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À une Raison / Commentaire

 

 

   

     Tout est dans l’indéfini. Rimbaud dirige son éloge vers « une Raison » pour la distinguer de toutes celles que la tradition philosophique a appelées « la Raison ». En premier lieu, la Raison de Descartes et de la philosophie classique, raison confondue avec la Vérité du christianisme. Celle qui émerveille, dans sa naïveté, le « nègre » de Mauvais sang :

   J'ai reçu au cœur le coup de la grâce. Ah ! je ne l'avais pas prévu ! [...]
  
L'amour divin seul octroie les clefs de la science.
  
 [...] Je vois que la nature n'est qu'un spectacle de bonté. Adieu chimères, idéals, erreurs.
  
Le chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur : c'est l'amour divin. [...]
   La raison est née.

En second lieu, la raison des « Lumières », identifiée à la pensée libre, dégagée des superstitions, victorieuse du despotisme et inspiratrice de l'égalité. Celle que célèbrent les hymnes à la Raison de Quatre-vingt-treize et que persifle le locuteur de Mauvais sang  :

La race inférieure a tout couvert — le peuple, comme on dit, la raison ; la nation et la science.
   Oh ! la science !

   Rimbaud n'a qu'ironie pour la première et, quant à la seconde, comme les acteurs des « révoltes logiques » de 1848 et de la Commune, il a pu en mesurer les limites. À ces conceptions traditionnelles, il a une alternative à proposer : une Raison autre, une autre logique.
    Le poème relève pour l'essentiel du genre de l'éloge. Il célèbre les pouvoirs exceptionnels d'« une Raison ». Rimbaud personnifie le concept, le dote d'une tête, d'un doigt, d'un pas. Il écrit le mot avec majuscule, haussant l'idée au rang d'allégorie. Du début à la fin, il s'adresse à elle en la tutoyant. Dans les trois premiers alinéas, il attribue à son moindre mouvement des conséquences gigantesques. La prosopopée des « enfants », au quatrième alinéa, a toute l'allure d'une supplication adressée à un dieu.

     Les thèmes sont si typiquement rimbaldiens que le poème pose, à vrai dire, peu de problèmes de lecture. Sauf sur une question, toujours pendante dans Les Illuminations : où s'arrête l'enthousiasme lyrique, où commence l'ironie ?


 

Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.  
      Le terme d'« harmonie » utilisé par Rimbaud pour nommer la Raison  alternative qui est la sienne, dans le contexte de cette première phrase (« tambour », « tous les sons »), pourrait apparaître comme une simple métaphore musicale visant à évoquer ce qu'il appelle dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871, « la vie harmonieuse » : « — Voici de la prose sur l'avenir de la poésie — / Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque, Vie harmonieuse. » Il y a incontestablement chez Rimbaud, comme chez nombre de ses contemporains, un mythe grec, la nostalgie d'une société honorant la poésie, la danse et le chant, ignorant l'opposition entre l'action et le rêve : « En Grèce, écrit Rimbaud dans la même lettre, vers et lyres rythment l'Action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements. » Les alinéas suivants, nous le verrons, puisent aussi dans la mythologie antique leurs principales images. Celle du premier alinéa évoque les Ménades qui conduisaient leur danse en battant du tambour lors des célébrations du culte bachique.
     Ce n'est pas un hasard, explique Roland Mortier, si Rimbaud, pour exprimer sa pensée, a recours « 
à des images musicales, en évitant ainsi d'en préciser le contenu. Rimbaud, ne l'oublions pas, ne s'est voulu ni fouriériste, ni saint-simonien, ni proudhonien ; il n'a pas voulu se poser en réformateur économique et social (quelque radicales qu'aient pu être ses positions en de telles matières). S'il se cantonne dans une métaphore qui renvoie à la fois à une idée d'ordre et à une idée de beauté, conciliant ainsi la perfection avec la mesure, c'est évidemment à dessein. » (p. 444).
     Sans doute. Mais ce terme d'« harmonie », pour aussi imprécis qu'il puisse paraître, éveille des connotations socio-politiques précises au XIXe siècle, que Suzanne Bernard, par exemple, n'hésite pas à exploiter pour gloser le poème :

Rimbaud a recours à des images musicales  pour exprimer l'idée de la nouvelle harmonie qui va régner dans le monde. Rappelons que Fourier a écrit L'Harmonie universelle en 1804 [...] la raison ici chantée [est] la raison qui donnera à l'humanité des lois nouvelles, et engendrera bonheur et progrès : des expressions comme la nouvelle harmonie, la levée des nouveaux hommes et leur en marche rappellent, comme l'a montré A. Adam, les auteurs que lisait Rimbaud à Charleville : Fourier, Le Père enfantin, Quinet, Michelet, Louis Blanc, ces prophètes illuminés d'un nouvel ordre social [...]. Rimbaud exprime ici, comme dans Génie, sa foi dans un nouvel ordre de choses qui fera régner l'amour et l'harmonie.

Je ne suis pas sûr que Rimbaud ait lu tous ces gens-là à Charleville mais il est certain qu'en parlant d'« harmonie », il renseigne son lecteur sur le sens à entendre derrière son mot de « Raison » : l'idée d'une logique alternative à celle de la société actuelle (on sait que sur le manuscrit de Jeunesse II - Sonnet, le syntagme « raison » surcharge les trois premières lettres du mot « logique »). En gros, une utopie de style fouriériste. Parmi les ex-communards que Rimbaud fréquentait à Londres du temps où il écrivait ses Illuminations, Fourier était connu, même s'il était jugé dépassé. Rimbaud partageait sans doute, à l'égard de l'auteur de L'Harmonie universelle, le jugement que son ami Jules Andrieu exposait en 1867 dans Philosophie et morale (p. 98-99) :

Il ne s’agit plus d’imaginer, nous ne créons rien ; il s’agit de transformer, par la science du passé ou théorie, la brute primitive en homme moderne, et par la science du présent ou pratique, de transformer l’homme moderne, ce demi-barbare, en homme véritablement harmonique. Fourier a signalé le but, sinon les moyens.

La tâche de notre temps, dit en quelque sorte Andrieu, n'est pas de créer des phalanstères ni de construire des systèmes philosophiques abstraits mais de « transformer » le monde réellement existant, en s'en donnant « les moyens ».
   Mais les moyens manquent tragiquement. Au moment où Rimbaud écrit
À une Raison, après l'écrasement de la Commune, des gens comme Andrieu (ou Blanqui, par exemple) ont cessé de croire que la science et le progrès feront régner l'amour et l'harmonie parmi les hommes. Restent les mots : amour, raison, harmonie, qui permettent à Rimbaud de faire signe vers un horizon, certes, toujours désirable, mais plus éloigné que jamais. Voilà, sans doute, la cause de ses indéfinitions,
    La « nouvelle harmonie » correspond donc malgré tout chez Rimbaud à un double projet politique et poétique. C'est à la fois le but à atteindre (cet horizon fuyant mais qu'il n'est pas question pour autant de quitter des yeux) et le moyen d'y parvenir : « [...] tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales s'émouvront autour de ton siège. Des êtres parfaits, imprévus, s'offriront à tes expériences [...] » (Jeunesse IV). Ces « êtres parfaits » ne sont pas sans rappeler les « nouveaux hommes » dont À une raison évoque la « levée » dans le second alinéa.

 

Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
       « Cette levée des hommes, note Antoine Adam, est aussi annoncée dans Génie : “Son pas ! Les migrations plus énormes...” » (p. 988). Au chapitre des migrations, on pourrait ajouter cet alinéa de Solde : « À vendre les habitations et les migrations, sports, féeries et comforts parfaits, et le bruit, le mouvement et l'avenir qu'ils font ! » Comme on peut le constater, la célébration de la Raison nouvelle, le programme de la « nouvelle harmonie », ne sont pas cantonnés, au sein des Illuminations, dans le seul poème que nous étudions.
     « Le parallèle est frappant, commente de son côté Roland Mortier, avec l'appel lancé dans Matin (Une saison en enfer) : “Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer — les premiers ! — Noël sur la terre !
Le chant des cieux, la marche des peuples !” L'idée est la même, pour l'essentiel, mais la forme poétique lui donne plus de densité, et donc plus de force » (1983, p. 443-444).
     Ici encore, Pierre Brunel décèle de possibles réminiscences mythologiques : « Un pas de toi : c'est le signal donné par Mars Gradivus, le dieu de la guerre qui avance le pied droit en avant (p.214). Levée : action d'enrôler des soldats (p.214) [...] la levée des spartoï (p.223). »
Après avoir tué le dragon, Cadmos, le fondateur de Thèbes, en arracha les dents et, conformément aux recommandations d'Arès, dieu de la guerre, les éparpilla sur le sol autour de lui. Des hommes, venus au monde tout armés, naquirent de l'union de ces dents avec la terre. On les appela Spartoï : « les hommes semés ». La référence est loin d'être évidente mais, dans le contexte du poème (au vu des allusions mythologiques incontestables, elles, des alinéas 1 et 3, elle est recevable à titre d'hypothèse. Mais le thème des nouveaux hommes ou de l'homme nouveau est surtout un cliché de la rhétorique révolutionnaire.
     Michel Murat a signalé la présence, ici, d'un mode de disposition du poème fréquent dans Les Illuminations : le « le schéma binaire à membres parallèles » (2013, p. 251-252) :

À partir d'une variation thématique (“un coup de ton doigt [...] un pas de toi [...] ta tête se retourne”), le poème fait évoluer les modalités de la structure binaire, la densité des parallélismes, et les figures du rythme.

Le parallélisme syntaxique met en relief l'analogie sémantique : le contraste entre l'infime mouvement initial et l'immense bouleversement qu'il déclenche, indice de la toute puissance du dieu. Cette toute-puissance est naturellement aussi, par métaphore, celle de la parole poétique. Quand il dit « tu », Rimbaud ne s'adresse-t-il pas aussi à lui-même, comme quand il écrit dans Jeunesse IV : « Tu en es encore à la tentation d'Antoine [...]. Mais tu te mettras à ce travail ...» ? C'est ainsi que l'entend à juste titre Roland Mortier :

Le poète y devient le musicien-mage dont le geste aussi impérieux que discret déclenche un irrésistible mouvement (ici, l'harmonie musicale, qui suscite à son tour la marche en avant vers une vie meilleure). L'accession à cette autre vie est présentée comme une marche populaire ou comme un défilé militaire, soutenu par les chants et les prières de ceux qu'il appelle ici “ces enfants”, et dans Matin “esclaves”, dénominations qui renvoient dans les deux cas à un état antérieur à la transformation du monde.

 

Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, — le nouvel amour !
       Dans Une saison en enfer, la « Vierge folle » dit de son « Époux infernal » :

Je n'aime pas les femmes. L'amour est à réinventer, on le sait. Elles ne peuvent plus que vouloir une position assurée. La position gagnée, cœur et beauté sont mis de côté : il ne reste que froid dédain, l'aliment du mariage, aujourd'hui. Ou bien je vois des femmes, avec les signes du bonheur, dont, moi, j'aurais pu faire de bonnes camarades, dévorées tout d'abord par des brutes sensibles comme des bûchers...

     Dans Génie, Rimbaud définit la divinité allégorique qui donne son titre au poème dans des termes très proches de ceux de À une raison : « Il est l'amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l'éternité. » La critique de ce qu'il appelle, ici, « les couples menteurs » (Adieu), là, « le bonheur établi » (Mauvais sang), autrement dit : du mariage et de la famille comme institutions de la société bourgeoise, est un des thèmes les plus constants de l'œuvre de Rimbaud. Logiquement, l'un des pouvoirs spéciaux qu'il accorde à ses deux allégories divines de la « force » est celui de réinventer l'amour. Mieux encore : d'incarner « le nouvel amour ».
     « Rimbaud, note Suzanne Bernard, personnifie, ou plutôt divinise, la Raison qui fera naître ce nouvel amour : comme l'a signalé Rolland de Renéville, il y a ici un souvenir classique : en latin, numen, la divinité, dérive de nuo, “faire un signe de la tête”. » Quant au Gaffiot en ligne, il indique : « nūmĕn, ĭnis, n. (nuo), mouvement de la tête manifestant la volonté. » L'idée est magnifique (j'entends, en premier lieu, celle de Rimbaud, bien entendu). Parce que ce double geste de consentement et de refus évoque tout à la fois la relation du suppliant face à la toute puissance divine qu'il invoque et le jeu des regards dans la rencontre amoureuse. On a aussi quelque chose de cet ordre, d'ailleurs, dans la rencontre du Prince de Conte avec son Génie. Le rigoureux parallélisme syntaxique entre les deux phrases renforce l'idée d'une équivalence entre les deux mouvements contraires, l'un et l'autre caractéristiques des jeux de la séduction. Comme l'indique Michel Murat, on retrouve ici le même « principe binaire » que dans les deux précédents alinéas, mais redoublé. Il écrit : « Le principe binaire régit dans le passage central à la fois le schéma interne et le couplage externe. » (mais si, par couplage « externe », il entend le parallélisme entre alinéas successifs, il fait une erreur : contrairement à sa transcription du poème (p. 252), les deux phrases concernées ne constituent, dans le manuscrit, qu'un seule alinéa). 

 

« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps », te chantent ces enfants. « Élève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux » on t'en prie.
       Le texte de cet alinéa n'est pas toujours limpide dans son détail. Comment comprendre : « Élève n'importe où ... » ? Pierre Brunel propose astucieusement : « n'importe où (hors du monde) » (1999, p. 467). Il y aurait donc là une allusion au baudelairien : « Anywhere out of the World » : « Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : “N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde !” ». À travers l'impératif « Élève », les enfants ne se contenteraient pas d'exiger d'« une Raison » qu'elle change (en mieux) « la substance de [leurs] fortunes et de [leurs] vœux », ils lui demanderaient de faire s'élever leur âme. La première phrase est plus immédiatement compréhensible : « nos lots » sont « nos destins », la part de bonheur et de malheur allouée à chacun par la Providence. Rimbaud s'amuse ensuite en jouant sur le double sens des mots « crible » et « fléaux ». Les deux termes appartiennent au vocabulaire du travail agricole : on bat le blé au fléau pour séparer le grain de la paille, puis on crible les grains battus pour en supprimer les dernières impuretés. Un mot appelle l'autre. Mais c'est évidemment dans un sens moins technique que chacun des deux termes doit être pris ici : « ces enfants » demandent à « une Raison » de « cribler », c'est-à-dire de percer de balles ou de flèches, ces ennemis des pauvres humains que sont les « fléaux », c'est-à-dire les calamités, et, plus que tout, le Temps.
     Ce quatrième alinéa — c'est sa principale difficulté — introduit par ailleurs une variation dans le système d'énonciation et la tonalité du texte. Le locuteur ne prononce plus un éloge direct mais se fait l'intercesseur, auprès du dieu, de la prière que lui adressent certains « enfants ». Il est généralement admis que « on » reprend « ces enfants ». Mais :
    1) « on » est-il un véritable indéfini de troisième personne ou une sorte de « nous » pouvant englober le locuteur ?
      2)  Qui sont « ces enfants » ?
      André Guyaux écrit (1985, p.161) :

[...] la proposition qui attribue la citation, on t'en prie, bien que placée après les guillemets, s'y inclurait facilement : on désigne à la fois nous et ils. C'est dire que, hors guillemets, le sujet est partie prenante des paroles citées.

Le locuteur, dans cette hypothèse, assumerait à titre personnel la prière des enfants. C'est ce que pense aussi Bruno Claisse, qui fait référence à l'expression « l'enfance étrange » de Guerre. L'enfant, au singulier, est en effet souvent, chez Rimbaud, un répondant du poète (cf. Après le Déluge, Aube ou la série Enfance).
    Mais ici, il semble que nous soyons plutôt dans la mouvance de Matinée d'ivresse (dont le texte suit immédiatement celui de À une raison sur le même feuillet 10). Dans Matinée d'ivresse, « les enfants », au pluriel, désignent les compagnons du poète, participants d'une séance de haschich. Rimbaud les peint en proie à une hilarité frénétique et même, peut-être, se moquant de lui (lecture fortement suggérée par l'emploi de la préposition « sous ») : « Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux ». Le poète fait partie de leur groupe mais son point de vue ne se confond pas avec le leur, et la dénomination « enfants » n'est pas sans comporter, dans ce contexte, un aspect légèrement péjoratif.
     Certains critiques, plus ou moins explicitement, perçoivent aussi une distance dans la façon dont le poète se situe par rapport à « ces enfants » dans À une raison. Pierre Brunel glose l'expression en faisant référence aux « enfants de chœur » (à cause du verbe « chantent »), tels que Rimbaud les évoque de façon satirique dans Les Pauvres à l'église (p. 215 et 222). J'adhère d'autant plus à la suggestion que le contenu de leur prière est nettement imprégné de foi religieuse : ils veulent, et croient donc pouvoir, être soustraits à leur condition tragique d'hommes soumis au Temps. Albertine Kingma-Eijgendael va plus loin. Elle détecte dans la formule « ces enfants » une « désignation démonstrative et condescendante » et conclut : « c'est cette distance entre le locuteur des paragraphes 1-2-3-5 et les locuteurs du quatrième paragraphe (“ces enfants”) qui nous incite à parler d'ironie [...] » (p. 50).
     Je partage cette intuition. Mais, s'il y a ironie, quelle en est la cible ? Ici, je ne suis plus du tout l'auteur(e) précédemment citée. Se recommandant d'Étiemble qui perçoit aussi de l'ironie dans le poème, elle livre le commentaire suivant :

[...] dans les paragraphes 1-2-3-5, c'est un locuteur non spécifié qui s'exprime, tandis que, dans le quatrième paragraphe, ce sont les enfants de la Révolution qui apostrophent directement une Raison (prière sous forme d'impératif, marquée par des guillemets). La désignation démonstrative et condescendante “ces enfants” reprend ce qui précède : “les nouveaux hommes”, “la nouvelle harmonie” ; “on” dans le même paragraphe représente à son tour “ces enfants”. C'est justement cette distance entre le locuteur des paragraphes 1-2-3-5 et les locuteurs du quatrième paragraphe (“ces enfants”) qui nous incite à parler d'ironie [...] (p. 50)

Sur cette base, la commentatrice voit l'ironie partout dans le texte, contrairement à la plupart des exégètes qui ne la mentionnent pratiquement jamais.
     Deux aspects de cette glose sont selon moi gravement erronés.
     Je l'ai expliqué ci-dessus : la Raison dont il est question dans le poème n'est pas celle qui a fait l'objet d'un culte et inspiré des hymnes (notamment à Rouget de Lisle, l'auteur de La Marseillaise) à l'époque de la Grande Révolution. Cette sorte de Raison, que Rimbaud, effectivement, brocarde à l'occasion (la conception naïve et bourgeoise du Progrès continu, le scientisme, la fausse modernité) n'est ici ni objet de célébration, ni motif d'ironie. Les enfants du texte peuvent difficilement être appelés « enfants de la Révolution ».
     Par ailleurs, le syntagme « ces enfants » ne reprend pas « ce qui précède : “les nouveaux hommes”, “la nouvelle harmonie” ». Dans l'esprit du texte, qui est essentiellement utopique, les « nouveaux hommes » sont encore à naître, ainsi que la « nouvelle harmonie ». Il est donc plus vraisemblable de voir dans « ces enfants », ces contemporains bien connus du poète (d'où le démonstratif) qui rêvent comme lui à un autre destin, mais qui, peut-être, ne l'entendent pas exactement comme lui (d'où les guillemets).
     Car s'il y a ironie, de la part de Rimbaud, elle ne peut porter selon moi que sur le contenu de la prière des enfants, assez nettement teinté de spiritualisme, voire de religiosité chrétienne. La référence baudelairienne suggérée par Brunel pour « élève n'importe où » (« n'importe où (hors du monde) ») renforce cette hypothèse. Les enfants ne demandent rien d'autre, au fond, que le salut, au sens théologique de ce terme et l'on sait les sarcasmes réservés par Rimbaud aux « voyages métaphysiques » (cf. notamment Alchimie du verbe et Dévotion).
      Mais je constate que cette analyse est totalement absente du corpus critique. L'un des meilleurs commentateurs, Pierre Brunel, explique ce passage d'une manière qui prête à confusion :

La prière des enfants est faite de tous les manques qu'ils ont pu constater dans la condition humaine telle qu'elle leur était promise. Il ne s'agit même pas seulement de combler leurs vœux, mais de changer la “substance” de leur “fortune” et de leurs “vœux”, donc de procéder à un changement radical de leur condition d'hommes futurs et de leur être désirant. La prière n'a alors d'autre raison que ce besoin d'autre chose, que cette quête éperdue de l'altérité (p.223).

Brunel identifie indûment le point de vue du locuteur et celui qui ressort des propos des « enfants ». Il amalgame ce que Rimbaud disjoint, par le moyen des guillemets. Il résume excellemment l'idée directrice de l'allégorie : un « besoin d'autre chose », une « quête éperdue de l'altérité ». Mais les « enfants » ne demandent pas « un changement radical de leur condition d'hommes futurs et de leur être désirant », ils exigent bien plus. Ils demandent à la nouvelle Raison ce qu'elle ne peut pas leur offrir : le pouvoir d'échapper à leur condition mortelle. Comme le locuteur d'Une saison en enfer dans ses « divagations spirituelles » (L'impossible), ce qu'ils demandent, en fait, c'est le Paradis : « Ah ! vite, vite un peu ; là-bas, par-delà la nuit, ces récompenses futures, éternelles... les échappons-nous ?... »
    

 

Arrivée de toujours, qui t'en iras partout.
       La présence de la deuxième personne du singulier (« t' ») montre que cette dernière phrase du texte est encore une apostrophe à la Raison nouvelle. En vertu de quoi le mot « arrivée » doit être analysé comme un participe passé accordé au féminin avec le mot du titre (ce n'est pas un substantif, contrairement à ce qu'on lit parfois). C'est la « Raison » qui, à la ressemblance du « Génie » de Génie, est à la fois « le présent », « et l'avenir ». et le passé « puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et à la rumeur de l'été ». De son « Génie », Rimbaud nous dit qu'il faut « suivre ses vues [...] de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, etc. ». De sa « Raison », il prophétise qu'elle s'en ira « partout ». Comme le Dieu de la Bible, elle possède les dons d'éternité (« arrivée de toujours ») et d'ubiquité. Traduite en langage laïque, la formule suggère le caractère universel et intemporel des aspirations humaines à une vie plus « harmonieuse ».  

 

*    *
*

     

     Le poème emprunte sa langue, à parts égales, à l'utopie politique et à l'éloquence sacrée. Rimbaud joue jusqu'au bout la carte de cette ambiguïté. Il revendique ouvertement les relents de religiosité émanant du mode de pensée utopique (l'eschatologie fouriériste, le messianisme saint-simonien). Il est conscient du piège (dans Une saison en enfer, il englobe à plusieurs reprises l'artiste et le prêtre dans la liste des « arriérés de toutes sortes »). Mais, dans « cette nuit d'hiver » où l'ont plongé l'écrasement de la Commune et les marasmes de sa vie affective (cf. Mémoire et la Saison), quel meilleur modèle rhétorique que le pathos de la déréliction. À condition, toutefois, de laisser transparaître quelque distance et il me semble que c'est la fonction du décrochage énonciatif ménagé par le quatrième alinéa. Indéracinable est l'aspiration humaine à une vie plus harmonieuse. Mais le propre des « enfants » est de faire confiance pour y accéder aux promesses de la religion. Rimbaud, lui, table davantage sur le triomphe de ce qu'il appelle « une Guerre » : « Je songe à une Guerre de droit ou de force, de logique bien imprévue ». Il y « songe », c'est-à-dire qu'il l'imagine et, à la fois, la prévoit. Il n'oppose pas sur ce point ce qui relève de l'imagination et ce qui relève de la logique ou de la Raison. C'est pourquoi nous pouvons adhérer à cette belle conclusion de Pierre Brunel :     

Lichtenberg a laissé l'aphorisme suivant lequel “un homme qui a trop de raison n'est presque bon à rien dans ce monde”. Et, pour lui, l'usage de la raison ne réside pas dans l'application figée et rigide d'une faculté, mais dans le libre exercice d'un organe qui est le propre de l'homme et dont l'origine est la subjectivité d'un individu autonome, libre et vivant. Cette liberté de la subjectivité, pour le poète, n'est plus celle de l'imagination ni celle de la raison. Elle n'est pas davantage celle de la déraison. Elle est celle d'un indéfini de Raison et de Génie et, si elle a quelque chose à revendiquer, c'est le droit même à cet indéfini (p. 224).

 

 

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