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Henri Sztulman, Rimbaud, l'impossible amour, Rue des gestes,
janvier 2017. Ce qui se publie dans le champ du rimbaldisme n'émane pas toujours, et c'est heureux, de spécialistes. Le récent livre d'Henri Sztulman se revendique seulement d'une passion de lecteur, un goût pour Rimbaud que l'auteur ne peut ni ne veut dissocier de son état de psychiatre et psychanalyste, créateur du premier Hôpital de jour pour adolescents du Centre de Guidance infantile, à Toulouse. Dans sa "présentation", Henri Sztulman témoigne avoir mené tout le long de sa vie une "conversation ininterrompue avec Arthur". Aussi le livre a-t-il l'allure d'un cheminement. Une première partie reproduit en le revisitant "l'argument du séminaire" intitulé "Clinique de l'impossible" tenu par Henri Sztulman en 1984/1985 dans le cadre de ses activités médicales et universitaires. La seconde, intitulée "Sur la route avec Arthur", interroge longuement, avec précision, la vie du poète. La troisième, de rédaction récente et qui modifie légèrement, nous dit l'auteur, les hypothèses de départ, tente de "ramasser l'ensemble des idées et concepts, sentiments et vécus personnels, pour tout dire mon intime et ultime élaboration" (p.14). J'essaie d'abord de résumer, après quoi je signale quelques points méritant selon moi discussion.
L'hypothèse centrale s'expose de la façon suivante :
Cette idée (qui explique le titre de l'ouvrage) est développée dès les premières pages :
Citons encore :
Le tableau de la vie et de la personnalité de Rimbaud que nous propose l'ouvrage confirme (ou illustre) cet axe général d'interprétation :
Ou encore :
L'idée est précisée p.31-32 :
Cette dernière thèse, indique l'auteur, doit beaucoup à "une remarquable étude d'Alain de Mijolla : La désertion du Capitaine Rimbaud, in Rev. Franç. de Psychanalyse, 1975, 3, p.427-458".
Dans la première partie, principalement biographique, de son livre, Henri Sztulman répertorie les éléments qui ont fait de Madame Rimbaud une "femme de devoir", excusable sans doute mais excessivement exigeante et intolérante. Il insiste malgré tout sur la nécessité d'adoucir ce portrait très négatif :
Quant au père, son absence dans la correspondance, dans la poésie et apparemment dans la vie de Rimbaud ne peut être qu'un leurre pour un psychanalyste. Et, de fait, on repère des "signes" d'une "présence psychique de Frédéric Rimbaud dans la pensée, voire l'œuvre de son fils Arthur" :
À ces "signes bizarres", l'auteur tente ensuite d'avancer ce qu'il appelle "une explication métapsychologique" :
Rimbaud, l'impossible amour, sous-titré Lecture, se présente comme une invitation à lire, ou à relire une sélection de textes, à la lumière des idées précédemment formulées. La vie psychique de Rimbaud se reflète naturellement dans sa poésie. Dès le début du livre (p.18-20), l'auteur repère dans Les poètes de sept ans "un petit matériel clinique" fournissant une première illustration de ses hypothèses :
Du poème Les Étrennes des orphelins, Henri Sztulman déduit qu'"Arthur a le sentiment d'être orphelin [...] À l'évidence, Arthur dans ce poème écrit avant ses seize ans, évoque sa propre enfance : point de rêverie maternelle... et le père est bien loin." (p.52-53). Dans plusieurs poèmes (Soleil et chair, Voyelles, L'Étoile a pleuré rose..., À la musique) on peut percevoir "la sensualité affirmée de ce garçon solitaire" (p.70) en même temps que d'autres révèlent sa jeune révolte (Morts de quatre-vingt douze...). Un poème comme Mémoire inscrit la première fugue d'Arthur dans le sillon de celles du père et du fils aîné : "Lui, c'est le père qui est parti, c'est Frédéric, l'aîné, qui est parti, c'est Arthur qui part aussi. Il n'y a plus d'hommes dans la famille, dans l'univers de Vitalie Cuif, une nouvelle fois" (p.71). Réfugié à Douai chez les demoiselles Gindre, parentes de son professeur Izambard qui est à Rimbaud, dit celui-ci, "comme un frère" (p.71), l'adolescent "pour la première fois de sa vie, est l'objet d'une sollicitude féminine désintéressée et pure" (Les chercheuses de poux, p.73). Le Coeur du pitre a posé un problème aux biographes : Arthur s'est-il ou non, comme certains l'ont dit, engagé dans un régiment révolutionnaire pendant les jours de la Commune, engagement au cours duquel la sodomie lui aurait été infligée ? La question importante, nous dit Henri Sztulman, n'est pas celle des faits :
Le poème zutique Les Remembrances du vieillard idiot a l'allure d'une "autobiographie freudienne du très tourmenté Arthur". C'est "une caricature des inquiétudes adolescentes sur la naissance de la sexualité. Et il montre avec éclat la présence paternelle dans le psychisme du jeune homme : « Pardon mon père ! »" (p.98-99). Les pages 100-103 du livre d'Henri Sztulman sont celles qui argumentent de la façon la plus complète sa proposition sur la question de l'homosexualité. Le sonnet de Verlaine intitulé Le bon disciple (1872) ne laisse aucun doute sur la nature de la relation vécue par Rimbaud avec Verlaine. Cependant "l'homosexualité supposée d'Arthur" ne saurait être attribuée "en aucune façon [à] une condition de son organisation sexuelle", Rimbaud "n'avait aucun goût de ce côté là". Tel n'était pas le cas pour "Verlaine qui était un vieux faune" et avait montré dès le collège une certaine inclination en ce sens. Pour Rimbaud, par contre, la pratique homosexuelle ne fut qu'une "stratégie" pour resserrer son emprise, un "devoir" qu'il s'imposait pour entraîner dans l'aventure du voyant son faible et malheureux ami. Il le dit lui-même dans Une saison en enfer, quand il menace la Vierge folle de l'abandonner au profit d'un(e) autre :
Devoir peu ragoûtant, en effet, explique Sztulman en s'appuyant sur une citation de Michon dans Rimbaud, le fils, si l'on songe tout ce qui séparait le "vieux faune" "vidant des stouts dans sa barbe" du "capitaine lointain", du père idéalisé qu'Arthur, inconsciemment, recherchait à travers lui. Mais le devoir est le devoir et, se demande Sztulman, Rimbaud ne se montre-t-il pas tout aussi "rigide" face aux prescriptions de son "devoir de voyant" que sa mère dans les principes d'éducation qu'elle lui a inculqués :
Une saison en enfer, nous dit Henri Sztulman, est l'œuvre d'un "anarchiste, gauchiste avant la lettre" qui "se confesse et se retire [...] se révolte avant de déserter, comme son père" (p.108). La Saison, "ce jaillissement violent, frénétique dit tout des contradictions insolubles d'Arthur [...] qui ne supporte aucun esclavage, à la limite aucune loi" (p.108). "[...] il est porté par un désir ardent de puissance, une volonté ordalique de risquer tous les excès, et par les reliquats de sa mégalomanie infantile." (p.109).
La Mother, revisitée. La dernière partie du livre (p.125-147), synthèse et mise à jour des idées formulées dans les années 80, ne révise guère, me semble-t-il, le portrait rimbaldien brossé dans les pages précédentes. Elle l'affine et l'élargit aux années africaines en soulignant l'unicité de la vie de Rimbaud :
Mais cet "épilogue" revisite de façon effectivement assez nouvelle les paramètres familiaux de ce qu'on appela jadis "le problème de Rimbaud" (Marcel Coulon). Essentiellement en ce qui concerne la mère, dont l'auteur met en valeur les "immenses qualités" et la proximité qu'elle a toujours entretenue avec son fils :
Pour le reste, le schéma interprétatif de la personnalité de Rimbaud, tel que résumé ci-dessus, est réaffirmé :
Rimbaud, qui voulait réinventer l'amour ("l'amour, mesure parfaite et réinventée", Génie), n'a donc jamais aimé, victime en cela d'un désir d'absolu dont la satisfaction est inaccessible à l'homme :
Discussion Il serait vain, dans un tel livre, de reprocher à l'auteur l'accueil imprudemment réservé aux mille et une anecdotes douteuses du "mythe Rimbaud", les inexactitudes de détail attestant une information un peu datée. Comme il s'en excuse lui-même, Henri Sztulman n'est pas un spécialiste et la plus grande partie du texte a été rédigée dans les années 80. Mais il y a dans son analyse de la personnalité de Rimbaud deux idées récurrentes qui me paraissent discutables :
Sur l'un et l'autre point, à la lecture de certains textes, ou
à la lumière des données biographiques telles qu'elles se reflètent dans la correspondance,
je suis des lecteurs de
Rimbaud qui éprouvent un sentiment contraire. 1) Concernant la première question (l'impossible amour). Rimbaud n'aurait pas aimé Verlaine parce qu'il était incapable d'aimer. Comme je l'ai indiqué ci-dessus, cette infirmité psychique découle pour l'auteur des conditions particulières de son enfance ("Cette vie est l'histoire d'un amour jamais trouvé puisqu'il n'a pas existé au départ") et s'étaye sur une loi énoncée par Sigmund Freud (« trouver l'objet sexuel n'est au fond que le retrouver »). Bien sûr, la maxime s’applique en tout premier lieu à la relation vécue par Rimbaud avec Verlaine. Henri Sztulman appuie surtout ses arguments textuels sur Une saison en enfer, le chapitre Vierge folle..., la petite phrase glissée dans Alchimie du Verbe : "Ainsi, j'ai aimé un porc" et autres joyeusetés. La liaison entre Verlaine et Rimbaud a certes été orageuse et l'idylle s'est mal terminée. Mais on en connaît d'autres ! Est-ce que cela veut dire, quand un couple d’amants se déchire, que l’amour n’a jamais existé entre eux ? Parce que la liaison de Rimbaud avec Verlaine a fini comme nous savons, cela signifie-t-il qu'il ne l'a jamais aimé ? On notera d'ailleurs que, même quand il traite Verlaine de "porc", Rimbaud dit : "j'ai aimé" ! Je pourrais essayer ici un argument biographique : par exemple, en juillet 1873, ces lettres si émouvantes envoyées par Arthur à son "vieux faune" ("faune", peut-être, mais qui n'avait que vingt-sept ans au moment des faits), quand celui-ci décide de lui fausser compagnie pour revenir vers sa légitime épouse :
Mais je suppose qu'on les attribuera à un souci
tactique. Je partage assez cette idée, malgré son allure de paradoxe. Dans Mémoire, par exemple, le regard moqueur porté sur "Elle" ("Madame", la rivière épouse du soleil qui, "froide, et noire, court après le départ de l'homme") ne semble pas dépourvu de compassion, voire d'amour filial. Et, au dénouement du poème, le sentiment éprouvé par le je-narrateur face à cet "œil d'eau morne" (cet "œil d'eau sans bords" qui l'attire et le fixe, comme celui de Dieu dans la tombe de Caïn), est peut-être moins de dégoût que de honte pour s'être dérobé au rôle qu' "Elle" attendait secrètement de lui.
Mais, dans ces conditions, la
maxime de Freud s'applique-t-elle encore ? 2) Concernant la deuxième question (celle de l'homosexualité). Henri Sztulman écrit (j'agglutine plusieurs citations) : "l'homosexualité supposée d'Arthur" ne saurait être attribuée "en aucune façon [à] une condition de son organisation sexuelle", Rimbaud "n'avait aucun goût de ce côté là". La pratique homosexuelle n'a été pour lui qu'une "stratégie" visant à resserrer son emprise sur Verlaine et, éventuellement, ses autres partenaires masculins (Germain Nouveau, peut-être ...). J'ignore quelle "condition de son organisation sexuelle" oriente une personne vers l'homoérotisme et, si une telle conditionnalité existe, dans quelle mesure Rimbaud y correspond ou pas. Ce que je peux dire simplement (j'avoue que c'est très subjectif) c'est que je sens confusément s'exprimer, dans certains textes, une libido particulière. On trouve souvent chez Rimbaud ce qu'Henri Sztulman appelle avec justesse "une caricature des inquiétudes adolescentes sur la naissance de la sexualité". Il en étudie un exemple, Les remembrances d'un vieillard idiot ("un poème qui atteste d’une précoce compréhension psychanalytique de la séduction père-fils", selon Gérard Pirlot). J'en citerais un autre : Un cœur sous une soutane, où les dites "inquiétudes" sont évoquées de cette façon "particulière" que je mentionne. C'est une nouvelle écrite en 1870, bien avant, donc, que Rimbaud ait proclamé le "dérèglement raisonné de tous les sens", bien avant qu'il ait rencontré Verlaine. Le héros est un jeune séminariste, Léonard. D'où le titre : Un cœur sous une soutane, où le mot "cœur", comme souvent dans la littérature érotique, ne désigne pas seulement le siège des sentiments. Léonard est amoureux fou d'une jeune fille nommée Thimotina Labinette. Dans le passage ci-dessous, il se souvient de son éblouissement quand il la vit pour la première fois, dans sa cuisine et tenant dans se mains ... un bol (c'est moi qui reproduis certains mots en caractères gras, naturellement) :
Un doute saisit le lecteur : Thimothina serait-elle un garçon ? Léonard n’est certes pas Rimbaud. Mais il est, comme lui, collégien et poète. L’auteur n’est certes pas le personnage. Mais ici, en l’occurrence, l’auteur semble bien avoir pris modèle, pour construire le personnage dont il se moque, sur son propre malaise d’adolescent devant l'émergence d'une sexualité énigmatique. L’expression de l’homosexualité, chez Rimbaud, ne se cantonne pas au registre de l’humour loufoque. Antique, par exemple, dans Les Illuminations, est une célébration émue et malicieuse du corps masculin, sous le signe du mythe antique de l’Hermaphrodite :
Elle culmine dans une pressante sollicitation amoureuse, toute empreinte d’érotisme tendre :
Rarement, même chez Verlaine par exemple, le corps masculin, son pouvoir d'attraction érotique, ne sont évoqués d'une façon aussi sensible et lyrique. Concernant les amours masculines, Verlaine ne pratique guère l'esthétisation lyrique, il cultive plutôt la blague zutique et l'allusion grivoise avant d'opter, dans la deuxième partie de son œuvre, pour un réalisme cru et décomplexé. Sous ce rapport, Antique fait entendre un ton différent :
Conclusion Admirant le poète, le lecteur de Rimbaud éprouve une sympathie spontanée pour sa personne, ses idées, les sentiments qu'il exprime. Il le suit quand il célèbre le "nouvel amour" ou chante, à sa manière zutique, "l'idole". Il épouse sa colère quand il se lance à l'assaut du vieux monde en compagnie de ses "romanesques amis" communards. Ce lecteur naïf que nous sommes tous un peu, même quand nous pensons être prévenus contre les outrances du mythe, risque fort d'être étonné, voire choqué, par le jugement sans tendresse excessive qu'Henri Sztulman porte sur Rimbaud. Sa relation homosexuelle avec Verlaine, "sur laquelle on a tant glosé", qu'on associe au projet de "réinventer l'amour", qu'on loue pour son courage face aux tabous sexuels de l'époque, est décrite comme un simple procédé adopté par Rimbaud pour asseoir son emprise sur son compagnon. Il ne faudrait d'ailleurs parler dans son cas que d'une "homosexualité supposée" car "Rimbaud n'avait aucun goût de ce côté là". La révolte, dont toute une tradition fait de Rimbaud le poète par excellence et l'icône, procèderait chez lui d'une détermination ("gauchiste avant la lettre") à "tout bousculer et basculer" comparable dans sa rigidité iconoclaste à cette "rigidité d'obéir aux normes de la mondanité et du sacrifice" que l'on observe chez sa mère (toutes les citations qui précèdent sont empruntées aux pages 101 à 108). Je n'affirme pas que cette image de Rimbaud soit erronée. De fait, je ne la partage pas, mais je serais bien en peine de lui opposer des arguments rationnels décisifs. Car il s'agit d'une question (les sentiments réels de Rimbaud, son organisation sexuelle fondamentale) une question ou des questions concernant lesquelles on ne peut avoir qu’un point de vue subjectif, faute de données factuelles. Cependant, elle (cette image) n'en reste pas moins dérangeante car elle fait de Rimbaud un personnage, au total, peu sympathique :
Rien de tout cela ne prouve rien, j'en conviens. Mais cela suffit à forger une impression d'ensemble, un sentiment de lecteur qui résiste à faire sien le jugement sévère sur la personnalité de Rimbaud que l'on devine en filigrane dans ce livre.
05/02/2017
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