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Henri Sztulman, Rimbaud, l'impossible amour, Rue des gestes, janvier 2017.
 

   Ce qui se publie dans le champ du rimbaldisme n'émane pas toujours, et c'est heureux, de spécialistes. Le récent livre d'Henri Sztulman se revendique seulement d'une passion de lecteur, un goût pour Rimbaud que l'auteur ne peut ni ne veut dissocier de son état de psychiatre et psychanalyste, créateur du premier Hôpital de jour pour adolescents du Centre de Guidance infantile, à Toulouse. Dans sa "présentation", Henri Sztulman témoigne avoir mené tout le long de sa vie une "conversation ininterrompue avec Arthur". Aussi le livre a-t-il l'allure d'un cheminement. Une première partie reproduit en le revisitant "l'argument du séminaire" intitulé "Clinique de l'impossible" tenu par Henri Sztulman en 1984/1985 dans le cadre de ses activités médicales et universitaires. La seconde, intitulée "Sur la route avec Arthur", interroge longuement, avec précision, la vie du poète. La troisième, de rédaction récente et qui modifie légèrement, nous dit l'auteur, les hypothèses de départ, tente de "ramasser l'ensemble des idées et concepts, sentiments et vécus personnels, pour tout dire mon intime et ultime élaboration" (p.14). J'essaie d'abord de résumer, après quoi je signale quelques points méritant selon moi discussion.


L'argument

   L'hypothèse centrale s'expose de la façon suivante :

"Cette vie est l'histoire d'un amour jamais trouvé puisqu'il n'a pas existé au départ (S. Freud, Les trois essais : « trouver l'objet sexuel n'est au fond que le retrouver »), toujours en quête de l'impossible, et dénié dans l'exil, à partir de 1880 et jusqu'à sa mort en 1891." (p.29).

   Cette idée (qui explique le titre de l'ouvrage) est développée dès les premières pages :

"L'amour, la relation d'objet d'amour, Arthur Rimbaud ne les a jamais retrouvés parce qu'ils n'étaient pas présents au début de sa vie dans sa relation à ses parents." (p.18). 

   Citons encore :

"À Arthur furent refusés : la tendresse maternelle source de vie, le socle d'une enfance triangularisée par l'Œdipe, la fermeté d'un père présent et enfin, la possibilité de rejouer à l'adolescence, dans une nouvelle donne, un New-Deal, cette expérience non faite." (p.23).

    Le tableau de la vie et de la personnalité de Rimbaud que nous propose l'ouvrage confirme (ou illustre) cet axe général d'interprétation :

  • Rimbaud ne parvient jamais à établir une relation harmonieuse durable. Successivement et rapidement déçu par Izambard, Demeny, Banville, il tente aussitôt de s'attacher Verlaine :

"Arthur fonctionne sur un double registre : besoin d'emprise sur l'autre, angoisse panique d'abandon, alternant ruptures et dépendance anaclitique" (p.83).

  • L'impossible accès de Rimbaud à l'amour se vérifie notamment dans sa relation avec Verlaine :

"Ce malheureux Verlaine qui aimait Arthur, mais qu'Arthur n'aimait pas" (p.101-103).

  • Rimbaud, d'ailleurs, n'était pas un véritable homosexuel, son "homosexualité" était purement utilitaire :

"ses expériences homosexuelles n'avaient d'autre sens que la provocation, d'autre stratégie que d'entraîner son ou ses compagnons vers l'Aventure, d'autre finalité que le dérèglement de tous les sens et d'autre objet que d'assurer une emprise sur son partenaire" (p.24).

        Ou encore :

"les preuves existent (et je les donnerai plus loin), de pratiques homosexuelles, mais rien ne permet de dire qu'Arthur ait été homosexuel : ce n'était là pour lui qu'un symptôme dans le cadre du dérèglement général qu'il prônait, un moyen de tenir encore davantage Verlaine ou éventuellement, de promouvoir ses idées." (p.77-78).

  • L'aboutissement est une identification fantasmatique au père qui se révèle dans l'aventure africaine :

"Incarcéré dans une contre-identification partielle à l'image maternelle, échouant dans ses identifications substitutives d'adolescent, Arthur développe une identification inconsciente à son père dans son exil africain." (p.18).

        L'idée est précisée p.31-32 : 

"À partir d'une contre identification à sa mère, dans une révolte adolescente d'une violence infinie, aboutissant à des échecs retentissants, mais favorisant l'éclosion d'une œuvre unique et inégalée, de la répétition de cet échec dans la faillite des identifications substitutives à ses pairs en âge, à ses professeurs, surtout Izambard, aux Parnassiens, à des idéologies poétiques ou politiques, va s'inscrire une œuvre et vont se développer des errances [...]. Par la suite, Arthur laisse apparaître la naissance en lui d'une identification inconsciente à son père, le capitaine Frédéric Rimbaud, s'illustrant par deux grands voyages en Afrique [...]."

   Cette dernière thèse, indique l'auteur, doit beaucoup à "une remarquable étude d'Alain de Mijolla : La désertion du Capitaine Rimbaud, in Rev. Franç. de Psychanalyse, 1975, 3, p.427-458".



Repères biographiques :
de la contre identification à la mère à l'identification inconsciente au père.

    Dans la première partie, principalement biographique, de son livre, Henri Sztulman répertorie les éléments qui ont fait de Madame Rimbaud une "femme de devoir", excusable sans doute mais excessivement exigeante et intolérante.

   Il insiste malgré tout sur la nécessité d'adoucir ce portrait très négatif :

"Elle n'était point incapable d'amour, mais il fallait alors que l'objet de son amour se pliât totalement à sa volonté : « Dieu m'a donné un cœur fort, rempli de courage et d'énergie » écrira-t-elle à Paul Verlaine avec qui elle entretiendra une correspondance curieuse tout à la fois tolérante (elle connaissait la nature des relations entre Paul et Arthur), maternelle et pleine d'encouragements." (p.39-40).

    Quant au père, son absence dans la correspondance, dans la poésie et apparemment dans la vie de Rimbaud ne peut être qu'un leurre pour un psychanalyste. Et, de fait, on repère des "signes" d'une "présence psychique de Frédéric Rimbaud dans la pensée, voire l'œuvre de son fils Arthur" :

  • 1869 : Arthur, brillant élève, est présenté au Concours général, sujet de la composition en vers latins : "Jugurtha". Dans sa copie, Rimbaud trace un parallèle entre Jugurtha, vaincu par Rome, et Abd-el-Kader, l'ennemi naguère poursuivi par son père, vaincu par la France mais traité d'une façon infiniment plus noble par ses vainqueurs que son ancêtre numide.

  • 1871 : dans une lettre à Verlaine, Rimbaud écrit : "Ma mère est veuve". Henri Sztulman commente : "inconsciemment et d'une façon certaine, Arthur tue ainsi son père inconnu" (p.45).

  • mai 1877 : dans un curriculum vitae envoyé de Brême au consul des États-Unis en vue d'un engagement dans la marine de ce pays, Arthur se présente comme un déserteur du 47e Régiment de l'Armée française, le régiment de son père.

  • août 1880 : Alfred Bardey, patron de Rimbaud alors au Harar, consigne dans son journal qu'il a embauché un certain Arthur Rimbaud natif de Dole dans le Jura. C'est précisément la ville où est né Frédéric Rimbaud, alors que, comme nous le savons, Arthur est né à Charleville.

  • août 1887 : un article est publié par Arthur dans un journal (Le Bosphore Égyptien), fort éloigné par son sujet et par son style de ce qu'il avait pu écrire en tant que poète mais comparable sous bien des aspects aux rapports bi-mensuels qu'envoyait le capitaine Rimbaud à ses supérieurs quand il était Chef de Bureau des affaires arabes de Sebdou, en 1847. D'où, nous dit l'auteur, la pertinence de l'hypothèse exprimée par Alain de Mijolla "d'un envahissant fantasme d'identification inconscient à son père, s'inscrivant dans le double contexte d'une réelle perte d'objet sexuel [...] d'une reviviscence de cette perte initiale" (p.47).

   À ces "signes bizarres", l'auteur tente ensuite d'avancer ce qu'il appelle "une explication métapsychologique" :

   "Il est en effet facile de montrer que les choses se sont ainsi passées dans les deux temps qui caractérisent la sexualité humaine. Le premier temps est marqué en 1857 par le décès de la première Vitalie, il a trois ans, et en 1860 par le départ du père, il a six ans, nous sommes dans l'Œdipe. Le deuxième temps est marqué par trois dates : 1873 (il a dix-neuf ans), rupture avec Verlaine ; 1875 (il a 21 ans), décès de la seconde Vitalie, arrêt de l'écriture ; 1878 (il a 24 ans), décès du père. Nous sommes dans le temps de l'adolescence et de la post-adolescence.
   Toujours à propos de ces dates, on notera avec intérêt que l'année de la mort du père semble organiser, d'une certaine manière,  les fugues, les errances, et finalement l'exil d'Arthur [...].
   Si nous essayons de donner une sorte d'explication métapsychologique de notre hypothèse, on peut penser qu'Arthur déjà privé de la tendresse maternelle, ensuite de la présence paternelle, forclose physiquement et psychiquement, fut probablement affecté par le décès de sa petite sœur Vitalie et la disparition définitive de son père, cela au temps de son enfance.
   Ces objets, morts et perdus, vont réapparaître dans leurs substituts au moment où il rompt avec Verlaine, où décède sa deuxième sœur qui porte également le nom de Vitalie, où il prend le deuil de l'écriture et où enfin son père meurt. Ainsi peuvent réapparaître d'anciens fantasmes d'identification inconsciente, alimentés qu'ils se trouvent par l'énergie d'une libido redevenue libre." (p.47-49).



La vérification par les textes

   Rimbaud, l'impossible amour, sous-titré Lecture, se présente comme une invitation à lire, ou à relire une sélection de textes, à la lumière des idées précédemment formulées. La vie psychique de Rimbaud se reflète naturellement dans sa poésie. Dès le début du livre (p.18-20), l'auteur repère dans Les poètes de sept ans "un petit matériel clinique" fournissant une première illustration de ses hypothèses :

  • la contre-identification à l'image maternelle : "elle avait le bleu regard, — qui ment !" (v.30)

  • "un déplacement de la scène primitive" : "Quand venait, l'œil brun, folle, en robe d'indiennes etc." (v.36 à 43) "cette scène primitive est une horreur, une terreur à laquelle il faut échapper" écrit Henri Sztulman.

  • "et ce sont les sept derniers vers de ce merveilleux poème" : matrice du Bateau ivre (v.58-62) suivie par le "départ pour l'exil après l'échec de sa tentative poétique" (v.63-65).  

   Du poème Les Étrennes des orphelins, Henri Sztulman déduit qu'"Arthur a le sentiment d'être orphelin [...] À l'évidence, Arthur dans ce poème écrit avant ses seize ans, évoque sa propre enfance : point de rêverie maternelle... et le père est bien loin." (p.52-53). Dans plusieurs poèmes (Soleil et chair, Voyelles, L'Étoile a pleuré rose..., À la musique) on peut percevoir "la sensualité affirmée de ce garçon solitaire" (p.70) en même temps que d'autres révèlent sa jeune révolte (Morts de quatre-vingt douze...). Un poème comme Mémoire inscrit la première fugue d'Arthur dans le sillon de celles du père et du fils aîné : "Lui, c'est le père qui est parti, c'est Frédéric, l'aîné, qui est parti, c'est Arthur qui part aussi. Il n'y a plus d'hommes dans la famille, dans l'univers de Vitalie Cuif, une nouvelle fois" (p.71). Réfugié à Douai chez les demoiselles Gindre, parentes de son professeur Izambard qui est à Rimbaud, dit celui-ci, "comme un frère" (p.71), l'adolescent "pour la première fois de sa vie, est l'objet d'une sollicitude féminine désintéressée et pure" (Les chercheuses de poux, p.73).

   Le Coeur du pitre a posé un problème aux biographes : Arthur s'est-il ou non, comme certains l'ont dit, engagé dans un régiment révolutionnaire pendant les jours de la Commune, engagement au cours duquel la sodomie lui aurait été infligée ? La question importante, nous dit Henri Sztulman, n'est pas celle des faits :

   "[...] seule compte la réalité psychique et si Arthur n'a pas été réellement communard dans les faits, il l'a été totalement dans l'intention, dans l'adhésion et dans le mouvement de libération qu'a représenté cet épisode de notre histoire.
   Je pourrais dire en fait que la relation d'Arthur avec la Commune de Paris est exactement l'inverse de celle qu'il a avec son "homosexualité" : rien ne permet d'affirmer qu'Arthur ait matériellement vécu, serait-ce fugitivement, la Commune, tout conduit à penser fermement qu'il fut, au plus profond de son cœur, un communard, et même un communard enragé. Par contre les preuves existent (et je les donnerai plus loin), de pratiques homosexuelles, mais rien ne permet de dire qu'Arthur ait été homosexuel : ce n'était là pour lui qu'un symptôme dans le cadre du dérèglement général qu'il prônait, un moyen de tenir encore davantage Verlaine ou éventuellement, de promouvoir ses idées." (p.77-78).

   Le poème zutique Les Remembrances du vieillard idiot a l'allure d'une "autobiographie freudienne du très tourmenté Arthur". C'est "une caricature des inquiétudes adolescentes sur la naissance de la sexualité. Et il montre avec éclat la présence paternelle dans le psychisme du jeune homme : « Pardon mon père ! »" (p.98-99).

   Les pages 100-103 du livre d'Henri Sztulman sont celles qui argumentent de la façon la plus complète sa proposition sur la question de l'homosexualité. Le sonnet de Verlaine intitulé Le bon disciple (1872) ne laisse aucun doute sur la nature de la relation vécue par Rimbaud avec Verlaine. Cependant "l'homosexualité supposée d'Arthur" ne saurait être attribuée "en aucune façon [à] une condition de son organisation sexuelle", Rimbaud "n'avait aucun goût de ce côté là". Tel n'était pas le cas pour "Verlaine qui était un vieux faune" et avait montré dès le collège une certaine inclination en ce sens. Pour Rimbaud, par contre, la pratique homosexuelle ne fut qu'une "stratégie" pour resserrer son emprise, un "devoir" qu'il s'imposait pour entraîner dans l'aventure du voyant son faible et malheureux ami.

   Il le dit lui-même dans Une saison en enfer, quand il menace la Vierge folle de l'abandonner au profit d'un(e) autre :

[...] puis il faut que j'en aide d'autres. — c'est mon devoir. Quoique ça ne soit guère ragoûtant, chère âme...

Devoir peu ragoûtant, en effet, explique Sztulman en s'appuyant sur une citation de Michon dans Rimbaud, le fils, si l'on songe tout ce qui séparait le "vieux faune" "vidant des stouts dans sa barbe" du "capitaine lointain", du père idéalisé qu'Arthur, inconsciemment, recherchait à travers lui. Mais le devoir est le devoir et, se demande Sztulman, Rimbaud ne se montre-t-il pas tout aussi "rigide" face aux prescriptions de son "devoir de voyant" que sa mère dans les principes d'éducation qu'elle lui a inculqués :

"rigidité d'obéir aux normes de la mondanité et du sacrifice pour la mère, rigidité dans le devoir de tout bousculer et basculer, pour le fils." (p.102).

   Une saison en enfer, nous dit Henri Sztulman, est l'œuvre d'un "anarchiste, gauchiste avant la lettre" qui "se confesse et se retire [...] se révolte avant de déserter, comme son père" (p.108). La Saison, "ce jaillissement violent, frénétique dit tout des contradictions insolubles d'Arthur [...] qui ne supporte aucun esclavage, à la limite aucune loi" (p.108). "[...] il est porté par un désir ardent de puissance, une volonté ordalique de risquer tous les excès, et par les reliquats de sa mégalomanie infantile." (p.109).

   

La Mother, revisitée.

     La dernière partie du livre (p.125-147), synthèse et mise à jour des idées formulées dans les années 80, ne révise guère, me semble-t-il, le portrait rimbaldien brossé dans les pages précédentes. Elle l'affine et l'élargit aux années africaines en soulignant l'unicité de la vie de Rimbaud :

"C'est le même homme qui entreprend de trouver ou d'inventer du sens et de chambouler le monde et qui, ne parvenant pas à changer la vie, se résout à changer sa vie, en apparence [...]. Cet homme, toujours insatisfait de lui et du monde, fut celui de toutes les ruptures, conduisit toute sa vie une expérience limite du langage et de l'existence. En cela il illustra l'unicité de lui-même, Arthur Rimbaud. Il était, selon le beau mot inventé par Pessoa, un éternel intranquille. Non, Rimbaud ne fut pas heureux." (p.136-137).

    Mais cet "épilogue" revisite de façon effectivement assez nouvelle les paramètres familiaux de ce qu'on appela jadis "le problème de Rimbaud" (Marcel Coulon). Essentiellement en ce qui concerne la mère, dont l'auteur met en valeur les "immenses qualités" et la proximité qu'elle a toujours entretenue avec son fils :

  • indéfectible dans son amour pour Arthur, dont elle est aussi très fière, elle saura tolérer ses incartades [...], ses errances qui le ramènent toujours à Roche [...]" (p.138).

  • "le soin infini qu'elle prend de son fils dans l'exil africain" (p.138).

  • "Arthur seul avait le droit de la tutoyer ou peut-être se l'arrogeât-il, mais elle y consentit" (p.138).

  • "il y eut une véritable histoire d'amour entre Arthur et sa mère, non exprimée." (p.139).

   Pour le reste, le schéma interprétatif de la personnalité de Rimbaud, tel que résumé ci-dessus, est réaffirmé :

"nous sommes bien obligés de constater, comme un fait, l'absence quasi absolue de femmes ou d'hommes dans sa vie amoureuse réelle [...]" (p.142).

Rimbaud, qui voulait réinventer l'amour ("l'amour, mesure parfaite et réinventée", Génie), n'a donc jamais aimé, victime en cela d'un désir d'absolu dont la satisfaction est inaccessible à l'homme :

"cette perfection rêvée est étrangère à la condition humaine, ce désir infini ne peut s'accomplir et renvoie l'espèce humaine à l'impossible. Génie, ou Arthur dit l'impossible dans l'homme, déplore que cette illusion, cette vision soient impossibles. Clinique de l'impossible donc à nouveau, malheur d'un homme qui, pas plus qu'un autre, n'a pu réaliser ce programme surhumain." (p.146). 

 

Discussion

   Il serait vain, dans un tel livre, de reprocher à l'auteur l'accueil imprudemment réservé aux mille et une anecdotes douteuses du "mythe Rimbaud", les inexactitudes de détail attestant une information un peu datée. Comme il s'en excuse lui-même, Henri Sztulman n'est pas un spécialiste et la plus grande partie du texte a été rédigée dans les années 80. 

   Mais il y a dans son analyse de la personnalité de Rimbaud deux idées récurrentes qui me paraissent discutables :

1) Rimbaud n'aimait pas Verlaine.
2) Rimbaud n'était pas véritablement un homosexuel.

    Sur l'un et l'autre point, à la lecture de certains textes, ou à la lumière des données biographiques telles qu'elles se reflètent dans la correspondance, je suis des lecteurs de Rimbaud qui éprouvent un sentiment contraire. 
 

   1) Concernant la première question (l'impossible amour).

   Rimbaud n'aurait pas aimé Verlaine parce qu'il était incapable d'aimer. Comme je l'ai indiqué ci-dessus, cette infirmité psychique découle pour l'auteur des conditions particulières de son enfance ("Cette vie est l'histoire d'un amour jamais trouvé puisqu'il n'a pas existé au départ") et s'étaye sur une loi énoncée par Sigmund Freud (« trouver l'objet sexuel n'est au fond que le retrouver »). Bien sûr, la maxime s’applique en tout premier lieu à la relation vécue par Rimbaud avec Verlaine.

   Henri Sztulman appuie surtout ses arguments textuels sur Une saison en enfer, le chapitre Vierge folle..., la petite phrase glissée dans Alchimie du Verbe : "Ainsi, j'ai aimé un porc" et autres joyeusetés. La liaison entre Verlaine et Rimbaud a certes été orageuse et l'idylle s'est mal terminée. Mais on en connaît d'autres ! Est-ce que cela veut dire, quand un couple d’amants se déchire, que l’amour n’a jamais existé entre eux ? Parce que la liaison de Rimbaud avec Verlaine a fini comme nous savons, cela signifie-t-il qu'il ne l'a jamais aimé ? On notera d'ailleurs que, même quand il traite Verlaine de "porc", Rimbaud dit : "j'ai aimé" !

   Je pourrais essayer ici un argument biographique : par exemple, en juillet 1873, ces lettres si émouvantes envoyées par Arthur à son "vieux faune" ("faune", peut-être, mais qui n'avait que vingt-sept ans au moment des faits), quand celui-ci décide de lui fausser compagnie pour revenir vers sa légitime épouse :

Reviens, reviens, cher ami, seul ami, reviens. (4 juillet)

Le seul vrai mot, c'est : reviens, je veux être avec toi, je t'aime (5 juillet).

Mais je suppose qu'on les attribuera à un souci tactique.

   L'argument principal d'Henri Sztulman, c'est cette fameuse maxime freudienne, l'absence du père et l'absence de tendresse maternelle pendant l'enfance de Rimbaud. Cependant, on aura remarqué que l'auteur, à la fin de son livre, révise largement son jugement sur Madame Rimbaud : "indéfectible dans son amour pour Arthur, dont elle est aussi très fière " etc. Henri Sztulman ne va-t-il pas jusqu'à écrire : "il y eut une véritable histoire d'amour entre Arthur et sa mère, non exprimée."

   Je partage assez cette idée, malgré son allure de paradoxe. Dans Mémoire, par exemple, le regard moqueur porté sur "Elle" ("Madame", la rivière épouse du soleil qui, "froide, et noire, court après le départ de l'homme") ne semble pas dépourvu de compassion, voire d'amour filial. Et, au dénouement du poème, le sentiment éprouvé par le je-narrateur face à cet "œil d'eau morne" (cet "œil d'eau sans bords" qui l'attire et le fixe, comme celui de Dieu dans la tombe de Caïn), est peut-être moins de dégoût que de honte pour s'être dérobé au rôle qu' "Elle" attendait secrètement de lui. 

   Mais, dans ces conditions, la maxime de Freud s'applique-t-elle encore ?
 

   2) Concernant la deuxième question (celle de l'homosexualité).

   Henri Sztulman écrit (j'agglutine plusieurs citations) : "l'homosexualité supposée d'Arthur" ne saurait être attribuée "en aucune façon [à] une condition de son organisation sexuelle", Rimbaud "n'avait aucun goût de ce côté là". La pratique homosexuelle n'a été pour lui qu'une "stratégie" visant à resserrer son emprise sur Verlaine et, éventuellement, ses autres partenaires masculins (Germain Nouveau, peut-être ...).

    J'ignore quelle "condition de son organisation sexuelle" oriente une personne vers l'homoérotisme et, si une telle conditionnalité existe, dans quelle mesure Rimbaud y correspond ou pas. Ce que je peux dire simplement (j'avoue que c'est très subjectif) c'est que je sens confusément s'exprimer, dans certains textes, une libido particulière.

    On trouve souvent chez Rimbaud ce qu'Henri Sztulman appelle avec justesse "une caricature des inquiétudes adolescentes sur la naissance de la sexualité". Il en étudie un exemple, Les remembrances d'un vieillard idiot ("un poème qui atteste d’une précoce compréhension psychanalytique de la séduction père-fils", selon Gérard Pirlot). J'en citerais un autre : Un cœur sous une soutane, où les dites "inquiétudes" sont évoquées de cette façon "particulière" que je mentionne. C'est une nouvelle écrite en 1870, bien avant, donc, que Rimbaud ait proclamé le "dérèglement raisonné de tous les sens", bien avant qu'il ait rencontré Verlaine. Le héros est un jeune séminariste, Léonard. D'où le titre : Un cœur sous une soutane, où le mot "cœur", comme souvent dans la littérature érotique, ne désigne pas seulement le siège des sentiments. Léonard est amoureux fou d'une jeune fille nommée Thimotina Labinette. Dans le passage ci-dessous, il se souvient de son éblouissement quand il la vit pour la première fois, dans sa cuisine et tenant dans se mains ... un bol (c'est moi qui reproduis certains mots en caractères gras, naturellement) :

   ô Vierge au bol, tu essuyais ton vase ! les bandeaux plats et clairs de tes cheveux se collaient pudiquement sur ton front jaune comme le soleil ; de tes yeux courait un sillon bleuâtre jusqu'au milieu de ta joue, comme à Santa Teresa ! ton nez, plein de l'odeur des haricots, soulevait ses narines délicates ; un duvet léger, serpentant sur tes lèvres, ne contribuait pas peu à donner une belle énergie à ton visage ; et, à ton menton, brillait un beau signe brun où frissonnaient de beaux poils follets : tes cheveux étaient sagement retenus à ton occiput par des épingles ; mais une courte mèche s'en échappait... je cherchai vainement tes seins ; tu n'en as pas : tu dédaignes ces ornements mondains : ton cœur est tes seins !... Quand tu te retournas pour frapper de ton pied large ton chat doré, je vis tes omoplates saillant et soulevant ta robe, et je fus percé d'amour, devant le tortillement gracieux des deux arcs prononcés de tes reins !...

Un doute saisit le lecteur : Thimothina serait-elle un garçon ? Léonard n’est certes pas Rimbaud. Mais il est, comme lui, collégien et poète. L’auteur n’est certes pas le personnage. Mais ici, en l’occurrence, l’auteur semble bien avoir pris modèle, pour construire le personnage dont il se moque, sur son propre malaise d’adolescent devant l'émergence d'une sexualité énigmatique.

    L’expression de l’homosexualité, chez Rimbaud, ne se cantonne pas au registre de l’humour loufoque. Antique, par exemple, dans Les Illuminations, est une célébration émue et malicieuse du corps masculin, sous le signe du mythe antique de l’Hermaphrodite :

Ton cœur bat dans ce ventre où dort le double sexe

Elle culmine dans une pressante sollicitation amoureuse, toute empreinte d’érotisme tendre :

Promène-toi, la nuit, en mouvant doucement cette cuisse, cette seconde cuisse et cette jambe de gauche.

Rarement, même chez Verlaine par exemple, le corps masculin, son pouvoir d'attraction érotique, ne sont évoqués d'une façon aussi sensible et lyrique. Concernant les amours masculines, Verlaine ne pratique guère l'esthétisation lyrique, il cultive plutôt la blague zutique et l'allusion grivoise avant d'opter, dans la deuxième partie de son œuvre, pour un réalisme cru et décomplexé. Sous ce rapport, Antique fait entendre un ton différent :

   Gracieux fils de Pan ! Autour de ton front couronné de fleurettes et de baies tes yeux, des boules précieuses, remuent. Tachées de lies brunes, tes joues se creusent. Tes crocs luisent. Ta poitrine ressemble à une cithare, des tintements circulent dans tes bras blonds. Ton cœur bat dans ce ventre où dort le double sexe. Promène-toi, la nuit, en mouvant doucement cette cuisse, cette seconde cuisse et cette jambe de gauche.


Un tel poème est-il l'œuvre de quelqu'un qui
"n'avait aucun goût de ce côté-là" ?

 

Conclusion

   Admirant le poète, le lecteur de Rimbaud éprouve une sympathie spontanée pour sa personne, ses idées, les sentiments qu'il exprime. Il le suit quand il célèbre le "nouvel amour" ou chante, à sa manière zutique, "l'idole". Il épouse sa colère quand il se lance à l'assaut du vieux monde en compagnie de ses "romanesques amis" communards. Ce lecteur naïf que nous sommes tous un peu, même quand nous pensons être prévenus contre les outrances du mythe, risque fort d'être étonné, voire choqué, par le jugement sans tendresse excessive qu'Henri Sztulman porte sur Rimbaud.

   Sa relation homosexuelle avec Verlaine, "sur laquelle on a tant glosé", qu'on associe au projet de "réinventer l'amour", qu'on loue pour son courage face aux tabous sexuels de l'époque, est décrite comme un simple procédé adopté par Rimbaud pour asseoir son emprise sur son compagnon. Il ne faudrait d'ailleurs parler dans son cas que d'une "homosexualité supposée" car "Rimbaud n'avait aucun goût de ce côté là".

   La révolte, dont toute une tradition fait de Rimbaud le poète par excellence et l'icône, procèderait chez lui d'une détermination ("gauchiste avant la lettre") à "tout bousculer et basculer" comparable dans sa rigidité iconoclaste à cette "rigidité d'obéir aux normes de la mondanité et du sacrifice" que l'on observe chez sa mère (toutes les citations qui précèdent sont empruntées aux pages 101 à 108).

   Je n'affirme pas que cette image de Rimbaud soit erronée. De fait, je ne la partage pas, mais je serais bien en peine de lui opposer des arguments rationnels décisifs. Car il s'agit d'une question (les sentiments réels de Rimbaud, son organisation sexuelle fondamentale) une question ou des questions concernant lesquelles on ne peut avoir qu’un point de vue subjectif, faute de données factuelles.

   Cependant, elle (cette image) n'en reste pas moins dérangeante car elle fait de Rimbaud un personnage, au total, peu sympathique :

  • calculateur,

  • cruel vis à vis de Verlaine qu'il aurait entraîné dans une aventure déstabilisatrice alors qu'il ne l'aimait pas (l'auteur dit même quelque part que Rimbaud, à Paris, faisait boire sciemment Verlaine pour torpiller ses relations avec Mathilde),

  • insincère dans ses lettres (ces lettres amoureuses que j'ai citées ci-dessus),

  • et même, d'une certaine manière dans sa poésie, car les textes ne manquent pas où Rimbaud célèbre lyriquement l’amour à l’antique, le "coq gaulois", le "nouvel amour", où il déplore pathétiquement la séparation d’avec Verlaine (dans l'Adieu d'Une saison en enfer par exemple : "Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?").

   Rien de tout cela ne prouve rien, j'en conviens. Mais cela suffit à forger une impression d'ensemble, un sentiment de lecteur qui résiste à faire sien le jugement sévère sur la personnalité de Rimbaud que l'on devine en filigrane dans ce livre. 

 

05/02/2017