Rimbaud, le poète / Accueil > Florilège des sourcesAventures du capitaine Hatteras
 

    Commentant  Barbare  (Illuminations)
Jean-Luc Steinmetz écrit : 

  Je voudrais suggérer à mon tour quelque réalité intertextuelle que j'ai déjà signalée à plusieurs reprises sans qu'aucun exégète, rassemblant le faisceau des hypothèses, n'ait cru devoir en tenir compte, ni même le plus petitement en rappeler l'existence [...]. Rimbaud se montre attiré par des régions inexplorées, comme bien d'autres de ses contemporains rêvant toujours de la conquête du pôle. Jules Verne, notamment, n'aura de cesse de faire parvenir ses héros dans de tels lieux extrêmes, et quelques-uns de ses romans devancent la découverte qui put en être faite. Le capitaine Hatteras se dirige invariablement vers le Nord en proie à sa 'septentriomanie' (le livre date de 1864, le Pôle Nord ne sera atteint qu'en 1909 par Peary). Quant au Pôle Sud, un autre ouvrage des Voyages extraordinaires en montre brièvement la conquête lorsque le capitaine Nemo touche, le 21 mars 1868, ce bout du monde.  
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Jean-Luc Steinmetz, "Pacotilles pour 'Barbare'",
Les Illuminations, un autre lecteur ?, Les Lettres
romanes
, Louvain-la-Neuve, p. 65-74, 1994.
 

   La référence arctique présente dans Barbare (et dans plusieurs autres Illuminations de façon plus localisée) doit peut être quelque chose à Jules Verne, en effet. On trouve notamment dans les dernières pages des Aventures du capitaine Hatteras un volcan en éruption dressé au milieu des glaces, au point précis du pôle nord, un pavillon d'étamine rouge, beaucoup de sang, et un déchaînement général des forces élémentaires qui n'est pas sans évoquer le poème de Rimbaud !

     L'ultime étape de la marche à l'inconnu du Capitaine Hatteras se déroule au milieu d'étranges phénomènes naturels. Les explorateurs longent sur leur traîneau une crête de collines « dont le versant oriental était couvert de neige, mais d'une neige rouge [...]. La réverbération des rayons du soleil sur ce tapis de pourpre produisait des effets bizarres ; elle donnait aux objets environnants, aux rochers, aux hommes, aux animaux, une teinte enflammée comme s'ils eussent été éclairés par un brasier intérieur, et lorsque cette neige se fondait il semblait que des ruisseaux de sang vinssent à couler jusque sous les pieds des voyageurs ». Après avoir dépassé ce  « champ de sang », on affronte une tempête : « L'atmosphère semblait être le théâtre d'un combat à outrance entre l'air et l'eau, deux éléments formidables dans leurs colères, et le feu seul manquait à la bataille. L'oreille surexcitée percevait [...] le claquement clair des corps qui se brisent ». Puis, nos héros, toujours en quête du nord et convaincus d'y découvrir une terre inconnue, s'embarquent sur une chaloupe et traversent une zone peuplée de baleines « où se livraient des batailles homériques qui rougissaient l'océan sur une surface de plusieurs milles ». « L'atmosphère acquérait une surnaturelle pureté [...] ; les navigateurs aspiraient avec délices cet air qui leur versait une vie plus ardente ». Au moment où la chaloupe approche du but, une nouvelle tempête, imprévue, se déchaîne. Enfin, ayant franchi cette tempête, la chaloupe parvient dans une sorte d’œil du cyclone, parfaitement calme mais traversé verticalement par des colonnes d’air brûlant : « Terre ! Terre ! [...] C'est un volcan ! », s'écrie le capitaine Hatteras (premier extrait ci-contre). Et bientôt, en effet, un volcan surgit de la mer devant eux : « Ce continent nouveau n’était qu’une île, ou plutôt un volcan dressé comme un phare au pôle boréal du monde. » Je passe la description des projections de lave en tous sens, mêlées à la tempête, des torrents pourpres coulant du haut du cratère jusqu’à la mer, de l’absence de végétation sur les flancs de la montagne, etc. Comme on approche du moment de l’abordage, Hatteras tombe à l’eau, mais, miracle, on le retrouve quelques instants plus tard, « le corps ensanglanté », enveloppé « dans le pavillon d’Angleterre » que le lecteur reverra à plusieurs reprises pendant l’ascension du volcan (second extrait ci-contre). Hatteras a une idée fixe : il veut atteindre le sommet, persuadé qu’il est, sur la base de ses calculs, que l’axe du cratère n’est rien d’autre que l’axe de la terre. C’est ce que ses compagnons, pris de terreur, appellent sa « folie polaire ». Évidemment, il finit par s’abîmer dans le volcan, mais un compagnon le rattrape in extremis. On le croit mort, non ! il est vivant, mais il est devenu réellement fou. Il ne retrouvera pas la raison. 

     Cette référence vernienne est doublement suggestive : par les détails significatifs qu’on peut y trouver (le volcan surgi des glaces au pôle boréal du monde, le pavillon et l’étamine rouge…) ; mais aussi par le sens général de l’épisode, le thème de la folie polaire, chimère prométhéenne de celui qui veut aller toujours plus loin pour atteindre l'inconnu, pénétrer le secret des choses, au prix de sa vie (Verne voulait faire mourir Hatteras mais son éditeur, Hetzel, s'y opposa ; de son côté, c'est dans un volcan en éruption que le capitaine Nemo achève sa vie, à la fin de L'Ile mystérieuse). Cette folie ressemble fort à celle du poète voleur de feu évoquée par la lette de mai 1871, dont Rimbaud dressera le bilan dans "Délires II" (« À moi l’histoire d’une de mes folies... »). 

     Michelet note aussi dans La Mer l'étrange mystique de ces héros de la conquête polaire : 

Il y a dans l'inconnu du Pôle, je ne sais quel attrait d'horreur sublime, de souffrance héroïque.

Jules Michelet, La Mer, Livre troisième,
"Conquête de la mer", Chapitre IV,
"Les mers des pôles", 1860.

      Il n'est pas impossible que Rimbaud ait été frappé, en lisant Michelet et/ou Jules Verne, de la ressemblance entre le destin du poète tel qu'il le définit dans la lettre du voyant et celui de ces conquérants de l'impossible qu'étaient encore, au dix-neuvième siècle, les explorateurs du pôle Nord. La métaphore du « pavillon en viande saignante... » que Rimbaud a placée au centre de Barbare est-elle autre chose que cela : un emblème de l'horreur sublime, une allégorie de l'Inconnu hors d'atteinte et destructeur pour celui qui s'y laisse attirer ?

     Il est d'ailleurs significatif de voir Thibaudet, dans un article de 1922, utiliser cette même analogie pour caractériser le projet poétique de Mallarmé : 

Mallarmé avait mis son idéal à réaliser non pas une oeuvre parfaite, aussi vivante, aussi bienfaisante que possible, mais à pousser le plus loin possible dans la direction de l'absolu la poésie française, à atteindre une extrémité. Ainsi un explorateur qui, laissant à d'autres les Amériques et les Eldorados, ne s'attacherait qu'à planter un drapeau dans les glaces sur ce point mathématique qu'est le pôle.

Albert Thibaudet, "Mallarmé et Rimbaud",
Réflexions sur la littérature
Gallimard, 2007, p.631.

     Sur ce thème, voir aussi notre page concernant Vingt mille lieues sous les mers, du même Jules Verne.

     Signalons enfin qu'une universitaire japonaise, TAKAOKA Atsuko, a tenté d'établir une influence directe des Aventures du capitaine Hatteras sur certains passages du "Bateau ivre" :

http://www.let.osaka-u.ac.jp/france/gallia/texte/30/30takaoka.pdf 

 

Aventures du capitaine Hatteras (extrait)

   

Tout à coup, quelque indice, certain apparemment, lui vint au regard, car il étendit le bras vers l’horizon, et d’une voix éclatante il s’écria :

– Terre ! terre !

À ces mots, chacun se leva comme mû par une commotion électrique.

Une sorte de fumée s’élevait sensiblement au-dessus de la mer.

– Je vois ! je vois ! s’écria le docteur.

– Oui ! certes... oui, fit Johnson.

– C’est un nuage, dit Altamont.

– Terre ! terre ! répondit Hatteras avec une inébranlable conviction.

Les cinq navigateurs examinèrent encore avec la plus grande attention.

Mais, comme il arrive souvent aux objets que leur éloignement rend indécis, le point observé semblait avoir disparu. Enfin les regards le saisirent de nouveau, et le docteur crut même surprendre une lueur rapide à vingt ou vingt-cinq milles dans le nord.

– C’est un volcan ! s’écria-t-il.

– Un volcan ? fit Altamont.

– Sans doute.

– Sous une latitude si élevée !

– Et pourquoi pas ? reprit le docteur ; l’Islande n’est-elle pas une terre volcanique et pour ainsi dire faite de volcans ?

– Oui ! l’Islande, reprit l’Américain ; mais si près du pôle !

– Eh bien, notre illustre compatriote, le commodore James Ross, n’a-t-il pas constaté, sur le continent austral, l’existence de l’Erebus et du Terror, deux monts ignivomes en pleine activité par cent soixante-dix degrés de longitude et soixante-dix-huit degrés de latitude ? Pourquoi donc des volcans n’existeraient-ils pas au pôle Nord ?

– Cela est possible, en effet, répondit Altamont.

– Ah! s’écria le docteur, je le vois distinctement : c’est un volcan !

– Eh bien, fit Hatteras, courons droit dessus.

– Le vent commence à venir de bout, dit Johnson.

– Bordez la misaine, et au plus près.

Mais cette manœuvre eut pour résultat d’éloigner la chaloupe du point observé, et les plus attentifs regards ne purent le reprendre.
     Cependant on ne pouvait plus douter de la proximité de la côte. C’était donc là le but du voyage entrevu, sinon atteint, et vingt-quatre heures ne se passeraient pas, sans doute, sans que ce nouveau sol fût foulé par un pied humain. La Providence, après leur avoir permis de s’en approcher de si près, ne voudrait pas empêcher ces audacieux marins d’y atterrir.
     Cependant, dans les circonstances actuelles, personne ne manifesta la joie qu’une semblable découverte devait produire ; chacun se renfermait en lui-même et se demandait ce que pouvait être cette terre du pôle. Les animaux semblaient la fuir ; à l’heure du soir, les oiseaux, au lieu d’y chercher un refuge, s’envolaient dans le sud à tire-d’aile ! Était-elle donc si inhospitalière qu’une mouette ou un ptarmigan n’y pussent trouver asile ? Les poissons eux-mêmes, les grands cétacés, fuyaient rapidement cette côte à travers les eaux transparentes. D’où venait ce sentiment de répulsion, sinon de terreur, commun à tous les êtres animés qui hantaient cette partie du globe ?

[Le capitaine Hatteras, ayant atteint l’île volcanique au travers de mille dangers, ne se considère toujours pas satisfait : c’est dans le cratère du volcan en éruption que se situe, selon ses calculs, le nord mathématique. C’est donc là et là seulement qu’il plantera son pavillon, déclare-t-il, et il s’élance vers le sommet du cône sous les yeux de ses compagnons, effarés et effrayés].

Cependant Hatteras, parvenu à la cime de la montagne, s’avançait au-dessus du gouffre sur un roc qui surplombait. Les pierres pleuvaient autour de lui. Duk le suivait toujours. Le pauvre animal semblait déjà saisi par l’attraction vertigineuse de l’abîme, Hatteras agitait son pavillon, qui s’éclairait de reflets incandescents, et le fond rouge de l’étamine se développait en longs plis au souffle du cratère.
     Hatteras le balançait d’une main. De l’autre, il montrait au zénith le pôle de la sphère céleste. Cependant, il semblait hésiter. Il cherchait encore le point mathématique où se réunissent tous les méridiens du globe et sur lequel, dans son entêtement sublime, il voulait poser le pied.
     Tout d’un coup le rocher manqua sous lui. Il disparut. Un cri terrible de ses compagnons monta jusqu’au sommet de la montagne. Une seconde, un siècle ! s’écoula. Clawbonny crut son ami perdu et enseveli à jamais dans les profondeurs du volcan. Mais Altamont était là, Duk aussi. L’homme et le chien avaient saisi le malheureux au moment où il disparaissait dans l’abîme. Hatteras était sauvé, sauvé malgré lui, et, une demi-heure plus tard, le capitaine du Forward, privé de tout sentiment, reposait entre les bras de ses compagnons désespérés.
     Quand il revint à lui, le docteur interrogea son regard dans une muette angoisse. Mais ce regard inconscient, comme celui de l’aveugle qui regarde sans voir, ne lui répondit pas.

– Grand Dieu! dit Johnson, il est aveugle !

– Non! répondit Clawbonny, non! Mes pauvres amis, nous n’avons sauvé que le corps d’Hatteras ! Son âme est restée au sommet de ce volcan ! Sa raison est morte !

– Fou ! s’écrièrent Johnson et Altamont consternés.

– Fou ! répondit le docteur.

Et de grosses larmes coulèrent de ses yeux.

 

Jules Verne, Aventures du capitaine Hatteras,
chap. XXII (Folio classique n°4176, p. 590-591)
et XXV (ibid., p. 635-637).