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À une Raison / Panorama critique
Structure | |||
MURAT | « À partir d'une variation thématique (“un coup de ton doigt [...] un pas de toi [...] ta tête se retourne”), le poème fait évoluer les modalités de la structure binaire, la densité des parallélismes, et les figures du rythme. Le principe binaire régit dans le passage central [“Ta tête se détourne : le nouvel amour ! / Ta tête se retourne, — le nouvel amour !”] à la fois le schéma interne et le couplage externe. Dans la prosopopée, il crée un enchâssement de structures, chacun des membres conservant son propre schéma binaire par juxtaposition (“change [...], cible”) ou coordination (“nos fortunes et nos vœux”). Enfin, il se resserre dans une clausule, en réplique au parallélisme central : unité contre couplage, double opposition contre double reprise, dans le cadre d'un alexandrin virtuel » (2013, p. 251-252). | ||
À une Raison (le titre) |
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BERNARD | « [...] la raison ici chantée [est] la raison qui donnera à l'humanité des lois nouvelles, et engendrera bonheur et progrès : des expressions comme la nouvelle harmonie, la levée des nouveaux hommes et leur en marche rappellent, comme l'a montré A. Adam, les auteurs que lisait Rimbaud à Charleville : Fourier, Le Père enfantin, Quinet, Michelet, Louis Blanc, ces prophètes illuminés d'un nouvel ordre social [...]. Rimbaud exprime ici, comme dans Génie, sa foi dans un nouvel ordre de choses qui fera régner l'amour et l'harmonie. » | ||
PY | « [...] à une Raison, espèce de Muse de la musique et de la danse, qui donne le branle, d'un coup frappé sur son tambourin, au poème et à un ordre à la fois cosmique, poétique et social, conçu comme une harmonie où tout se tient. Peut-être simplement l'acte d'écrire. » | ||
GUYAUX (1985) |
« [...] à sa manière, sous sa forme dative, le titre reprend cette idée [l'idée du tutoiement], comme si le texte était tout entier sous des guillemets symboliques et s'adressait “À une Raison” ». | ||
BRUNEL (2004) |
« Lichtenberg a laissé l'aphorisme suivant lequel “un homme qui a trop de raison n'est presque bon à rien dans ce monde”. Et, pour lui, l'usage de la raison ne réside pas dans l'application figée et rigide d'une faculté, mais dans le libre exercice d'un organe qui est le propre de l'homme et dont l'origine est la subjectivité d'un individu autonome, libre et vivant. Cette liberté de la subjectivité, pour le poète, n'est plus celle de l'imagination ni celle de la raison. Elle n'est pas davantage celle de la déraison. Elle est celle d'un indéfini de Raison et de Génie et, si elle a quelque chose à revendiquer, c'est le droit même à cet indéfini » (p. 224). | ||
GUYAUX (2009) |
« Durant la période révolutionnaire (entre novembre 1793 et mars 1794), à l'initiative des hébertistes, un culte de la Raison avait été institué, qui engendra notamment des Hymnes à la Raison. [...] Ce court poème entièrement sur le mode de l'apostrophe, qui fait retentir la dentale du tutoiement de la première à la dernière phrase et jusqu'au dernier mot, est à sa manière un hymne qui implique le motif musical et intègre la prière et le chant. Mais Rimbaud ne s'adresse pas à la Raison, qui elle-même se substituait à un autre objet, mais à une Raison, et l'on a pu voir dans cet indéfini un indice d'ironie. » | ||
Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie. | |||
BERNARD | « Rimbaud a recours à des images musicales (tambour, tous les sons) pour exprimer l'idée de la nouvelle harmonie qui va régner dans le monde. Rappelons que Fourier a écrit L'Harmonie universelle en 1804. » | ||
WI | « Les trois premiers paragraphes figurent la puissance de cet être invoqué en faisant contraster l’infinité de ses actes avec l’ampleur de leurs répercussions. Ces phrases très fortement structurées en deux temps révèlent le versant double de son épiphanie, à savoir abolition et avènement. » | ||
Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche. | |||
ADAM | « Cette levée des hommes est aussi annoncée dans Génie : “Son pas ! Les migrations plus énormes...” » | ||
MORTIER | « Le parallèle est
frappant avec l'appel lancé dans Matin (Une saison en
enfer) : “Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts,
saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la
fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer —
les premiers ! — Noël sur la terre !
Le chant des cieux, la marche des peuples !” L'idée est la même, pour l'essentiel, mais la forme poétique lui donne plus de densité, et donc plus de force. Le poète y devient le musicien-mage dont le geste aussi impérieux que discret déclenche un irrésistible mouvement (ici, l'harmonie musicale, qui suscite à son tour la marche en avant vers une vie meilleure). L'accession à cette autre vie est présentée comme une marche populaire ou comme un défilé militaire, soutenu par les chants et les prières de ceux qu'il appelle ici “ces enfants”, et dans Matin “esclaves”, dénominations qui renvoient dans les deux cas à un état antérieur à la transformation du monde. On notera que cette vision est toujours prospective, et non rétrospective ; qu'elle est liée à une mutation radicale (d'où le retour de l'adjectif “nouveau”), et non une rêverie passéiste ; qu'elle s'exprime par le recours à des images musicales, en évitant ainsi d'en préciser le contenu. Rimbaud, ne l'oublions pas, ne s'est voulu ni fouriériste, ni saint-simonien, ni proudhonien ; il n'a pas voulu se poser en réformateur économique et social (quelque radicales qu'aient pu être ses positions en de telles matières). S'il se cantonne dans une métaphore qui renvoie à la fois à une idée d'ordre et à une idée de beauté, conciliant ainsi la perfection avec la mesure, c'est évidemment à dessein. [...] On se tromperait en voyant ici quelque ironie (comme le croyait Suzanne Bernard [parlant de Solde]). L'harmonie reste, pour Rimbaud, la meilleure référence à la nouvelle vie entrevue, et peut-être un instant vécue. Elle ne renvoie pas, comme chez les romantiques, à un ordre sous-jacent et mystérieux, immanent au réel, mais à une réalité radicalement différente dont toutes les Illuminations sont encore chargées et qu'elles tentent de cerner par les voies les plus originales et les plus audacieuses » (p.444 et 448). |
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BRUNEL (2004) |
« Un pas de toi : c'est le signal donné
par Mars Gradivus, le dieu de la guerre qui avance le pied
droit en avant (p.214). Levée : action d'enrôler des soldats (p.214) [...] la levée des spartoï (p.223). » |
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Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, — le nouvel amour ! | |||
BERNARD | « Rimbaud personnifie, ou plutôt divinise, la Raison qui fera naître ce nouvel amour : comme l'a signalé Rolland de Renéville, il y a ici un souvenir classique : en latin, numen, la divinité, dérive de nuo, “faire un signe de la tête”. » | ||
« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps », te chantent ces enfants. « Élève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux » on t'en prie. | |||
GUYAUX (1985) |
« [...] la proposition qui attribue la citation, on t'en prie, bien que placée après les guillemets, s'y inclurait facilement : on désigne à la fois nous et ils. C'est dire que, hors guillemets, le sujet est partie prenante des paroles citées. » | ||
KINGMA-EIJGENDAAL | « La question qui se
pose, en effet, est de savoir si la disproportion entre le petit
mouvement d'une Raison (cf. le parallélisme métonymique du du début : “un de ton doigt”, “un pas de toi”, (un signe de) “ta tête”) et
son effet puissant, déchaînant tout, met en relief l'omnipuissance
de cette Raison, ou doit être prise pour de l'ironie. [...] En
effet, du point de vue syntaxique on peut constater que le poème
s'adresse à une Raison toujours à la deuxième personne en la
tutoyant (encore un trait significatif !). Cependant, dans les
paragraphes 1-2-3-5, c'est un locuteur non spécifié qui s'exprime,
tandis que, dans le quatrième paragraphe, ce sont les enfants de la
Révolution qui apostrophent directement une Raison (prière sous
forme d'impératif, marquée par des guillemets).
La désignation
démonstrative et condescendante “ces enfants” reprend ce qui
précède : “les nouveaux hommes”, “la nouvelle harmonie” ; “on” dans
le même paragraphe représente à son tour “ces enfants”. C'est
justement cette distance entre le locuteur des paragraphes 1-2-3-5
et les locuteurs du quatrième paragraphe (“ces enfants”) qui nous
incite à parler d'ironie [...] » (p. 50). |
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BRUNEL (1999) |
« N'importe où (hors du monde) » (p. 467, note 7). | ||
BRUNEL (2004) |
« Le résidu mythologique ne doit pas nous tromper (le tambour dionysiaque, la levée des spartoi, le numen jupitérien). Cette invocation religieuse procède bien plus par négation que par affirmation : la nouvelle harmonie, les nouveaux hommes, le nouvel amour, cela suppose l'abolition de ce qui a précédé. La prière des enfants est faite de tous les manques qu'ils ont pu constater dans la condition humaine telle qu'elle leur était promise. Il ne s'agit même pas seulement de combler leurs vœux, mais de changer la “substance” de leur “fortune” et de leurs “vœux”, donc de procéder à un changement radical de leur condition d'hommes futurs et de leur être désirant. La prière n'a alors d'autre raison que ce besoin d'autre chose, que cette quête éperdue de l'altérité. » (p.223). | ||
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Arrivée de toujours, qui t'en iras partout. | |||
WI |
« Les hommes nouveau-nés, “ces enfants” le prient,
non pas de remplir tel ou tel besoin, mais de transformer la nature
même de leurs aspirations. Ce principe de renouvellement radical et incessant, c’est aussi ce que réaffirme la clausule : constituée d’un vocatif suivi d’une proposition relative (ce qui fait d’« arrivée » un substantif, non pas un participe passé), elle reprend la structure binaire et symétrique, qui conjugue arrivée et départ, accompli et futur, pérennité et ubiquité. »
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