[1] Danielle Bandelier, Se dire et
se taire. L'écriture d'Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud,
À la Baconnière, 1988. Ch.VIII, "Délires II". p.137-183, p.145 pour
la citation. Selon D.B., les poèmes de R. n'auraient d'autre but qu'eux-mêmes et de sujet que
"l'écriture" : « O saisons, ô châteaux...», par exemple, n'a
"peut-être" pas "d'autre signification que de s'affirmer poème-ritournelle et répétition" (p.143)
et elle professe que, dans leur
version d'Alchimie du verbe, "les poèmes font plus nettement
allusion à leur propre écriture" (p.145). C'est ce qu'on peut
appeler une conception autotéliste de la littérature.
[2] André Guyaux,
"Alchimie du vers, anachronie du verbe", L'Information littéraire,
janvier-février 1984, p.17-28. Repris sous le titre
« Alchimie du verbe » dans
Duplicités de Rimbaud, Champion-Slatkine, 1991, p.31-41. p.41
pour la citation. |
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Dans quelle intention Rimbaud a-t-il introduit ses propres poèmes de
l'année 1872 au sein du chapitre Alchimie du verbe
d'Une saison en enfer ? Pourquoi et dans quel sens les a-t-il
parfois si remaniés ? Dans le
passé, les commentateurs ont eu tendance à imputer ces
modifications, jugées malencontreuses ou caricaturales, soit à un défaut de mémoire,
Rimbaud s'étant trouvé séparé de ses manuscrits après
l'incarcération de Verlaine, soit à une dégradation volontaire dans
une optique d'auto-dénigrement. J'expliquerai pourquoi ce genre
d'interprétation est tombé en désuétude.
Danielle Bandelier, à qui
nous devons l'un des travaux "modernes" les plus complets sur la
question, attribue quant à elle ces modifications à une volonté de
"rouvrir des œuvres autrefois achevées pour les investir d'un sens
correspondant au propos du nouveau discours. Il ne s'agit pas de
mutiler des textes pour les plier à une autre œuvre achevée, qui
serait la prose d'Alchimie
du verbe, mais d'utiliser le matériau qu'ils proposent, de le
marier au texte en train de s'écrire en un alliage intitulé Délires II. À ces poèmes isolés et peut-être gratuits, il s'agit de donner
une direction commune, une fonction. Le narrateur devient ainsi
lecteur de l'auteur (passé) [...]" [1]
Je ne crois pas, personnellement, que les poèmes de
Rimbaud datés de 1872 justifient des qualificatifs comme "gratuits"
ou "isolés". "Gratuits", ils ne l'étaient assurément pas : ils
avaient un sens et manifestaient une visée discursive (Bandelier
trahit ici son approche par trop autotéliste de la poésie de
Rimbaud). Et ils n'étaient pas davantage "isolés". Rimbaud semble
même avoir souhaité en regrouper certains sous un titre commun (Fêtes
de la patience). Ils abordent souvent les mêmes thèmes (la faim et la soif par exemple, dotées d'un sens
symbolique). Ils partagent une atmosphère
spirituelle qui n'est pas sans rappeler le débat intérieur du
"damné" dans la Saison. On y repère aisément les mêmes
questions philosophiques
(bonheur, science, éternité...), la même passion triste de
l'Impossible.
André Guyaux tire même argument de cette adéquation des
poèmes de 1872 au "nouveau discours" de Rimbaud pour dénier aux
remaniements opérés par le poète toute
intention autocritique. Il considère le chapitre comme une
entreprise essentiellement anthologique, assez complaisante même (le
mot est prononcé, p.31), et
ne perçoit aucune direction bien définie dans ces modifications :
"Je ne crois guère à l'adaptation des poèmes aux besoins d'Alchimie
du verbe, auxquels ils sont adaptés d'avance." [2]
Certes. Certes ... Mais on pouvait faire mieux, et Rimbaud, nous le
montrerons, s'y est bel et bien employé.
On dira donc, avec Danielle Bandelier, mais en la corrigeant
un
peu, qu'il s'est agi pour Rimbaud de "rouvrir" ses poèmes de 1872 en
les infléchissant dans "un sens correspondant au propos du nouveau
discours". Ses modifications ont eu pour but de les "marier au texte
en train de s'écrire" en faisant ressortir "leur direction commune" de
manière à leur donner, dans le chapitre, "une fonction".
Aussi nous a-t-il paru nécessaire, pour définir cette
fonction, de commencer par définir le "propos" de Rimbaud :
dans USEE en premier lieu, dont Alchimie
du verbe occupe exactement le centre (c'est le cinquième des
neuf chapitres du livre), dans ADV ensuite. Après quoi nous serons
en mesure d'aborder la question des poèmes proprement dite.
Le
propos de Rimbaud dans Une saison en enfer
"Mon sort dépend de ce livre" écrit Rimbaud à
son copain Ernest Delahaye
dans sa lettre dite de Laïtou (mai 1873). De fait, celui qui dit
"je" dans USEE (qui, pour une part au moins, n'est autre que l'alter
ego de l'auteur) fait le récit d'une crise dont il nous dit à la
dernière page qu'il est sorti guéri. Le simple fait d'avoir pu venir
à bout de cette sorte de confession n'est-il pas une preuve de la
guérison ? L'action de raconter elle-même a eu une fonction
cathartique.
Il s'est agi, nous dit ce même locuteur, d'un "combat
spirituel" dont il estime être sorti vainqueur : "je puis dire que
la victoire m'est acquise". Quel a été l'enjeu de ce combat ? Il est
possible de tenter une réponse à cette question en analysant ce
passage clé du chapitre intitulé Adieu :
"Oui, l'heure nouvelle est au moins très sévère. Car je puis dire que la victoire m'est acquise : les
grincements de dents, les sifflements de feu, les
soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs
immondes s'effacent. Mes derniers regrets détalent, —
des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis
de la mort, les arriérés de toutes sortes. — Damnés, si
je me vengeais ! Il faut être absolument moderne."
Le mot "regrets"
suggère une séparation déchirante. Pour tourner la
page, il a fallu perdre ce qu'on avait de plus cher,
s'arracher à des êtres que l'auteur confesse avoir "jalousés",
c'est-à-dire sans doute enviés, aimés : "les mendiants, les
brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes".
Étrange liste, en vérité. Mais tout lecteur de la Saison
possède les références nécessaires pour en interpréter le sens.
L'attirance du sujet pour les brigands a été exposée
dans Mauvais sang : "Encore tout enfant, j'admirais le forçat
intraitable sur qui se referme toujours le bagne [...]." Le passage
est célèbre et je me dispense de le commenter. Pour
comprendre ce que font dans cette liste "les mendiants", il faut se
reporter à une autre liste, analogue mais plus étoffée, que l'on
trouve dans le
chapitre L'Éclair : "Ma vie est usée. Allons ! feignons,
fainéantons, ô pitié ! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant
amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en
querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste,
bandit, — prêtre !" C'est le répertoire sarcastique
des fainéants et des
"feignants", c'est-à-dire des marchands de rêve :
les "saltimbanques" qui nous divertissent, les "artistes" qui nous
ravissent par leurs inventions d'"amours monstres" et d'"univers
fantastiques", bref tous ceux qui, comme l'auteur lui-même rebelles
à la discipline du travail, trouvent "la science" "trop lente" et y
préfèrent "la prière" qui "galope". En effet, par la "prière", on
accède instantanément au Bien le plus désirable : Dieu, pourvoyeur
suprême du Bonheur avec un
grand B. C'est du moins ce qu'enseignent les prêtres, raison pour
laquelle ils occupent dans cette liste, à la clausule, la place
d'honneur. Tous ces marchands d'illusion, c'est ce qui les rapproche au delà de
leurs différences, "querellent les apparences du monde", considèrent que "la vraie vie est
absente".
Mais pourquoi Rimbaud les définit-il comme des "amis de
la mort" ? Comment peut-on aimer "cette goule reine de
millions d'âmes et de corps morts et qui seront jugés
!" ? C'est encore une citation d'Adieu. La réponse est dans
le syntagme que Rimbaud a fait imprimer en italiques : "et
qui seront jugés". Les "amis de la mort" sont en premier lieu
les chrétiens, qui attendent la mort avec sérénité parce que d'elle
seule, au moment du Jugement, ils escomptent la satisfaction de leur
désir d'éternité, l'accession au paradis promis par les prêtres. La
critique du christianisme est sans aucun doute l'un des principaux
thèmes de la Saison, le principal peut-être : dans le viseur,
entre autres, Verlaine et sa conversion.
Le drame du "damné" qui
raconte son histoire dans USEE réside dans son sentiment
que cette chance de salut, fondée sur la foi dans la Promesse
chrétienne et conditionnée par l'application des préceptes
moraux, est en train de lui échapper : "Ah ! vite, vite un peu ; là-bas, par-delà la nuit, ces
récompenses futures, éternelles... les échappons-nous ?...". Et
il ne cesse de se demander s'il ne lui serait pas encore possible
d'abjurer sa révolte et sa mauvaise vie. Le principe dramaturgique
sur lequel Rimbaud a bâti son récit consiste en un incessant
mouvement pendulaire autour du motif de la conversion : une
lancinante tentation du retour à la foi agite l'esprit du SE, dont
les impulsions répétées dans ce sens sont immanquablement suivies
par des mouvements contraires de dénégation, jusqu'à ce qu'à la fin
de l'histoire, le refus, définitivement, l'emporte. Cela commence
dès le prologue sans titre du livre.
S'étant
retrouvé à l'article de la mort (cette situation initiale de la
fable est mentionnée à de multiples reprises : dans le prologue,
Alchimie du verbe et ailleurs) le sujet songe un moment trouver
une issue à sa crise en revenant dans la voie de ce qu'il appelle la
"charité", avant d'en rejeter
sarcastiquement l'idée : "La charité est
cette clef. — Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" On trouve un
mouvement similaire, par exemple, dans ce passage de Mauvais sang :
"Comme
je deviens vieille fille, à manquer du courage d'aimer la mort ! Si Dieu m'accordait le calme céleste, aérien, la prière, —
comme les anciens saints. — Les saints ! des forts ! les
anachorètes, des artistes comme il n'en faut plus ! Farce continuelle ! Mon innocence me ferait pleurer. La vie est
la farce à mener par tous."
Comme dans le prologue, on a d'abord
une sorte d'élan mystique. L'inspiration se développe en
un rêve de sainteté, immédiatement interrompu par l'ironie : "des
artistes comme il n'en faut plus", puis par la dénonciation
explicite : "farce", "innocence" !
Mais chemin
faisant, notre "damné" finit par comprendre (et c'est ce qui le sauve d'une certaine manière à la
fin du livre) que cette
promesse du christianisme n'est qu'un mensonge, qu'il n'est lui-même
"damné" que parce qu'il se croit tel : "Je me crois en enfer, donc
j'y suis. C'est l'exécution du catéchisme. Je suis esclave de mon
baptême. Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le
vôtre. Pauvre innocent ! l'enfer ne peut attaquer les païens."
Nous avons donc compris ce que sont, dans la fameuse
"liste" d'Adieu, les
"amis de la mort". Mais pourquoi ces "amis de la mort"
sont-ils aussi caractérisés comme les "arriérés de
toute sorte" ? Est "arriéré", nous dit le dictionnaire, celui qui est
"en retard sur son époque". Une citation (tirée celle-là de
L'impossible) va nous faire saisir ce que le locuteur d'USEE
considère comme "arriéré" dans notre "monde moderne" :
J'envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de
l'art, l'orgueil des inventeurs, l'ardeur des pillards ; je
retournais à l'Orient et à la sagesse première et éternelle.
— Il paraît que c'est un rêve de paresse grossière !
Pourtant, je ne songeais guère au plaisir d'échapper
aux souffrances modernes. Je n'avais pas en vue la sagesse
bâtarde du Coran. — Mais n'y a-t-il pas un supplice réel en
ce que, depuis cette déclaration de la science, le
christianisme, l'homme se joue, se prouve les
évidences, se gonfle du plaisir de répéter ces preuves, et
ne vit que comme cela ! Torture subtile, niaise ; source de
mes divagations spirituelles. La nature pourrait s'ennuyer,
peut-être ! M. Prudhomme est né avec le Christ.
N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume ! Nous
mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l'ivrognerie
! et le tabac ! et l'ignorance ! et les dévouements ! — Tout
cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de
l'Orient, la patrie primitive ? Pourquoi un monde moderne,
si de pareils poisons s'inventent !
Les gens d'Église diront : C'est compris. Mais vous
voulez parler de l'Eden. Rien pour vous dans l'histoire des
peuples orientaux. — C'est vrai ; c'est à l'Eden que je
songeais !
Notons
d'abord qu'on retrouve au début de ce développement tous nos "amis de la mort" : "martyrs",
artistes ("art"), "inventeurs", "pillards". Et déjà, comme dans
Adieu, le locuteur a tenté de les "envoyer au diable". Il a
décidé de se tourner vers "l'Orient, la patrie primitive", et sa
proverbiale "sagesse". Or, à la fin de la séquence, il se voit obligé de
reconnaître qu'à travers cette alternative au christianisme qu'il
croyait avoir découverte, c'est encore l'Eden qu'il recherchait. Aussi,
quoiqu'il se défende d'avoir songé "au plaisir d'échapper aux
souffrances modernes" comme tous ces contemporains qui cherchent
dans les "poisons" ("l'ivrognerie ! et le tabac ! et
l'ignorance ! et les dévouements !") un ersatz frelaté de la
"plénitude du grand songe" (lettre
du 15 mai 1871), il doit reconnaître qu'il en
était encore à reproduire les formules métaphysiques du passé, à poursuivre le vieux fantasme de ceux qui sont "nés
avec le Christ". La conclusion qu'il en tire nous permet de
comprendre ce qu'il entend par arriération : "Pourquoi un monde
moderne, si de pareils poisons s'inventent !". Ainsi que l'injonction
qu'il s'adresse à lui-même à la fin d'USEE : "Il faut être
absolument moderne".
Cette règle de conduite l'engage à la fois en tant qu'être
moral et en tant qu'artiste. Sur le premier plan, il s'agit de
prendre à bras le corps ce qu'il appelle dans Adieu "la
réalité rugueuse". Michel Murat résume cela d'une heureuse formule :
"« Absolument » dit [...] ce vœu d'une modernité pure, ascétique,
comparable à l'éthos de « l'être sérieux » qui sera le témoin de
Soir historique". En tant qu'artiste, il s'agit de rompre avec
cette conception héritée du romantisme qui voit dans le poète une
sorte de magicien ou d'alchimiste, expert en "sorcellerie
évocatoire" et doté de pouvoirs supra normaux : "J'ai créé toutes
les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé
d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles
chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs
surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes
souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !"
Cette autocritique, telle qu'il la résume au dénouement de la
Saison, la fonction d'Alchimie du verbe, chapitre central
du récit, a été de l'expliciter de la façon la plus démonstrative
possible, en s'appuyant sur un commentaire à charge des poèmes de
1872, très caractéristiques de ce qui est désormais à rejeter : la
passion triste de l'absolu. Car, explique Rimbaud lui-même dans
Soir historique : "Le plus élémentaire physicien sent qu'il
n'est plus possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle,
brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une
affliction". On ne peut mieux définir une certaine conception
romantique et baudelairienne de la mélancolie, du spleen. Quand il
édicte la nécessité de rompre avec les "arriérés de toute sorte",
Rimbaud suggère donc clairement que les "prêtres" et leurs ouailles
ne sont pas les seuls "amis de la mort", qu'il faut compter parmi
eux notamment les artistes, les "artistes comme il n'en faut plus". On pense à Baudelaire et à son Voyage. De fait, il
n'y a pas représentant plus typique de ces "amis de la mort"
(dans la famille "artiste") que l'auteur des Paradis artificiels
et du Voyage :
Ô
Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !
De ce Baudelaire-là, le Rimbaud
des poèmes d'Alchimie du verbe,
le Rimbaud de « la folie qu'on enferme », celui qui « disai[t] adieu
au monde dans d'espèces de romances » et s' « offrai[t] au soleil,
dieu de feu » en lui criant : « Général [...] Fais manger sa
poussière à la ville », a été le fidèle disciple. Une parfaite
illustration des « amis de la mort ». Mais c'est fini ! "L'ennui
n'est plus mon amour", dit le locuteur dans Mauvais sang. Et,
à la fin d'Alchimie du verbe : "Cela s'est passé. Je sais
aujourd'hui saluer la beauté."
Le propos de Rimbaud dans
Alchimie du
verbe
La fonction des poèmes et la raison des
modifications
Ni négligence, ni défaut de mémoire, ni
dégradation volontaire
Les inflexions sémantiques poème par poème
Le démantèlement du cadre métrique
Les autres types de modification
Conclusion
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