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Génie (Illuminations, 1873-1875)

Génie

(1)    Il est l'affection et le présent puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et à la rumeur de l'été lui qui a purifié les boissons et les aliments lui qui est le charme des lieux fuyant et le délice surhumain des stations. Il est l'affection et l'avenir, la force et l'amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d'extase.
(2)    Il est l'amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l'éternité : machine aimée des qualités fatales. Nous avons tous eu l'épouvante de sa concession et de la nôtre : ô jouissance de notre santé, élan de nos facultés, affection égoïste et passion pour lui, lui qui nous aime pour sa vie infinie...
(3)      Et nous nous le rappelons et il voyage... Et si l'Adoration s'en va, sonne, sa Promesse, sonne : "Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C'est cette époque-ci qui a sombré !"
(4)    Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel, il n'accomplira pas la rédemption des colères de femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce pêché : car c'est fait, lui étant, et étant aimé.
(5)    Ô ses souffles, ses têtes, ses courses ; la terrible célérité de la perfection des formes et de l'action.
(6)    Ô fécondité de l'esprit et immensité de l'univers ! 
(7)    Son corps ! Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle !   
(8)    Sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite.
(9)    Son jour ! l'abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus intense.
(10)    Son pas ! les migrations plus énormes que les anciennes invasions.  
(11)    Ô Lui et nous ! l'orgueil plus bienveillant que les charités perdues.
(12)    Ô monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux !
(13)    Il nous a connus tous et nous a tous aimés, sachons, cette nuit d'hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles son corps, son jour.

Panorama critique

 

La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.

 

Le manuscrit

    Rimbaud n'ayant édité lui-même, à part de très rares exceptions, aucun de ses poèmes, ce sont ses manuscrits qui servent de référence. Or nous n'avons pour "Génie" qu'un seul manuscrit, manuscrit qui a été, longtemps, très difficilement consultable, ce qui a entraîné des traditions éditoriales fautives. 
     Ce manuscrit, désormais connu, a pu être étudié de près par les spécialistes, notamment par Steve Murphy (op.cit.). Le texte utilisé pour cette étude tient compte de ces travaux récents :
     - je suis la ponctuation du manuscrit ( "La consultation du fac-similé oblige à d'importantes modifications concernant la ponctuation (usages fréquents du tiret jusque dans la série finale de substantifs [...]", Pierre Brunel, op.cit. p.720).
     - je donne "fuyant" (§ 1) au singulier. Seules les éditions les plus récentes proposent cette correction d'une tradition fautive. 
     - comme toutes les éditions, je donne "relevés" (§ 8) , bien que la correction visible sur le manuscrit, de "relevées" en "relevés", semble due au préparateur de l'édition Vanier, et non à Rimbaud lui-même. 
     - j'utilise des italiques (§ 8 et 13) quand le mot est souligné dans le manuscrit. 
     - j'ajoute des "s" à : "Il nous a connu(s) tous et nous a tous aimé(s)" (§13). Les accords ne sont pas faits dans le manuscrit. Je n'hésite pas à corriger car, comme l'écrit Steve Murphy, et bien qu'il pratique lui-même l'édition diplomatique des textes : "il est sans doute inutile de prendre comme prémisse l'infaillibilité orthographique et grammaticale de Rimbaud" (
Œuvres complètes, tome I, Champion).
     - j'ajoute les accents circonflexes sur "o" et "O", pour me conformer aux conventions orthographiques et typographiques actuelles de ce mot.
     Steve Murphy (
Œuvres complètes, Champion, tome IV, p. 631-632) remarque qu'"'il n'existe aucune raison particulière de placer ce texte en fin de recueil". En effet, la principale indication chiffrée apparaissant sur le manuscrit est "III" en chiffres romains, qui correspond à la place occupée par le texte lors de sa première édition dans l'édition Vanier de 1895, entre "Guerre" et "Jeunesse".
     Ce manuscrit a changé de mains lors de la vente Berès du 26/06/06. On peut consulter le fac-similé sur le catalogue de la vente : http://www.bibliorare.com/ cat-vent_beres20-6-06-7.pdf ("Génie" est le dernier document de la partie 7 du catalogue, p.108-109).

     

Le titre

     D'après les dictionnaires, le mot "génie" a deux sens fondamentaux. 
     1) Il désigne un être surnaturel, divinité mythologique, personnage allégorique (le génie ou daïmôn de Socrate ; les génies orientaux ; le Génie de la Liberté, coiffant la Colonne de Juillet, place de la Bastille). 
     2) Il désigne l'ensemble des facultés ou des caractères distinctifs d'un individu, d'un peuple, d'une langue, d'une religion, etc. (le Génie du Christianisme de Chateaubriand fait l'éloge des hautes valeurs morales et civilisatrices qui sont celles de la religion chrétienne). Par extension, le mot peut aussi désigner la personne qui détient au plus haut point certaines facultés (un génie de la peinture est quelqu'un qui possède au plus haut point les compétences qui sont celles d'un peintre).
     On peut dire que Rimbaud joue sur les deux sens du mot. 

     D'une part, il oppose clairement son "Génie" au Dieu-fait-homme du christianisme, comme on peut le voir dans l'alinéa 4. Avec "Génie", Rimbaud semble chercher à définir une forme non religieuse de transcendance, une Force surhumaine mais à laquelle l'homme participe, un premier principe de toutes choses qui n'ait pas de caractère divin, qui ne soit donc pas extérieur à l'homme mais qui soit inhérent à sa nature, qui soit son génie propre comme on parle du génie d'un peuple (pour désigner la caractéristique profonde de son identité, sa façon de vivre et de penser, sa façon d'être au monde). Le "Génie" apparaît donc plutôt comme la représentation allégorique d'un principe abstrait. À travers cette allégorie, Rimbaud entreprend de définir, dans l'optique de l'athéisme, ce qui constitue pour lui l'essence de la vie. L'essentiel humain, si l'on veut, ou plutôt : le virtuel humain, c'est-à-dire les possibilités que l'Homme a en lui, à l'état latent, et qu'il est susceptible d'actualiser quand il s'accomplit pleinement. C'est ainsi que l'analysent la plupart des commentateurs. 

Le "Génie", écrit par exemple Albert Py, "est peut-être en dernière analyse le génie de l'humanité". Le poème est "un chant de gloire, à la gloire de l'homme enfin lui-même" (Albert Py, éd. Illuminations, Droz-Minard, 1969).

Personnellement, j'adhère tout à fait à cette formulation simple et claire de l'idée maîtresse du poème. 

     D'autre part, Rimbaud évoque ce "génie" sous l'aspect d'une divinité anthropomorphique. Les termes qui le décrivent sont ceux qu'on utilise pour les êtres humains : "ses souffles, ses têtes, ses courses", "son corps", "sa vue", "son pas", etc. "Il s'agit bien d'une instance personnelle, écrit Michel Murat, comme le montrent les prédicats qui se rapportent à lui : 'descendre, s'en aller, connaître, aimer, (s'en) aller, (le) suivre" (op. cit. p.410). C'est un être surnaturel bienveillant et messianique, qui rappelle la figure du Christ (comme le Zarathoustra de Nietzsche). Ce paradoxe répond-il à une intention parodique (une satire du christianisme) ? Répond-il plutôt à une volonté de pastiche, visant à détourner l'intensité émotionnelle de la religiosité chrétienne pour exposer une conception matérialiste du monde, pour exprimer un sentiment de connivence éblouie entre l'homme et la terre ? Est-il au contraire le révélateur du caractère syncrétique de la pensée de Rimbaud : "synthèse incroyablement dynamique, selon Yves Bonnefoy (op. cit.), du cosmos grec et des rêveries anthropomorphiques d'un salut, plus près d'un Christ de gloire que d'une procession des essences [...]" (op. cit. p.151) ? Faut-il trouver là une intention philosophique particulière et laquelle ? Ce sont des questions que nous aurons à nous poser. 

     La portée philosophique du texte, en tout cas, est largement reconnue. On a vu couramment dans "Génie" un équivalent littéraire des divers courants de pensée qui, depuis le XVIIIe siècle, essaient d'élaborer une ontologie de l'athéisme. C'est ainsi qu'Ernest Delahaye, un ami de Rimbaud qui fut aussi l'un de ses premiers commentateurs, interprète le Génie comme étant l'Esprit au sens que donne à ce mot la philosophie matérialiste d'Helvétius. Certains trouvent dans le poème l'image d'une humanité en devenir, emportée dans un perpétuel élan, un perpétuel "en-marche", vers un futur, certes, indéfini et à inventer mais conforme à une raison (comme dit le titre d'une illumination), raison qui pourrait ressembler à une téléologie de type hégéliano-marxiste (c'est semble-t-il le cas de Jean-Pierre Giusto (op. cit.), mais je reste prudent car je n'ai pas eu accès à son ouvrage). D'autres y décèlent en creux une définition du réel comme volonté de puissance façon Nietzsche (Paule Plouvier, op. cit.), d'autres une pensée de l'Être à la manière de Heidegger (Roger Munier, op. cit.) ... On trouve enfin, aussi, des tentatives sophistiquées de récupération spiritualiste de "Génie" comme celle d'Yves Bonnefoy.

     Ce genre de critique encourt (et mérite, bien souvent) le reproche de prêter à Rimbaud un niveau de théorisation qui ne pouvait pas être le sien, de soumettre le poème à une tentative d'annexion idéologique. D'où la réaction inverse d'un Étiemble, qui consiste à ne voir l'intérêt de "Génie" que dans la réussite exceptionnelle de sa forme, le texte ne véhiculant sur le fond que des valeurs humanistes et positivistes d'une extrême banalité, à leur époque : la confiance dans l'Homme, la science, le progrès, ... "En attendant ce jour que chaque instant amène, / Jour où l'amour luira sur la famille humaine, etc." (Hugo, Toute la lyre, 1,32) : 

"La part certaine du conceptualisable, écrit Étiemble, est on ne peut plus banale : comme ailleurs dans son oeuvre, Rimbaud n'est ici que l'écho sonore de l'idéologie en son temps dominante : raison, science, progrès, positivisme ; le tout opposé à la religion catholique dont sa mère et le petit séminaire lui avaient inspiré l'horreur." (op. cit. p.67).

Étiemble, sous les dehors de la prudence et du bon sens, se range là à une interprétation quelque peu réductrice, celle de Suzanne Bernard dans son édition des Classiques Garnier, pour qui "Génie" chante : 

"le génie des temps nouveaux [...] autrement dit toute l'ère moderne qui voit (ou verra) l'abolition des superstitions, les migrations de peuples [...], l'amour universel enfin, mesure parfaite et réinventée, dont Rimbaud a puisé la notion aussi bien chez les illuminés progressistes de 1870 que dans les livres de Michelet [...]". 

"Génie" vaut mieux, me semble-t-il, que ce modernisme positiviste et naïf. Je me demande même si le texte n'est pas orienté en partie contre cette vision du monde dominante de son époque, dans la mesure où il semble préconiser une éthique de la volonté (amour et force) et une politique de la décision qui s'opposent à un certain type au moins de progressisme, évolutionniste et millénariste : confiance aveugle dans la science, attente passive des lendemains qui chantent. C'est, en tout cas, ce que je tenterai de montrer. 

     La littérature critique concernant ce poème m'a paru souvent convaincante et convergente en ce qui concerne le détail du texte. Les divergences ne se creusent en général que lorsque les critiques se laissent emporter dans des extrapolations tenant à leurs orientations philosophiques ou à leur grille d'analyse personnelle de la poésie de Rimbaud. Il est difficile, par exemple, de suivre Margaret Davies lorsqu'elle veut voir partout une réflexion de Rimbaud sur la Création poétique, le Génie créateur de Rimbaud lui-même, même s'il est incontestable que l'autobiographique et le philosophique général se superposent sans cesse dans le poème (comme dans tant d'autres textes de Rimbaud). De même, on hésite à suivre Pierre Brunel lorsque, appliquant dans un esprit de système sa théorie du contre-évangélisme rimbaldien, il repère dans tous les coins du texte des pointes contre l'Église catholique et ses dogmes. Mais cela n'empêche pas ces mêmes critiques de proposer souvent des interprétations de détail éclairantes et concordantes. Je n'ai donc pas eu à faire beaucoup preuve d'originalité et je me suis souvent contenté de compiler les gloses qui me paraissaient pertinentes, en citant délibérément, le plus souvent possible, les contributions critiques auxquelles j'ai eu accès. Dans un sens, on trouvera donc ici plutôt une mosaïque de citations qu'un véritable commentaire. Sauf que, malgré cette relative "facilité" du texte, l'éclairage général qu'on en donne, l'argumentation d'ensemble au service de laquelle sont mises les gloses de détail, dépendent beaucoup (comme Étiemble l'a bien montré sur l'exemple des traducteurs) des partis pris idéologiques conscients ou inconscients des commentateurs. Je ne prétends pas échapper à la règle et c'est pourquoi on doit s'attendre à trouver malgré tout dans les pages qui suivent une lecture de "Génie", cohérente et convaincante, je l'espère, mais subjective, c'est sûr.

 

La forme

     "Génie" pourrait être défini comme un hymne. "Chant de gloire, à la gloire de l'Homme enfin lui-même" selon la formule déjà citée d'Albert Py, "Génie" se rattache au genre de l'éloge (le genre épidictique des rhétoriciens de l'antiquité) et pastiche le style de l'éloquence sacrée.  

     La composition d'ensemble est régie par le procédé de l'anaphore : la relation d'amour réciproque entre "Lui et nous" (cf.§11), thème central du poème, sert de fondement à une distribution du texte entre deux grands mouvements oratoires entrecroisés :

  • l'un introduit par le pronom personnel de troisième personne : "Il est ... (puisqu'il a ... lui qui a ...) Il est... Il est... (pour lui, lui qui...)  Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas ..., il n'accomplira pas... Il nous a connu tous et nous a tous aimés."

  • l'autre à la 1ère personne du pluriel : "nous avons tous eu... Et nous nous le rappelons .... Sachons..."

     La variation des temps et des modes verbaux que l'énumération ci-dessus rend manifeste, du présent au passé composé, puis au futur, et enfin à l'impératif présent pour la péroraison injonctive finale, possède toujours une signification précise, à raccorder à la philosophie générale du texte. Nous y reviendrons. 
     Enfin, les paragraphes 5 à 12, les plus courts, sont gouvernés par la reprise anaphorique des interjections "Ô" (même si cette interjection reste implicite dans trois alinéas sur sept, probablement par souci de variété). Ils forment une sorte d'invocation en membres parallèles, de syntaxe exclamative, qui s'intercale dans le mouvement d'ensemble précédemment décrit.

     Le puissant rythme oratoire du texte est créé en premier lieu par les parallélismes syntaxiques : multiplication des groupes binaires, essentiellement. Ces modules binaires sont obtenus soit par coordination (la conjonction "et" se retrouve à 31 reprises dans le texte), soit par juxtaposition (énumération ou apposition). La monotonie est évitée par des variations constantes des éléments grammaticaux concaténés (tantôt noms, tantôt adjectifs, tantôt verbes), la dissymétrie entre les groupes (nom / nom + complément de nom prépositionnel, ou autres emboîtements plus complexes combinant la préposition, la coordination et/ou la juxtaposition). 

     "Génie" présente une autre caractéristique du style oratoire, la technique de la "période", fondée sur le découpage de la phrase de prose en agencements rythmiques repérables et récurrents. Michel Murat (op.cit. p. 434-437) montre bien comment ce trait se combine parfois avec l'anaphore et le parallélisme syntaxique dont il renforce l'effet répétitif, il sert aussi à produire des effets d'amplification caractéristiques du style périodique. Par exemple, dans le premier alinéa qui contient deux phrases, on constate que ces phrases commencent toutes deux sur un module 5-4 : "Il est l'affection (5) et le présent (4) ..." / "Il est l'affection (5) et l'avenir (4)...", à la suite de quoi le discours se développe avec une tendance à l'allongement des segments syntaxiques. Un autre exemple : 

   - Son corps ! / le dégagement rêvé, / le brisement de la grâc(e) + croisée de violence nouvelle ! 
     (2)                  (7)                                              (14 = 7 + 7)

   - Son pas ! / les migrations plus énorm(es) / que les ancienn(e)s invasions.
     (2)                  (7)                                            (7)

Un autre effet facile à repérer est l'exploitation du rythme de 6 (répété de façon contiguë, cela constitue un alexandrin virtuel) dans le dernier alinéa qui est aussi le sommet lyrique du poème : 
     - L'alinéa commence par une première phrase brève de rythme 6-6 : "Il nous a connus tous (6) et nous a tous aimés (6)." Le chiasme obtenu par les déplacements respectifs du participe et de "tous" dans les deux segments de phrase renforce l'effet de style noble ou oratoire. 
     - Puis le paragraphe se développe par une seconde phrase extrêmement longue où l'on repère d'abord des segments de longueurs croissantes : "Sachons (2), cett(e) nuit d'hiver (4), de cap en cap (4), du pôl(e) tumultueux au château (9), ...". 
     - Puis le rythme se stabilise avec une succession remarquable de modules de 6 : "de la foule à la plage (6), de regards en regards (6), forces et sentiments las (6), le héler et le voir (6),... 
     - Après quoi (et conformément au sens même de la phrase) le rythme paraît se briser, mais en réalité se relance sur un rythme ascendant puis descendant jusqu'au point final (période 'circonflexe') : "et le renvoyer (4), et sous les marées + et au haut des déserts de neige (13 = 5+8), suivre ses vues (4) ses souffl(es) (2) son corps (2), son jour (2)."

     Enfin, le poète se livre ici avec ardeur au jeu des homophonies. Michel Murat, qui a observé tout cela de très près dans son Art de Rimbaud (op. cit.), montre le rôle de tout premier plan joué par les suffixes dans la constitution d'un dense réseau d'échos phonétiques, au point qu'il en parle comme de véritables "rimes". Il cite quatre ensembles significatifs : les finales en -(t)ion (14 occurrences) ; les finales en - (i)té ou en - é (célérité, immensité, fécondité + purifiés, relevés + été, péchés) ; les mots en - age (rages, ménages, âges, agenouillages, voyage), celui-ci particulièrement intéressant par les relations sémantiques, voire les calembours que ces mots semblent susciter par leurs rapprochements ; les finales en -ment (dégagement, brisement + aliments). 

     Ces remarques (que l'on pourrait multiplier) montrent l'importance du travail du signifiant dans ce texte. Une telle précision dans les dispositifs formels ne s'obtient pas sans qu'on ait cédé quelque peu, selon la célèbre formule de Mallarmé, "l'initiative aux mots". "Génie" représente bien le type de poème en prose inventé par Rimbaud qui, contrairement à Baudelaire dans le Spleen de Paris, recherche une écriture puissamment lyrique conservant, tout en les adaptant, beaucoup des effets phonétiques et rythmiques de la poésie versifiée. Cette haute densité poétique convient particulièrement au genre de l'hymne sacré que le poète s'est donné pour objectif d'imiter.

 

Alinéa 1

Il est l'affection et le présent :
     Le texte répète à satiété les mots "affection" (x3) et "amour" (x6, en comptant ses dérivés mais pas ses quasi-synonymes comme "adoration", "passion"). On est donc fondé à penser que l'amour est bien, pour Rimbaud, comme l'a expliqué depuis longtemps Antoine Adam, la valeur suprême par quoi l'humanité en général et chacun d'entre nous en particulier peut s'accomplir. Antoine Adam indique Michelet comme l'inspirateur probable de cette philosophie :

 "Rimbaud avait certainement lu, dans le livre de La Femme de Michelet, le chapitre 'La Communion de l'amour'. Michelet y disait que la science du XIXe siècle a créé un vide, et que l'excès de l'analyse a compromis le principe d'unité nécessaire, longtemps sauvegardé par les vieilles religions. Michelet disait son besoin de croire à une haute idée centrale, l'aimante Unité du monde, cette unité qui est l'Amour. Nous comprenons dès lors qui est le Génie. C'est le haut Amour qui agit au cœur de l'univers, et Rimbaud le dit en toutes lettres : 'Il est l'amour, mesure parfaite...' " (op. cit. p.1019).

     Ceci posé, le texte oblige à s'interroger sur l'éventuelle distinction faite par Rimbaud entre les deux termes "amour" et "affection", distinction qui elle-même renvoie peut-être à l'alternance présent/avenir sur laquelle est bâti le premier alinéa du poème : "Il est l'affection et le présent [...]. Il est l'affection et l'avenir, la force et l'amour [...]" Un commentaire de Margaret Davies met peut-être sur la voie d'une explication satisfaisante : 

"L'affection, une conception de l'amour, qu'elle vienne de Michelet ou de plus loin, qui ressemble à Agapé plutôt qu'à Éros, et qu'on peut évidemment rapprocher de la tendresse réelle d' 'Adieu'. Là, cependant, elles sont situées à l'avenir, tandis qu'ici l'affection est déjà réalisée par 'Génie' dans un présent qui également fait partie de son être." (op. cit. p.50). 

Il me semble que Margaret Davies voit ici plus juste encore qu'elle ne le croit, car il n'est pas vrai que la 'tendresse réelle' de la Saison soit projetée dans le futur. Au contraire, elle est donnée comme "réelle", donc "présente" ('recevons' aujourd'hui), et de ce fait opposée à un futur ('à l'aurore') : 

"Cependant c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes." 

Le balancement est le même que celui que nous pouvons observer dans "Génie" : 
     - demain (deuxième phrase), l'Utopie, les "drapeaux d'extase" qui sont l'équivalent des "splendides villes" de la Saison, c'est-à-dire l'Amour (mesure parfaite "et réinventée", dit significativement le second alinéa, ce qui tend à confirmer que l'amour est plutôt du côté du virtuel que du réel) ; 
     - aujourd'hui (première phrase), l'affection, qui est l'expression réellement existante de l'Amour, comme le démontrent ("puisque...") les trois syntagmes parallèles de la première phrase (les trois membres de phrase qui ont pour sujets : "il ... lui qui ... lui qui...").
     Les verbes de cette première phrase, significativement, sont au présent ou même au passé, temps de l'action réelle. Une caractéristique essentielle de "Génie" est en effet que Rimbaud cherche à y dépasser le cercle vicieux rêve-désillusion qui commande beaucoup de ses textes et semble s'être donné pour but d'y mettre en évidence le travail souterrain mais effectif de l'Utopie dans la vie de tous les jours (car qu'est-ce que l'Utopie sinon l'Amour appliqué à la sphère publique).

puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et à la rumeur de l'été :

     Réfutons pour commencer la thèse de l'un des théoriciens de l'illisibilité rimbaldienne, Atle Kittang, selon qui la conjonction introduisant cette proposition ("puisque") n'aurait aucune valeur logique et serait "un pur lien non-signifiant", sa valeur résidant "dans l'évaporation de son sens ou de sa fonction habituelle", afin de désorienter le lecteur (op. cit. p.222). Tout au contraire, "puisque" présente ici son sens le plus plein de connecteur de cause dans le cadre d'un raisonnement. Rimbaud entend démontrer que son "Génie" est déjà présent parmi nous, que son "affection" n'est pas seulement une promesse pour "l'avenir" mais nous est déjà prodiguée dans le "présent", et ce sont les raisons (les causes) de cette conviction que la conjonction de cause a pour fonction d'articuler.     

     Les trois syntagmes parallèles et séparés par des tirets de la première phrase du texte sont trois preuves de cette présence active du Génie parmi les hommes. La première de ces preuves célèbre la vie comme un don reçu par l'homme à la seule condition qu'il sache s'ouvrir à elle, qu'il veuille en prendre le risque. La maison, symbole de protection (voir l'usage que Rimbaud lui-même fait de ce symbole dans "Phrases") peut figurer aussi l'enfermement : d'où la nécessité pour l'homme de savoir ouvrir sa maison, c'est-à-dire sa personne, sur le monde, comme le fait l'enfant mis en scène par Rimbaud dans "Après le Déluge" :

   Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images.
   Une porte claqua, et sur la place du hameau, l'enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l'éclatante giboulée.
 

     Il me semble que "l'hiver écumeux" joue dans "Génie" le même rôle que "l'éclatante giboulée" dans "Après le Déluge". Il représente la beauté et le danger du monde, les attraits et les risques de la liberté. C'est en cela qu'il est semblable à la mer et aussi, bien sûr, parce que la blancheur et la légèreté voltigeante de la neige rappellent celles de l'écume. 
     De "l'hiver écumeux" à la "rumeur de l'été", il y a d'abord, dit joliment Pierre Brunel, "la continuité [...] assurée par la vague sonore" (op. cit. p.728). Il entend par là la reprise des sonorités [y],[m],[ø/œ] dans les mots "(éc)umeu(x)/(r)umeu(r)" : "André Guyaux a justement signalé, note Pierre Brunel, ce glissement par "phonétique associative" (éd.critique p.262)" (op. cit. p.722). Mais il y a aussi, me semble-t-il, entre les deux images, une parenté sémantique. Je veux dire : une commune tonalité mélancolique. La "rumeur" apparaît assez souvent dans les textes de Rimbaud, avec la signification d'un bruit lointain (le monde séparé de soi) synonyme de poésie mais aussi de solitude, voire d'hostilité : la "rumeur des écluses" dans "Enfance IV", les "rumeurs des villes" dans "Départ".
     D'où cette idée que l'on retrouvera plus loin dans le texte, plus nettement encore, avec l'expression "le chant clair des malheurs nouveaux" : le génie de l'homme, qui se manifeste dans son aptitude à jouir du monde et de la liberté qu'il a reçus en héritage, n'est pas synonyme d'un bonheur sans nuage, n'est pas l'extase promise par l'utopie. Mais l'utopie n'existe pas, ou n'existe que comme un rêve projeté dans le futur, tandis que le Génie, lui, "est l'affection et le présent". 
     Il est même le passé, comme le montre le temps de conjugaison du verbe de la phrase, idée que nous retrouverons aussi plus loin dans la formule : "car c'est fait, lui étant, et étant aimé." Oui, c'est fait : la porte a claqué, l'enfant a bravé l'éclatante giboulée, etc. Voilà donc une première preuve que l'homme est aimé, aimé du Génie, c'est-à-dire de la vie.   

lui qui a purifié les boissons et les aliments :

     Ici, je suis tenté de prendre à contre-pied la note par laquelle Pierre Brunel croit pouvoir réfuter l'interprétation trop banale de Margaret Davies :

     "L'explication de Margaret Davies paraît faible et tourne à la paraphrase : 'la purification des produits de la nature qui correspondent aux besoins physiques les plus élémentaires de l'homme' (ibid. p.51). On pense bien plutôt à ce que peut être la transformation du pain et du vin dans l'eucharistie, donc à la manière dont Jésus-Christ a purifié aliments et boissons." (op. cit. p.722) 

D'accord sur un point avec Pierre Brunel : c'est bien le contenu et le style du discours chrétien que le lecteur perçoit d'abord quand il lit cette phrase. Et c'est peut-être bien pour ça que Margaret Davies a raison. La fonction essentielle de cette phrase est de lancer le lecteur sur une fausse piste (Génie = Jésus) et de préparer le démenti du quatrième alinéa. Mais il faut bien qu'elle ait un autre sens, dans la logique matérialiste et athée du texte (contre-évangéliste, dirait Pierre Brunel). Celui que propose Margaret Davies (une célébration du génie civilisateur de l'espèce humaine) est effectivement bien plat..., mais j'avoue que je crois Rimbaud capable de telles platitudes, de temps en temps. Surtout lorsqu'il s'agit de mystifier le lecteur en dissimulant une idée très simple derrière une périphrase obscure ("purifié !!!") et bien métaphysique.

lui qui est le charme des lieux fuyant et le délice surhumain des stations :     

     Le sens n'est pas facile à interpréter. Le passage semble fondé sur une antithèse entre l'idée de mobilité, impliquée par le mot "fuyant", et l'idée contraire d'immobilité ou de repos que semble contenir le mot "stations" (qui signifie : arrêts, étapes d'un chemin). Comme le signale à juste titre David Ducoffre, "fuyant" (au singulier dans le manuscrit, contrairement à une tradition éditoriale remontant à l'édition Vanier de 1895 qui l'orthographiait au pluriel, voir ci-dessus) est justiciable d'une double interprétation : "[...] on prendra garde à ne pas suivre la leçon erronée 'lieux fuyants'. Nous n'avons pas un adjectif verbal, mais bien un participe présent qui peut être autant régi par 'lieux' que par 'charme'[...]" (op. cit. p. 191).

     Envisageons donc successivement chacun des termes de cette alternative :
     1e hypothèse : le participe est régi par le mot "charme".
     "Le Génie" (de l'Homme et du Monde) se manifeste, peut-on comprendre alors, dans le charme des lieux (thème romantique du lieu charmant, du locus amoenus). Dans cette construction, "fuyant" ne peut avoir que le sens de fugace, insaisissable. C'est manifestement l'interprétation la plus facile. Elle peut même expliquer pourquoi Rimbaud n'a pas accolé le mot "fuyant" au mot "charme" et a préféré en faire un participe ou une épithète détachée : pour ménager un temps d'attente qui suggère la déception, la restriction : un charme certes... mais fuyant ("Lui qui est le charme des lieux, malheureusement fugace", pourrait-on paraphraser).
     2e hypothèse : le participe présent est régi par le mot "lieux".
     Dans quel sens peut-on dire de certains lieux qu'ils fuient ? Rimbaud aurait pu vouloir célébrer le charme des voyages, en évoquant l'illusion d'optique qui donne à l'occupant d'un wagon de chemin de fer, par exemple, l'impression que les paysages défilent devant lui. Telle est sans doute l'interprétation envisagée par David Ducoffre, quand il écrit : "[...] à la suite de B. Claisse qui relève des allusions au monde ferroviaire dans maintes Illuminations : 'Mouvement', 'Marine', 'Les Ponts', 'Villes' (Ce sont des villes...), nous estimons que Rimbaud fait allusion ici, ainsi que dans l'expression : "machine aimée des qualités fatales", au discours scientiste et progressiste (on pense à l'idéologie du rail des saints-simoniens) [...]" (ibid.). Cette lecture n'est pas invraisemblable, mais il faut quand même mentionner une réserve : si tel était le sens recherché par Rimbaud, pourquoi donc a-t-il fait le choix de la forme au singulier (qui suggère invinciblement l'alliance avec "charme") et non celui de l'adjectif au pluriel ("charme des lieux fuyants") qui exprime avec plus d'exactitude l'idée recherchée, puisque dans ce cas ce n'est pas le charme qui fuit mais bien les lieux ?

     La réponse à cette question réside peut-être dans le deuxième membre de l'antithèse dont le sens devrait éclairer celui du premier, c'est du moins ce qu'on pourrait espérer. Comment comprendre donc : "les délices surhumains des stations", dans chacune des deux hypothèses mentionnées précédemment ?
     1e hypothèse :
     Dans le cadre de la première hypothèse (le charme fuyant des lieux), on ne voit absolument pas ce que pourrait signifier le second membre de phrase, quel sens, opposé ou complémentaire, on pourrait lui accorder. Le mot "stations", en effet, désigne une posture stable, un arrêt, dans un lieu déterminé. Le deuxième membre de la phrase valide donc indiscutablement l'antithèse : lieux en mouvement / lieux immobiles, c'est à dire la seconde hypothèse. C'est sans doute pour cette raison que les préparateurs de l'édition Vanier ont choisi cette deuxième lecture et qu'ils ont "corrigé" "fuyant" en "fuyants", graphie plus adaptée à cette interprétation.
     2e hypothèse :
     Dans le cadre de cette seconde hypothèse, donc, que sont les "stations" aux "délices surhumains" ? 
    
Il y aurait une première interprétation possible, générale et un peu convenue. Rimbaud aurait pu vouloir dire ceci : avec la vie, l'homme reçoit de son bon Génie l'"immensité de l'univers" (alinéa 6), don primordial qui lui procure des plaisirs intenses, véritablement ensorceleurs ("charmes"), que nous expérimentons dans nos voyages et, plus intensément peut-être, dans la contemplation immobile de la nature qui nous procure des "délices surhumains". 
     Mais il faut bien convenir que le mot "stations", dans le cadre de l'interprétation ferroviaire pour laquelle nous avons opté, évoque irrésistiblement aussi les stations de chemin de fer.
Rimbaud aurait-il eu l'idée cocasse (c'est peu dire) de vanter le charme des stations de chemin de fer ? David Ducoffre semble le penser car il évoque ici cette strophe énigmatique d'un poème de 1872 intitulé "Plates-bandes d'amarante" :

       La Juliette, ça rappelle l'Henriette,
Charmante station du chemin de fer,
Au cœur d'un mont, comme au fond d'un verger
Où mille diables bleus dansent dans l'air !

     Michel Murat, qui fait le même rapprochement, semble partager cette interprétation tout en lui attribuant une signification codée. Le "délice surhumain des stations", écrit-il, "superpose aux 'auberges vertes' l'image d'une via crucis érotique." (op. cit. p.417). Cette glose un peu baroque est intéressante. L''expression "délice surhumain des stations" est si lourdement hyperbolique qu'on est porté à y chercher une malice cachée, un effet de clin d'œil. Or, Verlaine et Rimbaud avaient coutume, dans leur correspondance comme dans leur poésie, de coder les allusions intimes au moyen d'un vocabulaire religieux. Une lettre de Verlaine à Rimbaud contient l'expression "chemin de croix" dans un sens dépourvu d'ambiguïté. La lettre est datée du 2 avril 1872, c'est-à-dire de l'époque où Rimbaud attend, non sans impatience, qu'on mette fin à son exil "martyrique" à Charleville et qu'on le rappelle à Paris afin d'y reprendre la vie commune interrompue : "Mais quand diable commencerons-nous ce chemin de croix, hein ?" s'écrie Verlaine, en soulignant l'expression à décoder. Michel Murat rattache au même symbolisme la "Charmante station (du chemin de fer)" qui fait apparition dans le poème de 1872 (Michel Murat, op. cit. p.72-73). Car il est bien connu qu'un chemin de croix est composé de diverses "stations". Mais j'avoue mon incrédulité devant un échafaudage interprétatif aussi acrobatique.     

    Comme souvent, avec les textes de Rimbaud, le lecteur est écartelé entre diverses solutions toutes aussi plausibles, toutes aussi peu satisfaisantes. Au point qu'on en vient à se demander s'il ne faut pas les conserver toutes ensemble. On se demande si Rimbaud, partant d'une idée simple (par exemple, ici, du "charme fugace" des spectacles de la nature) n'a pas ensuite complexifié à loisir l'idée initiale pour multiplier fausses pistes et vrais calembours. Par exemple, il aurait pu substituer "charme des lieux fuyant" à "charme fuyant des lieux" d'abord écrit, de manière à autoriser la double lecture de "fuyant". Cela, afin de faciliter l'invention d'un second terme de l'antithèse (puisque nous avons vu que l'antithèse choisie ne s'accorde qu'avec l'une des deux lectures de "fuyant" : la moins spontanée, la lectio dificilior), mais sans abandonner l'idée précédente, ce qui se serait produit s'il avait écrit "charme des lieux fuyants". Á cette première ambiguïté, il en aurait ensuite ajouté une seconde en exploitant délibérément le double ou même triple sens possible du mot "stations" : 1) contemplation statique, 2) station de chemin de fer, 3) via crucis érotique. De sorte que finalement, tous les sens se superposent sans s'annuler.  

  

Il est l'affection et l'avenir, la force et l'amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d'extase

       J'ai dit plus haut comment je comprenais la dialectique du présent et de l'avenir, de l'affection et de l'amour, du réel et du virtuel, dans cet alinéa. Je n'y reviens pas. 
     Un autre centre d'intérêt de cette deuxième phrase, c'est la dissociation qu'elle opère entre "il" et "nous". Si le "Génie" n'est rien d'autre que l'Homme, dans ses virtualités insuffisamment exploitées, pourquoi le peindre comme un dieu, projeté sur un ciel ainsi que dans une image pieuse ? Sans doute y a-t-il là une nouvelle ruse d'exposition préparant le démenti du quatrième alinéa, comme celles que nous avons déjà rencontrées. Mais il y a plus. En maintenant l'artifice traditionnel des religions qui consiste à incarner "la force et l'amour" dans une figure anthropomorphe et surhumaine (comme le fera après lui Nietzsche avec son "surhomme") Rimbaud souligne le paradoxe de l'athée qui, pour refuser la thèse consolante d'un bonheur parfait promis à l'homme, n'en est pas moins exposé au sentiment du manque, et en quête d'une "satisfaction essentielle" ("Conte") qu'il sait, par nature, impossible. Quel meilleur moyen d'exprimer cette idée que de peindre l'homme ainsi séparé, en quelque sorte, de lui-même : "Ô lui et nous !" (alinéa 11). Roger Munier résume bien la question lorsqu'il écrit :

"N'étant ni Dieu ni transcendance autre que celle qui nous habite et consume comme hommes, il ("Génie") n'est pas non plus la pure Absence où ont sombré les dieux. Il nous accompagne dans la distance, nous visite de sa distance, prenant ainsi, dans l'infini de sa clôture avec nous-mêmes, le relais des dieux." (op. cit. p.1183).

     L'allégorie des "drapeaux d'extase" dans "un ciel de tempête", par laquelle Rimbaud a choisi de représenter l'horizon fuyant du désir, démontre une fois de plus l'importance de la composante politique dans l'imaginaire rimbaldien. Plusieurs commentateurs, en effet, ont reconnu dans ces drapeaux ceux de la révolution : 

"'Ciel de tempête' et 'drapeaux d'extase' sont des expressions que Rimbaud emploie peut-être en songeant à la Commune, peut-être même en évoquant le 'drapeau rouge' des révolutionnaires, 'langue de feu, symbole de flamme !', écrivait Jules Vallès le 9 mars 1871 dans un article intitulé Le Drapeau rouge (dans Le Cri du peuple)." Suzanne Bernard, A.R., O.C., Classiques Garnier, 1961).

     D'autres optent pour un symbolisme plus général comme Roger Munier qui décrit cette cette image comme "une figure admirable qui passe en gloire à l'horizon" (op. cit.), sorte d'allégorie de l'idéal hors d'atteinte ("Génie nous dit l'impossible dans l'homme", selon cet auteur, ibid.). Notons que cette interprétation n'est pas exclusive de la précédente, elle est simplement plus large. 
     Claude Jeancolas (dans son édition commentée chez Textuel, 2000) voit, lui, ces "drapeaux" comme les "lambeaux" et les "déchirures" d'un ciel de tempête. Mais cette glose sans doute réductrice n'est pas nécessairement contradictoire, elle non plus, avec les précédentes, dans la mesure où l'allégorie, même si elle est essentiellement porteuse d'une signification symbolique, s'appuie toujours sur un substrat réaliste. Pourquoi pas celui-ci ?

 

Alinéa 2

Il est l'amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue,  :

     Le second alinéa reprend en partie l'idée du précédent (identification du "génie" à l'"amour") en y ajoutant un thème nouveau, que Rimbaud a traité dans une autre "illumination", celui de la "raison" : l'autre raison, qui n'est pas celle qu'on appelle d'habitude de ce nom, comme l'indique clairement le titre de ce texte : "À une Raison". Or cette autre raison a ceci de particulier qu'elle ne mesure pas les choses selon les critères de la logique courante mais selon le critère de l'amour (du "nouvel amour"). Ainsi, elle les mesure bien mieux pour l'homme, c'est pourquoi Rimbaud la définit comme "une mesure parfaite et réinventée", "merveilleuse et imprévue". 
     Comment raisonne la logique de l'amour ? Rimbaud entend probablement derrière ces formules ce que le mouvement socialiste de son temps revendiquait sous le slogan unificateur de la République sociale : à la logique ordinaire qui fait de la vie en société une jungle réglée par la concurrence économique et l'affrontement des ambitions, la logique de l'amour substitue les critères de l'égalité et de la fraternité (la promesse inaccomplie de 1789). C'est pourquoi, dans "À une Raison", le poète proclame en s'adressant à sa Raison qui, comme son Génie, est une sorte de divinité : 

"Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche."

C'est-à-dire la marche en avant de la révolution ! D'après Suzanne Bernard, Rimbaud aurait pu trouver ces idées chez ces "prophètes illuminés d'un nouvel ordre social" qu'étaient Fourier, le Père Enfantin, Quinet, Michelet, Louis Blanc, auteurs qu'il aurait lus abondamment à Charleville (note de son édition des Classiques Garnier sur "À une Raison").
    
Voilà pour l'aspect politique. Mais il y a aussi l'aspect métaphysique de la condition humaine. Sur ce plan aussi, la logique du nouvel amour renverse l'ordre des choses : elle apprend à l'homme à aimer son destin, sa condition imparfaite et mortelle, alors que la logique chrétienne fait tout pour les déprécier en faisant accroire à l'homme qu'il existe quelque part au ciel une vie éternelle, soustraite à l'emprise du Temps, bien préférable à la vie terrestre. C'est pourquoi, le poète d'"À une Raison" veut croire sa Raison nouvelle capable de changer son "lot" et d'écarter de lui les "fléaux" dont les prédicateurs chrétiens font planer la menace sur la tête des hommes : 

"Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps", te chantent ces enfants. "Élève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux" on t'en prie."

On va retrouver à peu près la même idée dans la deuxième partie de notre phrase : "et l'éternité : machine aimée des qualités fatales".

et l'éternité : machine aimée des qualités fatales :

     Un des attributs du "Génie" est l'"éternité" dans la mesure où il se confond pour Rimbaud avec la vie universelle, le monde, l'existence multi-séculaire de l'humanité. La fin de l'alinéa fera de nouveau allusion à "sa vie infinie". C'est l'idée classique de la pérennité de la nature. La seule éternité reconnue par l'athée est l'éternité de la matière, de l'espace et du temps. On connaît aussi, sur ce thème, le poème "L'Éternité". Rimbaud y déclare avoir "retrouvé" l'éternité (qu'il croyait avoir perdue avec la foi en Dieu). Il l'a retrouvée dans la vie harmonieuse des éléments ("la mer allée avec le soleil"), le renouvellement constant du cycle naturel : l'alternance de "la nuit si nulle" et du "jour en feu".
     On voit généralement dans la "machine" évoquée par le texte le mécanisme cosmique qui détermine le destin (fatum) des hommes. Les "qualités" concédées à chacun d'entre nous peuvent, à bon droit, être dites "fatales", étant aveuglément et inégalement réparties par le "fatum" entre les hommes. Pour Yves Bonnefoy, il s'agit là chez Rimbaud d'une réminiscence de la philosophie antique : 

"la raison, la mesure, la machine aimée qui apparaissent dans ce poème évoquent une image du monde très définie, celle du cosmos de la pensée grecque, dans laquelle le Bien se révèle identique à la mesure, l'âme du monde à ma machinerie éternelle et rigoureuse des astres, et l'amour à la découverte, au profond du règne sensible, du concert infini des nombres et de l'universelle raison [...]. L'amour nommé dans 'Génie', n'est-ce pas 'l'amor que muove il sole e l'altre stelle' l'âme motrice de ce soleil et de ces astres qui, eux-mêmes, dans leur mouvement réglé, sont la raison suprême de tout, même de nos facultés et de nos destins machine aimée des qualités fatales ?" (op. cit. p.150-151).

     On remarquera dans cette conception harmonieuse du monde la réciprocité parfaite de l'amour : l'homme, en aimant le sort qui lui est fait par le destin (machine aimée des qualités fatales) s'acquitte, en quelque sorte, à l'égard du génie du monde, de l'amour qu'il a reçu de lui avec le don de la vie. Étiemble a probablement raison de voir dans cette formule une "transposition un peu tarabiscotée de l' 'amor fati'" (op. cit. p.81). La sagesse antique désignait ainsi (littéralement : 'amour du destin') la capacité d'approbation de l'existence, malgré les souffrances et le caractère tragique de la vie. Rimbaud semble bien reprendre ici cette valeur qu'il oppose implicitement à la tendance judéo-chrétienne à se réfugier dans un bonheur illusoire (religion, idéalisme).

Nous avons tous eu l'épouvante de sa concession et de la nôtre : ô jouissance de notre santé, élan de nos facultés, affection égoïste et passion pour lui, :

     Selon Pierre Brunel, l'épouvante "paraît naître de la distinction entre ce qui revient en propre au Génie et ce qui nous est concédé" (op. cit. p.723). Cette glose obscure est ce que j'ai trouvé de plus éclairant concernant ce passage, car la critique est ici généralement avare de commentaires. 
     Notre "concession", ce qui est concédé à chacun d'entre nous, c'est notre destin, ce qui sera notre lot dans la vie : "le Génie, écrit Albert Py, qui est peut-être en dernière analyse le Génie de l'humanité, nous révèle par les dons qu'il nous fait notre propre capacité d'être heureux et d'être puissant" (éd. critique p.226). Mais cette explication, qui va de soi, ne permet guère de comprendre la distinction que semble faire Rimbaud entre "sa concession" et "la nôtre".
     S'agit-il de distinguer les "facultés" générales de l'humanité (la "concession" faite au Génie) et celles que chacun de nous a reçues en partage (notre "concession" particulière) et par lesquelles il participe au Génie universel. Celles de Rimbaud lui-même, ici, peut-être, en l'occurrence, selon qu'on interprète "nous" comme un pronom pluriel ou un substitut de "je" ? Telle est l'interprétation d'Atle Kittang, qui voit dans ce passage une identification de l'énonciateur au Génie célébré par le texte :

"Ici se produit un rapprochement curieux entre l'objet du portrait hymnique et le sujet poétique. Les termes et les valeurs jusqu'ici attachés au Génie (dynamisme et perfection érotique), reviennent à présent comme des qualifications de "nous". Objet d'une véritable auto-adoration ("ô jouissance de notre santé"), le sujet poétique hyperbolisé tend ainsi à se dissoudre dans la même machine textuelle que son objet." (op. cit. p.224).

     Ou bien, alors, s'agit-il de différencier "sa concession" (celle qui nous est octroyée par le Génie) et "la nôtre" (celle dont les principales composantes sont énumérées après les deux points : "notre santé" / "nos facultés"). N'est-ce donc pas la même concession, celle que nous fait le destin et celle qui découle de "nos facultés" ? Rimbaud ne semble pas le voir ainsi. D'autant que cette première distinction est relayée (expliquée peut-être), à la fin de la phrase, par une autre étrange antithèse : celle qui oppose en chacun d'entre nous "affection égoïste" et "passion pour lui". Nous n'avons pas deux destins différents, l'un qui nous serait octroyé, qui donc ne dépendrait pas de nous, l'autre qui ne dépendrait que de nos propres forces physiques et morales ! C'est bien ce que suggère Rimbaud, néanmoins, et, à la réflexion, on peut comprendre ce qu'il veut dire. 
     L'homme qui se demande anxieusement de quoi son destin sera fait (et l'adolescence est, par excellence, le moment de la vie où cette interrogation est la plus intense) prend en considération ses propres virtualités qui, avec les yeux de l'amour propre (l'"affection égoïste" dont parle le texte), lui paraissent illimitées. Mais il sait aussi qu'il lui faudra accepter certaines limites, abandonner certains de ses rêves, bref : faire des choix, qu'il vivra comme autant de mutilations, comme autant de déceptions par rapport aux espoirs démesurés inspirés par son "affection égoïste". Il faudra pourtant l'accepter, ce destin, c'est-à-dire l'aimer, par "passion pour lui". Et c'est cette perspective, précisément, qui génère "l'épouvante" de celui qui s'interroge sur ce que sera sa vie (son "Angoisse" dit le titre d'une autre Illumination consacrée au même thème). 

lui qui nous aime pour sa vie infinie :

     Cette formule, écrit Étiemble, "ne peut vouloir dire que : lui qui nous aime pour la vie (sa vie à lui étant infinie)" (op.cit. p.65). Autrement dit, Rimbaud évite à la fois l'idée chrétienne de la vie éternelle promise à l'homme (ce n'est pas l'homme mais le 'génie' qui est crédité d'une vie infinie) et la banalité d'une formule du genre "lui qui nous aime pour toujours". 

 

Alinéa 3

Et nous nous le rappelons et il voyage... :

     Continuant l'évocation du bon génie des hommes sur le mode d'un récit allégorique, Rimbaud fait maintenant de son personnage un voyageur, quelqu'un donc dont la présence est intermittente et que l'on pourrait oublier si l'on ne faisait pas effort pour se le rappeler. "La mobilité du Génie est celle d'un voyageur (la comparaison avec Nietzsche est encore une fois tentante)" note Pierre Brunel (op. cit. p.730). Margaret Davies suggère de son côté une certaine analogie entre cette mobilité du Génie et celle de l'Esprit dans la parabole célèbre de l'Évangile : "L'Esprit souffle où il veut, tu ne peux pas savoir ni d'où il vient ni où il va." (Jean 3, 8). L'idée, de fait, est la même : c'est celle des hauts et des bas de l'existence, des moments de doute et de découragement vécus par celui qui se croit abandonné par la Providence (dans une optique religieuse) ou par la chance (dans une optique matérialiste). Idée du hasard souverain : l'autre Raison qui s'incarne dans le Génie n'est elle pas "une raison merveilleuse et imprévue", d'après l'alinéa précédent ? Aussi l'homme doit-il être vigilant, disponible, à l'écoute de son Dieu, de sa Chance. La suite de la phrase apporte un contenu plus précis à cette idée générale.

Et si l'Adoration s'en va, sonne, sa Promesse, sonne : "Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C'est cette époque-ci qui a sombré !" :

    L'Adoration avec un A majuscule continue à faire référence au discours chrétien : c'est l'amour réservé à Dieu seul (au Christ, notamment, dans la culture chrétienne : voir l'Adoration des Rois mages de Botticelli ou Rubens, l'Adoration des bergers de Poussin, l'Adoration de l'Agneau mystique de Van Eyck, etc.). "L'Adoration s'en va", doit-on comprendre sans doute, quand le Génie "voyage" . Et c'est le moment, naturellement, où nous nous rappelons sa promesse, cette promesse qu'il semble avoir oubliée en nous abandonnant ou que nous pourrions oublier parce qu'il nous a abandonnés (certains commentateurs, cependant, interprètent différemment cette phrase ; ils comprennent : quand la Foi s'en va, quand Dieu est mort, la Promesse renaît sous la forme du Génie). 
     La nature de cette promesse, telle qu'elle est rapportée entre guillemets, ne laisse aucun doute sur la signification réelle du texte : derrière les apparences d'un discours religieux, c'est une profession de foi rationaliste et révolutionnaire qu'il faut entendre. La promesse dont il s'agit ici, c'est l'éradication des "superstitions" (c'est-à-dire probablement, pour Rimbaud, du christianisme), la libération des sens ("les "anciens corps" sont rejetés au profit du "nouveau corps amoureux" de Being Beauteous" commente Pierre Brunel), la fin du mariage et du culte bourgeois de la famille ("ces ménages"), la rupture avec le passé ("et ces âges"). Cette Promesse n'est évidemment pas celle du Christ mais celle des "Lumières" dans la version radicale qu'a pu en véhiculer la gauche communarde. Cette promesse n'a pas été tenue : le Génie qui la portait s'est éloigné avec le souvenir des révolutions écrasées ou trahies (notamment la Commune de 1871). Il est bien temps de nous la rappeler.
     Alors, si vivace est resté en lui l'espoir soulevé par cette promesse qu'il arrache au poète une imprécation véhémente : "Arrière ces superstitions, etc." (qui rappelle la célèbre formule d'exorcisme Vade retro Satanas). La phrase est rendue particulièrement expressive par la répétition du verbe "sonner" et la proliférante allitération en /s/ :

Et si l'Adoration s'en va, sonne, sa Promesse, sonne : "Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C'est cette époque-ci qui a sombré !"

La phrase "sonne", dit Margaret Davies, "avec cet effet extraordinaire d'un écho sibillant qui se répercute à travers les espaces infinis" (op. cit. p.58). On remarquera en outre les entorses volontaires à la norme linguistique que sont l'antéposition du verbe par rapport à son sujet (le premier "sonne") et la virgule qui sépare le sujet "sa Promesse" de son verbe (le second "sonne"). Ces anomalies s'expliquent, à l'évidence, par la volonté d'imposer à la phrase un rythme saccadé, pour imiter un tintement de cloche. Ruud Verwaal (op. cit. p.82) note aussi de façon intéressante la scansion rythmique décroissante qui génère un effet croissant de staccato dans la diction de la formule d'imprécation :

ces superstitions (5), ces anciens corps (4), ces ménages (3) [et] ces âges (2).

     Enfin, Rimbaud tient à le préciser : "C'est cette époque-ci qui a sombré !" Autrement dit, nous avons perdu une bataille, pas la guerre. Une époque nouvelle s'ouvre. Il est encore temps de rappeler à nous le Génie, de nous rappeler sa Promesse, de relever (pour employer un terme que Rimbaud affectionne) notre Chance.

    La lecture philosophico-politique que je viens de proposer n'est pas la seule possible. Cet alinéa 3 se prête particulièrement bien à une interprétation autobiographique que beaucoup de critiques n'ont pas manqué de formuler. À l'instar d'Albert Py, ils ont estimé que les expressions "anciens corps, ménages, s'expliquent par référence à l'aventure verlainienne" (op.cit. p.226). "Lorsque Rimbaud emploie âges (au pluriel) pour parler de lui-même, écrit Antoine Fongaro en commentant "Matinée d'ivresse", ce mot a presque le sens qu'il donne à saisons, c'est-à-dire : période. C'est très clair dans la phrase de "Génie", où ménages est une allusion directe au drôle de ménage de "Vierge folle"" (De la lettre à l'esprit, Champion, 2004, p.168). L'"époque" qui a "sombré" pourrait donc être, dans le cadre de cette interprétation, celle de la relation avec Verlaine. C'est manifestement ce que suggère Margaret Davies (op. cit. p.59). Faut-il opposer cette lecture du texte à la précédente ? Je ne le crois pas : Rimbaud, dans nombre de ses textes, met en parallèle ses tentatives de libération personnelles comme ses échecs avec ceux de la Commune, ou même, plus généralement, avec telles expériences historiques ou mythiques de l'humanité (voir par exemple "Après le Déluge").    

 

Alinéa 4

Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel, il n'accomplira pas la rédemption des colères de femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce pêché : car c'est fait, lui étant, et étant aimé.

     Le quatrième alinéa est un maillon essentiel du texte. Étiemble note d'ailleurs avec justesse la puissance oratoire que confère à cette phrase le jeu de ce qu'il appelle des "paragrammes", c'est-à-dire les échos phonétiques, les assonances et les allitérations. Le passage constitue selon lui "l'ensemble paragrammatique le plus éclatant de ce poème", qui n'en manque pas. Et il cite : "Il/il/il ; s'en/scen ; pas/pas/pas ; ra/ra/ra/ ; re[descendra]/ré[demption] ; -mmes/-mmes ; d'/des/de/des/des/de ; étant/étant." 
     Nous avons montré que jusqu'ici, Rimbaud pratiquait systématiquement une écriture mystificatrice en déguisant ses idées sous l'apparence d'un hymne christique. L'ambiguïté est maintenue avec constance jusqu'à cet alinéa 4 où Rimbaud oppose clairement son Génie au Christ de la tradition chrétienne. C'est, bien sûr, ce dernier qui s'en est allé au moment de sa résurrection et, comme l'écrit Antoine Adam, le syntagme "il ne redescendra pas d'un ciel" constitue une "allusion claire au retour du Christ à la fin des temps" (op. cit. p.1020). Margaret Davies souligne à juste titre l'effet "franchement dérisoire" obtenu par l'emploi de "l'article indéfini "un ciel", ce qui met en doute jusqu'à son existence" (op. cit. p.60). 
     C'est encore au Christ "rédempteur" que Rimbaud oppose son Génie dans la suite de la phrase. Il est amusant, ici, d'observer que Rimbaud, pour évoquer le mal accompli sur la terre ("tout ce pêché"), emprunte ses exemples concrets à la sphère des rapports entre hommes et femmes, signe que les interdits de la morale chrétienne portant sur la sexualité, l'engagement de l'Église en faveur du mariage et de la famille, entraient pour une part essentielle dans sa révolte contre sa "sale éducation d'enfance" (L'Éclair). Étiemble a raison de noter la dissymétrie du groupe binaire "des colères de femmes et des gaîtés des hommes", en estimant que l'emploi de "de" dans le premier groupe donne au complément la valeur d'une épithète de nature, porteuse d'une certaine connotation misogyne. Rimbaud juge plus sévèrement, manifestement, les "colères de femmes" que les "gaîtés des hommes". Par contre, j'ai peine à suivre Étiemble lorsque, emporté par son raisonnement, il va jusqu'à dire qu'il n'y a, dans ce dernier syntagme, rien de péjoratif : "rien à voir avec les propos grivois ou graveleux d'hommes entre soi." Et quoi d'autre, alors ? Bien sûr que c'est de cela que parle Rimbaud, ici. Simplement, ces "gaîtés des hommes", Rimbaud, semble-t-il, les excuse davantage qu'il ne comprend les "colères de femmes".
     Je ne suis pas grand théologien mais je crois savoir que, dans le dogme chrétien, le Christ a été envoyé par Dieu sur terre pour sauver l'humanité du pêché originel et lui porter la promesse de la vie éternelle, à condition toutefois qu'il montre son amour pour son Rédempteur en suivant sa parole. On peut donc dire que grâce à la venue de Jésus, nous sommes sauvés, "car c'est fait, lui étant, et étant aimé". La phrase de Rimbaud indique donc avec précision les deux conditions du salut de l'homme qu'on lui a apprises au catéchisme : le sacrifice du Christ pour nous et notre amour pour lui. Venant après ce qui précède, on ne peut voir là qu'un trait parodique. Albert Py (op.cit. p.228-229) voit dans cette parodie une critique de la duplicité du christianisme qui annonce aux hommes que la venue du Christ les a sauvés mais qui soumet quand même cette rédemption à une condition supplémentaire, l'observation de la morale et de la religion, remettant de ce fait son salut au Jugement dernier ? C'est la seule glose vraiment éclairante que j'aie trouvée de ce passage :

"Immanent et immédiat, bien différent du Rédempteur dont les chrétiens attendent le retour [je souligne] c'est par l'efficace d'un amour présent et suffisant qu'il (le Génie de Rimbaud) opère la transfiguration de l'humanité ; il suffit que l'homme s'ouvre à toutes ses possibilités d'homme, en un élan d'amour vers ce qu'il y a en lui de plus haut : car c'est fait, lui étant, et étant aimé. Présent de l'accomplissement, magnifiques ablatifs absolus, Rimbaud parle la langue péremptoire de la promesse tenue."

     L'intérêt de cette glose, c'est qu'elle retrouve l'idée du premier alinéa, cette idée que le Génie est "l'affection et le présent", le refus en quelque sorte de toute doctrine qui rejetterait dans un futur incertain le moment de la "satisfaction essentielle" ("Conte"). Elle tend à démontrer que cette idée de conjuguer l'utopie au présent est une idée-clé du texte : il y a dans le principe même de la vie et dans les dons naturels de l'espèce un "amour présent et suffisant", comme dit Albert Py, pour que l'homme puisse s'y accomplir. 
    
Mais encore faut-il que nous sachions, comme Rimbaud nous y exhortera dans le dernier alinéa du poème, actualiser cet héritage. De telle sorte que Rimbaud n'échappe pas à la double condition que le christianisme met au salut de l'homme. Il faut que l'homme, dans un sens, soit sauvé depuis toujours, et c'est le rôle des formulations au passé composé (valeur aspectuelle de l'accompli, comme disent les grammairiens) de nous en assurer (du "il a fait la maison ouverte" du premier alinéa au "Il nous a connus tous et nous a tous aimés" du dernier). Mais il faut aussi que nous sachions actualiser cette promesse que nous avons en nous dans la lutte de tous les jours, afin de pouvoir demain peut-être ... (et c'est la fonction des futurs du texte de suggérer cette réalisation finale de l'Utopie). Dans un sens, donc, le mythe rimbaldien du Génie consiste à substituer une téléologie profane à la téléologie du christianisme. 

 

Alinéa 5

Ô ses souffles, ses têtes, ses courses ; la terrible célérité de la perfection des formes et de l'action. :

     C'est ici que s'enclenche la partie la plus incantatoire de l'hymne, avec la série anaphorique des "Ô" exprimant l'admiration du poète pour les facultés de l'espèce humaine ("Ô ses souffles, ses têtes, ses courses ; la terrible célérité de la perfection des formes et de l'action. / Ô fécondité de l'esprit et immensité de l'univers !"), son aptitude à se libérer des vieux tabous pesant sur le corps (Son corps ! le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle !), des anciennes servitudes ("Sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite"), etc.
     Mais il faut étudier cela de manière plus détaillée.
     La première remarque qui s'impose est que l'être célébré par le poème est un génie à plusieurs "têtes". 

"On entrevoit un personnage d'épopée, réunissant en lui toute une foule d'hommes empressés, rapides, ingénieux, ardents à transformer l'univers entier (§5 et 6), un pas qui est la marche de la caravane humaine et donne leur sens aux migrations désordonnées dont il est question dans Mauvais sang et dans Délires II, un regard (sa vue) dont la clarté raisonnable dissipe toutes les superstitions et fait triompher aujourd'hui un avenir d'harmonie et de lumière ; par un jeu de mots puissant, son jour associe l'idée d'avènement et celle de lumière." (Albert Py, op. cit. p.229) 

     Il est difficile de ne pas adhérer à cette paraphrase du passage que nous abordons maintenant.
     En ce qui concerne l'alinéa 5, Albert Py attribue justement les pluriels insistants du texte à une volonté rimbaldienne de conférer une identité collective au Génie et de livrer au lecteur une sorte d'épopée de l'humanité. On notera aussi l'énergie qui se dégage tant des rythmes sonores (ses/ses/ses ; de/des/de ; te(rrible)/(céléri)té ; (perfe)ction/(a)ction) que des choix lexicaux (l'idée de vitesse, notamment, à travers "courses" et "célérité").
     L'interprétation de détail est cependant assez problématique. Il semble que Rimbaud ait été guidé dans le choix des images par une double admiration pour l'artiste et pour l'homme d'action : la "célérité de la perfection des formes", par exemple, pourrait éventuellement désigner l'habileté de l'artiste. Margaret Davies, voit dans le mot souffles "le vent de l'inspiration qui souffle où il veut" (op. cit. p.60). Mais Pierre Brunel rattache ce même terme à l'idée de l'action : "L'élan du génie est celui de l'athlète, du coureur emporté par son élan. Les pluriels sont l'indice d'une multiplication des efforts, mais aussi d'une façon épique de les représenter [...] Le corps en tout cas est mis en valeur." (op. cit. p.731-732). 
     J'ai du mal à comprendre pourquoi le poète trouve ces facultés de l'homme "terribles". Du moins si Rimbaud, comme c'est probable, emploie ce mot dans son sens propre de "redoutable", "effrayant" et pas comme un simple superlatif. Faut-il y voir déjà cette idée de "violence nouvelle" que Rimbaud, à l'alinéa 7, associe aux moments de "grâce" où l'homme prend conscience de la force qui réside en lui-même et parvient à "dégager" ses sens, "son corps" ? C'est ce que suggère Pierre Brunel lorsqu'il écrit : "La vision précédente du corps dans son élan est une parfaite image d'un tel dégagement" (op. cit. p.732).    

 

Alinéa 6

Ô fécondité de l'esprit et immensité de l'univers ! :

     Malgré l'apparence, les énumérations rimbaldiennes ne se développent pas de façon désordonnée. Ainsi, nous retrouvons ici, semble-t-il, le schéma binaire qui présidait au précédent alinéa. L'"immensité de l'univers" reprend l'idée des "courses" et de l'"action" : c'est l'image du monde comme terrain d'aventures, d'explorations, de découvertes, de voyages, espace offert à l'homme pour y accomplir sa liberté sur le plan de l'agir. La "fécondité de l'esprit", c'est l'éloge des facultés créatrices de l'homme, que l'on peut donc rapprocher du thème de "la perfection des formes", même si on peut penser que l'allusion ne vise pas ici seulement le génie artistique, mais aussi les potentialités de progrès et de renouvellement permanent démontrées par l'humanité dans les domaines de la science, de la philosophie, de la politique, de la pensée en général. Le tout, pensée et action réunies, constituant la capacité de l'Homme à "transformer l'univers entier" (Albert Py). 

 

Alinéa 7

Son corps ! le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle ! :

     Cet alinéa a reçu des interprétations multiples et souvent, à mon avis, inutilement complexes, car la récurrence du thème du "dégagement" dans les poèmes de Rimbaud facilite grandement l'exégèse. 
     Que veut dire tout d'abord Rimbaud lorsqu'il évoque le "corps" du Génie ? Sans doute que cet essentiel ou ce virtuel humain dont le "Génie" est l'allégorie se révèle parfois à nous ou s'accomplit en nous physiquement, dans notre corps. Mais cela ne se produit que dans certaines circonstances privilégiées, moments de "grâce" qui provoquent une rupture dans la vie de nos sens : un "dérèglement de tous les sens", disait la lettre du 13 mai 1871. Ainsi Rimbaud mentionne-t-il, dans cette célébration à l'envers de la poésie qu'est "Solde", "l'occasion, unique, [qu'elle nous offre] de dégager nos sens !" 
     Nous ne devons pas nous étonner qu'il y ait quelque chose de violent dans cette expérience de l'ivresse des sens (elle est "croisée de violence nouvelle" nous dit le poète, c'est-à-dire mêlée, doublée de violence nouvelle). Car il en est souvent ainsi chez Rimbaud : dans "Barbare", par exemple, c'est une éruption volcanique (toute symbolique) qui provoque une sensation de douce euphorie ; dans "Métropolitain", l'image d'une mêlée amoureuse se superpose à celle d'une émeute "parmi les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums pourpres du soleil des pôles". L'apparition d'un terme comme "brisement" s'explique donc sans difficulté. Il a sans doute séduit Rimbaud par les connotations multiples qu'il suscite (et que la critique a depuis longtemps signalées) : il exprime d'abord la soudaineté et la brutalité de cette fracture qu'introduit tout moment de grâce dans la monotonie de la vie ; il peut évoquer une vague qui se brise, image qui unit en elle la grâce de la courbe et l'idée de la rupture ; il suggère une association immédiate avec l'expression "briser la glace" ; enfin, il renforce par son phonétisme l'allitération br/gr/cr/ dont il est inutile, je pense, de commenter davantage la vertu imitative. 
     Resterait à expliquer pourquoi Rimbaud parle d'une "violence nouvelle" : c'est bien sûr parce qu'elle est une expérience du Nouveau, elle nous libère à un double niveau corporel et social. En nous permettant d'échapper à la routine de nos sens, en nous soulevant de terre vers l'Inconnu, le "dégagement rêvé" nous projette aussi hors de la vie commune, comme le dit un autre poème de Rimbaud (L'Éternité), toujours à l'aide du même verbe "dégager" :

Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.

 

Alinéa 8

Sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite :

     Rimbaud joue ici sur deux sens possibles du mot "vue" : la faculté de voir, au sens physique et ordinaire du terme, et l'intuition de l'avenir propre au visionnaire. Le premier de ces deux sens s'inscrit dans la description anthropomorphique du "Génie", le second prépare, dans la suite de l'alinéa, l'évocation prophétique de l'avènement des lumières.
     Le mot "agenouillages" est un néologisme où le suffixe -age possède une valeur péjorative. Il désigne naturellement les oppressions politiques et religieuses subies par l'homme au cours des siècles.
     Dans le manuscrit, on constate que le mot "relevées" a été corrigé en "relevés", et souligné. La correction semble émaner du préparateur de l'édition Vanier de 1895, ce qui a conduit Antoine Adam, dans la deuxième édition de La Pléiade, à rétablir le féminin. Cependant, toutes les éditions récentes proposent le mot au masculin (et en italiques), solution plus conforme au sens du texte. On admet généralement que Rimbaud a voulu jouer sur deux sens différents du verbe "relever" dans le contexte : celui de "redresser", "remettre debout" lorsque le participe qualifie "les agenouillages", celui de "supprimées" lorsqu'il se rapporte à "peines". Rimbaud aurait cependant accordé le participe au féminin conformément à l'usage observé par le latin en pareil cas, mais il aurait souligné le mot pour attirer l'attention du lecteur sur les finesses de l'expression :

"Attention, lecteur inattentif ! dirait Arthur Rimbaud, selon Étiemble. Ce sont bien les 'agenouillages' et les 'peines' qui sont 'relevées' (selon le latin) ou 'relevés' (selon les normes du français). Je veux signifier que 'relevés' (ou 'relevées') doit s'entendre au sens matériel du terme surtout dans le cas d' 'agenouillages', et un peu au sens moral peut-être, mais au sens juridique pour 'peines' (avec jeu surajouté sur les sens possibles de 'peines', les seules peines juridiques étant de nature à être en français 'relevées') : car les péchés sont 'remis'." (op. cit. p.72).

 

     Allant dans le même sens, David Ducoffre signale que d'autres poèmes des Illuminations accordent une signification "révolutionnaire" au verbe "lever" et à ses dérivés, ou à l'adjectif "nouveau" et à son antonyme : "Comme dans 'À une Raison' ("levée"-"Élève"), 'Après le Déluge' ("rassise"-"relevez"), et bien d'autres de ses écrits, Rimbaud prête un sens métaphorique révolutionnaire aux termes "relevés", "nouveau" et "ancien" : "anciens corps", "violence nouvelle", "anciennes invasions", "malheurs nouveaux"." (op. cit. p.198).

Alinéa 9

Son jour ! abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus intense :

     Comme l'indique Albert Py (voir plus haut), le mot "jour" a ici un double sens. Il est l'équivalent de la métaphore classique des "lumières" et, en même temps, il implique l'idée d'un avènement : le jour qui verra triompher le bonheur et l'harmonie parmi les hommes sera le jour de triomphe du Génie, "son jour". Le mot "abolition" ("mot révolutionnaire par excellence" commente Michel Murat, op.cit, p.417) évoque le résultat  instantané d'un acte juridique ou d'un coup de baguette magique. On est manifestement là dans l'utopie du "Grand soir". 

"Ici encore, comme dans 'À une Raison', note Suzanne Bernard, Rimbaud rend concrète l'idée d'harmonie en parlant de musique" (A.R., O.C., Classiques Garnier, 1961).

     L'ensemble des commentateurs, à sa suite, rappelle le goût récurrent de Rimbaud pour l'analogie musicale, dès qu'il s'agit d'évoquer le bonheur. Dans  "À une Raison" notamment, il joue sur les deux usages possibles du mot harmonie : le sens que possède ce mot dans le langage musical et celui de l'accord unissant les éléments de la nature dans la vision classique du cosmos (ou encore celui unissant l'homme à la nature ou l'homme à l'homme dans la société) : 

"Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie." 

Dans "Matinée d'ivresse", l'ivresse est une "fanfare atroce" qui entraîne le poète dans une expérience "féerique" jusqu'à l'inévitable "tournant" qui rétablira "l'ancienne inharmonie". Dans "Génie", Rimbaud semble déduire de sa comparaison habituelle entre bonheur et harmonie la notion contraire et, à vrai dire, assez insolite de "souffrances sonores et mouvantes".
     Suzanne Bernard note à juste titre que cette conception utopique de l'avenir, qui pourrait donner raison à ceux qui parlent de positivisme et d'illuminisme progressiste à propos de ce poème, est contredite, plus loin dans le texte, par l'alinéa 12. 

 

Alinéa 10

Son pas ! les migrations plus énormes que les anciennes invasions. :

     Il y a chez Rimbaud, indubitablement, une foi dans le progrès : philosophie spontanée que le poète entoure de réserves et soumet à une ironie constante, comme tout ce qui sort de sa bouche, mais indéniable cependant : "La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ? C'est la vision des nombres. Nous allons à l'Esprit. C'est très certain, c'est oracle, ce que je dis." ("Mauvais sang"). Une des racines de cette foi réside dans la fascination du voyage et de l'aventure : " Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n'a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents " (Délires II). Un des symptômes de cette fascination est la posture ambivalente de Rimbaud face au fait colonial, dénoncé clairement dans "Démocratie", mais de façon plus ambiguë dans "Mouvement", où Rimbaud se montre sensible au progrès que constitue la croissante mobilité des hommes dans un monde unifié par les moyens de communication rapides :

Ce sont les conquérants du monde
Cherchant la fortune chimique personnelle ;
Le sport et le comfort voyagent avec eux ;
Ils emmènent l'éducation
Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau.    

Tout ce mouvement à la surface du globe, qui ouvre l'espace au désir de découverte et de conquête des hommes, c'est, nous dit Rimbaud, "son pas", le pas du Génie.

Alinéa 11

Ô Lui et nous ! l'orgueil plus bienveillant que les charités perdues.

     "L'orgueil (qui exalte l'homme), commente Suzanne Bernard, est plus bienveillant que les charités anciennes (désormais perdues) qui l'abaissent". L'amour du Génie pour les hommes ("Ô Lui et nous !") ne leur enseigne pas la charité, contrairement à celui de Jésus qui prêchait l'amour du prochain comme meilleur moyen, pour le croyant, de mériter son salut. L'amour du Génie pour les hommes consiste seulement en ceci qu'il leur fait prendre conscience de leur force. Dans ce sens, il leur enseigne l'orgueil. L'orgueil est "bienveillant" à ceux auxquels il se montre dans la mesure où il leur révèle la possibilité de s'accomplir en tant qu'hommes, il leur en donne l'exemple, il les entraîne dans cette voie. 
     Mais la révélation, par le Génie, de leur force provoque chez les faibles humains "l'épouvante de sa concession et de la nôtre". Une épouvante qui est, par exemple, celle de la Vierge folle face à la "charité merveilleuse" que prétend lui témoigner l'Époux infernal ou celle du "pitoyable frère" de "Vagabonds" face à celui qui avait "en toute sincérité d'esprit, pris l'engagement de le rendre à son état primitif de fils du soleil". Verlaine qui, au moment où notre poète mettait la dernière main aux Illuminations, se convertissait en prison à la foi catholique la plus orthodoxe ("Mon Dieu m'a dit : mon fils, il faut m'aimer / Vois mes plaies etc.") fut par excellence aux yeux de Rimbaud l'homme qui a refusé la grâce du Génie. Il a été incapable de se détacher de ce "ménage" des anciens "âges" qui le liait à une certaine Princesse Souris, incapable de poursuivre jusqu'au bout la quête du lieu et de la formule. Significativement, Verlaine, dans un poème de l'automne 1875 ("Malheureux, tous les dons.."), adresse en quelque sorte à Rimbaud le reproche inverse : sa soumission à l'air du temps, notamment son athéisme et son culte de "la Science".

Malheureux, toi Français, toi Chrétien, quel dommage !
Mais tu vas, la pensée obscure de l’image
D’un bonheur qu’il te faut immédiat, étant
Athée (avec la foule !) et jaloux de l’instant,
Tout appétit parmi ces appétits féroces,
Épris de la fadaise actuelle, mots, noces
Et festins, la « Science », et « l’esprit de Paris »,
Tu vas magnifiant ce par quoi tu péris,
Imbécile ! et niant le soleil qui t’aveugle !
Tout ce que les temps ont de bête paît et beugle
Dans ta cervelle, ainsi qu’un troupeau dans un pré,
Et les vices de tout le monde ont émigré
Pour ton sang dont le fer lâchement s’étiole.

     D'une certaine manière, donc, le face à face entre le Christ et le Génie qu'orchestre Rimbaud, au profit du second, dans son poème, est la transposition sur un plan ontologique du conflit qui l'a opposé à Verlaine, tel qu'il le narre dans son oeuvre. C'est pourquoi on ne peut pas reprocher à Jean-Luc Steinmetz, dans le commentaire de ce passage du poème qu'il esquisse en l'un de ses articles ("La Cruelle Charité d'Arthur Rimbaud"), d'attribuer à l'individu Rimbaud lui-même ce qu'il appelle la "posture géniale". S'inscrivant manifestement dans le prolongement de la thèse d'Yves Bonnefoy sur "l'entreprise de charité" qu'aurait conçue Rimbaud à l'égard de Verlaine (op. cit. p.89 et sqq.), Jean-Luc Steinmetz y définit la "posture géniale" comme un "dévouement cruel" : 

"Rimbaud, conscient des révolutions qu'il propose, sans jamais les imbriquer dans un système fermé, donne provisoirement la solution de la posture géniale : "l'orgueil plus bienveillant que les charités perdues" [...]. Le Génie — Rimbaud l'affirme — "nous aime pour sa vie infinie". "Il nous a connu tous et nous a tous aimés." Or ce n'est pas le respect humain qu'il a transmis. Ni condescendance ni pitié ni emprise érotique. Dans une opération de dépassement, il a simplement désigné aux autres une percée, une ouverture, l'absence même où se tient la vraie vie, feu continu d'éternité mobile. Son amour reste sans intérêt pour lui, sans retour — et ne suppose pas de notre part la moindre réciprocité. Toute charité ici n'a plus cours — vision d'une époque périmée. Seul l'orgueil du Génie manifeste aujourd'hui une bienveillance. Comprenons bien que l'Ouverture pratiquée par Rimbaud dans "l'azur qui est du noir" ne peut se faire sans cruauté. Nous atteignons alors l'antipode du sentiment charitable. Nous ne sommes pourtant pas radicalement éloignés du don. [...] Notre seule chance est de nous révolter contre ce monde, celui de l'imparfaite conscience qui rumine en nos corps, celui, socio-économique, que la Commune pensait harmoniser. Le don de Rimbaud n'est donc pas une charité, mais un dévouement cruel qui de la société épuise les illusions, qui de l'amour reconnu ironise les impasses, qui de toute subjectivité sentimentale dénonce les impostures. [...] Voir dans cette tentative une manière de messianisme serait la réduire à une vision religieuse. Il est certain qu'avec Rimbaud nous pénétrons dans une nouvelle ère — qu'il serait vain pourtant d'assimiler à l'époque positiviste annoncée par Auguste comte. Rimbaud nous apporte le dépassement qui est à l'œuvre dans l'homme." (p.259-261).

 

Alinéa 12

Ô monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux ! :

"Cette étonnante exclamation, commente Suzanne Bernard, laisse entendre que l'avenir ne sera pas idyllique ni purement heureux (comme le ferait croire, plus haut, l'abolition de toutes souffrances), mais que ces malheurs nouveaux sonneront plus clair, seront préférables aux misères engendrées par les superstitions charités et les charités chrétiennes actuelles [...]." (A.R., O.C., Classiques Garnier, 1961). 

     Cette exclamation n'est étonnante pour Suzanne Bernard que parce qu'elle se fait de Rimbaud, comme Étiemble, l'image d'un positiviste naïf, d'une victime de l'"illuminisme démocratique" selon l'expression d'Antoine Adam. En réalité, la formule oxymorique de Rimbaud est logique dans l'optique de l'athée qui refuse la chimère consolante du salut chrétien. Comme le dit Albert Py, parlant du Génie : "Son royaume est de ce monde, il appelle l'homme à sa véritable condition humaine, haute et tragique (le chant clair des malheurs nouveaux), et, par là même digne et exaltante."
     Selon les critiques, la formule est commentée tantôt sur le plan psychologique et individuel, tantôt sur le plan collectif et socio-politique. David Ducoffre, par exemple, y voit plutôt, de la part de Rimbaud, une définition de sa conception personnelle de la vie. Rimbaud ne croit pas au bonheur, "ce mot ne renvoyant à aucun contenu et n'étant qu'une mesure de réussite individuelle", il comprend l'essence de la vie, l'élan vital, comme "un déchaînement de l'être dans la libre éclosion des passions heureuses ou dramatiques" (op. cit. p.199). Personnellement, je serais davantage sensible à la vision de la société et de l'histoire que semble révéler le passage. Sur ce plan socio-politique, toujours présent en filigrane chez Rimbaud, la formule atteste la conscience claire qu'avait le poète, et dont témoigne mainte de ses "Illuminations", du caractère contradictoire de la modernité. On y trouve la dénonciation des dégâts du progrès (voir "Ville", par exemple), des inégalités sociales qui l'accompagnent (voir "Métropolitain", "Ouvriers"...), de l'inhumanité qu'il répand dans ses villes (cf. "Villes" II), des absurdités dues à la récupération marchande ("bourgeoise") des découvertes scientifiques et géographiques (voir "Promontoire", "Après le Déluge", "Soir historique"...), des révolutions qui seront nécessaires (voir "Soir historique"), etc. Rimbaud n'idéalise certes pas l'avenir que cette modernité nous prépare, mais la formule par laquelle il annonce les souffrances inévitables de demain (le "chant clair...") montre qu'elles valent mieux pour lui que "les rages et les ennuis" de "cette époque-ci qui a sombré". Et cela, pour cette seule raison que l'homme est libre, possède dans son génie propre l'amour et la force, celle de changer soi et le monde, et que l'espoir n'est donc jamais perdu d'avance. Or, c'est cette conviction qui se trouve au centre du mouvement final du poème, comme nous allons le voir.  

Alinéa 13

Il nous a connus tous et nous a tous aimés. :

     La première phrase, frappée comme un alexandrin, est une quasi-citation de l'Évangile. La figure du chiasme (l'inversion du participe et du pronom "tous" dans le second segment de phrase) renforce l'idée de la réciprocité de l'amour. Elle a aussi pour résultat de mettre en valeur ce pronom indéfini qui est important dans la mesure où il confirme le sens collectif que Rimbaud attribue à la notion de "Génie". Cela devrait suffire, semble-t-il, à invalider les interprétations qui ne veulent voir dans le poème qu'une philosophie de l'affirmation de soi ou qui réduisent le "Génie" au seul génie créateur du poète. Car le texte souligne très clairement avec la répétition du pronom indéfini "tous" ce qui, déjà, avait été suggéré avec le pronom personnel de première personne du pluriel "nous" : le caractère universel des dons reçus du Génie (notons en passant l'absurdité des  heureusement rares  commentaires qui considèrent ce "nous" comme un pluriel de majesté). 
     Une nouvelle fois dans le texte, nous retrouvons aussi l'emploi significatif du passé composé pour exprimer l'idée d'un salut assuré, garanti qu'il est par le sacrifice du Christ selon la doctrine chrétienne, ou par son immanence dans le génie de l'espèce selon ce que j'ai appelé, en commentant l'alinéa 4, la téléologie profane de Rimbaud. On peut en effet parler de téléologie chez Rimbaud dans la mesure où la Promesse du Génie, bien qu'elle soit dans un sens garantie à l'Homme par l'immanence de ses dons, a besoin d'être déployée dans l'histoire (individuelle et collective) pour pouvoir s'accomplir un "jour". Ce mot "jour", synonyme d'avènement, est significativement ce sur quoi s'achève le texte. 
     Suzanne Bernard, prisonnière qu'elle est de son interprétation exclusive du texte par le socialisme utopique et les rêveries de l'Avenir, peine à accepter ce paradoxe : "L'expression, écrit-elle à propos de cette première phrase du dernier alinéa, et surtout l'emploi du temps passé, rendent cette phrase difficile à interpréter : l'idée essentielle, en tout cas, est que l'ère nouvelle doit luire pour tous idée que renforce la longue phrase qui suit, où l'on voit que le nouvel amour sera universel." (AR. OC. Classiques Garnier). Ce que Suzanne Bernard semble avoir du mal à admettre, c'est que cet avènement du nouvel amour puisse être tout à la fois inscrit comme une finalité sous-jacente dans le génie des hommes et n'être cependant pas acquis d'avance. Ce mystère est pourtant le paradoxe de toute pensée téléologique ou finaliste, dès lors qu'elle entend laisser une place à la liberté et au hasard. De même que le sacrifice du "Sauveur" ne suffit pas à sauver le croyant si celui-ci ne suit pas la voie escarpée de la charité et de la vertu, de même, les dons reçus du "Génie" doivent être confirmés dans les luttes de la vie. Il faudra encore, nous dit Rimbaud, que nous sachions "suivre ses vues". C'est sans doute ce que le "je" qui parle dans "Mauvais sang" appelait "la liberté dans le salut". Car tout dépend de nous. Les moments de lassitude, de faiblesse, l'imbécillité nous guettent ("forces et sentiments las"). Cette fin de "Génie" retrouve pour évoquer les hauts et surtout les bas de l'existence ("cette nuit d'hiver") les accents pathétiques de l'"Adieu" d'Une saison en enfer ("L'automne déjà !" ; "Je redoute l'hiver ..." ; "Oui, l'heure nouvelle est au moins très sévère."). Mais il faut conserver l'espoir et se battre !
     Cette idée, déjà exprimée avec force à l'alinéa 3 est reprise ici sous la forme d'une longue phrase, rendue extrêmement dynamique par un jeu savant sur les structures binaires, les parallélismes syntaxiques et les différentes sortes de concaténation (par énumération, apposition, complémentation, juxtaposition ou coordination). 

 Sachons, cette nuit d'hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues ses souffles son corps, son jour. :

     La phrase commence avec ce verbe à l'impératif, "sachons", qui sonne comme une exhortation au courage. Il rappelle étroitement ces autres impératifs d'exhortation sur lesquels se bouclent "Matin" et "Adieu" dans la Saison : "Esclaves ne maudissons pas la vie" ; "Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle."
     Une suite de quatre compléments circonstanciels (de lieu, essentiellement) permet ensuite au poète d'évoquer les tribulations du Génie, c'est-à-dire en réalité des hommes, de par le monde : "de cap en cap" présente la vie (et l'Histoire) comme un périlleux voyage en mer ; "du pôle tumultueux au château" suggère un autre type de voyages qui éloignent parfois les hommes de leurs confortables demeures pour les porter vers ces terrains d'aventures et de découvertes que sont les "pôles" ; "de la foule à la plage" suggère un peu le même type d'antithèse : la foule, c'est la ville, la civilisation ; la plage, c'est la rêverie du grand large, du départ (Pierre Brunel a raison de noter dans son édition de La Pochothèque (p.506) que ce sont tous là des lieux rimbaldiens mythiques : il cite entre autres la "plage armoricaine" de "Mauvais sang", le "pôle" de "Dévotion", etc.) ; "de regards en regards" évoque la multitude des hommes et leurs entrecroisements.
    On trouve ensuite une apposition, "forces et sentiments las", que nous avons déjà commentée.
    Puis une série de trois verbes à l'infinitif (compléments d'objet direct de l'impératif initial), reliés en polysyndète. Michel Murat note le dynamisme particulier que confère à cette série ce qu'il appelle une "relance de la coordination après ponctuation : le héler et le voir, et le renvoyer" (op. cit. p.415). "héler" le Génie, ce n'est plus seulement "se le rappeler", comme au paragraphe 3, mais le rappeler à soi, lui rappeler la Promesse. La formule exprime la volonté, l'opiniâtreté dont il faut faire preuve dans la lutte. Le verbe "renvoyer" fait débat parmi les commentateurs. On retrouve encore récemment dans un article d'Éric Marty ("Rimbaud et l'adieu au politique") une interprétation très contestable de ce verbe « renvoyer » qui vient de René Char (Recherche de la base et du sommet) et de la lecture heideggerienne du poème proposée par Roger Munier : « Génie, écrit Éric Marty, qui est le poème même de l'adieu et pas seulement dans le dernier paragraphe où le poète nous enjoint de le renvoyer [...]» (p.78). Le « génie » du poème n'est certainement pas Rimbaud lui-même et Rimbaud ne nous demande pas de le « congédier », comme le croit René Char, qui voit dans ce geste le « congé » donné à la poésie même, le consentement à une irréductible insuffisance. Le verbe « renvoyer » pourrait avoir au contraire le sens de « relancer » (relancer l'espoir), comme l'a proposé Albert Py ("comme on renvoie une balle, comme un miroir renvoie un reflet", op. cit. p.227). Pierre Brunel soutient aussi cette interprétation (op. cit. p.725). Ou, si le verbe "renvoyer" possède plus ou moins le sens que René Char lui accorde, tout au plus peut-on en conclure que Rimbaud a souhaité exprimer par là le droit à désespérer des hommes parfois, notre droit à un découragement momentané, à une pause au cours du mouvement qui nous presse, idée déjà présente dans le syntagme « forces et sentiments las ». Car, comme le montre l'effet de reprise dynamique des derniers mots du poème, Rimbaud ne nous invite pas dans Génie à renoncer à l'impossible, comme l'écrit Roger Munier (op.cit.), mais au contraire à en relancer sans cesse la quête héroïque.

     Cette reprise dynamique s'amorce avec un nouveau couple de compléments circonstanciels, liés en polysyndète : "et sous les marées et au haut des déserts de neige". Comme la plupart des modules binaires qui précèdent, celui-ci propose une antithèse, entre les hauteurs et les profondeurs de la planète, qui sont peut-être symboliques des hauts et des bas de la vie, car les "déserts de neige" désignent évidemment les régions polaires, toujours synonymes de mêlées amoureuses et de conquêtes (cf. "Métropolitain", "Dévotion", "Barbare") et, par contre, "sous les marées" évoque le naufrage du "Bateau ivre".
     Enfin, Rimbaud utilise comme clausule, un nouvel infinitif complément, lui-même complété par quatre substantifs qui se présentent comme une récapitulation de la description anthropomorphique du Génie : "suivre ses vues ses souffles son corps, son jour" (alinéas 5,7,8,9). Le rythme, binaire au début de la phrase, puis ternaire dans la série des infinitifs (se terminant par "et le renvoyer"), s'allonge encore d'un élément supplémentaire dans cette série de quatre noms. La phrase (et le texte) s'achèvent sur ce halètement syntaxique suggérant la course infinie de l'homme sur les traces du Génie, et l'énergie (le souffle) dont il fait preuve dans cette poursuite épique. 
     C
'est cet élan vital des hommes au sein d'une réalité en perpétuel devenir qui constitue pour Rimbaud le « génie » de l'Humanité. Loin de renvoyer l'homme à son impossible comme le voudrait Roger Munier, Génie célèbre "l'homme capable du génie jusqu'à transgresser l'impossible", déclare à juste raison la note consacrée au poème dans l'édition d'Alain Borer, dite "du centenaire" (Oeuvre-vie, p.1181-1183.). 
     

 

*****

Synthèse

      Dans « Génie », où ce qu'on a appelé l'« illuminisme démocratique » se proclame en pastichant l'éloquence sacrée, Rimbaud semble dire sa foi en un christ déchristianisé, qui « ne redescendra pas d'un ciel » et qui ne peut être que l'Homme lui-même. Non pas l'homme en général, tel qu'on le rencontre à l'état « normal » dans la société, mais l'homme nouveau qui a su rompre avec « tous les agenouillages anciens », reconnaître la « force » qui est en lui et s'ouvrir à « l'amour, mesure parfaite et réinventée ».
    
« Génie » célèbre « la fécondité de l'esprit », le pouvoir créateur des hommes (individuel et collectif), leur capacité à être véritablement sujets, maîtres de leur vie et de leur histoire, inventeurs de leur avenir :

Il est l'affection et l'avenir, la force et l'amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d'extase.

    Cet avenir, pourtant, Rimbaud ne l'idéalise pas mais la formule par laquelle il annonce les souffrances inévitables de demain (« le chant clair des malheurs nouveaux ») montre qu'elles valent mieux pour lui que les « rages et les ennuis » de « cette époque-ci qui a sombré ». Cela, parce que l'homme est libre, possède dans son génie propre l'amour et la force (celle de changer soi et le monde), et que, pour cette seule raison, l'espoir n'est jamais perdu d'avance.   
     Aussi, d
e même que dans « Soir historique » l'auteur demandait à « l'être sérieux » de guetter le « moment » opportun, dans ce poème-ci il nous enseigne qu'il faut « suivre les vues » du Génie et que, même quand on est au plus bas (« cette nuit d'hiver »), il faut savoir le « héler et le voir », et reconnaître « son jour » (c'est-à-dire sa lumière et son avènement).
 

    On se trompe pourtant lorsqu’on réduit ce poème à un illuminisme
démocratique (Antoine Adam), à une foi positiviste en un progrès
irréversible et continu débouchant automatiquement sur des lendemains qui chantent. Dans « Génie », Rimbaud veut penser l'utopie au présent, comme le déclare d'emblée le texte : « Il est l'affection et le présent... ». Ou plutôt : il est le paradoxe d'un futur déjà ouvert dans le présent, tension constante de l'Homme vers son accomplissement, liberté en actes. « Génie » fait entendre une voix rare dans l'œuvre de Rimbaud, celle de l'adhésion reconnaissante et sereine au monde tel qu'il est, séjour d'une humanité délivrée de la hantise chrétienne de la rédemption, car elle a compris que l'Homme est à lui-même son propre salut quand il est assez fort pour aimer son destin (« machine aimée des qualités fatales »). Il y a là tout le contraire d'une rêverie béate de l'Avenir, le contraire de l'attente inquiète d'un improbable « Noël sur la terre », telle qu'on peut la trouver, par exemple, dans « Matin » (Une saison en enfer). Le thème est le même, bien sûr (« Esclaves ne maudissons pas la vie »), mais l'accent est inverse. « Matin » a l'accent de la mélancolie, « Génie » celui de la volonté. « Matin » a l'accent du rêve, « Génie » celui de la réalité. « Matin » interroge : 

Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer les premiers ! Noël sur la terre !

« Génie » affirme : « c'est fait, lui étant, et étant aimé ». Yoshikazu Nakaji a très justement analysé parallélismes et différences entre « Génie » et « Matin » dans son essai sur Une saison en enfer (Combat spirituel ou immense dérision ?, José Corti, 1987, p.207-209).  
     Le poète rompt, ici, avec le ressassement de son essentielle incomplétude ou de son exclusion de l'absolu. C'est comme si Rimbaud voulait réagir contre cette critique trop facile de l'Utopie qu'il pratique lui-même à l'occasion, en disant : mais non, l'Utopie n'est pas une chimère, elle existe, elle est déjà à l'œuvre dans nos vies, toujours et partout :
« Arrivée de toujours, qui t'en iras partout » (« À une Raison »). Voilà qui pourrait peut-être donner un sens acceptable à l'adverbe « absolument » de la fameuse maxime d'« Adieu » : « Il faut être absolument moderne ». Absolument, c'est-à-dire : en avant par rapport à la modernité même, par rapport à ce que les modernistes appellent la modernité. C'est-à-dire, au fond, antimoderne : révolutionnairement antimoderne. 
     

    
La vigueur de cet optimisme, ressenti presque physiquement à travers le mouvement des phrases  la relance constante des anaphores, des rythmes binaires, des homophonies (assonances et allitérations)  est sans doute ce qui explique la réception généralement enthousiaste de ce texte, qu'Yves Bonnefoy a salué comme « un des plus beaux poèmes de notre langue » (Rimbaud par lui-même, p.147).
     Mais « Génie » ne doit pas être considéré comme le dernier mot de la pensée de Rimbaud. D'un poème à l'autre, d'une page de la Saison à l'autre, Rimbaud se contredit. Nous le savons bien. Ou, du moins, on sent qu'il doute et se cherche, teste le pour, puis le contre. Et je crois qu'Yves Bonnefoy touche juste quand il écrit : « Même des instants de violente affirmation, comme « Génie », peuvent ne régner qu'un très bref moment sur une conscience » (ibid., p.153).

Janvier 2008     


Bibliographie

Yves Bonnefoy, Rimbaud par lui-même, p.147-153, Seuil, 1961.
Atle Kittang, Discours et jeu. Essai d'analyse des textes d'Arthur Rimbaud, Presses universitaires de Grenoble - Universitetsforlaget, 1975, p. 221-227.
Margaret Davies, "Génie", Autour de Ville(s) et de Génie, Revue des Lettres Modernes, série Rimbaud n°4 , pages 47-65, Minard, 1980.
Étiemble, "Sur quelques traductions de Génie", Autour de Ville(s) et de Génie, Revue des Lettres Modernes, série Rimbaud n°4 , pages 67-83, Minard, 1980.
Jean-Pierre Giusto, Rimbaud créateur, p.310-315, P.U.F., 1980
Jean-Luc Steinmetz, "La Cruelle Charité d'Arthur Rimbaud", Rimbaud multiple, Colloque de Cerisy, pages 245-268, Bedou/Touzot éditeurs, 1986.
Elvira Dolores Maison, "Acotaciones a la traducción de Génie", in Rimbaud, le poème en prose et la traduction poétique, Gunter Nag Verlag Tübingen, 1988, p.213-217.
Roger Munier, "« Génie » de Rimbaud", éd. Traversière, coll. Le Grand Rift, 46p., 1988 (Repris avec quelques modifications dans L’Ardente Patience d’Arthur Rimbaud, p.419-434, Corti, 1993).
Ruud Verwaal, "'Génie' en traduction néerlandaise. Une analyse", Parade sauvage n°7, p.75-83,  janvier 1991.
Paule Plouvier, Sous la lumière de Nietzsche : Rimbaud ou le corps merveilleux, pages 111-146, Théétète éd., 1996.
Michel Murat, L'Art de Rimbaud, pages 409-419 et 434-437, José Corti, 2002.
David Ducoffre, "Génie", Parade sauvage, Colloque n°4, 13-15 septembre 2002, pages 183-213, 2004.
Pierre Brunel, "Génie", Éclats de la violence, Pour une lecture comparatiste des Illuminations d'Arthur Rimbaud, Corti, 2004.
Steve Murphy, "Document. Sur trois manuscrits de Rimbaud", Histoires littéraires n°17, 2004.