Arthur Rimbaud, le poète > Anthologie commentée > Fairy > Panorama critique
 

Fairy (Les Illuminations 1873-1875)
 

Panorama critique

 

  
 Les citations sont classées dans l'ordre chronologique. Une note bibliographique en recense les sources. Les éditions courantes (Suzanne Bernard, Jean-Luc Steinmetz, par exemple) n'y sont pas mentionnées. On trouvera leur référence ici. Quelques citations d'ouvrages extérieurs à ces deux bibliographies font l'objet d'une référence entre parenthèses.

       
Intertextes
BERNARD « Hérodiade, de Mallarmé, que publia en 1869 le Parnasse contemporain, n'a-t-elle pu amener quelques réminiscences pour les "yeux" et la "danse" d'Hélène, "supérieurs encore aux éclats précieux, aux influences froides" ? D'autre part, le nom d'Hélène, la mention d'une "barque" indolente, de "parfums affaissés" pourraient bien provenir des Stances à Hélène de Poe [...] » (Suzanne Bernard, Le Poème en prose, Nizet, 1959, p.192, note 260).
FONGARO « Fairy commence par les mots : "Pour Hélène" ; or voici le début du poème Stances à Hélène d'Edgar Poe, dans la traduction de Mallarmé :

Hélène, ta beauté est pour moi comme ces barques nicéennes d'autrefois qui, sur une mer parfumée, portaient doucement le défait et las voyageur à son rivage natal.

et la strophe suivante poursuit ainsi : "Par des mers désespérées longtemps coutumier d'errer..."
   Mais cette traduction de Mallarmé ne parut, semble-t-il, qu'en 1888 dans le volume Les Poëmes d'Edgar Poe. Rimbaud a-t-il lu une autre traduction de ce poème ? Il n'est pas facile de le savoir, car on ne connaît pas tout ce qui parut dans les revues parisiennes aux environs de 1870, période de succès pour Poe en France. Mais il avait certainement abordé l'œuvre de Poe, ne serait-ce que pour le motif que Baudelaire avait traduit les textes en prose de l'Américain. Bien plus, la revue La Renaissance littéraire et artistique, qu'il connaissait bien grâce à Verlaine (ami du fondateur Emile Blémont) et où il a lui-même publié Les Corbeaux le 14 septembre 1872, avait fait paraître, cette même année 1872, huit Poëmes de Poe traduits par Mallarmé. On peut même penser que Rimbaud a lu directement le texte anglais, cela expliquerait mieux le caractère vague et légèrement parodique de sa phrase dans Fairy. » (p.110-111).

 

  Edgar Allan Poe
Stances à Hélène
(1831-1845)

                                             TO HELEN


HELEN, thy beauty is to me
Like those Nicéan barks of yore,
That gently, o'er a perfumed sea,
The weary, way-worn wanderer bore
To his own native shore.

On desperate seas long wont to roam,
Thy hyacinth hair, thy classic face,
Thy Naiad airs have brought me home
To the glory that was Greece,
And the grandeur that was Rome.

Lo ! in yon brilliant window-niche
How statue-like I see thee stand,
The agate lamp within thy hand!
Ah ! Psyche, from the regions which
Are Holy Land!

 

STANCES À HÉLÈNE
 

Hélène, ta beauté est pour moi comme ces barques nicéennes d’autrefois qui, sur une mer parfumée, portaient doucement le défait et las voyageur à son rivage natal.

Par des mers désespérées longtemps coutumier d’errer, ta chevelure hyacinthe, ton classique visage, tes airs de Naïade m’ont ramené ainsi que chez moi, à la gloire qui fut la Grèce, à la grandeur qui fut Rome.

Là, dans cette niche splendide d’une croisée, c’est bien comme une statue que je te vois apparaître, la lampe d’agate en la main, ah ! Psyché ! de ces régions issue qui sont terre sainte.

 

(Traduction de Stéphane Mallarmé)

Source : Wikisource

 

 

  Stéphane Mallarmé
Poëme de Hérodiade
Le Parnasse contemporain, 1969.
  

 

[...]

HÉRODIADE.

Oui, c’est pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte !
Vous le savez, jardins d’améthyste, enfouis
Sans fin dans de savants abîmes éblouis,
Ors ignorés, gardant votre antique lumière
Sous le sombre sommeil d’une terre première,

Vous, pierres où mes yeux comme de purs bijoux
Empruntent leur clarté mélodieuse, & vous,
Métaux qui donnez à ma jeune chevelure
Une splendeur fatale en sa massive allure !
Quant à toi, femme née en des siècles malins
Pour la méchanceté des antres sibyllins,
Qui parles d’un mortel devant qui, des calices
De mes robes, arome aux farouches délices,
Sortirait le frisson blanc de ma nudité,
Prophétise que si le tiède azur d’été,
Pour lequel par instants la femme se dévoile,
Me voit dans ma pudeur grelottante d’étoile,
Je meurs !

                  J’aime l’horreur d’être vierge & je veux
Vivre parmi l’effroi que me font mes cheveux,
Pour, le soir, retirée en ma couche, reptile
Inviolé, sentir en la chair inutile
Le froid scintillement de ta pâle clarté,
Toi qui te meurs, toi qui brûles de chasteté,
Nuit blanche de glaçons & de neige cruelle !

Et ta sœur solitaire, ô ma sœur éternelle,
Mon rêve montera vers toi. Parfois, déjà,
Rare limpidité d’un cœur qui le songea,
Je me crois seule en ma monotone patrie,
Et tout, autour de moi, vit dans l’idolâtrie
D’un miroir qui reflète en son calme dormant
Hérodiade au clair regard de diamant…
Ô charme dernier, oui ! je le sens, je suis seule !

 
LA NOURRICE.

Madame, allez-vous donc mourir ?

HÉRODIADE.

                                                        Non, pauvre aïeule,
Sois calme, &, t’éloignant, pardonne à ce cœur dur.
Mais avant, si tu veux, clos les volets : l’azur
Séraphique sourit dans les vitres profondes,
Et je déteste, moi, le bel azur !
                                                Des ondes
Se bercent, &, là-bas, sais-tu pas un pays
Où le sinistre ciel ait les regards haïs
De Vénus qui, le soir, brûle dans le feuillage ?
J’y voudrais fuir.
                           Allume encore, — enfantillage,
Dis-tu ? — ces flambeaux où la cire au feu léger
Pleure parmi l’or pur quelque pleur étranger,
Et…
 
LA NOURRICE.

Maintenant !
 
HÉRODIADE.

                      Adieu.
                                 Vous mentez, ô fleur nue
De mes lèvres !
                         J’attends une chose inconnue,
Ou, peut-être, ignorant le mystère & vos cris,
Jetez-vous les sanglots suprêmes & meurtris
D’une enfance sentant parmi les rêveries
Se séparer enfin ses froides pierreries.

 

Source : Wikisource

 

 

Analyses et jugements d'ensemble


BERNARD
« Pour Rolland de Renéville, c'est la Femme qui serait ici symbolisée "Dans cette glorieuse Hélène, personnification gnostique de la force amoureuse » (Rimbaud le voyant, p. 104). [...] Matucci, lui, note que le climat d'enchantement où se meut l'enfance d'Hélène ressemble étrangement à celui de l'univers rimbaldien ; faut-il, en elle, se demande-t-il, reconnaître le poète ? Du moins, pense-t-il, tout semble vivre en fonction d'elle, jusqu'au moment où elle se détache dans un mouvement de danse de "ce monde enchanté qui semble jusqu'alors avoir célébré sa créature" (Rimbaud, Œuvres, Garnier, 1961, p.521).
DAVIES
« Dans sa structure générale, ce qui saute aux yeux, c'est la division en quatre strophes, dont la première et la troisième sont apparentées de plusieurs manières. D'abord, il y a répétition de la formule de présentation : "Pour Hélène", l'expression du geste d'offrir, un peu semblable à ce qui est répété tant de fois dans Dévotion ("A ma sœur Louise Vanaen de Voringhen"... "A ma sœur Léonie Aubois d'Ashby... " "A Lulu"). Ensuite, dans la première et troisième strophe il y a une syntaxe un peu relâchée mais régulière avec des verbes au passé historique : ("se conjurèrent", "fut confiée" dans la première, et "frissonnèrent" dans la troisième), tandis que dans la deuxième et la quatrième strophe la syntaxe est tout à fait curieuse, décousue, sans verbes, se situant dans un présent indéterminé et continu » (p.172-173).

« [...] si cette fée, qui dans les trois premières strophes de Fairy traîne dans son sillage la mort, la ruine, et la fin de l'espoir, et dont l'apparition momentanée dans la dernière strophe nous laisse, aussi bien que le voyant lui-même, avec le simple et unique plaisir du décor vide, ce sont les images masculines et androgynes de Génie et d'A une raison qui parviennent à nourrir l'élan rhapsodique jusqu'à la fin. » (p.183).
RAYBAUD

    « [...] un Meccano sonore :

       (p. 139)

BRUNEL
« Toute une dynamique se manifeste pour créer et faire grandir un être mystérieux, Hélène ; cette description de Fairy que propose Louis forestier (Rimbaud, O.C., Bouquins, p.519) rend bien compte du texte ; elle justifie que cette description soit aussi un récit, comme l'a fait observer avec insistance André Guyaux en analysant le temps des verbes. Une telle conception de ce poème oblige à aller d'un "Pour Hélène" qui est en raccourci "Pour la naissance d'Hélène" à ce "Pour l'enfance d'Hélène" qui met déjà dans la voie d'un grandissement [...] et ce sont là encore les animaux à fourrures, les ombres des bois, le "sein des pauvres" (qui l'ont nourrie ?) et de nouveau tous ces astres du ciel que les Métamorphoses d'Ovide présentent comme le résultat des transformations fabuleuses devenues légendes. Hélène elle-même aurait connu une semblable métamorphose. Cette croissance est si rapide, si forte qu'Hélène devient la dominatrice absolue, supérieure à tout ce qui l'entoure par l'éclat de ses yeux, par la magie envoûtante de son éclat et de sa danse, non par un air glacial qu'on lui a souvent prêté par contamination avec l'Hérodiade de Mallarmé (elle est supérieure aux influences froides qui ont cherché à la déterminer), mais par une vie qui défie tout cela et qui dépasse le décor même où elle se trouve placée [...]. Et en cela, elle est une figure de la force de la vie. » (p.530)
MURAT
« Fairy a quelque chose d'un exercice de style : c'est-à-dire d'un texte où la part génératrice des procédés est considérable, et dont l'objet reste fictif et conventionnel. « Pour Hélène », c'est le sujet par excellence d'un exercice épidictique, éloge paradoxal ou palinodie (comme dans l'histoire de Stésichore). La référence au poème de Poe, Pour Hélène (To Helen) est plausible à cause des « barques nicéennes » et des « mers parfumées » ; mais elle s'inscrit dans ce cadre, comme une variante du thème. L'incipit dialogue avec le titre : le modèle générique de l'éloge se croise avec le genre théâtral de la féerie ; apparentée à l'opéra-comique (que mentionne Scènes), la féerie associe aux scènes parlées des épisodes chantés et dansés » (p.316-317).

 

 
Notes
Fairy
PY « Le mot anglais "fairy" signifie fée. Il n'est pas impossible que Rimbaud l'emploie dans le sens de féerie » (Albert Py, Illuminations, Droz-Minard, 1969, p.185)
UNDERWOOD « Il est possible qu'il ait prêté à ce substantif le sens de féerie qu'il ne possède pas, ou encore que notre poète ait mal écrit le mot Faery, assez fréquent dans la poésie anglaise et signifiant "royaume féerique, fantastique" » (V.P. Underwood, Rimbaud et l'Angleterre, Nizet, 1976, p.293).
GUYAUX « Le double sens du titre reflète le double espace du texte, celui qu'occupe Hélène et l'autre, inférieur à elle et qui existe pour elle. Fairy est d'abord un calque anglais de féerie. Le second paragraphe fait en incise un écho à cette signification. Mais Fairy désigne aussi en anglais une fée, donc un personnage où l'on peut reconnaître Hélène et sa puissance magique. Il y a, dans le titre, un mot anglais et un mot français, ou si l'on veut, le sens du sens, (fairy, « fée ») et le sens de la forme (fairy, « féerie ») » (p.128-129).
HENRY « Peut-être les "sexualistes rimbaldiens" nous proposeront-ils un jour une interprétation fondée sur le sens péjoratif du mot, à savoir, selon les dictionnaires traductifs : "homosexuel", "tapette" » (p.169 n.1)

BRUNEL

« "Fairy" adjectif signifie "féerique". Or, Rimbaud, qui a le goût des titres concis, peut très bien annoncer du féerique au sens large, ou, si l'on veut, du magique » (p.527).

 

Pour Hélène se conjurèrent les sèves ornamentales dans les ombres vierges et les clartés impassibles dans le silence astral.

DAVIES « Cette Hélène a existé depuis longtemps comme symbole de la beauté grecque. De plus, elle semble avoir été conçue par les forces de la nature : la terre dans son travail ouranien et nocturne avec "sèves", "ombres" ; le ciel avec "clartés" et "silence astral" ; le soleil avec "l'ardeur de l'été", et la mer ensuite avec "anses". Elle est donc née d'une synthèse primitive. Cette évocation de la synthèse tellement désirée par Rimbaud depuis l'époque de Soleil et chair, retrouvée et exprimée pleinement dans Génie, est renforcée ici par la symétrie du rythme et des sons de cette première phrase : "Les sèves ornamentales dans les ombres vierges et les clartés impassibles dans le silence astral". Symétrie du rythme, symétrie des adjectifs, rimes internes : ("ornamentales", "astral"), allitération des "s", assonance des nasales. Hélène a aussi été le produit d'un certain complot où les forces naturelles "se conjurèrent" : et ce mot "conjurer" indique au moins un certain mystère, sinon un sournois jeu de mots bilingue, indiquant les tours de passe-passe joués par le "conjuror", le prestidigitateur ; interprétation validée, en quelque sorte, par l'огthographe anglaise d'"ornamentales". Ce complot, ce travail qui a donné le jour à Hélène a été purement décoratif. » (p.173-174)
HENRY « Ornamentales est classé comme anglicisme. Possible. Mais l'essentiel, c'est sa valeur, donc la portée de l'alliance sèves ornamentales, alliance inattendue. Nous avons affaire ici, vraisemblablement, à un emploi métonymique de l'adjectif : sèves productrices d'ornements, sèves qui sont à l'origine des masses ornementales constituées par les feuillages et, en gros, par les végétaux.» (p.171, note 8).
   
L'ardeur de l'été fut confiée à des oiseaux muets et l'indolence requise à une barque de deuils sans prix par des anses d'amours morts et de parfums affaissés.
DAVIES « C'est avec le mot "muet" que le ton, qui a peut-être été légèrement moqueur dans "conjurèrent" et "ornamentales", tourne nettement à la dérision. On peut maintenant déceler très clairement une dégradation qui va d'"impassibles" à "silence" puis à "muets", et avec cette simple juxtaposition de cause et d'effet qui est un des traits les plus frappants de l'écriture rimbaldienne — surtout dans Une Saison — à cette "indolence" qui donc serait la cause du mutisme. Même dégradation de "confiée à" (qui, malgré la forme passive, exprime néanmoins un don) à "requise à", où le don est sollicité. Le mouvement descendant, dysphorique, péjoratif devient insistant. Le mutisme et l'indolence se changent en "deuils", puis en "amours morts" et, à la fin, en "parfums affaissés", le parfum, ce signe baudelairien de la mort, du passé, et du souvenir. C'est ici aussi que l'ambiguïté s'installe ("sans prix", très riches ou très pauvres ?), pour éclater finalement dans le jeu de l'homophonie ("parfums affaissés" ou "parfums à fesser" ?). Mouvement donc d'une dégradation qui reflète une ironie de plus en plus marquée, mais qui aussi se réfère de plus en plus clairement aux Stances à Hélène de Poe, avec ses "barques nicéennes" portant "le las voyageur" "sur une mer parfumée" » (p.175-176)
FONGARO « La construction d'ensemble de la phrase est cependant élémentaire, si l'on veut bien ne pas oublier que l'ellipse est normale pour éviter des répétitions superfétatoires. Il est clair que l'excellent élève Rimbaud a éliminé, dans la phrase de Fairy qui nous occupe, la reprise du verbe "fut confiée" ; ce qui donne : L'ardeur de l'été fut confiée à des oiseaux muets et l'indolence requise [fut confiée] à une barque de deuils, etc. » (p.108)

« Le terrain est, semble-t-il, assez débroussaillé, pour que le sens de la phrase rimbaldienne apparaisse avec clarté. Nous sommes dans un climat de torpeur et d'abattement. D'abord au sens physique extérieur : dans l'ardeur de l'été les oiseaux ne chantent pas [...]. Ensuite au sens "moral" intérieur : l'indolence ("requise" dans un tel climat) est "confiée" (pour sa manifestation, pour son expression concrète) à la barque sur laquelle sont des "deuils sans prix" ; qui sont évidemment des deuils d'amour (puisque ce sont les plus chers !). A partir de là : Rimbaud, selon un procédé qui lui est habituel, mêle le concret et l'abstrait : les "amours morts" relèvent des sentiments [...], les "parfums affaissés" relèvent des sensations (en passant, je signale que pour comprendre "affaissés", il suffit de penser aux "parfums lourds" du vrai dieu Baudelaire). Au total, il est tout à fait naturel qu'une "barque de deuils sans prix" circule "par des anses" évocatrices (par leurs eaux dormantes mêmes) "d'amours morts", et saturées de lourdes exhalaisons ("parfums affaissés"). [...] Mais quel gaspillage absurde de temps représente le commentaire que je viens de faire, quand il aurait suffi de se reporter à la "source" d'où est sortie cette phrase de Fairy, pour que tout fût clair instantanément. La critique actuelle, dans une espèce d'aberration dénaturant l'essence même de la création humaine (qui n'est jamais ex nihilo), prétend éliminer les "sources". Fairy commence par les mots : "Pour Hélène" ; or voici le début du poème Stances à Hélène d'Edgar Poe, dans la traduction de Mallarmé :

Hélène, ta beauté est pour moi comme ces barques nicéennes d'autrefois qui, sur une mer parfumée, portaient doucement le défait et las voyageur à son rivage natal.

et la strophe suivante poursuit ainsi : "Par des mers désespérées longtemps coutumier d'errer..." » (p.110-111)

 

GUYAUX « Le silence est repris par les oiseaux muets, relayé par la chaleur : L'ardeur de l'été, et une impression générale de retombée des choses : indolence, deuils, amours morts, parfums affaissés » (p.126).
 

 

   — Après le moment de l'air des bûcheronnes à la rumeur du torrent sous la ruine des bois, de la sonnerie des bestiaux à l'écho des vals, et du cri des steppes. —
BERNARD « Matucci propose, pour rendre cette phrase compréhensible, de mettre une virgule après le premier mot : Après, le moment ... » (Rimbaud, Œuvres, Garnier, 1961, p.521)
DAVIES « La deuxième strophe reprend avec un tiret et une avance dans le temps. Cet « après » a suscité beaucoup de discussions. Qu'est-ce qui vient après ? Du point de vue syntaxique, rien. Ou bien, comme Antoine Adam l'a suggéré, est-ce qu'il y manque une virgule ? Ce serait donc le moment de l'air des bûcheronnes qui vient après le moment de la première Hélène, qui s'est effacé dans des signes de mort et de deuil pour ne laisser que le parfum, symbole du souvenir. [...] Pour moi, il s'agirait d'une transformation de la figure féminine de la première strophe en une image non plus unique mais composite, multiple. Les bûcheronnes sont des femmes qui travaillent (qui bûchent), mais dont le travail consiste essentiellement à abattre, à détruire [...] C'est avec « ruine » que l'écriture commence, comme dans la première strophe avec "muets", à tracer la même courbe descendante. Suivant cette glissade phonique, notée si pertinemment par André Guyaux, de "rumeur" en "ruine", "l'air des bûcheronnes" se change en "sonnerie des bestiaux", sorte d'assonance en chiasme avec les nasales au milieu, et les deux "b" formant le cadre. La musique humaine se dégrade en un bruit d'une musicalité marginale, associé à la bestialité. » (p.177-178-179)
BRUNEL « "à" (la rumeur) surcharge un mot peu clair, sans doute "avec" ; "des cris" (leçon habituelle, celle du Guyaux dans sa transcription éd. crit. p.35), je préfère "du cri" (hypothèse de Jeancolas) qui est tout à fait possible [...] et favorise la cohérence du passage (de l'air — de la sonnerie — du cri). » (2004, p. 519).

« Cet hermétisme se prolonge dans le deuxième alinéa, qui place "après le moment de l'air des bûcheronnes" celui où "la rumeur du torrent" se fait entendre sous "la ruine des bois" (à la pente peut-être, comme certains commentateurs l'ont suggéré) après l'évocation d'une autre "Vallée des cloches", des clochettes plutôt car ce sont celles des bestiaux. Tous les bruits eux aussi, et même "le cri des steppes", se conjuguent pour cette naissance d'Hélène. » (2004, p.530).

MURAT « La structure d'ensemble du texte a été bien décrite par Albert Henry. Une sorte d'analepse soulignée par le double tiret, intervertit la chronologie des deux premiers paragraphes : l'action qu'évoque le premier se déroule "après le moment" correspondant au second. Le second paragraphe constitue en effet un "moment" musical qui sert de prélude à la représentation [...] » (2013, p. 317).

« Le mouvement est donné par la préposition à dans sa double valeur de destination et de spatialisation : le « [chœur] des bûcheronnes [s'adresse /va] à la rumeur du torrent » (2013, p.318).

   
Pour l'enfance d'Hélène frissonnèrent les fourrures et les ombres — et le sein des pauvres, et les légendes du ciel.
DAVIES « De nouveau, la formule de présentation, de nouveau, l'emploi du passé historique pour indiquer une époque révolue. De nouveau aussi, cette magnifique glissade des sons, "d'enfance" à "frissonnèrent", à "fourrures", où les nasales et les "r" s'enchaînent dans une musique envoûtante [...] Cependant, avec le tiret, il y a un changement de ton. Après le rythme ample du premier membre de la phrase, il y a une répétition de la copule, et puis une suite de simples notations qui indiqueraient plutôt une espèce de négligence ou même l'impatience. De plus, dans les strophes précédentes nous avons déjà été habitués à une courbe qui gagne son point culminant très tôt, pour retomber dans un mouvement marqué par l'ironie et la dérision. Nous nous y attendons en quelque sorte. Donc, ce « sein des pauvres », ces "légendes du ciel" qui, selon leur sens superficiel, devraient marquer une évolution, du règne animal jusqu'à la charité humaine et "aux voyages métaphysiques", se trouvent contestés, sapés par le travail du signifiant. » (p.180)
   
   
Et ses yeux et sa danse supérieurs encore aux éclats précieux, aux influences froides, au plaisir du décor et de l'heure uniques.
BERNARD « Les éclats précieux et les influences froides rappellent Hérodiade, "au clair regard de diamant". À la fin du poème de Mallarmé, il est question comme ici d'une enfance :

D’une enfance sentant parmi les rêveries
Se séparer enfin ses froides pierreries.

Et l'on sait qu'Hérodiade dansa devant Hérode. Le poème de Rimbaud est, si l'on ose dire, très "mallarméen", dans la mesure où la noblesse et l'impassibilité y remplacent le dynamisme habituel des Illuminations. » (Rimbaud, Œuvres, Garnier, 1961, p.522)

DAVIES « C'est sur cette même copule « et » qui vient d'exprimer la retombée de l'élan et l'ironie qui l'accompagne, que l'écriture s'appuie pour se lancer de nouveau en avant dans une autre phrase sans verbes qui réussit à esquisser, pour la première fois, les traits principaux d'Hélène — « ses yeux et sa danse ». (p.181)
   
Bibliographie
 


Pierre Brunel, « Fairy », Éclats de la violence. Pour une lecture comparatiste des Illuminations d’Arthur Rimbaud, édition critique commentée par P.B., Paris, José Corti, 2004, p. 519-532.

Margaret Davies, « Fairy : le rejet du prédécesseur », Cahiers de l'Association internationale des études françaises, n° 36, 1984, p.169-184.
https://www.persee.fr/docAsPDF/caief_0571-5865_1984_num_36_1_1930.pdf

Antoine Fongaro, « Sur la deuxième phrase de Fairy », Littératures, 11, automne 1984, p.107-113.
https://www.persee.fr/docAsPDF/litts_0563-9751_1984_num_11_1_1309.pdf

André Guyaux, Illuminations, texte établi et commenté par A.G, Neuchâtel, À la Baconnière, coll. « Langages », 1985, p. 126-129.

Albert Henry, « Fairy », Contributions à la lecture de Rimbaud, Bruxelles, Académie royale de Belgique, coll. «Mémoire de la Classe des Lettres », 1998, p. 167-177.

Michel Murat, L’Art de Rimbaud, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 2002; nouv. éd. revue et augmentée, 2013, p. 316-318.

Antoine Raybaud, « Fairy », Fabrique d’Illuminations, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 137-141.

F.C. St Aubyn, « À la recherche des structures de Fairy I », Parade sauvage n°2, avril 1985, p.80-89.