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Génie (Illuminations, 1873-1875)

 

  

Génie


     Il est l'affection et le présent puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et à la rumeur de l'été lui qui a purifié les boissons et les aliments lui qui est le charme des lieux fuyant et le délice surhumain des stations. Il est l'affection et l'avenir, la force et l'amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d'extase.
   Il est l'amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l'éternité : machine aimée des qualités fatales. Nous avons tous eu l'épouvante de sa concession et de la nôtre : ô jouissance de notre santé, élan de nos facultés, affection égoïste et passion pour lui, lui qui nous aime pour sa vie infinie...
    Et nous nous le rappelons et il voyage... Et si l'Adoration s'en va, sonne, sa Promesse, sonne : "Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C'est cette époque-ci qui a sombré !"
   Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel, il n'accomplira pas la rédemption des colères de femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce pêché : car c'est fait, lui étant, et étant aimé.
   Ô ses souffles, ses têtes, ses courses ; la terrible célérité de la perfection des formes et de l'action.
    Ô fécondité de l'esprit et immensité de l'univers !
   Son corps ! Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle !
   Sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite.
  Son jour ! l'abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus intense.
  Son pas ! les migrations plus énormes que les anciennes invasions.
  Ô Lui et nous ! l'orgueil plus bienveillant que les charités perdues. 
 Ô monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux !
 Il nous a connus tous et nous a tous aimés, sachons, cette nuit d'hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles son corps, son jour.

 

 

Commentaire     
 

    Dans « Génie », Rimbaud semble dire sa foi en un christ déchristianisé, qui « ne redescendra pas d'un ciel » et qui ne peut être que l'Homme lui-même. Non pas l'homme en général, tel qu'on le rencontre à l'état « normal » dans la société, mais l'homme nouveau qui a su rompre avec « tous les agenouillages anciens », reconnaître la « force » qui est en lui et s'ouvrir à « l'amour, mesure parfaite et réinventée ».
    
« Génie » célèbre « la fécondité de l'esprit », le pouvoir créateur des hommes (individuel et collectif), leur capacité à être véritablement sujets, maîtres de leur vie et de leur histoire, inventeurs de leur avenir :

Il est l'affection et l'avenir, la force et l'amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d'extase.

    Cet avenir, pourtant, Rimbaud ne l'idéalise pas. Mais la formule par laquelle il annonce les souffrances inévitables de demain (« le chant clair des malheurs nouveaux ») montre qu'elles valent mieux pour lui que les « rages et les ennuis » de « cette époque-ci qui a sombré ». Car l'homme est libre, possède dans son génie propre l'amour et la force (celle de changer soi et le monde), et, pour cette seule raison, l'espoir n'est jamais perdu d'avance.   
     Aussi, d
e même que dans « Soir historique » l'auteur demandait à « l'être sérieux » de guetter (« surveiller ») le « moment » opportun, dans ce poème-ci il nous enseigne qu'il faut « suivre les vues » du Génie et, même quand on est au plus bas (« cette nuit d'hiver »), savoir le « héler et le voir », et reconnaître « son jour » (c'est-à-dire sa lumière et son avènement).
 

   
On se trompe pourtant lorsqu’on réduit ce poème à une foi « positiviste » (Étiemble) dans un progrès irréversible et continu débouchant automatiquement sur des lendemains qui chantent. Dans « Génie », Rimbaud veut penser l'utopie au présent, comme le déclare d'emblée le texte : « Il est l'affection et le présent... ». Ou plutôt : il est le paradoxe d'un futur déjà ouvert dans le présent, tension constante de l'Homme vers son accomplissement, liberté en actes. « Génie » fait entendre une voix rare dans l'œuvre de Rimbaud, celle de l'adhésion reconnaissante et sereine au monde tel qu'il est, séjour d'une humanité délivrée de la hantise chrétienne de la rédemption, car elle a compris que l'Homme est à lui-même son propre salut quand il est assez fort pour aimer son destin (« machine aimée des qualités fatales »). Il y a là tout le contraire d'une rêverie béate de l'Avenir, le contraire de l'attente inquiète d'un improbable « Noël sur la terre », telle qu'on peut la trouver, par exemple, dans « Matin » (Une saison en enfer). Le thème est le même, bien sûr (« Esclaves ne maudissons pas la vie »), mais l'accent est inverse. « Matin » a l'accent de la mélancolie, « Génie » celui de la volonté. « Matin » a l'accent du rêve, « Génie » celui de la réalité. « Matin » interroge : 

Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer les premiers ! Noël sur la terre !

« Génie » affirme : « c'est fait, lui étant, et étant aimé ». Yoshikazu Nakaji a très justement analysé parallélismes et différences entre « Génie » et « Matin » dans son essai sur Une saison en enfer (Combat spirituel ou immense dérision ?, José Corti, 1987, p.207-209).
    
Avec cette sorte de messianisme sans Messie, ou d' « illuminisme démocratique » (Antoine Adam), que l'on trouve dans Génie, Rimbaud tente un dépassement des contradictions où il paraissait enfermé dans Une saison en enfer. Il rompt avec le ressassement de son essentielle incomplétude ou de son exclusion de l'absolu. C'est comme s'il voulait réagir contre cette critique trop facile de l'Utopie qu'il pratique lui-même à l'occasion, en disant : mais non, l'Utopie n'est pas une chimère, elle existe, elle est déjà à l'œuvre dans nos vies, toujours et partout : « Arrivée de toujours, qui t'en iras partout » (« À une Raison »). Voilà qui pourrait peut-être donner un sens acceptable à l'adverbe « absolument » de la fameuse maxime d'« Adieu » : « Il faut être absolument moderne ». Absolument, c'est-à-dire : en avant par rapport à la modernité même, par rapport à ce que les modernistes appellent la modernité. C'est-à-dire, au fond, antimoderne : révolutionnairement antimoderne. 
     

    
La vigueur de cet optimisme, ressenti presque physiquement à travers le mouvement des phrases  la relance constante des anaphores, des rythmes binaires, des homophonies (assonances et allitérations)  est sans doute ce qui explique la réception généralement enthousiaste de ce texte, qu'Yves Bonnefoy a salué comme « un des plus beaux poèmes de notre langue » (Rimbaud par lui-même, p.147).
     Mais « Génie » ne doit pas être considéré comme le dernier mot de la pensée de Rimbaud. D'un poème à l'autre, d'une page de la Saison à l'autre, Rimbaud se contredit. Nous le savons bien. Ou, du moins, on sent qu'il doute et se cherche, teste le pour, puis le contre. Et je crois qu'Yves Bonnefoy touche juste quand il écrit : « Même des instants de violente affirmation, comme « Génie », peuvent ne régner qu'un très bref moment sur une conscience » (ibid., p.153).

 

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