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Arthur
Rimbaud, le poète
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Quelques questions de méthode |
Quelques questions de méthode
dans
l’interprétation d’Une saison en enfer |
[1]
Les Illuminations et Une saison en enfer de Rimbaud, Messein,
1927.
Chapitre "Délires II. Alchimie du verbe", p.164-174.
[2] Arthur Rimbaud, Poésies, Une saison en enfer,
Illuminations, éd. Louis Forestier, Poésie-Gallimard, 1965 pour la préface de René
Char, 1973 pour l'établissement des textes et les commentaires, 1984
pour la seconde édition revue,
p.270-271.
Ce fut l'édition de référence proposée aux candidats à
l'Agrégation, en 1999.
[3] Arthur Rimbaud,
Œuvres complètes, tome I, Poésies, introduction et notes de SM, Champion,
1999. Paragraphe intitulé "Coda", p.689-690.
[4]
Rimbaud. Projets et
Réalisations, Champion - Unichamp, 1983.CH.III, section "Alchimie du verbe", p.149-172.
[5]
André Guyaux,
"Alchimie du vers, anachronie du verbe", L'Information littéraire,
janvier-février 1984, p.17-28. Repris sous le titre
« Alchimie du verbe » dans
Duplicités de Rimbaud, Champion-Slatkine, 1991, p.31-41.
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Alchimie du verbe
dresse le bilan négatif d'une expérience poétique
qui a tourné à la catastrophe. Le chapitre (cinquième des neuf
chapitres d'Une saison en enfer, chapitre central donc) se
présente comme une alternance de prose et de vers où
Rimbaud a introduit plusieurs de ses propres poèmes comme autant
d'exemples de "délires" (l'autre nom du chapitre est
Délires II).
Ce geste laisse
perplexe et son interprétation divise la critique.
Dans quelle intention Rimbaud a-t-il utilisé ses propres poèmes de
l'année 1872, largement remaniés, au sein d'un d'un tel récit ?
"Rimbaud méprisait-il quelque partie de son œuvre ?" se demande
Ernest Delahaye en 1920 [1]. Oui, répond, par exemple, Louis
Forestier, en 1973 : "Voici le poète confronté avec sa tentative de
voyance, et la condamnant. Chemin faisant, il se cite lui-même."
[2] Mais pas du tout, semble répliquer Steve Murphy (entre
autres) en 1999 : "Une saison en enfer peut être considéré
non pas comme le tombeau des vers dits de 1872, mais comme leur
consécration." [3] L'option la plus traditionnelle, celle qui
est longtemps passée pour une évidence parmi les commentateurs
rimbaldiens, est celle de Louis Forestier. Mais la critique actuelle
penche plutôt dans le sens de la citation de Steve Murphy. On peut
situer le tournant approximativement autour de l'année 1980, lorsque
Pierre Brunel écrit :
"On s'étonne de voir [...] rejetés
comme délirants les poèmes de 1872. La première raison, mais la
plus superficielle, est qu'ils sont liés à Verlaine, composés le
plus souvent près de lui". Mais la raison essentielle, c'est
l'échec d'une aventure poétique (le projet d'études néantes)
qui a failli entraîner l'auteur dans une catastrophe. C'est en
tant que points de repères et illustrations de cette "entreprise
avortée" que Rimbaud parsème le récit de ses propres poèmes.
Pour cela, il les a modifiés, gauchis même quelquefois, il les
a replacés dans une autre perspective [...]. C'était assurément
chercher à les dévaluer dans la présentation critique d'in bilan
négatif [...]. C'était pourtant aussi, et paradoxalement, les
sauver en leur donnant la chance d'une première publication qui,
il est vrai, ne ressemblait en rien à une publication en
recueil." [4]
Et André Guyaux, plus résolument, en 1984 : "Dans l'œuvre de
Rimbaud, Alchimie du verbe est un chef-d'œuvre de duplicité."
Rimbaud y dresse en effet
"un étonnant tableau rétrospectif, qui mêle dans une sorte de
strabisme la complaisance et le dénigrement."
Il
n'est pas du tout évident, argumente Guyaux, que Rimbaud ait modifié
ses textes de 1872 pour en justifier la critique, comme
l'assurent les partisans de l'interprétation traditionnelle. Ces
textes jamais publiés, toujours remis en chantier, restaient dans un
état de "perpétuelle germination" et la motivation principale de
Rimbaud aura été de les établir pour les éditer :
"En ce sens, les poèmes
de 1872 — mais ne sont-ils pas aussi, en toute équivoque, des
poèmes de 1873 ? — n'ont pas véritablement de "texte" dans le
sens où il s'agit, pour l'éditeur, de l' « établir »". [5]
Michel Murat, qui partage cette optique, a introduit dans ses
travaux plus récents un élément théorique intéressant.
L'apparente contradiction entre dimension critique et projet
anthologique aurait à être surmontée par les outils de la théorie
littéraire, qui nous apprend à distinguer dans un texte le "sujet
énonciateur" et le "sujet biographique". Ainsi, dans le cas qui nous occupe, il y
aurait dissociation entre l'intention du "sujet énonciateur", qui
serait de caractère autocritique, et l'intention
propre à Rimbaud :
"J'estime que l'on doit
distinguer le sujet énonciateur de la Saison, qui est
fictionnel au sens pragmatique de ce terme, du sujet biographique et
de ce que Foucault appelait la fonction auteur. Le reniement
d'Alchimie du verbe ressortit à la fiction, alors que
l'anthologie, contenue dans ce qui était pour Rimbaud son
premier livre (et dont il ne pensait sans doute pas qu'il serait
le seul) est proposée par l'auteur au public comme
représentative de sa plus récente, et plus radicalement
audacieuse, production poétique."
Aucune contradiction par
conséquent, semble penser Michel Murat !
Cette proposition méthodologique est utile car elle fournit, avec cette triade : Sujet énonciateur / Sujet
biologique / Auteur, un cadre conceptuel adéquat au problème posé
et, en outre, généralisable aux problèmes traditionnels
d'interprétation d'Une saison en enfer où l'on ne cesse de se
poser la question : « Qui parle ? », tant les propos du "sujet
énonciateur" paraissent souvent contradictoires. Qui dit : « Par
l’esprit on va à Dieu !… C’est cette minute d’éveil qui m’a donné la
vision de la pureté…"
ou encore " la vision de la
justice est le plaisir de Dieu seul" ? Est-ce le même que celui qui
professe sarcastiquement : "M. Prudhomme est né avec la
Christ" ou encore :
"Je suis esclave
de mon baptême. Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez
fait le vôtre."
? On connaît la sentence d'André Breton :
"Inutile de discuter encore sur Rimbaud : Rimbaud
s’est trompé, Rimbaud a voulu nous tromper. Il est coupable
devant nous d’avoir permis, de ne pas avoir rendu tout à fait
impossibles certaines interprétations déshonorantes de sa
pensée, genre Claudel."
Ah ! si
Breton avait pu lire Michel Foucault avant de tenir de tels propos ?
Mais ce n'est pas si simple. Car s'il est vrai que les instances
respectives du "sujet énonciateur" et du "sujet
biographique" doivent être,
en
bonne méthode, distinguées, il reste possible, à l'occasion et sous
certains aspects, que les idées du "sujet énonciateur" coïncident
avec celles de cette troisième instance que nous appelons
communément : "l'auteur", telle que nous en avons construit
l'identité dans notre fréquentation de l'œuvre. Dans Alchimie du Verbe, selon moi, tel
est le cas.
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UN PEU DE THÉORIE |
Désormais ADV et USEE. |
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SUJET ÉNONCIATEUR, SUJET BIOGRAPHIQUE
ET AUTEUR
DANS UNE SAISON EN ENFER |
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1) USEE comme elle se
raconte ou le statut du SE dans USEE
USEE est une histoire, un récit. Comme elle se raconte, USEE est
l'histoire d'une crise qui a trouvé son issue. Le chapitre final,
Adieu, indique clairement que, pour celui qui dit "je" dans le
récit, sa crise est terminée, il en est sorti vainqueur ("je
puis dire que la victoire m'est acquise") et il peut désormais
parler au futur de l'indicatif ("il me sera loisible de posséder
la vérité dans une âme et un corps"). Le SE, pour reprendre ce
terme malsonnant qui est celui d'une certaine théorie littéraire,
est présenté dans le prologue de l'œuvre comme celui qui a couché
par écrit le livre lui même. Les chapitres qui vont suivre sont
assimilés aux "feuillets" d'un "carnet", c'est-à-dire à une sorte de
journal de bord tenu par le SE pendant la crise. Le terme suggère
assez bien le genre particulier de narration que nous observons dans
le corps du livre : un genre hybride qui par moments narre les
événements passés conventionnellement dans les temps du passé (passé
composé / imparfait : "Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux.
— Et je l'ai trouvée amère. — Et je l'ai injuriée" ; "Encore tout
enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours
le bagne") mais prend bien plus souvent la forme d'un soliloque,
d'un monologue de théâtre, où le SE note comme en direct le
mouvement de sa pensée. Ce n'est plus "l'histoire d'une de [ses]
folies" racontée par celui qui est revenu à la raison, c'est, en
direct, le discours du fou. On est en droit de reprendre cette
expression d'ADV : ADV conte la folie du sujet en tant que poète, la
Saison conte sa folie en tant qu'être moral.
Le statut du SE dans USEE est par conséquent un statut
complexe, voire contradictoire, ce qui rend difficile la perception
de son point de vue (problème réel car bien des lecteurs assimilent
point de vue et point de vue du SB). On pourrait dire que sa voix en
quelque sorte, se dédouble entre deux instances d'énonciation
distinctes : celle du mémorialiste et celle du personnage qu'il a
été dans le passé. Le premier raconte dans la distance, commente,
philosophe, même, pourrait-on dire, juge à partir de sa position
surplombante, le second vit et subit sa crise en direct. Le premier
représente le point de vue de la raison, du poète sorti vainqueur de
son enfer. Le second, le discours du fou.
Le passage de l'une à l'autre de ces deux "voix"
est plus ou moins facile à percevoir. Il est parfois clairement
indiqué, comme au début de Nuit de l'enfer où le texte annonce une
"vision" : "Puis-je décrire la vision [...]", après quoi tout le
chapitre est constitué de cette sorte de discours incohérent, fait
de volte-faces perpétuelles, que j'ai appelé le discours du fou.
Mais il est rare que le basculement se fasse de façon aussi
structurée, à la faveur d'un changement de chapitre ou du passage
d'un paragraphe à un autre. Il se produit généralement de façon
impromptue. Mais ce peut être encore de façon explicite comme dans
ce passage issu de la cinquième section de Mauvais sang (j'ai
choisi ce passage parce qu'il ressemble à bien des égards à celui du
"moucheron enivré à la pissotière de l'auberge" d'ADV qu'a
longuement commenté Steve Murphy. Nous y reviendrons) :
Encore tout enfant, j'admirais le forçat
intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; je visitais
les auberges et les garnis qu'il aurait sacrés par son séjour
[...] Mais l'orgie et la camaraderie des femmes m'étaient
interdites. Pas même un compagnon. Je me voyais devant une foule
exaspérée, en face du peloton d'exécution, pleurant du malheur
qu'ils n'aient pu comprendre, et pardonnant ! — Comme Jeanne
d'Arc ! — "Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trompez en
me livrant à la justice. Je n'ai jamais été de ce peuple-ci ; je
n'ai jamais été chrétien ; je suis de la race qui chantait dans
le supplice ; je ne comprends pas les lois ; je n'ai pas le sens
moral, je suis une brute : vous vous trompez..."
Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une
bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux
nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ;
magistrat, tu es nègre ; général, tu es nègre ; empereur,
vieille démangeaison, tu es nègre : tu as bu d'une liqueur non
taxée, de la fabrique de Satan."
Le basculement s'est produit
de façon progressive et claire pour le lecteur. La section commence
par un récit classique au passé, au sein duquel celui que j'ai
appelé le mémorialiste s'analyse avec lucidité (une vingtaine de
lignes, que j'ai abrégées, jusqu'au mot "compagnon"). Là, une
rupture est indiquée par "je me voyais" qui nous projette dans le
passé et annonce une hypotypose. Le discours du SE, tel qu'il s'est
projeté dans le passé, adressé non plus au lecteur mais à des
destinataires imaginaires, fantasmatiques, est d'abord placé entre
guillemets : "Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trompez en me
livrant à la justice. [...]". Le changement de régime du discours
est donc manifeste. Enfin, les guillemets ayant été fermés, ce type
de discours continue identique hors guillemets. On est passé par
paliers du moment de l'énonciation à un présent de narration qui
nous projette dans le passé du sujet, de la voix de la raison à
celle du délire. On y restera jusqu'à la fin de la section. Et même,
en fait, dans les trois sections suivantes, jusqu'à la fin du
chapitre.
C'est ce type de discours "délirant" qu'on entend le
plus souvent, tout au long du livre, dans la bouche du SE. Mais pas
toujours et il est nécessaire, pour qui veut caractériser le point
de vue assumé par Rimbaud dans son œuvre de percevoir ces moments de
bascule entre le sujet d'hier (au point de vue perturbé par la
"folie") et le sujet d'aujourd'hui, qui critique et renie le
précédent, et dont on peut supposer qu'il représente le point de vue
de l'auteur. Cette voix de l'auteur est constamment mêlée à la
précédente mais difficile à l'en séparer. Elle se révèle ou se cache
dans l'implicite, le faussement naïf, l'ironie. Elle n'est
finalement identifiable, de façon en grande partie subjective, qu'à
partir de l'idée que chacun de nous se fait de "l'auteur" à partir
de sa lecture et de sa compréhension de l'œuvre. |
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2) Qui parle ? ou la question de
l'auteur.
a) La religion comme poison ou la
voix de Rimbaud dans celle du SE
Comme je le disais plus haut, dans mon
introduction, le lecteur d'Une saison en enfer est en
permanence confronté à la question "Qui parle ?", "Qui parle ici ?",
"Qui parle là ?". D'un endroit du texte à l'autre, les propos du SE
ne cessent de se contredire. En fait, c'est le propre de son
"délire" que d'osciller en permanence d'une position à une autre,
notamment en ce qui concerne le thème central de l'œuvre qui est
celui de la religion (et, plus largement, de la passion de
l'absolu). Le thème central de l'œuvre est la religion et son
principe dramaturgique consiste en un incessant mouvement pendulaire
autour du motif de la conversion : une lancinante tentation de
retour à la religion agite l'esprit du SE, dont les impulsions
répétées dans ce sens sont immanquablement suivies par des
mouvements contraires de dénégation, jusqu'à ce qu'à la fin de
l'histoire, le refus, définitivement, l'emporte. Cela commence dès le prologue sans titre du livre.
S'étant
retrouvé à l'article de la mort (cette situation initiale de la
fable est mentionnée à de multiples reprises : dans le prologue,
Alchimie du verbe et ailleurs) le sujet songe un moment trouver
une issue à sa crise en usant comme "clef" de la "charité", avant d'en rejeter
sarcastiquement l'idée : "La charité est
cette clef. — Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" On trouve un
mouvement similaire, par exemple, dans ce passage de Mauvais sang :
"Comme
je deviens vieille fille, à manquer du courage d'aimer la mort ! Si Dieu m'accordait le calme céleste, aérien, la prière, —
comme les anciens saints. — Les saints ! des forts ! les
anachorètes, des artistes comme il n'en faut plus ! Farce continuelle ! Mon innocence me ferait pleurer. La vie est
la farce à mener par tous."
Comme dans
le prologue, on a d'abord une sorte d'élan mystique. Ceux qui ont le
courage d'aimer la mort, "cette goule reine de millions d'âmes et de
corps morts et qui seront jugés !" (Adieu), ce sont les
chrétiens qui espèrent d'elle, au moment du jugement dernier, la
satisfaction de leur désir d'éternité. L'inspiration se développe en
un rêve de sainteté, immédiatement interrompu par le sarcasme : "des
artistes comme il n'en faut plus", puis par la dénonciation
explicite : "farce", "innocence" !
En tant que lecteur, personnellement, j'attribue
le premier mouvement au Rimbaud d'hier, celui que le SE, porte
parole du Rimbaud d'aujourd'hui répudie. Qu'est-ce qui m'y incite ?
Le sens général de l'œuvre. Notamment de son dénouement, où le SE
dit son mépris pour les "amis de la mort" et les "arriérés de toutes
sortes", exprime clairement la volonté de rompre avec tous ces
"arriérés" par son cri "il faut être absolument moderne" et menace
même de se venger. Qui sont-ils ? Le complément "de toutes sortes"
le suggère : ce sont certes, en premier lieu, ces marchands de
mensonges que sont les "prêtres", les chrétiens, mais beaucoup plus
largement ceux qui par nostalgie de l'Eden promis par la théologie,
en cherchent le substitut dans l'usage des "poisons". Le texte en
dresse la liste en de multiples occasions : ceux qui "[existent en
s’] amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en
[se] plaignant et en querellant les apparences du monde,
saltimbanque, mendiant, artiste, bandit, — prêtre !". Autrement dit,
ceux qui, par le crime, le refus du travail, le mysticisme, les
tours de passe passe et de jonglerie, tentent d'échapper à la
« réalité rugueuse ». Autant dire que parmi ces "autres sortes"
d'"arriérés", il situe en bonne place les artistes et les poètes
quand ils situent leur ambition dans un Ailleurs…, « anywhere
out of the world », pour citer l'auteur du Voyage ("Ô mort,
vieux capitaine, etc. etc."). On rejoint ainsi à la fin du récit, en
une espèce de "bouclage" ce thème du poison annoncé dès le prologue
où, après avoir traité de "rêve" l'idée de renouer avec le "festin
ancien" (c'est-à-dire sans doute la naïveté religieuse de l'enfance)
c'est à Satan qu'il dit donne congé : "Ah ! j'en ai trop pris". De
quoi a-t-il trop pris : du poison. C'est-à-dire du mensonge sous
toutes ses formes. " Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri
de mensonge. Et allons."
Construisant le sens de l'œuvre de cette façon, et à
travers cette interprétation l'image de l'"auteur", je crois être en
mesure de décider quand c'est lui-même qui parle dans le texte, et
quand c'est l'autre. Mais chacun ne lit pas Rimbaud de la même façon
et un Claudel, par exemple, n'est pas loin d'imputer au mysticisme
(il est vrai "sauvage") de l'auteur ce que celui-ci traite
constamment de "rêve", de "farce", et de "poison".
b) La lecture de L'impossible par Claudel ou comment le SE d'USEE permet "certaines interprétations déshonorantes de sa
pensée"
Il est intéressant de confronter les premières lignes de la fameuse
préface de Claudel à l'édition Berrichon de 1912 avec la fin de
L'impossible qui est le "passage célèbre de la Saison
en Enfer sur lequel il s'appuie pour annexer Rimbaud à sa
chapelle (il cite aussi la phrase
introductive de "O saisons ! o châteaux !..." dans ADV, mais de cela
nous parlerons plus loin) :
"Arthur Rimbaud fut un mystique à l’état sauvage, une
source perdue qui ressort d’un sol saturé. Sa vie, un
malentendu, la tentative en vain par la fuite d’échapper à
cette voix qui le sollicite et le relance, et qu’il ne veut pas
reconnaître : jusqu’à ce qu’enfin, réduit, la jambe tranchée,
sur ce lit d’hôpital à Marseille, il sache !
« Le bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m’avertissait
au chant du coq, – ad matutinum, au Christus venit
– dans les plus sombres villes. » – « Nous ne sommes pas au
monde ! » – « Par l’esprit on va à Dieu !… C’est cette minute
d’éveil qui m’a donné la vision de la pureté… Si j’étais bien
éveillé à partir de cette minute-ci… » (et tout le passage
célèbre de la Saison en Enfer)… « Déchirante
infortune ! »
Comparez, entre maints textes, cette référence que
j’ose emprunter à Sainte Chantal (citée par l’abbé Brémond) :
« Au point du jour, Dieu m’a fait goûter presque
imperceptiblement une petite lumière en la très haute suprême
pointe de mon esprit. Tout le reste de mon âme et ses facultés
n’en ont point joui : mais elle n’a duré environ qu’un demi
Ave Maria. »"
Claudel note avec pertinence, il faut lui en donner acte, que
Rimbaud oppose un refus à la tentation de la conversion. Mais le
texte l'autorise-t-il à prétendre que Rimbaud se sent "sollicité" ?
Lisons maintenant la fin de L'impossible. C'est une
méditation philosophique qui tourne progressivement à la "divagation
spirituelle". Le passage commence ainsi :
"Mais n'y a-t-il pas un supplice réel en
ce que, depuis cette déclaration de la science, le
christianisme, l'homme se joue, se prouve les évidences,
se gonfle du plaisir de répéter ces preuves, et ne vit que comme
cela ! Torture subtile, niaise ; source de mes divagations
spirituelles. La nature pourrait s'ennuyer, peut-être ! M.
Prudhomme est né avec le Christ.
N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume ! Nous
mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l'ivrognerie ! et
le tabac ! et l'ignorance ! et les dévouements ! — Tout cela
est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l'Orient, la
patrie primitive ? Pourquoi un monde moderne, si de pareils
poisons s'inventent !
Les gens d'Église diront : C'est compris. Mais vous
voulez parler de l'Eden. Rien pour vous dans l'histoire des
peuples orientaux. — C'est vrai ; c'est à l'Eden que je
songeais ! Qu'est-ce que c'est pour mon rêve, cette pureté des
races antiques ! Les gens d'Église diront : C'est compris. Mais
vous voulez parler de l'Eden. Rien pour vous dans l'histoire des
peuples orientaux. — C'est vrai ; c'est à l'Eden que je
songeais ! Qu'est-ce que c'est pour mon rêve, cette pureté des
races antiques ! [...] "
Ce savoir dont parle Claudel, qui est celui de la Vérité du
christianisme ("jusqu’à ce qu’enfin, réduit, la jambe tranchée, sur
ce lit d’hôpital à Marseille, il sache !") le SE commence par la
dénoncer comme une "science" usurpée ("cette déclaration de la
science, le christianisme"), cause d'une "torture subtile, niaise ;
source de mes divagations spirituelles". À la suite de quoi il
identifie dans M. Prudhomme le citoyen lambda de cet aujourd'hui
bourgeois, ce qu'est pour lui le chrétien typique et, dans un sens,
il s'identifie aussi avec lui. M. Prudhomme est orphelin des
anciennes certitudes métaphysiques, des anciennes « preuves ». Il
continue à se jouer, c’est-à-dire à se tromper lui-même. « La
nature » sans le surnaturel ne lui suffit pas : « La nature pourrait
s'ennuyer, peut-être ! M. Prudhomme est né avec le Christ. » Et
comme il ne sait pas vivre sans la promesse d'un « Eden », il attend
aujourd'hui des « accidents de féerie scientifique » (« Angoisse »)
l'avènement d'un nouvel âge d'or. Mais le Progrès sensé lui apporter
le Bonheur avec un grand B ne lui dispense en réalité que des
« souffrances modernes », auxquelles il tente de se soustraire par
l'usage des « paradis artificiels » : "l’ivrognerie", "le tabac",
"les dévouements" (c'est-à-dire la tentation de la "charité",
symbole habituel dans le texte de Rimbaud, en particulier dans le
prologue de la Saison, du devoir moral conventionnel et de la
pratique religieuse : "La charité est cette clef ! — Cette
inspiration prouve que j'ai rêvé"). De cette déception il accuse "le
monde moderne" qu'il accable de ses vitupérations. Rêvant de s'évader de ce monde
occidental régi par le culte du "poison" sous toutes ses formes, le
sujet aspire "la sagesse de l'Orient" dont la
philosophie contemplative est évoquée à travers le thème de "la
minute d'éveil". Mais le SE connaît d'avance l'objection que vont
lui faire les tenants du christianisme, objection dont il reconnaît
la justesse : "Les gens d'Église diront : C'est compris. Mais
vous voulez parler de l'Eden. Rien pour vous dans l'histoire des
peuples orientaux. — C'est vrai ; c'est à l'Eden que je songeais !"
Arrivée à ce point, la méditation philosophique cède
progressivement la place à une de ces "divagations spirituelles"
dont le SE se dit coutumier (d'où la perche tendue à Claudel). On
peut détecter la marque de cette évolution dans le caractère de
l'écriture : la syntaxe est de plus en plus heurtée,
phrases juxtaposées, souvent nominales, exclamatives. Le
raisonnement progresse par arguments et contre arguments elliptiques
et rapides, véritable partie de ping pong et culmine dans une
exaltation mystique empruntant au catholicisme le plus orthodoxe,
jusqu'à une
pirouette finale qui remet les choses à leur place. C'est un modèle
rhétorique que l'on rencontre souvent dans USEE, par exemple dans Mauvais sang :
"Ô mon abnégation, ô ma charité merveilleuse ! ici-bas, pourtant ! /
De profundis Domine, suis-je bête !". Le texte se
poursuit ainsi :
"[...] Les philosophes : le monde n'a pas d'âge. L'humanité se
déplace, simplement. Vous êtes en Occident, mais libre d'habiter
dans votre Orient, quelque ancien qu'il vous le faille, — et d'y
habiter bien. Ne soyez pas un vaincu. Philosophes, vous êtes de
votre Occident.
Mon esprit, prends garde. Pas de partis de salut violents.
Exerce-toi ! — Ah ! la science ne va pas assez vite pour nous !
— Mais je m'aperçois que mon esprit dort.
S'il était éveillé toujours à partir de ce moment, nous
serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec ses
anges pleurant !... — S'il avait été éveillé jusqu'à ce
moment-ci, c'est que je n'aurais pas cédé aux instincts
délétères, à une époque immémoriale !... — S'il avait toujours
été bien éveillé, je voguerais en
pleine sagesse !...
Ô pureté ! pureté !
C'est cette minute d'éveil qui m'a donné la vision de la
pureté ! — Par l'esprit on va à Dieu !
Déchirante infortune !"
Je crois
comprendre que les philosophes, adeptes de la Raison souveraine et
de la liberté de l'individu, encouragent le sujet à quitter
l'Occident, s'il le veut (premier paragraphe). Mais le SE les remet
(littéralement) à leur place : "Philosophes, vous êtes de votre
Occident". Il demande à son "esprit"
de juguler ce rêve de départ ("pas de partis de salut violents"),
de rester fidèle à ses racines occidentales qui lui dictent : application vertueuse
et
attente patiente du salut ("Exerce-toi !"). Mais son impatience se
rebiffe ("Ah ! la science ne va pas assez vite
pour nous !"). Comme il dit dans L'Éclair :
"Je connais le travail ;
et la science est trop lente. Que la prière galope et que la
lumière gronde... je le vois bien".
Le locuteur reproche à son esprit de dormir (spirituellement
parlant, bien évidemment) et de l'empêcher d'accéder "à la vérité,
qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant !..."
Conformément à la plus pure orthodoxie, il impute cet
engourdissement de l'âme au péché originel, il s'accuse d'avoir " :
"cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale !..." Enfin,
il célèbre cette "minute d'éveil" qui vient de lui être donnée,
suggérant par là qu'il a découvert l'équivalent chrétien de ce
concept de l'Éveil qui, dans la Sagesse orientale, représente
l'accès à la Vérité. Car
en Occident : "— Par
l'esprit on va à Dieu ! / Déchirante infortune !".
La "déchirante infortune", si je comprends bien, c'est qu'il est
impossible de rechercher "l'Éveil", en Occident, d'activer son
"esprit", en un mot de penser, sans retomber sur la question de
Dieu. L'impossible, pour l'homme occidental "né avec le Christ",
c'est d'échapper à cette conception de la vérité qui voit dans le
Christianisme seul "la déclaration de la science".
Naturellement, on est en droit de voir, comme Claudel,
dans "l'auteur" de cette diatribe anti-religieuse, un mystique
contrarié. Mais ce qu'il faut reprocher à
ce type de lecture (d'ailleurs aujourd'hui peu revendiqué, mais le
débat autour d'ADV nous en montrera une variante inattendue) c'est
de ne pas prendre en compte dans le texte de Rimbaud l'intensité de son
mépris pour le mensonge religieux, la nouveauté
aussi de sa colère contre lui-même, à cette étape de sa trajectoire
qui correspond à USEE,
chaque fois qu'un "élan mystique" ou ce
désir d'Absolu qui en est la variante laïque répandue par le
romantisme, affleure dans sa pensée. Ce "combat spirituel" à
l'envers (contre-évangélique dirait Pierre Brunel) est ce qui
constitue la cohérence profonde de l'œuvre. Et cette cohérence, que le SB Arthur Rimbaud ait écrit ou pas "Merde à Dieu !" sur
les bancs du Square de la gare, qu'il ait été ou non "si prêt
(bien que ça puisse [l'] étonner)",
comme Verlaine le lui jette au visage dans sa
lettre du 12 décembre
1875, et qu'il se soit ou non converti
sur son lit de mort, à Marseille, le 10 novembre 1891, c'est ce qui
porte pour nous le nom de Rimbaud.
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3) Le sujet énonciateur
d'USEE est-il conforme à ce que nous savons du sujet biographique
Arthur Rimbaud ?
Notre savoir biographique sur Rimbaud et la religion.
Le petit cagot
Merde à Dieu
Verlaine "si prêt"
Le mythe familial |
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DES POÈMES
D'ALCHIMIE DU VERBE |
[x]
[x]
[x] |
1) Alchimie du verbe
comme elle se raconte ou Alchimie du verbe
dans la perspective du sujet énonciateur
Il est de
tradition de lire ADV comme une palinodie. Le poète qui y fait le
bilan de son expérience et cite
plusieurs de ses œuvres à titre de témoignage de sa "folie" ne cache
ni sa volonté d'en finir avec une expérience désastreuse ("Cela
s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté"), ni son dédain
pour "la vieillerie poétique" qui "avait une bonne part dans [son]
alchimie du verbe". Beaucoup de
commentateurs estiment que, sous cette expression, c'est la
tradition romantique qui est visée. Ils rappellent que Rimbaud, dans
ses lettres du voyant, critiquait, après les avoir quelque peu
imités, les poètes
romantiques, "à cause de leurs vieilleries en « formes »
aussi bien qu'en « idées »". Pour Yoshikazu
Nakaji, auteur de cette formule (1987 [x]),
ADV constituerait un retour critique de Rimbaud sur l'expérience de la folie
programmée dès les lettres du Voyant, dont le but était de
renouveler ces "formes" désuètes. C'est de
ce projet datant de 1871 qu' Alchimie du verbe tirerait
un bilan d'échec. André Guyaux pense, semble-t-il, un peu
différemment. Il écrit que "la
« vieillerie poétique » ne désigne nullement,
selon un usage qui est souvent fait de la formule, une période plus
ancienne de la poésie de Rimbaud, mais la récupération, à laquelle
se prêtent ses dernières productions en vers, de « refrains niais »
ou de « rythmes naïfs »" [x] Autrement dit, elle ciblerait
plus particulièrement
l'esthétique des poèmes datés 1872 reproduits dans le
chapitre. Les deux approches ne sont pas entièrement
contradictoires : il est patent que le texte prend pour cible tant
une certaine idée, romantique et baudelairienne, du poète "voyant",
expert en "sorcellerie évocatoire", que les poèmes de 1872 cités,
présentés comme des exemples typiques de cette conception de la
poésie.
Le narrateur d'ADV évoque en effet, sur un ton d'ironie
manifeste, la propension qui a été la sienne à jouer les poètes-alchimistes
: "je me vantais de posséder ...", "je me flattai d'inventer...", "Je croyais à tous les enchantements",
"j'expliquai mes sophismes magiques...", "Je prenais une
expression..."
(idées de vanité, de mystification, de charlatanerie). Bref, il se prêtait des
pouvoirs qu'il n'avait pas. L'évocation de ses
Voyelles n'échappe pas à cette humeur railleuse. C'est Ernest
Delahaye qui nous l'explique : "L'intention de moquerie légère est
marquée par le mot « inventai ». Il sait bien qu'il n'a rien inventé
[...]". [x] Le vague de la date fixée pour l'invention
d'un "verbe accessible à tous les sens" ("un jour ou l'autre") est
aussi destiné à faire sourire, de même que la clausule : "je réservais
la traduction", qui suggère le caractère abscons du résultat obtenu.
Les poèmes cités dans le chapitre sont à l'image
de l'apprenti-sorcier qui en est l'auteur. Ils ont été choisis, nous dit-il
lui-même,
pour illustrer une poétique fondée sur l'hallucination ("hallucination simple",
"hallucination des mots") et témoigner d'une expérience
qui a fait de lui "un opéra fabuleux", une expérience donc quelque peu
supranormale, voire spirituelle. Une hauteur d'inspiration qui se
lit dans les thèmes abordés : l'avertissement du Bonheur (avec un
grand B) reçu au chant du coq ("O saisons, ô châteaux !...") ;
"l'éternité", "le temps dont on s'éprenne" ("Elle est retrouvée..."
et "Chanson de la plus haute Tour") ; la soif et la faim ("Loin des
oiseaux..." et "À quatre heures du matin l'été..." ;
Faim
et "Le loup criait..."). Mais une faim et une soif métaphoriques,
synonymes de satisfactions beaucoup plus essentielles que le simple
assouvissement des besoins du corps : soif d'eau-de-vie, soif d'or potable, faim des "galets des vieux
déluges", désir d'autodissolution et de régression à
l'élémentaire qui entraîne l'imagination du
locuteur jusque dans la Palestine biblique pour y bouillir sacrificiellement sur les "autels de Salomon". Cette rapide
énumération suffit à démontrer l'omniprésence d'une religiosité
diffuse dans ces
"chansons spirituelles", comme les a baptisées René Étiemble
[x]. Cette tendance aux élans
mystiques constitue vraisemblablement, avec la méthode poétique
fondée sur l'hallucination, la principale cible de l'autocritique à
laquelle se livre l'auteur intradiégétique de la Saison dans
ADV.
Tout le monde s'accordera donc à reconnaître que les
poèmes cités dans le chapitre sont l'objet d'une autocritique dans
la perspective du SE. Mais ce constat de départ doit il nous amener
à conclure que Rimbaud, leur créateur (Rimbaud, l'écrivain, le sujet
biographique) en est insatisfait, voire honteux, et les répudie ?
Plusieurs critiques, nous l'avons dit, entendent réfuter une telle
interprétation : Rimbaud aurait-il rendus publics ces pièces de vers
en les insérant dans son premier livre conduit jusque chez
l'imprimeur s'il ne les avait pas appréciées ; son but réel,
différent de celui de l'auteur intradiégétique n'a-t-il pas été de
les faire connaître ; n'y a-t-il pas eu une grande ambiguïté de sa
part, voire une "duplicité", à composer une anthologie de
quelques-uns de ses plus beaux poèmes accompagnés d'un commentaire
aussi négatif ? Cette question centrale "se ramifie", comme dit
Rimbaud dans Âge d'or, en mille sujets de débat, parmi
lesquels nous sélectionnons les suivants :
-
Rimbaud ne répudie pas
véritablement les poèmes qu'il cite, argumente Steve Murphy dans
un article de 2004, et, ce qui le prouve, c'est que le discours
enchâssant supposé le critiquer (la prose) n’y est pas moins
exalté que le discours enchâssé (les vers). Ces
indices visibles de
continuité dans le comportement exalté du Sujet,
ces "délires" du commentateur lui-même, sensé porter
sur sa folie passée le jugement distancié de la raison,
devraient nous interdire de
parler de rupture entre la Saison
et les « Derniers vers ». Le souci de Murphy, on le
sent bien, c'est de contrer la tendance de certains à diagnostiquer dans ADV un bilan
critique par Rimbaud de toute son aventure poétique, voire un congé
donné à la littérature, en en se fondant sur le fameux : "Maintenant
je puis dire que l'art est une sottise" figurant
dans les brouillons de la Saison.
J'essaierai de montrer pourquoi, si l'intention est louable et
la conclusion en partie juste, l'argumentation est peu
convaincante.
-
Pour
Michel Murat, "le reniement d'Alchimie du verbe ressortit à la fiction" et
doit par conséquent être mis au compte
du "sujet énonciateur de la Saison, qui est fictionnel".
Mais le sujet énonciateur d'Une saison en enfer (et d'AdV)
est-il assimilable au sujet biographique Arthur Rimbaud ? C'est
la question que pose ce critique à travers sa référence à la
théorie foucaldienne de la fonction-auteur. On se la
posera avec lui. Mais, comme on s'en doute, la réponse sera
obligatoirement nuancée. Même si cette réponse est "non", nous
serons obligés d'accepter l'idée qu'en partie au moins, Rimbaud
s'est représenté lui-même dans cet "auteur intradiégétique"
qu'est le damné d'Une saison en enfer.
-
D'où
découlera pour nous une nouvelle question : en quoi le narrateur
de la Saison et le sujet biographique A.R. coïncident-ils
? Question qui, pour être traitée, nécessite d'en passer par la
question de "l'auteur", c'est-à-dire de l'interprétation. En
effet, pour savoir si Rimbaud partage le sentiment négatif de
son alter ego en ce qui concerne les poèmes cités, ce dont nous
ne pouvons rien savoir par voie directe, n'ayant aucun
témoignage sien sur ce point, le seul moyen que nous ayons de
nous forger une conviction est d'interroger la figure que nous
nous sommes construite de "l'auteur" à partir de notre lecture
de l'œuvre. Et c'est à ce stade de notre réflexion
qu'interviendra l'analyse des modifications apportées par
Rimbaud à ses poèmes de 1872, pour en montrer la convergence
avec son propos général dans USEE, thèse qu'en son article de
1984, André Guyaux contestait vivement.
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2) Qui
parle ? ou les deux voix du "sujet énonciateur" (le débat avec Steve
Murphy)
L’exégèse traditionnelle, dit Steve
Murphy dans son article de 2004, interprète Alchimie du verbe
comme une critique par Rimbaud de ses vers de 1872. D'après cette
vulgate, les poèmes cités sont chargés d’illustrer la notion de
« délire » énoncée dans le titre (Délires
II - Alchimie du verbe),
le récit en prose dans lequel ils s’insèrent développant la critique
en règle de ces vers « selon la double équivalence vers = délire,
prose = raison, que l'on a souvent plaquée sur le texte ». Or,
toujours selon Steve Murphy, l'observation du texte ruine une
lecture aussi simplificatrice. Il en donne comme exemple la séquence
ci-dessous :
J'aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les
boissons tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et,
les yeux fermés, je m'offrais au soleil, dieu de feu.
"Général, s'il reste un vieux canon sur tes remparts en
ruines, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. Aux glaces
des magasins splendides ! dans les salons ! Fais manger sa
poussière à la ville. Oxyde les gargouilles. Emplis les boudoirs
de poudre de rubis brûlante..."
Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge,
amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !
Trois
mouvements successifs : le premier est un récit au passé dans lequel
le péjoratif est insistant (cf. notamment le groupe verbal "je me
traînais" et l'adjectif dans "ruelles puantes") ; le second, placé
entre guillemets, rapporte des paroles tenues par le narrateur dans
le passé, symptomatiques d'un certain désordre mental (désir d'auto-destruction
ou du moins, appel à une sorte d'apocalypse s'abattant sur la ville,
allusion possible, a-t-on dit parfois, à la Semaine sanglante, qui
rappelle aussi, de par le rôle symbolique qu'y joue le soleil, la
seconde section de Bannières de mai, poème de 1872 non repris
dans ADV) ; le troisième, quoique sans guillemets, continue dans la
même veine (le rêve d'une dissolution dans un rayon de soleil) en
accentuant même son aspect délirant par l'identification du locuteur
avec un moucheron et l'inspiration plutôt sordide de la métaphore
(la comparaison du sujet avec un moucheron ivre amenant celle de la
boisson avec ce qui ruisselle dans une pissotière).
Le passage hors
guillemets sensé constituer le commentaire à charge de la folie
d'hier n'est pas moins exalté, nous dit Steve Murphy, que le
paragraphe entre guillemets qui précède ou que les poèmes qui
suivent (Faim et "Le loup criait sous les feuilles..."). Ces
indices visibles de continuité dans le comportement exalté du Sujet,
ces envolées délirantes du commentateur sensé porter sur "une de ses
folies" un jugement distancié inspiré par la raison,
devraient nous interdire de
parler de rupture entre la Saison et
les « Derniers vers ». Ils montrent au contraire que le Sujet reste
habité par cette passion de l'absolu ou de l'impossible qu'il
considère comme son "enfer" mais qui est consubstantielle à sa
vocation de poète. Aussi devrions-nous nous féliciter de cette
incapacité, chez le poète, "de
se défaire de l'Enfer" car elle est "synonyme de l'impossibilité de
quitter le terrain de la littérature".
On saisit le but
ultime de cette argumentation : montrer qu'ADV ne congédie pas
définitivement la poésie, que Rimbaud y a d'ailleurs peut-être
amélioré ses poèmes de 1872 en les réécrivant en 1873 et, en tout
cas, n'en a pas fini avec la littérature comme le montrent les
Illuminations.
Si ce n'était que pour en arriver à cette
conclusion, il aurait suffi de montrer que le bilan d'ADV ne porte
que sur la production de 1872 et ne saurait constituer un acte de
renonciation à l'activité littéraire. Mais le propos de Steve Murphy
va plus loin, tend à nier le caractère autocritique d'ADV, par
conséquent risque de rater sa signification ainsi que celle d'Une
saison en enfer qui n'est pas loin d'être la même. Je lui
reprocherais notamment de ne pas prendre en considération le jeu des
deux voix, i.e. de l'ironie, dans le texte de la Saison.
Impasse dangereuse : car ces "indices
visibles de continuité dans le comportement exalté du Sujet" sur
lequel Steve Murphy fonde tout son argument sont typiquement le
genre d'indices sur lesquels un Claudel se fondait jadis pour
conclure à l'ambiguïté du propos de Rimbaud en ce
qui concerne la religion et pour le définir comme un "mystique" en
dépit de lui-même. J'en ai analysé ci-dessus plusieurs exemples.
Comme dans les autres chapitres du livre, on
entend tour à tour dans ADV la voix du sage et la voix du fou. La
première est celle du conteur, logiquement située après que "cela
s'est passé", au moment de l'énonciation. La seconde est celle du
même dans le passé, restituée rétrospectivement par le SE pour
évoquer de façon dramatique et vivante sa "saison en enfer". Ce ne
sont donc pas seulement les poèmes qui transmettent dans le texte d'ADV
cette voix du passé, ce sont aussi, comme partout dans la Saison,
ces moments extrêmement fréquents où le passé est comme revécu, où
le soliloque du poète sorti vainqueur de son enfer, distancié,
ironique, réflexif, devient monologue de théâtre restituant le
délire du damné. C'est dans ces passages révélateurs d'une
inquiétude métaphysique lancinante et d'une nostalgie de la foi
religieuse naïve de l'enfance et du merveilleux chrétien ("Jésus
marche sur les ronces purpurines", "le diable est au clocher, à
cette heure", ...) pouvant aller jusqu'à de véritables
jaillissements d'exaltation mystique, que Claudel, naturellement, a
trouvé argument pour sa lecture paradoxale de l'œuvre de Rimbaud.
Mais souvenons-nous que ces élans mystiques qui plaisaient tant à
Claudel dans USEE, ces évocations épiques de l'entreprise du voyant,
qui ne sont pas sans nous charmer aussi, dans ADV ("J'écrivais des
silences, des nuits, je notais l'impossible. Je fixais des
vertiges", etc.), c'est précisément ce que Rimbaud dénonce et raille, dans sa
poésie même : "Je hais maintenant les élans mystiques et les
bizarreries de style". Si nous ne tenons pas compte pour lire la
Saison de ce que nous enseigne sur son auteur le texte même de
Rimbaud, nous sommes perdus, de par l'ambiguïté voulue de son
expression, sottement dénoncée par André Breton en un texte célèbre.
Qui parle ici ? Qui parle là ? En dernier ressort, il
dépend de chaque lecteur de décider où réside le vrai Rimbaud de
1873 dans ce
concert de voix multiples. Si, dans L'Éclair, par exemple,
la voix de Rimbaud est celle qui déclare : "Ah ! vite, vite un peu ; là-bas, par-delà
la nuit, ces récompenses futures, éternelles... les échappons-nous
?..." et quelques lignes plus loin : "Alors, — oh ! — chère pauvre
âme, l'éternité serait-elle pas perdue pour nous !" ou celle qui,
juste à côté, commente : "Je reconnais là ma sale éducation
d'enfance" ou encore : "à présent je me révolte contre la mort !".
La double colère qui s'exprime dans ces deux citations représente
pour moi le dernier mot de la Saison.
L'œuvre témoigne d'une détermination de Rimbaud à effacer de son
esprit ce qui reste de la foi naïve de l'enfance (thématique
antichrétienne, certes,
déjà présente dans ses poèmes de 1870 et surtout 1871) et (thème plus
nouveau) "cette atmosphère personnelle, brume de remords
physiques, dont la constatation est déjà une affliction" (Soir
historique), autrement dit : cette passion triste de l'absolu,
cette inspiration spleenétique mal dégagée du spiritualisme
chrétien qu'il a partagée avec les "amis de la
mort" (parmi lesquels il situe en bonne place les "artistes
comme il n'en faut plus"). Et c'est parce qu'il
détecte les séquelles de l'une et de l'autre dans les "espèces de
romances" et les "chansons spirituelles" de 1872 (adieux au monde,
rêves d'éternité, extatiques fantasmes d'autodissolution et "moucheron enivré à la
pissotière de l'auberge") qu'il
en stigmatise l'inspiration sous le nom de "folie".
Rimbaud n'est plus, en avril-septembre 73, celui
qu'il était au moment des lettres du voyant. Il n'est plus homme à
célébrer la folie comme une métaphore de la fureur poétique
et de la furia révolutionnaire. Quand aux nostalgies qu'il en
conserve (les "belles images" d'Après le Déluge, les "jeunes
mères et grandes sœurs aux regards pleins de pèlerinages" d'Enfance,
le "pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs
arctiques" de Barbare), il les considère, quand elles
viennent le visiter, comme les séquelles d'un mal dont il se
voudrait "remis" mais qui "[lui attaque] encore le cœur et la tête". Il nous faut à la fois prendre en compte cette
évolution — désir de tourner une page, d'"aller [ses] vingt ans",
d'"être absolument moderne" —, et nous garder de l'interpréter comme un renoncement à
toute activité créatrice, en tant que poète, ou, sur le plan éthico-politique, comme une
« acceptation, amère, du monde moderne »,
selon la malheureuse formule d'Henry Meschonnic. Car il ne congédie
pas de la même façon "les splendides villes", ni le "boulevard de
Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau", à
l'égard desquels il espère encore que de "bons bras", une "belle
heure", lui "rendront cette région d'où viennent [ses] sommeils et
[ses] moindres mouvements". C'est tout
l'enjeu de l'interprétation des Illuminations, en tant que
pensée et en tant que forme.
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3) Le
"sujet énonciateur" d'Alchimie du verbe est-il conforme à ce que
nous savons du "sujet biographique" Arthur Rimbaud ? (le débat avec
Yoshikazu Nakaji)
Par bien des aspects, Michel Murat a raison : le narrateur d'Une
saison en enfer semble souvent bien différent de ce que nous pouvons
savoir du sujet biographique Arthur Rimbaud et on a intérêt à ne pas
les confondre l'un avec l'autre. Certes Rimbaud a truffé le récit
d'allusions personnelles mais Une saison en enfer est d'abord
une "histoire". "Histoire" est d'ailleurs le mot qu'il emploie quand
il parle en mai 1873 de son projet à Ernest Delahaye, dans sa
lettre dite de
Laïtou : "je
fais de petites histoires en prose, titre général : Livre païen,
ou Livre nègre".
Dans cette même lettre, il dit son intention de lire le Faust de
Goethe, pour les besoins de ce projet, selon toute vraisemblance.
Son "personnage" de poète faustien,
ayant confié "aux sorcières" le trésor de son âme, variante
rimbaldienne du pacte avec le diable, est donc d'abord un
archétype littéraire.
Au-delà des motifs autobiographiques qui sont certainement présents
malgré tout, il est probable que Rimbaud a
voulu représenter avec le "sujet énonciateur" d'USEE, tout autant et
plus que lui-même, le stéréotype de la conscience occidentale
affolée par la perte de ses repères métaphysiques et tournant en
rond dans son labyrinthe intérieur.
Mais le drame spirituel
vécu par cet "auteur intradiégétique", je ne suis franchement
pas sûr que Rimbaud l'ait vécu à titre personnel.
J'irai plus loin,
quand je le vois se tordre de honte et de remords dans Nuit de
l'enfer, la seule chose d'autre que ce spectacle m'évoque dans l'œuvre
de Rimbaud, c'est le "chagrin idiot" de Verlaine tel qu'il
est décrit dans Vagabonds. Pierre Brunel fait la même
remarque à propos d'une phrase d'Alchimie du verbe : "Je faisais des
sommeils de plusieurs jours, et, levé, continuais les rêves les plus
tristes, égaré partout." Ce passage inspire à Brunel le commentaire
suivant : "On songe plutôt à un visage, celui du "pitoyable frère"
dans Vagabonds, tiré de son sommeil par son songe de chagrin idiot,
par son rêve où il se voyait "la bouche pourrie, les yeux arrachés"
[...]". Je ne suis pas sûr de partager l'analyse de Brunel pour la
phrase en question, mais sa réaction est symptomatique d'une
certaine incrédulité du lecteur, que je partage, devant
l'autoportrait qui lui est offert par Rimbaud dans la Saison. Cette obsession de "l'éternité"
qui est celle du poète d'ADV comme du damné de L'Éclair,
entre autres,
cette crainte
d'avoir perdu avec la foi catholique toute chance de salut,
il est possible que Verlaine l'ait connue. Sa conversion de Mons en
atteste. Rimbaud ? Je me demande ! Il est
vrai que le thème de l'éternité est très présent dans la production
rimbaldienne de l'année 1872. Mais précisément ! Ces poèmes
n'ont-ils pas vu le jour dans une période de collaboration étroite
entre Rimbaud et Verlaine ? Et n'est-ce pas la liquidation de cet
héritage qui constitue l'un des enjeux majeurs tant d'ADV que d'USEE ?
Quand au récit de son aventure poétique offert par
Rimbaud dans Alchimie du verbe, sa conformité biographique
est tout aussi improbable. Prenons par exemple ce que Michel Murat
appelle le "voyage à fonction de cure psychique" ("Je dus voyager,
etc."). Cette péripétie d'Alchimie du verbe ne rappelle
aucune donnée biographique : "Rimbaud est bien allé en Angleterre
mais pas sur ordre médical" explique-t-il plaisamment (Murat 2015
p.101). Indice parmi d'autres que l'argument narratif d'Alchimie
du verbe correspond à un "type". Il renvoie à l'image cliché du
poète et de son destin propre au XIXe siècle. Le "voyage
à fonction de cure psychique" est un épisode célèbre de la jeunesse
de Baudelaire. Parmi les héros de la littérature romantique, on
pourrait citer le René de Chateaubriand qui se déplace jusqu'en
Amérique, chez les indiens Natchez, pour soigner son mal de vivre
(le fameux "mal du siècle", alias "vague des passions").
Rimbaud a-t-il été conduit par son adhésion à la
conception romantique du Voyant, expert en "hallucinations simples"
et en "sorcellerie évocatoire", adepte des "paradis artificiels",
jusqu'aux limites de "la folie qu'on enferme", c'est un pas que
personnellement j'hésiterais à franchir et, en réalité, nous n'en
savons rien. Le "délire" qui donne son titre au chapitre, dit
Yoshikazu Nakaji, a été pour Rimbaud un engagement existentiel
clairement proclamé dans la lettre à Demeny de juin 1871, une
méthode visant à "dérégler tous les sens", cultiver "toutes les
formes [...] de folies", pour libérer l'imagination créatrice. C'est
cette "poétique de la folie" qu'il condamne dans Alchimie du
verbe comme une "pratique dévastatrice". Et il conclut : "Ainsi,
la modalité de l'entreprise poétique engageant la crise psychique
était déjà parfaitement dessinée dans les lettres de 1871". Raison
de plus, a-t-on envie de lui répondre, pour douter du caractère
autobiographique de la crise narrée dans Une saison enfer. Ce
schéma de crise "si parfaitement dessiné[e] dans les lettres de
1871" n'avait point besoin, pour se retrouver illustré tel quel dans
Alchimie du verbe, d'avoir été préalablement vécu. Rimbaud le
connaissait d'avance et on pourrait à la rigueur n'y voir que la
répétition en mode rétrospectif d'une théorie connue. Une théorie
dont Rimbaud a sans aucun doute fait un projet de vie en 1871, je
peux faire cette concession, mais au sujet de laquelle nous ignorons
par quels moyens et jusqu'où il l'a mise en pratique, dans la
réalité vécue.
|
[x]
Cf.
lettre de Verlaine à Rimbaud du 2 avril 1872.
[x]
Cf. Arthur Rimbaud, Correspondance,
éd. J.-J. Lefrère, Fayard, 2007, p.99.
[x]
André Guyaux
|
4) Ce
que nous apprend le travail du "sujet biographique" sur ses poèmes
de 1872 (le débat avec André Guyaux et Michel Murat)
C'est le 4 mai
1872 que Rimbaud rentre à Paris après sept à huit semaines d'exil
forcé à Charleville. De quand datent les poèmes datés mai 1872 ? On
ne le sait pas exactement mais j'imagine que Rimbaud a commencé à
les écrire pendant son exil. C'est à cette époque, depuis
Charleville, que Rimbaud envoie copie à Verlaine de l' « Ariette
oubliée » de Favart, paroles et musique [x].
Dans une autre
lettre du printemps 1872 Verlaine appelle « prières » les poèmes
en « vers "mauvais" » que Rimbaud lui envoie de Charleville :
«
Mais m'envoyer tes vers "mauvais" (!!!!), tes prières (!!!),
enfin m'être sempiternellement communicatif, — en attendant
mieux, après mon ménage retapé. [...]
Et m'écrire bientôt ! Et m'envoyer tes vers
anciens et tes prières nouvelles. — N'est-ce pas, Rimbaud ? »
[x]
Bien qu'on n'en sache strictement
rien, il ne serait pas absurde de supposer que Rimbaud a envoyé à
Verlaine un poème comme Chanson de la plus haute tour. Ce texte dont
on dit qu'il emprunte le rythme d'une chanson populaire ("Avène,
avène, que le beau temps t'amène ..."), qui évoque "la Vierge Marie"
et les "Mille veuvages / De la si pauvre âme / Qui n'a que l'image /
De la Notre-Dame !), qui chante la mélancolie d'une "auguste
retraite", pourrait bien représenter ces "prières nouvelles" (à lui
adressées, bien évidemment) auxquelles Verlaine fait allusion dans
sa lettre. Écrit semble-t-il plusieurs semaines plus tard, cette
sorte d'hymne au "Bonheur" qu'est "Ô saisons, ô châteaux...", qui
célèbre "son coq gaulois" tout en exprimant la crainte
de "son dédain" et de "sa disgrâce", semble bien inspiré par une
stratégie du même ordre, consistant à glisser un sens second
érotique dans un moule générique emprunté à la littérature sacrée.
Or, si l'on considère ce que sont devenus ces poèmes dans ADV, on
constate une déconstruction du sous-entendu amoureux et un
renforcement proportionnel du signifié religieux. Les poèmes
changent littéralement de sens, au point que Claudel cite en bonne
place le second d'entre eux pour justifier sa définition de Rimbaud
comme un "mystique à l'état sauvage" (cf. supra).
Suzanne Bernard expliquait ces interventions de Rimbaud
dans son texte ancien par la rupture consécutive à la crise de
Bruxelles. Rimbaud ne voudrait plus entendre parler de Verlaine et
en aurait gommé la présence dans les textes cités. Peut-être ! Mais
surtout, selon moi, la restitution pleine et entière de ces poèmes
dans leur statut de "prières" lui permettait de renforcer la
cohérence thématique avec l'ensemble des autres textes,
opportunément retouchés dans le même sens ("le vent de Dieu", "les
autels de Salomon", "mon âme éternelle").
André Guyaux, qui n'adhère pas
à ce cadre d'interprétation d'ADV, argue du fait que ces poèmes attestaient déjà
de traits spécifiques suffisamment marqués pour qu'il ne soit pas
nécessaire de les accuser : "Je ne crois guère à l'adaptation des
poèmes aux besoins d'Alchimie du verbe, auxquels ils sont
adaptés d'avance." [x] Certes.
Mais on pouvait faire mieux, dans le sens désiré, et c'est ce que
Rimbaud s'est efforcé de faire en les réécrivant en partie.
Une nouvelle
fois, ce qui est ici en jeu, c'est la question de l'auteur,
c'est-à-dire de la figure que nous nous en sommes faite en lisant USEE.
Nous avons vu, par exemple, que le SE de la Saison exprime un
ressentiment brutal pour sa "sale éducation d'enfance", évoque dans
L'impossible avec ironie ses "divagations spirituelles",
dénonce dans "Adieu" les "amis de la mort" et leurs
"cantiques". Indications convergentes d'où se dégage une
cohérence, qui porte pour nous le nom de Rimbaud. Il serait par trop
étonnant que le propos de Rimbaud dans Alchimie du verbe n'aille
pas dans le même sens que la Saison, prise dans son ensemble. Il
n'en est rien, bien sûr et nous en trouvons la preuve dans les
modifications que Rimbaud fait subir à ses poèmes de 1872 pour les mieux
adapter à son projet d'autocritique.
a) Les inflexions
sémantiques apportées aux poèmes de 1872 ou le "sujet biographique"
au travail
"Loin des oiseaux..." et "À quatre heures du
matin l'été..."
Les critiques attribuent les modifications
intervenues entre 1872 et 1873 à une volonté de renforcer les deux
caractéristiques majeures de ce poème : sa thématique visionnaire et
leur religiosité diffuse. Yoshokazu Nakaji écrit :
"L'expression « à genoux » du second vers, évoquant la position de
prière, accentue l'aspect rituel qui n'était pas apparent dans la
version de 1872 (« accroupi »). La « liqueur d'or » comporte un sens
alchimique, comme le suggère E. Starkie : l'or potable, l'élixir de
longue vie. L'acte d'en boire est la cause de la vision
hallucinatoire de la troisième strophe. On y aperçoit des images
bibliques : le déluge ou l'orage en tant que manifestation de la
colère divine. La version insérée ici est plus explicite dans ce
sens par rapport à la première version : « Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares...».
Pierre Brunel interprète ainsi la modification intervenue à la
fin du poème : "Cette modification ne s'explique pas, comme on l'a
cru, par une quelconque défaillance de la mémoire, mais par la
volonté d'adapter le poème cité au récit qu'il vient soutenir.
Rimbaud met en valeur le motif d'une alchimie vue, rêvée pendant un
bref instant. Cet instant est véritablement précieux (« je voyais de
l'or »), car il est celui où est entrevu le dégagement rêvé [...]"
(1983, p.156). Autrement dit, la modification vise à accréditer
l'idée dune méthode poétique fondée sur l'hallucination visuelle
("l'hallucination simple").
Démonstration
Conclusion : anti
religieux, R l'a tjs été mais la Saison correspond à un moment où il
comprend le lien entre la problématique de l'absolu baudelairiennne
entre autres (les amis de la mort) appartient finalement à la même
impasse idéologique issue du christianisme et que c'est elle qui l'a
guidée dans ses poèmes de 72 peut-être encouragé dans ce sens par
Verlaine. C'est cet aspect de son inspiration qu'il traque dans les
poèmes de l'année écoiulé.
La recherche de l'expression bouffone est moins évidente : Faim
est nettement moins foutraque que Fêtes de la Faim, le début d'Elle
est retrouvée plus sage que celui d'Eternité !
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[x] |
b) les remaniements formels
Le raccourcissement opéré dans la plupart des poèmes peut
difficilement être considéré comme la manifestation d'une poétique
nouvelle, une expérimentation ou un trait d'avant-gardisme. Le souci
d'équilibre volumétrique (comme on le lit à propos de l'annulation
de Mémoire) est une meilleure explication. Mais elle ne fait que
confirmer le caractère utilitaire instrumental fonctionnel de
l'insertion des poèmes dans le récit, simples échantillons de la
voix du fou, échos reconstitués des délires de 1872. ADV :
anthologie ou assortiment d'échantillons ?
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Conclusion.
Alchimie du verbe : anthologie complaisante ou bilan autocritique
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Plan de l'article
Introduction / Bilan en très résumé de l'évolution de la
réception d'Alchimie sur verbe. Annonce de ma thèse rétro.
1) Un peu de théorie / citation de Murat.
"Au préalable je
voudrais exposer ma position relative à ce texte. J'estime que l'on
doit distinguer le sujet énonciateur de la Saison, qui est
fictionnel au sens pragmatique de ce terme, du sujet biographique et
de ce que Foucault appelait la fonction auteur. Le reniement
d'Alchimie du verbe ressortit à la fiction, alors que
l'anthologie, contenue dans ce qui était pour Rimbaud son premier
livre (et dont il ne pensait sans doute pas qu'il serait le seul)
est proposée par l'auteur au public comme représentative de sa plus
récente, et plus radicalement audacieuse, production poétique."
(ibid. p.) |
a) Auteur / sujet biographique / sujet énonciateur
- la théorie de F. est très complexe (petite
webographie) mais l'un de ses aspects est en efft très utile pour
aborder les pb d'interprétation de la saison. La distinction entre
SE, SB et A.
Donc soyons bien conscients que la position de principe énoncée
par Murphy se ramifie en plusieurs injonctions distinctes :
- il ne faut pas confondre SB et A. qui sont confondu tjs ds
le langage courant. Le SB, Rimbausd, nous ne le connaissons pas
et malgré Lefrère, nous avons fort peu délémts qui nous
permettent de dire....etc. Celui que nous connaiisons par coeur,
c 'est l'auteur. Mais chacun a le sien. celui-ci étant le
produit de l'intgerprétation. P. ex. L'auteur R selon Claudel
n'est pas du tout le m^que celui de B. au moment du 1er
Manifeste. Mais chacun attribue spontanément au SB l'image de
l'Auteur qu'il s'est construite.
- il ne faut pas confondre non plus, a priori, le SB avec le
SE. La question est particulièrement délicate dans les oeuvres à
la première personne où le discours tenu par celui qui dit je
est, dans les plupart des cas (il y a des exceptions) supposé
renvoyer à celui qui tient la plume. Ds La Saison, en outre, R.
(le SB, l'écrivain) utilise plusieurs procédés littéraires
destinés à induire son lecteur dans cette identification SB/SE :
1) le récit n'est pas un roman à la première personne (p.EX.
L'île au trésor, où JH est un SE), c'est un long soliloque
intérieur dont la méditation les idées exprimées n'est par
définition assignable qu'au sujet E. 2) Ce SE est explicitement
présenté dans le prologue comme celui qui a écrit le livre qui
par ailleurs est signé R.. 3) Des poèmes susceptibles d'être
connus du lecteur comme poèmes de R. sont cités comme ceux du SE
dans AdV. Mais cette égalité SE = SB doit être a priori tenue
suspecte, disons : à démonterer. P. ex. AG ds Duplicités de R.
et Murat ds la citation présente diagnostiquent dans AdV un
hiatus entre le propos du SE qui est clairement une
autocritique, un reniement (dit Murat) et l'intention du SB qui
est de porter à la connaissance du public une anthologie des
texgtes dont il est le plus fier. On pourrait prendre un autre
exemple, plus complexe, à l'échelle du livfre tt entier : YF
voit un hiatues entre l'affirmation du SE dans Adieu, convaincu
d'être sorti vainqueur de son enfer et dégouté à tt jamais des
cantiques et l'état idéologique réel du SB dont la pensée reste
prisonnière dans la cloture de la métaphysique, comme on peut le
deviner à certaines congtradictions inhérentes au texte.
- Mais il est aussi possible de considérer, a posteriori, que
le point de vue du SE coincide avec celui du SB. C'est mon cas,
en ce qui concerne AdV et la S.Mais je ne peux prouver cela
qu'en passant par l'interprétation, c'est-à-dire en disant
comment je construis l'Auteur. Car il ne faut pas non plus
confondre le l'AUteur ni avec le SB ni avec le SE. mais il n'est
pas impossible non plus qu'après étude du la question posée, on
soit amener à conclure qu'au moins SD et A coincident. pour le
SB on ne le saura jamais.
b) Les deux voix du SE (voix du passé / voix du présent).
voix du sujet énonciateur dans le passé / voix du sujet
énonciateur au moment de l'énonciation (dans le présent)
A cela s'ajoute une difficulté particulière dans USEEE qui réside
dans la difficulté à dégager du texte la pensée du SE. Car, paradoxalement, ce n'est pas toujours le SE qui parle dans le texte qui
lui est en principe assigné. dans tte autobio lles voix tendent à se
subdiviser engtre celle du préengt et celle du passé. Pb posé par SM.
quand il y a des guillemets : pas de pb. ex Vieres folles, ou AdV le
moucheron.
Le passge d'AdV à partir duquel SM pose la q.
"Mon caractère
s'aigrissait. Je disais adieu au monde dans d'espèces de
romances :
CHANSON DE LA PLUS HAUTE
TOUR
J'aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques
fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les
ruelles puantes et, les yeux fermés, je m'offrais au
soleil, dieu de feu.
"Général, s'il reste un vieux canon sur tes remparts
en ruines, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche.
Aux glaces des magasins splendides ! dans les salons !
Fais manger sa poussière à la ville. Oxyde les
gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis
brûlante..."
Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de
l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un
rayon !" |
3 phases consécutives : voix du présent (ironique, critique, cf
les traits d'ironie que sont des mots impliquant une péjoration
comme me trainais, ruelles puantes). voix du passé entre guillemets,
ce que les grammairiens appellent le discours rapporté en style
direct (voix du délire, voix du fou). voix indéterminée : style
direct du SE au présent ? paroles du SE passé rapportées en une
sorte de style indirect libre ? se demande SM?. Formellement, il
demanderait d'être attribué au locuteur au moment de l'énonciation,
mais sa tonalité exaltée rappelle étonnamment la voix du damné
pendant sa crise, son "délire", la voix du fou. Cependant le lecteur
est en droit de se montrer perplexe.
"On ne peut affirmer que ce
soit dans le passé que le locuteur déclare "Oh ! le moucheron enivré
à la pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que
dissout un rayon !".
C'est le SE au présent qui parle mais il parle comme le fou, d'où
l'idée de continuité d'où SM tire la conclusion d'une fausse
autocritique (rejoignant par là l'odée de duplicité)
Cette situation est constante dans USEE. Exemples d'ambiguïté
concernant la position non sur les poèmes mais sur la religion.
Qui dit ; "les échappons-nous ?" est-ce que cela peut être le
même que celui qui, dans Adieu, appelle apparemment les chrétiens
"amis de la mort" : ces qui aiment la mort (cette goule....) parce
que d'elle seule etc.
Personnellement, ma réponse est non ! Mais quelqu'un d'autre
serait en droit de dire comme SM
"On ne peut affirmer que ce
soit dans le passé que le locuteur déclare ..."
Qu'est-ce qui me permet de dire que non ? C'est la façon
dont je construis la figure de l'auteur dans l'interprétation du
texte. Tout est là.
C'est seulement à partir de cette figure construite de l'auteur
que je peux dire que lorsque le SE déclare : "Monsieur Prudhomme est
né avec le Christ", je reconnais la voix du SE présent, le poète qui
a réussi à s'arracher à la sphère empestée de la pensée chrétienne,
représentant légitime du SB AR. Que je peux dire que dans "Voici
l'automne etc.", c'est seulement par ironie que le SE semble
endosser une parole typiquement chrétienne. Même s'il n'existe
apparemment dans la formulation aucun trait d'ironie repérable (sauf
peut-être le "si' qui peut- être interprété comme un "puisque" que
doté d'un sens de doute, voire d'irréel : nous ne devrions pas ...
s'il était vrai que ...).
2) Comment je construis l'image de "l'auteur" Rimbaud dans Une
saison en enfer ?
Ce que ça raconte la Saison
Les 2 cibles : le christianisme / la passion de l'absolu i.e 'les
arriérés de toutes sortes" (car les chercheurs d'inconnu sont aussi
des "amis de la mort".
3) Comment j'interprète l'anthologie personnelle de Rimbaud dans
AdV à partir de cette image..
Pourquoi c'est essentiellement une anthologie critique ?
a) Réponse à l'argument de Murphy.
L'image du moucheron est une image de la mort, de la mort
désirée. de l'extase mortelle. Exactement comme le "poème en prose"
du général soleil.
C'est un thème constant dans la Saison . L'attirance pour la mort
est pour R. le trait saillant de l'absurdité chrétienne. "Comme je
suis vieille fille" dit le damné, c'est à dire damné par luimeme, id
est le chrétien. Le mot mort revient x fois dans la Saison.
Or, ... Cette
réplique triviale de "l'étincelle d'or" d'Éternité ou des
"élans mystiques" (3) vers le soleil des deux alinéas
précédents — leitmotiv du "vœu extatique d'anéantissement" (Murat
p.424) dans l'élément solaire, que l'on trouve aussi dans un
poème de 1872 non repris dans Alchimie du verbe, Bannières
de mai — revêt ici une forme suffisamment dépréciative pour
rétablir aux yeux du lecteur une impression de distance, au cas où
le "jeu des temps des verbes" l'aurait "amoindrie".
L'absence de ce poème de 72 dans
AdV est d'ailleurs intéressante à interpréter.
Donc, il ne devrait faire aucun doute que c'est bien le SE
d'hier, l'ami de la mort, qu'on entend ici et non celui qui
déclare à la fin d'Adieu, tout de suite après avoir dénoncé les
"arriérés de toute sorte, "il faut être absolument moderne", c'esà
dire rompre avec toute cette arriération et se projeter "en-avant".
b) Réponse à l'argument de l'anthologie glorieuse (Guyaux /
Murat)
1. Il ne faut pas considérer seulement la question métrique. Il
faut regarder les inflexions sémantiques apportées par R (le SB,
l'écrivain) à ses textes de 1872.
2. Quant aux "remaniements formels
Conclusion.
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