La parenté entre la strophe 6 du "Bateau ivre" et cette fin
du premier chapitre de la deuxième partie de Vingt-mille lieues sous
les mers (ci-contre) n'échappera à personne. Elle a été signalée depuis
longtemps par les commentateurs, ainsi que de multiples autres possibles
influences verniennes dans ce poème. Voir d'autres références à ce
roman dans nos notes
sur Le Bateau ivre. Strophe
6 du "Bateau ivre" :
Et
dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ; |
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Concernant un autre
poème de Rimbaud, Barbare,
Jean-Luc Steinmetz convoque un autre passage de Vingt-mille lieues sous
les mers pour expliquer la fameuse métaphore :
Le pavillon en viande saignante
sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent
pas.)
"Lorsque
Nemo touche le Pôle Sud (antarctique), écrit ce critique, il y plante
un pavillon noir sur lequel s'étale la lettre N (que l'on n'aille pas
voir ici le rappel du N de napoléon III, dit Badinguet par les ennemis
du régime, mais plutôt le N de Nemo et de toute négation, le N de
l'anarchie, dont Nemo, dégoûté des hommes, se réclame après avoir
voulu les sauver). Ce pavillon est formé d'une étoffe soyeuse : l'étamine
(soie des mers - fleurs, si l'on admet que métonymiquement l'étamine
peut renvoyer à la fleur). Auparavant, les aventuriers sont passés près
d'une zone volcanique, car — ce
que rappelle Nemo à son interlocuteur le professeur Aronnax —
deux volcans en activité se dressent sur ces glaces, l'Erebus et le
Terror. Faut-il en outre rappeler que Nemo signifie 'personne' ?
Autrement dit, 'il n'existe pas'." Jean-Luc
Steinmetz, Pacotilles pour Barbare,
Les Illuminations, un autre lecteur ?, Les Lettres
romanes, Louvain-la-Neuve, hors-série, p. 73, 1994.
Voir aussi notre page sur "Barbare" et Les
Aventures du capitaine Hatteras, du même Jules Verne.
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Vingt mille lieues sous les mers
Le 27 janvier, à l’ouvert du vaste golfe du Bengale, nous rencontrâmes
à plusieurs reprises, spectacle sinistre ! des cadavres qui
flottaient à la surface des flots. C’étaient les morts des villes
indiennes. charriés par le Gange jusqu’à la haute mer, et que les
vautours, les seuls ensevelisseurs du pays, n’avaient pas achevé de dévorer.
Mais les squales ne manquaient pas pour les aider dans leur funèbre
besogne.
Vers sept heures du soir, le Nautilus à demi
immergé navigua au milieu d’une mer de lait. A perte de vue l’Océan
semblait être lactifié. Était-ce l’effet des rayons lunaires ?
Non, car la lune, ayant deux jours à peine, était encore perdue
au-dessous de l’horizon dans les rayons du soleil. Tout le ciel, quoique
éclairé par le rayonnement sidéral, semblait noir par contraste avec la
blancheur des eaux.
Conseil ne pouvait en croire ses yeux, et il
m’interrogeait sur les causes de ce singulier phénomène. Heureusement,
j’étais en mesure de lui répondre.
« C’est ce qu’on appelle une mer de lait, lui
dis-je, vaste étendue de flots blancs qui se voit fréquemment sur les côtes
d’Amboine et dans ces parages.
— Mais, demanda Conseil, monsieur peut-il
m’apprendre quelle cause produit un pareil effet. car cette eau ne
s’est pas changée en lait, je suppose !
— Non, mon garçon, et cette blancheur qui te
surprend n’est due qu’à la présence de myriades de bestioles
infusoires, sortes de petits vers lumineux, d’un aspect gélatineux et
incolore, de l’épaisseur d’un cheveu, et dont la longueur ne dépasse
pas un cinquième de millimètre. Quelques-unes de ces bestioles adhèrent
entre elles pendant l’espace de plusieurs lieues.
— Plusieurs lieues ! s’écria Conseil.
— Oui, mon garçon, et ne cherche pas à supputer le
nombre de ces infusoires ! Tu n’y parviendrais pas, car, si je ne
me trompe, certains navigateurs ont flotté sur ces mers de lait pendant
plus de quarante milles. »
Je ne sais si Conseil tint compte de ma recommandation,
mais il parut se plonger dans des réflexions profondes, cherchant sans
doute à évaluer combien quarante milles carrés contiennent de cinquièmes
de millimètres. Pour moi, je continuai d’observer le phénomène.
Pendant plusieurs heures, le Nautilus trancha de son éperon ces
flots blanchâtres, et je remarquai qu’il glissait sans bruit sur cette
eau savonneuse, comme s’il eût flotté dans ces remous d’écume que
les courants et les contre-courants des baies laissaient quelquefois entre
eux.
Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte
ordinaire, mais derrière nous. jusqu’aux limites de l’horizon. Le
ciel. réfléchissant la blancheur des flots. sembla longtemps imprégné
des vagues lueurs d’une aurore boréale.
(Vingt mille lieues sous les mers,
Deuxième partie, chapitre I)
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