectivement prouver la fausseté de toutes les autres thèses et nous ne sommes pas au bout de nos peines.

***

   Passons maintenant aux objections de caractère graphologique opposées par le même critique à la thèse murphienne concernant le feuillet 18. Dans son billet du 6 mars 2012, Jacques Bienvenu écrit :

"L'analyse graphologique montre que les numéros paginés à l’encre, notamment le 12 et le 18, n’ont aucun caractère rimbaldien."

Raison pour laquelle ce ne peut être Rimbaud qui a tracé ces numéros et constitué les séries Phrases et Veillées.
    Ce seraient donc le "2" de "12" et le "8" de "18" qui poseraient problème. Petite démonstration illustrée du contraire. D'abord pour le "2" . À gauche, le feuillet 12 des Illuminations. À droite, quelques autres "2" rimbaldiens :
 

 

 

 


Commentaire : la graphie des chiffres, pour un individu donné, est généralement variable. Parmi les quatre exemples reproduits (à droite ci-dessus), le premier, tiré d'une lettre à Izambard de 1870, très appliquée, contient un "2" qui, d'après mes observations, est rare chez Rimbaud : un "2" à la graphie ferme, calligraphiée (on peut en voir un autre ci-dessous dans la lettre de Chypre). Mais les "2" rimbaldiens sont très majoritairement d'un tracé mou, peu articulé, comme on voit dans les trois autres exemples ci-dessus, dans les "1872" ci-dessous et ... sur le feuillet 12 des Illuminations. CQFD.
     Passons au "8" du feuillet "18". Bienvenu écrit le 6 mars 2012 :

"il s’agit d’une forme classique de 8 exécutée par des personnes qui commencent la boucle du haut dans le sens contraire des aiguilles d’une montre et qui viennent terminer le 8 par un trait au lieu de fermer la boucle. Il faut dire que les 8 se comptent par dizaines sur les lettres de Rimbaud quand on songe aux lettres des années 1871-1872-1873 etc. Il n’y a pas d’exemple chez Rimbaud d’un tel 8."

    Nouvelle démonstration illustrée. À gauche, le feuillet 18 des Illuminations. À droite, quelques autres "8" rimbaldiens :
 

 

 

 


 

 

 
 


Commentaire. Je me répète : la graphie des chiffres, pour un individu donné, est généralement variable. Les "8" de Rimbaud n'échappent pas à la règle. Un exemple caractéristique : le premier de ceux reproduits ci-dessus, tiré d'une lettre de Rimbaud à sa famille, envoyée de Chypre en 1880, montre côte à côte un "8" que nous appellerons "à boucle supérieure ouverte", type du feuillet 18 des Illuminations, et un "8" "à boucle supérieure fermée". D'après mes observations, les deux types sont représentés à parité dans les nombreuses dates apposées par Rimbaud en tête de ses lettres et au bas de ses poèmes. Donc, contrairement à l'affirmation imprudente de Bienvenu, les "8" semblables à celui du feuillet 18 sont innombrables. On en voit quelques-uns, bien caractéristiques, ci-dessus.

***

 

 

 

[10] On trouve malgré tout plusieurs 7 à hampe barrée dans la correspondance africaine, signe d'une évolution de l'écriture de Rimbaud sur ce point. Cf. dans Correspondance, Fayard, 2007 (édition J.-J. Lefrère) les fac-similés de la lettre du Caire datée 24 août 1887,
des lettres d'Aden datées d'octobre et novembre 1887, ou de la lettre à Monsieur Deschamps, datée de Harar, 27 janvier 1890.

 

 

   Sur un point cependant, les objections de Bienvenu et de Ducoffre à la thèse de Murphy paraissent fondées : leur attribution à La Vogue et non à Rimbaud des chiffres repassés à l'encre des feuillets 1 à 9. Le 7 à hampe barrée du feuillet 7, tracé à l'encre, est en effet, comme l'a dit Bienvenu, assez peu rimbaldien (voir ci-dessus les nombreux "7" à hampe non barrée dans les dates inscrites au bas des poèmes) [10]. C'est un indice convaincant de ce que ce 7 à l'encre surchargeant le 7 précédemment inscrit sur le manuscrit, émane de La Vogue.
  
Je fais cependant remarquer que le premier "7" tracé au crayon était "non-barré", comme d'ailleurs le "7" du feuillet 17. La présence de ces "7" typiquement rimbaldiens ne suffit certes pas à prouver que la numérotation au crayon soit de Rimbaud, mais elle devrait indiquer à Bienvenu, qui accorde tant d'importance à la forme des chiffres, que Fénéon, s'il est l'auteur du 7 à hampe barrée, ne saurait être tenu simultanément pour l'auteur de la pagination au crayon.


   Ceci étant, l'hypothèse exposée par David Ducoffre, selon laquelle ces chiffres à l'encre auraient été apposés par l’équipe de La Vogue pour valider la liste des titres destinés à être publiés dans dans le n°5 de la revue, est convaincante : les traces de salissure au dos du feuillet 9 (semblant indiquer que ce feuillet a servi de couverture à une série de feuillets, comme l'avait déjà signalé André Guyaux), la mention allographe "Arthur Rimbaud" en bas du feuillet 9 (Vies III - Départ - Royauté), en sont autant d'indices qui convergent avec la graphie "non-rimbaldienne" du chiffre 7. Cf. les illustrations ci-dessous :
 

 

Fin d'Ornières et des 14 premières Illuminations dans
La Vogue n°5. Comme la revue le faisait toujours en
fin de publication, il est fait mention du nom de l'auteur.

 

D'où l'indice constitué par la mention
 "Arthur Rimbaud", en bas du feuillet 9.


Ducoffre a sûrement raison de supposer qu'il y a eu de la part de La Vogue un premier choix de neuf publications suivi d’un changement d'option les ayant amenés à publier quatortze textes dès la première série de leur feuilleton Rimbaud de mai-juin 1886
(cf. la même page du blog Rimbaud ivre, 6 mars 2012). 
   Dont acte.
Mais il n'y a rien là qui remette en cause ni l'argument clé de Murphy concernant les feuillets 18 et 12, ni la possibilité que la pagination à l'encre des feuillets 18 et 12 soient de la main de Rimbaud, ni la possibilité que la pagination au crayon des feuillets 1-11, 13-17, 19-24 soit elle aussi de la main de Rimbaud.

 

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Mis en ligne le 9 janvier 202O

Cette note reproduit avec des modifications minimes un extrait de la page intitulée FAQ des Illuminations (partie finale de la question 5).

 

   

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