Démocratie (Illuminations, 1873-1875)

bibliographie

 

Commentaire

 

Un discours martial

     Le texte présente plusieurs caractéristiques du style héroïque (ou si l'on préfère de la "tonalité épique"). 
     Le sujet de l'énonciation n'est pas l'auteur du poème, comme le montrent les guillemets qui encadrent le texte. Le sujet de l'énonciation est représenté par une 1° personne du pluriel ("nous", 3 fois; "notre", 1 fois) qui, si l'on en croit l'avant-dernière phrase, renvoie à un groupe de soldats : "Conscrits du bon vouloir, nous ...". Le mot "conscrits" désignait traditionnellement les jeunes gens enrôlés dans l'armée au titre du service militaire. Le texte décrit donc une entreprise militaire, et une entreprise collective, l'affaire de toute une nation, ce qui est fréquemment la marque de l'épopée. 
     Le texte commence en pleine bataille (le "drapeau", symbole de la nation, le "tambour", verbe "étouffer" au présent) comme s'il représentait les pensées des jeunes gens engagés dans le combat. Dans les phrases suivantes, d'autres verbes, conjugués au futur, semblent résumer des ambitions guerrières ("nous massacrerons"; "nous aurons la philosophie féroce"). Le choix du verbe initial  ("le drapeau va...") et des prépositions qu'il commande ("au/aux") montre la volonté d'emporter le texte dans un mouvement dynamique. À deux reprises, cette préposition est employée dans le sens de "vers" ("Le drapeau va au paysage immonde"; "Aux pays poivrés et détrempés"). Bien qu'elle n'ait plus un sens de "lieu où l'on va" dans ses autres occurrences, il est à noter que cette préposition "au/aux" se répète en position anaphorique aux débuts du 2°, 3° et 4° alinéa, ce qui contribue à donner une énergie répétitive à l'ensemble du discours. Le même dynamisme passe à travers de courtes phrases elliptiques (il y en a quatre, groupées deux par deux), dont le sens tourne autour de l'idée du départ : "Au revoir ici, n'importe où" = "au revoir ici [pour aller] n'importe où"; "C'est la vraie marche. En avant, route" (avec un effet humoristique de locution détournée, la formulation attendue étant plutôt : "C'est la vraie route. En avant marche!').   

Un dispositif d'énonciation ironique

     Malgré les observations que nous venons de faire, il saute aux yeux que le discours du texte, s'il a l'allure d'un discours héroïque, n'en a pas la cohérence. Car les "conscrits" dont nous sommes sensés entendre la voix utilisent pour décrire leur "épopée" des termes dévalorisants absolument invraisemblables dans leur bouche. 
     Un soldat convaincu d'être lancé dans la "vraie marche", sur la bonne "route", celle du Progrès, désignerait-il son combat par un verbe comme "massacrer"? Se vanterait-il d'alimenter "la plus cynique prostitution" dans les "centres" (c'est à dire dans les villes)?, d'être "au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires" ? Non, bien sûr! Il est donc aisé de conclure que nous entendons, mêlées dans ce texte, deux voix aux propos contradictoires. La première est celle des soldats, la seconde est évidemment celle de l'auteur qui les met en scène de manière à les ridiculiser. 
     Ce procédé est connu en rhétorique sous le nom d'antiphrase : au lieu d'exprimer ouvertement son point de vue l'auteur feint de donner la parole au point de vue adverse. Mais il le fait en s'arrangeant pour ruiner dans l'esprit du lecteur l'image de son ou de ses adversaires. L'antiphrase est un des procédés traditionnels de l'ironie.

La dénonciation du colonialisme et de son discours de légitimation  

     Quelle est la cible de ce texte? La réponse à cette question n'est pas simple. Mais il semble que ce soit essentiellement le discours de légitimation des guerres coloniales menées par la III° République.
     Certains commentateurs ont fait remarquer à juste titre que plusieurs détails rappellent les textes "communards" de Rimbaud, c'est à dire les textes où il dénonce la répression de la Commune de Paris par les troupes "versaillaises". Ainsi l'expression "révoltes logiques" pourrait englober le mouvement communaliste de 1871. L'expression "notre patois", désignant le langage ou les cris des soldats, rappelle à ces commentateurs le mépris traditionnel de Rimbaud pour le paysan arriéré, qui votait à droite, et qui fournissait la chair à canon des bataillons gouvernementaux lors de la guerre civile. Mais le texte vise plus probablement la politique coloniale du gouvernement "républicain" issu de la crise de 1871.
     L'expression "pays poivrés et détrempés" désigne ces contrées exotiques, pays aux climats tropicaux ou pays de mousson ("détrempés"), fournisseurs d'épices ("poivrés"), où les armées françaises s'étaient implantées depuis environ 1830 (Algérie, Sud de la péninsule indochinoise, Cayenne, Sénégal, etc.). Or le nouveau régime, loin de rompre avec la politique de Napoléon III, redouble ses efforts d'expansion coloniale. En 1871, un soulèvement indigène de masse est réprimé par l'armée française en Kabylie (ce qui explique peut-être l'allusion aux "révoltes logiques"). La dimension économique de cette politique coloniale se manifeste dans ces années-là par une suite incessante de scandales politico-financiers que Maupassant, qui était loin d'être un révolutionnaire, dénonce lui aussi dans son roman Bel-Ami (1885). C'est ce que Rimbaud appelle se mettre "au service des plus monstrueuses exploitations industrielles et militaires".
     Certains termes du texte, plus indirectement, ironisent sur l'idéologie du colonialisme. Il en est ainsi, dès la première phrase, avec l'expression méprisante "paysages immondes" par laquelle les conscrits désignent des pays qui ont seulement le tort d'être différents du nôtre (à moins que l'expression "paysage immonde" ne décrive simplement le spectacle sanglant de la bataille). Mais c'est surtout dans le dernier alinéa qu'on voit se préciser cette satire idéologique. Rimbaud souligne, par une formule oxymorique, le paradoxe qu'il y a à se montrer "féroce" au nom de la "philosophie", c'est à dire prétendument pour apporter nos lumières à des peuples arriérés ("nous aurons la philosophie féroce"). Il dénonce la conviction naïve d'agir par générosité, qui apparaît dans l'expression "conscrits du bon vouloir". Cette formulation un peu obscure est généralement comprise avec le sens d'"engagés volontaires", "mercenaires" ("selon son bon vouloir" = selon sa libre décision)
. Mais le premier sens de "bon vouloir" donné par le TLFI est celui de "bienveillance, bonne disposition à l'égard d'autrui". Or ce sens paraît ici beaucoup plus intéressant que le précédant : en désignant les soldats coloniaux comme "conscrits de la bonne volonté, conscrits armés de bonnes intentions", Rimbaud prépare et renforce l'antinomie signalée entre "philosophie" et "féroce". Il dénonce l'hypocrisie du discours politique justifiant le colonialisme au nom d'une prétendue mission civilisatrice de l'occident. Et tout cela, comme le dit le titre, de la part d'un pays prétendant être une "Démocratie".
   
Le lyrisme du désespoir

      Mais il y a certainement une ambivalence dans le système d'énonciation du texte, ambivalence que les guillemets pourraient empêcher de voir, en faisant croire que l'auteur occupe ici exclusivement la position de l'observateur extérieur et critique. En réalité, si les guillemets identifient clairement le texte comme une prosopopée donnant la parole des personnages différents de l'auteur, ils n'impliquent pas nécessairement que l'auteur s'exclue complètement et radicalement de leur groupe. Rimbaud est aussi, par l'imagination, ce jeune conscrit prêt à se lancer  — par désespoir et contre toutes les valeurs qui sont les siennes — dans l'aventure coloniale. Ou, du moins, ce jeune français qui sait qu'il peut à tout moment être happé par la logique de la société dans laquelle il vit, et être obligé pour son "confort" de ruser avec ses principes (d'être "roué", c'est à dire : malin) (1). Il craint (divers témoignages et sa correspondance le montrent) de devoir faire prochainement son service militaire. Il se sait menacé par "la crevaison pour le monde qui va", c'est à dire menacé d'avoir à tuer ou à être tué pour que le monde puisse aller son cours, puisse continuer sa prétendue marche en avant (2)
     On peut difficilement lire Démocratie sans penser aux passages de tonalité voisine que l'on a lus dans Une Saison en enfer. Cette oeuvre contient en effet plusieurs moments où le narrateur, découragé par ses échecs, semble se jeter à corps perdu dans ce qu'il appelle avec ironie "le sentier de l'honneur". 
     Qu'on relise, seulement, ces extraits de Mauvais sang

     "Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère.
À qui me louer ? Quelle bête faut-il adorer ? Quelle sainte image attaque-t-on ? Quels cœurs briserai-je? Quel mensonge dois-je tenir ? - Dans quel sang marcher ?"
(section 4)

     "Assez! Voici la punition. — En marche !
     Ah ! les poumons brûlent, les tempes grondent ! la nuit roule dans mes yeux, par ce soleil ! le cœur... les membres...
     Où va-t-on ? au combat ? je suis faible ! les autres avancent. Les outils, les armes... le temps !...
     Feu ! feu sur moi ! Là ! ou je me rends. - Lâches ! - Je me tue ! Je me jette aux pieds des chevaux!
     Ah !...
     - Je m'y habituerai.
     Ce serait la vie française, le sentier de l'honneur !"
(section 8)

     "Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l'herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux. 
     Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l'œil furieux : sur mon masque, on me jugera d'une race forte. J'aurai de l'or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé."
(section 3)

     On retrouve dans Démocratie ce thème obsessionnel de la "marche" en avant, du départ vers les pays d'outremer. Un slogan comme "Au revoir ici, n'importe où." évoque davantage une idée d'évasion au hasard de la marche que la destination précise et stratégiquement prédéfinie d'une expédition coloniale (il rappelle d'ailleurs un peu la formule "Anywhere out of de world" qui sert de titre à un célèbre poème en prose de Baudelaire). C'est Rimbaud qui parle là, tout autant que les "conscrits du bon vouloir". 
     On retrouve dans Démocratie, moins dramatisée toutefois, la même impulsion à la fois meurtrière et suicidaire que celle que l'on peut observer dans la Saison ("la crevaison pour le monde qui va"). 
     Démocratie
, au bout du compte, pourrait apparaître comme la version plus satirique, plus pamphlétaire, d'une thématique personnelle qui se trouvait déjà dans la Saison sous une forme plus lyrique. Cependant, la prose des Illuminations conserve quelque chose de ce lyrisme du désespoir qui fait la force de l'œuvre autobiographique. Et c'est ce qui fait que Démocratie n'est pas seulement un texte politique mais aussi un véritable poème, dans lequel l'auteur exprime implicitement son désarroi personnel. 

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NOTES

1) Sur les guillemets de Démocratie :

     S'appuyant sur les "guillemets" qui enserrent le texte, certains commentateurs me semblent simplifier abusivement le discours du poème, dans une direction strictement anticolonialiste, strictement satirique. Rimbaud, quand il polémique (dans Ville par exemple, ou dans la Saison), est généralement plutôt enclin à rechercher l'ambiguïté, voire l'ambivalence de l'ironie. 
     Au demeurant, il faut croire que (malgré ses guillemets), le dispositif d'énonciation de Démocratie conserve une grande part de mystère. C'est un texte sur lequel les lecteurs font très souvent d'étonnants contresens. La phrase : "
Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce", notamment, me paraît souvent bizarrement comprise. Michel Onfray a appelé un de ses bouquins : "La philosophie féroce : exercices anarchistes" ; un site internet consacré à Rimbaud s'est longtemps présenté sous l'égide de cette fameuse phrase, en croyant (je suppose) qu'elle exprimait  le fin du fin de la révolte rimbaldienne ! Quant à Pierre Brunel, qui n'est pas le moins expérimenté des lecteurs de Rimbaud, il n'hésite pas à écrire :  

Démocratie se présente comme la prosopopée des révolutionnaires en marche qui mettent en pratique la philosophie féroce des partisans du Grand Soir, sans avoir plus de scrupule que les reîtres d'autrefois dont ils portent en eux, tel le damné d'Une saison en enfer, le mauvais sang.

Pierre Brunel, Rimbaud, Le Livre de poche - Références, p.106, 2002.     

      Ces lectures à contre-sens viennent évidemment de ce que la dite prosopopée des "conscrits du bon vouloir" (colonialiste), malgré les guillemets, contient par endroits de façon frappante les thèmes et le ton habituels du discours rimbaldien. C'est pour cette raison que les lecteurs peinent à déceler dans le poème un pamphlet politique anticolonialiste. Ce qu'il est pourtant, mais seulement à moitié (ou aux trois-quarts). D'où sa richesse, son ambiguïté, qu'à mon avis, les tenants d'une lecture exclusivement politique ne voient pas.

     On trouve dans un texte de Jules Vallès intitulé "Les Réfractaires", texte de type journalistique, paru en 1866, qui se présente comme un panorama de toutes les variétés de la bohême parisienne, l'évocation des surprenantes métamorphoses observées par l'auteur chez certains de ses personnages :

     Les inquiets, les ardents, les hommes d'action, ceux-là s'éloignent quand les cheveux blancs arrivent, sans qu'ils soient encore chefs d'une armée de volontaires, capitaines de bandits aux Batignolles, faute de mieux ! Tristes d'avoir épuisé leur jeunesse dans une lutte sans témoins, contre des dangers sans grandeur, sous un ciel gris, ils s'en vont au pays du soleil et des aventures, dans les nouvelles Californies qu'on découvre, sur les côtes brûlées du Mexique, dans les pampas de la Plata, avec Santana ou Geffrard, Raousset-Boulbon ou Walker, n'importe, pourvu qu'il y ait à jouer avec la mort ! — De rudes gars, ces coureurs de batailles ! Donnez-moi trois cents de ces hommes, quelque chose comme un drapeau, jetez-moi sur une terre où il faille faire honneur à la France, dans les rues de Venise, si vous voulez ! jetez-moi là sous la mitraille, en face des régiments, et vous verrez ce que j'en fais et des canons et des artilleurs, à la tête de mes réfractaires !

                             Jules Vallès, Les Réfractaires, Plein Chant, Bassac, 1996, p.28-29.

On le voit : Jules Vallès, qui n'était pas spécialement un militariste bourgeois, concevait parfaitement la possibilité de transformer en peu de temps un certain type de marginal anticonformiste en un mercenaire marchant sur le sentier de l'honneur ! Est frappante, aussi, la soudaine irruption du "moi" (donnez-moi... jetez-moi là sous la mitraille...) au sein d'un texte qui se voulait jusqu'ici plus sociologique que personnel. On peut certes y voir une simple tournure de rhétorique mais tout lecteur du Bachelier sait bien que l'auteur fut lui-même un de ces réfractaires, et des plus batailleurs. 

     Il ne s'agit pas de considérer ce texte de Vallès comme une "source" de celui de Rimbaud. Ce qu'il a d'intéressant, cependant, pour notre propos, c'est qu'il présente
le même type d'identification partielle de l'auteur aux personnages d'aventuriers sans principes dont il est en train d'instruire le procès. En outre, le thème et la conduite du discours sont très ressemblants. Il tend donc à valider la thèse soutenue ici, selon laquelle "Démocratie" fait entendre la voix de Rimbaud mêlée à celle des conscrits. Pour quel effet de sens ? C'est encore une autre question, bien sûr.

 

2) Sur "la crevaison pour le monde qui va" :

   "Aller", dans l'idée de Rimbaud, c'est aller sans but, de façon erratique, le contraire donc d'"aller de l'avant", d'"avancer" avec la connotation progressiste qui accompagne ce verbe en contexte politique. Il est bien possible que Rimbaud se soit souvenu ici de l'emploi que fait Victor Hugo du verbe "aller" dans une célèbre tirade d'Hernani :

Oh ! par pitié pour toi, fuis !... Tu me crois peut-être,
Un homme comme sont tous les autres, un être
Intelligent, qui court droit au but qu'il rêva.
Détrompe-toi. Je suis une force qui va !
Agent aveugle et sourd de mystères funèbres !

Il s'agit pour Rimbaud de dénoncer l'idée que le monde, l'humanité, par le progrès (et notamment ici par la colonisation dont son époque vantait quasi unanimement la valeur civilisatrice), "avance" et c'est pourquoi, en lieu et place de la formule consacrée, il dit qu'il "va". Concernant maintenant le mot "crevaison" ... Le substantif "crevaison" doit s'entendre ici à partir du sens argotique du verbe "crever" en français : "mourir". Littéralement, cela veut donc dire : "la mort pour le monde qui va". Mais que veulent dire les "conscrits du bon vouloir" qui parlent dans ce poème, ces soldats à "la philosophie féroce" dont la mission, nous dit Rimbaud, est de "massacrer les révoltes logiques",  quand ils s'écrient : "la mort pour le monde qui va" ? Disent-ils que le monde, tel qu'il "avance", doit éclater, comme le pensent de nombreux commentateurs ? Bizarre, non, pour des serviteurs du progrès, pour des mercenaires "au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires" ? Ils pourraient aussi bien vouloir dire qu'ils sont prêts à crever "pour le monde qui va" ou au contraire qu'ils enragent de crever "pour le monde qui va" ou encore que, dans leur "philosophie féroce" ils sont prêts à crever leurs ennemis, à donner la mort, "pour le monde qui va" (c'est-à-dire à "massacrer les révoltes logiques"). On le voit, la formule rimbaldienne, avec sa tournure nominale, est parfaitement opaque et polysémique.

   L'interprétation que je donne de cette formule dans mon commentaire n'est pas du tout l'interprétation dominante parmi les exégètes actuels du poème. Il est généralement admis que cette phrase exprime le souhait que la mort s'abatte sur "le monde qui va, ce monde ordinaire et détesté" (Brunel, 632). Allant, avec des nuances, dans le même sens, Steve Murphy (518) précise : "En imaginant la crevaison pour le monde qui va, le locuteur ne parle pas de "tout" le monde, mais d'une partie seulement de ce monde, comme le montre la construction verbale qui qualifie le substantif ("qui va") en limitant le champ de référence. Cette manière spécifique d'aller est sans aucun doute, ici, le propre idéologique d'une autre catégorie d'êtres humains, d'ennemis du locuteur dont l'idéal est "un monde qui va", non pas géographiquement, mais selon le mouvement historique et moral du Progrès". Un Rimbaud moins nihiliste, donc, que révolutionnaire.
     Si je trouve séduisante cette analyse de l'expression "le monde qui va", j'avoue comprendre moins bien comment Rimbaud pourrait s'imaginer qu'en jouant en quelque sorte la carte du pire, c'est à dire celle de l'impérialisme guerrier, ses "conscrits du bon vouloir" travailleraient in fine à la destruction du capitalisme, ou de l'idéologie du Progrès. C'est pourquoi j'en viens à supposer un sens différent de "la crevaison pour" : non pas la mort du "monde qui va", mais la mort au service du "monde qui va".
     Comme chaque fois que le texte rimbaldien présente une difficulté, il est intéressant de consulter des traductions en langue étrangère : elles sont un bon indicateur des compréhensions les plus spontanées du poème concerné. Parmi les 10
versions en langues étrangères que j'ai consultées sur internet, on peut distinguer quatre cas de figure : 

  • Les plus nombreux sont les traducteurs qui comprennent : "et que les autres crèvent" ou, ce qui revient à peu près au même, "que le reste du monde crève, explose, parte en fumée" : "and let the rest of the world croak", "let the rest of the world go blow!", "y los demás que revienten", "que el resto del mundo reviente". Autrement dit, ces traducteurs normalisent le texte en indiquant que les "mercenaires" de l'impérialisme, énonciateurs désignés du discours, sèment sans scrupules la mort et la ruine dans les pays conquis. Ils négligent complètement de traduire la construction verbale qui qualifie le substantif ("qui va").

  • Parmi les versions qui prennent en compte cette proposition relative, la plupart comprennent que le locuteur souhaite l'anéantissement du "monde qui va" : "crepi il mondo che va", "que reviente el mundo que sigue", "el aniquilamiento para el mundo que anda". 

  • Il y a aussi la solution de l'ambiguïté, sans doute la meilleure : l'un des traducteurs italiens a l'habileté d'utiliser un substantif ambigu, comme Rimbaud : "la morte, per il mondo che avanza". 

  • Enfin, une autre traduction italienne (la seule des 10) défend ouvertement la solution que je propose ci-dessus : "creperemo per il mondo che avanza" (nous crèverons pour le monde qui avance).

     

    Pour lire le poème entier dans l'une des traductions proposées : 
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Bibliographie

commentaire
 
Démocratie, par Marie-Paule Berranger, dans 12 poèmes de Rimbaud analysés et commentés, Marabout, pages 307-312, 1993.
Démocratie, par Pierre Brunel, dans Éclats de la violence, Pour une lecture comparatiste des Illuminations d'Arthur Rimbaud, Corti, pages 629-641, 2004.
Démocratie : autour d'un indice discursif, par Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, pages 501-526, Champion, 2004.