Commentaire
Un discours martial
Le texte présente plusieurs caractéristiques du style héroïque
(ou si l'on préfère de la "tonalité épique").
Le sujet de l'énonciation n'est pas
l'auteur du poème, comme le montrent les guillemets qui encadrent
le texte. Le sujet de l'énonciation est représenté par une 1°
personne du pluriel ("nous", 3 fois; "notre", 1
fois) qui, si l'on en croit l'avant-dernière phrase, renvoie à un
groupe de soldats : "Conscrits du bon vouloir, nous ...".
Le mot "conscrits" désignait traditionnellement les
jeunes gens enrôlés dans l'armée au titre du service militaire.
Le texte décrit donc une entreprise militaire, et une entreprise
collective, l'affaire de toute une nation, ce qui est fréquemment
la marque de l'épopée.
Le texte commence en pleine bataille (le
"drapeau", symbole de la nation, le "tambour",
verbe "étouffer" au présent) comme s'il représentait
les pensées des jeunes gens engagés dans le combat.
Dans les phrases suivantes, d'autres verbes, conjugués au futur,
semblent résumer des ambitions guerrières ("nous
massacrerons"; "nous aurons la philosophie féroce").
Le choix du verbe initial ("le drapeau va...") et des prépositions qu'il commande
("au/aux") montre
la volonté d'emporter le texte dans un mouvement dynamique. À deux
reprises, cette préposition est employée dans le sens de
"vers" ("Le drapeau va au paysage immonde"; "Aux pays poivrés et détrempés"). Bien qu'elle
n'ait plus un sens de "lieu où l'on va" dans ses autres
occurrences, il est à noter que cette préposition
"au/aux" se répète en position anaphorique aux débuts
du 2°, 3° et 4° alinéa, ce qui contribue à donner une énergie
répétitive à l'ensemble du discours. Le même dynamisme passe à
travers de courtes phrases elliptiques (il y en a quatre, groupées
deux par deux), dont le sens tourne autour de l'idée du départ : "Au revoir ici, n'importe où"
= "au revoir ici [pour aller] n'importe où"; "C'est la vraie
marche. En avant, route" (avec un effet humoristique de locution
détournée, la formulation attendue étant plutôt :
"C'est la vraie route. En avant marche!').
Un dispositif d'énonciation
ironique
Malgré
les observations que nous venons de faire, il saute aux yeux que le
discours du texte, s'il a l'allure d'un discours héroïque, n'en a
pas la cohérence. Car les "conscrits" dont nous sommes
sensés entendre la voix utilisent pour décrire leur
"épopée" des termes dévalorisants absolument
invraisemblables dans leur bouche.
Un soldat convaincu d'être lancé dans la
"vraie marche", sur la bonne "route", celle du
Progrès, désignerait-il son combat par un verbe comme
"massacrer"? Se vanterait-il d'alimenter "la plus
cynique prostitution" dans les "centres" (c'est à
dire dans les villes)?, d'être "au service des plus
monstrueuses exploitations industrielles ou militaires" ? Non,
bien sûr! Il
est donc aisé de conclure que nous entendons, mêlées dans ce
texte, deux voix aux propos contradictoires. La première est celle
des soldats, la seconde est évidemment celle de l'auteur qui les
met en scène de manière à les ridiculiser.
Ce procédé est connu en rhétorique sous
le nom d'antiphrase : au lieu d'exprimer ouvertement son point de
vue l'auteur feint de donner la parole au point de vue adverse. Mais
il le fait en s'arrangeant pour ruiner dans l'esprit du lecteur
l'image de son ou de ses adversaires. L'antiphrase est un des
procédés traditionnels de l'ironie.
La dénonciation du colonialisme
et de son discours de
légitimation
Quelle est
la cible de ce texte? La réponse à cette question n'est pas
simple. Mais il semble que ce soit essentiellement le discours de
légitimation des guerres coloniales menées par la III°
République.
Certains commentateurs ont fait remarquer
à juste titre que plusieurs détails rappellent les textes
"communards" de Rimbaud, c'est à dire les textes où il
dénonce la répression de la Commune de Paris par les troupes
"versaillaises". Ainsi l'expression "révoltes
logiques" pourrait englober le mouvement communaliste de 1871.
L'expression "notre patois", désignant le langage ou les
cris des soldats, rappelle à ces commentateurs le mépris
traditionnel de Rimbaud pour le paysan arriéré, qui votait à
droite, et qui fournissait la chair à canon des bataillons
gouvernementaux lors de la guerre civile. Mais le texte vise plus
probablement la politique coloniale du gouvernement
"républicain" issu de la crise de 1871.
L'expression "pays poivrés et
détrempés" désigne ces contrées exotiques, pays aux climats
tropicaux ou pays de mousson ("détrempés"), fournisseurs
d'épices ("poivrés"), où les armées françaises
s'étaient implantées depuis environ 1830 (Algérie, Sud de la
péninsule indochinoise, Cayenne, Sénégal, etc.). Or le nouveau
régime, loin de rompre avec la politique de Napoléon III, redouble
ses efforts d'expansion coloniale. En 1871, un soulèvement
indigène de masse est réprimé par l'armée française en Kabylie
(ce qui explique peut-être l'allusion aux "révoltes
logiques"). La dimension économique de cette politique
coloniale se manifeste dans ces années-là par une suite incessante
de scandales politico-financiers que Maupassant, qui était loin
d'être un révolutionnaire, dénonce lui aussi dans son roman Bel-Ami
(1885).
C'est ce que Rimbaud appelle se mettre "au service des plus
monstrueuses exploitations industrielles et militaires".
Certains termes du texte, plus
indirectement, ironisent sur l'idéologie du colonialisme. Il en est
ainsi, dès la première phrase, avec l'expression méprisante
"paysages immondes" par laquelle les conscrits désignent
des pays qui ont seulement le tort d'être différents du nôtre (à
moins que l'expression "paysage immonde" ne décrive
simplement le spectacle sanglant de la bataille).
Mais c'est surtout dans le dernier alinéa qu'on voit se préciser
cette satire idéologique. Rimbaud souligne, par une formule oxymorique, le
paradoxe qu'il y a à se montrer "féroce" au nom de la
"philosophie",
c'est à dire prétendument pour apporter nos lumières à des
peuples arriérés ("nous aurons la philosophie féroce").
Il dénonce la conviction naïve
d'agir par générosité, qui apparaît dans l'expression "conscrits du bon vouloir".
Cette formulation un peu obscure est généralement comprise avec le sens
d'"engagés volontaires", "mercenaires"
("selon son bon vouloir" = selon sa libre décision).
Mais le premier sens de "bon vouloir" donné par le TLFI
est celui de "bienveillance, bonne disposition à l'égard d'autrui". Or ce sens
paraît ici beaucoup plus
intéressant que le précédant : en désignant les soldats
coloniaux comme "conscrits de la bonne volonté, conscrits armés de bonnes
intentions", Rimbaud prépare et renforce l'antinomie signalée
entre "philosophie" et "féroce". Il dénonce l'hypocrisie du discours politique justifiant le colonialisme au nom
d'une prétendue mission civilisatrice de l'occident.
Et tout cela, comme le dit le titre, de la part d'un pays
prétendant être une "Démocratie".
Le lyrisme du désespoir
Mais
il y a certainement une ambivalence dans le système d'énonciation
du texte, ambivalence que les guillemets pourraient empêcher de
voir, en faisant croire que l'auteur occupe ici exclusivement la
position de l'observateur extérieur et critique. En réalité, si
les guillemets identifient clairement le texte comme une prosopopée
donnant la parole des personnages différents de l'auteur, ils
n'impliquent pas nécessairement que l'auteur s'exclue complètement
et radicalement de leur groupe. Rimbaud est aussi, par l'imagination, ce jeune conscrit prêt à se
lancer —
par désespoir et contre toutes les valeurs qui sont les siennes —
dans l'aventure coloniale.
Ou, du moins, ce jeune français qui sait qu'il peut à tout moment
être happé par la logique de la société dans laquelle il vit, et
être obligé pour son "confort" de ruser avec ses
principes (d'être "roué", c'est à dire : malin)
(1). Il
craint (divers témoignages et sa correspondance le montrent) de devoir faire prochainement son
service militaire. Il se sait menacé par "la crevaison pour le monde
qui va", c'est à dire menacé d'avoir à tuer ou à être tué
pour
que le monde puisse aller son cours, puisse continuer sa prétendue
marche en avant (2).
On peut difficilement lire Démocratie
sans penser aux passages de tonalité voisine que l'on a lus dans Une
Saison en enfer. Cette oeuvre contient en effet plusieurs
moments où le narrateur, découragé par ses échecs, semble se
jeter à corps perdu dans ce qu'il appelle avec ironie "le
sentier de l'honneur".
Qu'on relise, seulement, ces extraits de Mauvais
sang :
"Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère.
À qui me louer ? Quelle bête faut-il adorer ? Quelle sainte image attaque-t-on ? Quels
cœurs briserai-je? Quel mensonge dois-je tenir ? - Dans quel sang marcher ?"
(section 4)
"Assez!
Voici la punition. —
En marche !
Ah ! les poumons brûlent, les tempes grondent ! la nuit roule dans mes yeux, par ce soleil ! le
cœur... les membres...
Où va-t-on ? au combat ? je suis faible ! les autres avancent. Les outils, les armes... le temps !...
Feu ! feu sur moi ! Là ! ou je me rends. - Lâches ! - Je me tue ! Je me jette aux pieds des chevaux!
Ah !...
- Je m'y habituerai.
Ce serait la vie française, le sentier de l'honneur !"
(section 8)
"Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l'herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux.
Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre,
l'œil furieux : sur mon masque, on me jugera d'une race forte. J'aurai de l'or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé."
(section 3)
On retrouve dans Démocratie ce thème obsessionnel de la
"marche" en avant, du départ vers les pays d'outremer. Un
slogan comme "Au revoir ici, n'importe où." évoque
davantage une idée d'évasion au hasard de la marche que la
destination précise et stratégiquement prédéfinie d'une
expédition coloniale (il rappelle d'ailleurs un peu la formule
"Anywhere out of de world" qui sert de titre à un
célèbre poème en prose de Baudelaire). C'est Rimbaud qui parle
là, tout autant que les "conscrits du bon vouloir".
On retrouve dans Démocratie, moins dramatisée toutefois, la même
impulsion à la fois meurtrière et suicidaire que celle que l'on
peut observer dans la Saison ("la crevaison pour le
monde qui va").
Démocratie, au bout du
compte, pourrait apparaître comme la version plus satirique, plus
pamphlétaire, d'une thématique personnelle qui se trouvait déjà
dans la Saison sous une forme plus lyrique. Cependant, la
prose des Illuminations conserve quelque chose de ce lyrisme
du désespoir qui fait la force de l'œuvre autobiographique. Et
c'est ce qui fait que Démocratie n'est pas seulement un
texte politique mais aussi un véritable poème, dans lequel
l'auteur exprime implicitement son désarroi personnel.
__________________
NOTES
1)
Sur les guillemets de Démocratie :
S'appuyant sur les "guillemets" qui enserrent le texte,
certains commentateurs me semblent simplifier abusivement le
discours du poème, dans une direction strictement anticolonialiste,
strictement satirique. Rimbaud, quand il polémique (dans Ville
par exemple, ou dans la Saison), est généralement
plutôt enclin à rechercher l'ambiguïté, voire l'ambivalence de
l'ironie.
Au demeurant, il faut croire que (malgré
ses guillemets), le dispositif d'énonciation de Démocratie conserve une grande part
de mystère. C'est un texte sur lequel les lecteurs font très
souvent d'étonnants contresens. La phrase : "Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce",
notamment, me paraît souvent bizarrement comprise. Michel
Onfray a appelé un de ses bouquins : "La philosophie féroce :
exercices anarchistes" ; un site internet consacré à
Rimbaud s'est longtemps présenté sous l'égide de cette fameuse
phrase, en croyant (je suppose) qu'elle exprimait le fin du
fin de la révolte rimbaldienne ! Quant à Pierre Brunel, qui n'est
pas le moins expérimenté des lecteurs de Rimbaud, il n'hésite pas
à écrire :
Démocratie se
présente comme la prosopopée des révolutionnaires en marche qui
mettent en pratique la philosophie féroce des partisans du
Grand Soir, sans avoir plus de scrupule que les reîtres d'autrefois
dont ils portent en eux, tel le damné d'Une saison en enfer,
le mauvais sang.
Pierre
Brunel, Rimbaud, Le Livre de poche -
Références, p.106, 2002.
Ces lectures à contre-sens viennent évidemment de ce que la dite prosopopée des "conscrits du bon vouloir" (colonialiste),
malgré les guillemets, contient par endroits de façon frappante
les thèmes et le ton habituels du discours rimbaldien. C'est pour
cette raison que les lecteurs peinent à déceler dans le poème un pamphlet
politique anticolonialiste. Ce qu'il est pourtant, mais seulement à moitié (ou aux
trois-quarts). D'où sa richesse, son ambiguïté, qu'à mon avis,
les tenants d'une lecture exclusivement politique ne voient pas.
On
trouve dans un texte de Jules Vallès intitulé "Les
Réfractaires", texte de type journalistique, paru en 1866, qui
se présente comme un
panorama de toutes les variétés de la bohême parisienne,
l'évocation des surprenantes métamorphoses observées par l'auteur
chez certains de ses personnages :
Les inquiets, les ardents, les hommes d'action, ceux-là
s'éloignent quand les cheveux blancs arrivent, sans qu'ils soient
encore chefs d'une armée de volontaires, capitaines de bandits
aux Batignolles, faute de mieux ! Tristes d'avoir épuisé
leur jeunesse dans une lutte sans témoins, contre des dangers
sans grandeur, sous un ciel gris, ils s'en vont au pays du soleil
et des aventures, dans les nouvelles Californies qu'on découvre,
sur les côtes brûlées du Mexique, dans les pampas de la Plata,
avec Santana ou Geffrard, Raousset-Boulbon ou Walker, n'importe,
pourvu qu'il y ait à jouer avec la mort ! —
De rudes gars, ces coureurs de batailles ! Donnez-moi trois
cents de ces hommes, quelque chose comme un drapeau, jetez-moi sur
une terre où il faille faire honneur à la France, dans les rues
de Venise, si vous voulez ! jetez-moi là sous la mitraille,
en face des régiments, et vous verrez ce que j'en fais et des
canons et des artilleurs, à la tête de mes réfractaires !
Jules Vallès, Les
Réfractaires, Plein Chant, Bassac, 1996, p.28-29.
On le voit : Jules Vallès, qui
n'était pas spécialement un militariste bourgeois, concevait
parfaitement la possibilité de transformer en peu de temps un
certain type de marginal anticonformiste en un mercenaire marchant
sur le sentier de l'honneur ! Est frappante, aussi, la soudaine
irruption du "moi" (donnez-moi... jetez-moi là sous la
mitraille...) au sein d'un texte qui se voulait jusqu'ici plus
sociologique que personnel. On peut certes y voir une simple
tournure de rhétorique mais tout lecteur du Bachelier sait
bien que l'auteur fut lui-même un de ces réfractaires, et des plus
batailleurs.
Il ne s'agit pas de considérer ce texte de
Vallès comme une "source" de celui de Rimbaud. Ce qu'il a
d'intéressant, cependant, pour notre propos, c'est qu'il présente le
même type d'identification partielle de l'auteur aux personnages
d'aventuriers sans principes dont il est en train d'instruire le
procès. En outre, le thème et la conduite du discours sont très
ressemblants. Il tend donc à valider la thèse soutenue ici, selon
laquelle "Démocratie" fait entendre la voix de Rimbaud
mêlée à celle des conscrits. Pour quel effet de sens ? C'est
encore une autre question, bien sûr.
2)
Sur "la crevaison pour le monde qui va" :
"Aller", dans l'idée de Rimbaud, c'est
aller sans but, de façon erratique, le contraire donc d'"aller de
l'avant", d'"avancer" avec la connotation progressiste qui
accompagne ce verbe en contexte politique. Il est bien possible que
Rimbaud se soit souvenu ici de l'emploi que fait Victor Hugo du
verbe "aller" dans une célèbre tirade d'Hernani :
Oh ! par pitié pour toi, fuis !...
Tu me crois peut-être,
Un homme comme sont tous les autres, un être
Intelligent, qui court droit au but qu'il rêva.
Détrompe-toi. Je suis une force qui va !
Agent aveugle et sourd de mystères funèbres !
Il s'agit pour Rimbaud de dénoncer l'idée que le monde, l'humanité,
par le progrès (et notamment ici par la colonisation dont son époque
vantait quasi unanimement la valeur civilisatrice), "avance" et
c'est pourquoi, en lieu et place de la formule consacrée, il dit
qu'il "va". Concernant maintenant le mot "crevaison" ... Le
substantif "crevaison" doit s'entendre ici à partir du sens
argotique du verbe "crever" en français : "mourir". Littéralement,
cela veut donc dire : "la mort pour le monde qui va". Mais que
veulent dire les "conscrits du bon vouloir" qui parlent dans ce
poème, ces soldats à "la philosophie féroce" dont la mission,
nous dit Rimbaud, est de "massacrer les révoltes logiques",
quand ils s'écrient : "la
mort pour le monde qui va" ? Disent-ils que le monde, tel qu'il
"avance", doit éclater, comme le pensent de nombreux commentateurs ?
Bizarre, non, pour des serviteurs du progrès, pour des mercenaires
"au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou
militaires" ? Ils pourraient aussi bien vouloir dire qu'ils sont
prêts à crever "pour le monde qui va" ou au contraire qu'ils
enragent de crever "pour le monde qui va" ou encore que, dans
leur "philosophie féroce" ils sont prêts à crever leurs
ennemis, à donner la mort, "pour le monde qui va" (c'est-à-dire à
"massacrer les révoltes logiques"). On le voit, la formule
rimbaldienne, avec sa tournure nominale, est parfaitement opaque et
polysémique.
L'interprétation que je donne
de cette formule dans mon commentaire n'est pas du
tout l'interprétation dominante parmi les exégètes actuels du
poème. Il est généralement admis que cette phrase exprime le
souhait que la mort s'abatte sur "le monde qui va, ce monde
ordinaire et détesté" (Brunel, 632). Allant, avec des nuances, dans le même
sens, Steve Murphy (518) précise : "En imaginant la
crevaison pour le monde qui va, le locuteur ne parle pas de
"tout" le monde, mais d'une partie seulement de ce monde,
comme le montre la construction verbale qui qualifie le substantif
("qui va") en limitant le champ de référence. Cette
manière spécifique d'aller est sans aucun doute, ici, le propre
idéologique d'une autre catégorie d'êtres humains, d'ennemis du
locuteur dont l'idéal est "un monde qui va", non pas
géographiquement, mais selon le mouvement historique et moral du
Progrès". Un Rimbaud moins nihiliste, donc, que
révolutionnaire.
Si je trouve séduisante cette analyse de
l'expression "le monde qui va", j'avoue comprendre moins
bien comment Rimbaud pourrait s'imaginer qu'en jouant en quelque
sorte la carte du pire, c'est à dire celle de l'impérialisme
guerrier, ses "conscrits du bon vouloir" travailleraient in
fine à la destruction du capitalisme, ou de l'idéologie du
Progrès. C'est pourquoi j'en viens à supposer un sens différent
de "la crevaison pour" : non pas la mort du "monde
qui va", mais la mort au service du "monde qui va".
Comme chaque fois que le texte rimbaldien
présente une difficulté, il est intéressant de consulter des
traductions en langue étrangère : elles sont un bon indicateur des
compréhensions les plus spontanées du poème concerné. Parmi les
10 versions en langues
étrangères que j'ai consultées sur internet, on
peut distinguer quatre cas de figure :
-
Les
plus nombreux sont les traducteurs qui comprennent : "et
que les autres crèvent" ou, ce qui revient à peu près au
même, "que le reste du monde crève, explose, parte en
fumée" : "and let the rest of the world croak",
"let the rest of the world go blow!",
"y los demás que revienten",
"que el resto del mundo reviente".
Autrement dit, ces traducteurs normalisent le texte en indiquant
que les "mercenaires" de l'impérialisme,
énonciateurs désignés du discours, sèment sans scrupules la
mort et la ruine dans les pays conquis. Ils négligent
complètement de traduire la
construction verbale qui qualifie le substantif ("qui
va").
-
Parmi
les versions qui prennent en compte cette proposition relative,
la plupart comprennent que le locuteur souhaite
l'anéantissement du "monde qui va" : "crepi il mondo che
va", "que reviente el mundo que sigue",
"el aniquilamiento para el mundo que anda".
-
Il y a aussi la solution de
l'ambiguïté, sans doute la meilleure : l'un des traducteurs
italiens a l'habileté d'utiliser un substantif ambigu, comme
Rimbaud : "la morte, per il mondo che avanza".
-
Enfin, une autre traduction
italienne (la seule des 10)
défend ouvertement la solution que je propose ci-dessus : "creperemo per il mondo che avanza"
(nous crèverons pour le monde qui avance).
Pour
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proposées :
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