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 JEUNESSE I. "DIMANCHE"

Bilan de lecture

 

 

    

   Jeunesse I n'a suscité qu'un petit nombre de commentaires et, parmi ces commentaires, on n'en trouve pas deux qui interprètent le texte de la même façon. Le seul point d'ancrage validé par une certaine unanimité (sauf en ce qui concerne la valeur du mot "masses") se trouve au §3 : "Reprenons l'étude au bruit de l'œuvre dévorante ...". Une reprise du travail poétique (dans lequel on voit généralement une allusion aux Illuminations) de la part d'un créateur enthousiaste jusqu'à se présenter en victime d'une passion "dévorante". Mais avant d'en arriver là, de quoi s'agit-il ? Commençons par ce troisième alinéa et la question des "masses" .


Le troisième alinéa

   L'interprétation du mot « masses » par la critique est souvent des plus alambiquées. Albert Henry glose :

"les foules dominicales" ou, mieux, "ce lourd fardeau d'éléments extérieurs ou projetés [évoqués dans le §2] qui auraient pu étouffer l'œuvre impatiente" 

Et Pierre Brunel :

l'œuvre [...] qui se rassemble », donc qui se constitue [...], une hauteur, une sublimité peut-être (ce que pourrait suggérer "remonte dans les masses", le contraire en tout cas de "vulgaire").

Le mot « masses » n’apparaît que deux fois ailleurs dans l’œuvre de Rimbaud, les deux fois employé pareillement au pluriel, dans le poème voisin de Solde :  « la probité infernale des masses » ; «  À vendre l’anarchie pour les masses ». Difficile de donner ici à ce mot un autre sens. C'est-à-dire celui de « foules », de « peuple », avec une connotation socio-politique. Quant au verbe « remonter », Steve Murphy y discerne pertinemment un topos de la rhétorique révolutionnaire : la levée en masse, la montée insurrectionnelle, que Rimbaud a exploité métaphoriquement de belle manière à la fin d'Après le Déluge : "Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges".
   Serait-il donc possible que Rimbaud, en 1874, ait encore l’espoir, comme dans la lettre du voyant, que sa pensée, « énormité devenant norme, absorbée par tous », « se rassemble et remonte dans les masses » ?  C'est ce qui ressort, d'une manière ou d'une autre de chacun des poèmes de la série Jeunesse. Dans Jeunesse II, le poète semble placer tous ses espoirs dans l'avènement d'un sujet collectif, au terme duquel "tes calculs" et "tes impatiences" "ne sont plus que votre danse et votre voix", "double événement d'invention et de succès" grâce à quoi, désormais, "la force et le droit" (attributs par définition du Souverain) "réfléchissent" (reflètent) "la danse et la voix" : la poésie, mais la poésie comme pratique d'invention collective et chorale "en l'humanité fraternelle et discrète par l'univers sans images" ("discrète" au sens mathématique : quantité constituée d'unités séparées, indépendantes, premier sens donné par Littré). Jeunesse III, pareillement, en appelle à "un choeur, pour calmer l'impuissance et l'absence". Enfin, dans Jeunesse IV, le poète s'exhorte à un "travail" exploitant "toutes les possibilités harmoniques et architecturales", suscitant l'apparition d'"êtres parfaits, imprévus". Les sympathies fouriéristes et plus généralement utopistes, de l'auteur des Illuminations ne pouvaient pas être plus clairement réaffirmées.
   Cependant, comme l'écrit Jules Andrieu dans Philosophie et morale (édition de L'École mutuelle, 1867, p.98-99) : "Il ne s'agit pas d'imaginer [...], il s’agit de [...] transformer l’homme moderne, ce demi-barbare, en homme véritablement harmonique. Fourier a signalé le but, sinon les moyens." Et, après l'écrasement de la Commune, les moyens se sont singulièrement atrophiés. Du "double événement d'invention et de succès" célébré par Rimbaud dans Jeunesse II, le premier semble davantage à sa portée que le second. D'où peut-être Solde !
 

Le deuxième alinéa

   C'est Pierre Brunel, me semble-t-il, dans son livre de 2004, qui dessine l'interprétation la plus complète et cohérente du poème, sans être convaincant. Il voit dans le premier alinéa l'évocation d'"un dimanche de l'enfance". Dans la maison familiale où résonne encore l'écho de la messe, le poète se livre à des visitations qui n'ont "plus rien de religieux" (à ses "souvenirs" et à 'la séance des rythmes"). Les calculs mis de côté signifieraient selon lui le "répit" dominical que s'autorise l'écolier dans ses "ambitions ordinaires". Dans le second alinéa, "une giclée d'images" évoque l'entreprise du voyant. Mais, pour l'auteur des Illuminations, cette alchimie du verbe est dépassée et c'est la raison pour laquelle les visions du §2 sont si "déceptives". L'heure n'est plus à la "voyance", à la dispersion, mais à la construction d'une "œuvre" ("qui se rassemble ...").
   Cette interprétation se heurte à un obstacle majeur : le long §2 entre tirets n'a rien d'un mémorial de la "voyance" ni d'une inventaire de "visions". Il semblerait plutôt développer ce que le § précédent appelle "la visite des souvenirs" et correspondre à la poétique exposée dans Jeunesse IV : "Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice". Les "petits enfants [qui] étouffent des malédictions le long des rivières" ne sont pas pour Rimbaud une "hallucination" mais un souvenir transposé de sa propre enfance, disons : une élaboration fantasmatique d'un des souvenirs cuisants de son enfance. Deux femmes de drame au moins encombrent sa mémoire : Mathilde et sa mère. C'est plutôt cette seconde qu'on devine derrière le pluriel : "des abandons improbables". Jean-Luc Steinmetz propose pertinemment (mais avec un peu d'exagération quand même) de rapprocher ce §2 de Dimanche "du poème Mémoire dont il semble une « version »". Les "desperadoes" sont des personnages auxquels l'auteur d'Une saison en enfer s'identifie à plusieurs reprises. Quant à l'ivresse et aux blessures, l'une et les autres appartiennent aussi à son expérience intime. Enfin, comme le dit André Guyaux, le cheval qui détale "est un événement qui peut être plus immédiat, plus proche du présent actuel et du réel que les événements qui, dans la suite, ont la saveur du phantasme et du mélodrame". Nous dirons que la scène du cheval détalant "sur le turf suburbain" relève plutôt des "sens" que de la "mémoire".
   En résumé, il s'agit dans ce §2 d'un flux d'images mentales (une perception immédiate suivie de trois "fantasmes" liés à des souvenirs), sorte de rêverie morose, voire douloureuse, qui a provoqué dans l'activité du locuteur (son "étude") l'interruption induite par le sens du verbe "reprendre" ("Reprenons l'étude [...]"). Mais le premier alinéa résiste davantage à l'interprétation.


Le premier alinéa

   Un seul verbe : "occupent", suivi de trois compléments qui tendent à en développer la polysémie. Occuper une "demeure" n'est pas exactement la même chose qu'occuper "la tête et le monde de l'esprit". Quels sont, parmi les quatre groupes nominaux précédant le verbe, ceux qui sont susceptibles d'indiquer ce qui occupe "la tête et le monde de l'esprit" de l'auteur des Illuminations (puisque c'est de lui qu'il s'agit, d'après le troisième alinéa) ? Réponse : "la visite des souvenirs et la séance des rythmes".


1) Que signifie : "la visite des souvenirs et la séance des rythmes" ?

   Pour ce qui est des "souvenirs"  ... Rimbaud ne désigne-t-il pas lui-même dans Jeunesse IV sa "mémoire" et ses "sens" comme les principaux ressorts de son "impulsion créatrice" ? Quant aux "rythmes", s'agissant d'un poète, cela se passe de commentaire. Ou devrait pouvoir s'en passer ...
   Mais je crois comprendre que l'interprétation dominante des grands rimbaldiens que sont André Guyaux, James Lawler et Pierre Brunel ne va pas dans ce sens. Murat, dans la paraphrase interprétative qu'il offre de ce premier alinéa, oublie de prendre en compte "la séance des rythmes" : "Le dimanche, chômé par obligation religieuse (« Les calculs de côté »), fait une parenthèse dans le travail, temps vide que meuble « l'inévitable descente du ciel » et que hantent des images de déréliction." Le plus clair est James Lawler, cité par Bishop, qui voit dans "la séance des rythmes" une allusion à « la mécanique érotique » de H (« customary habit which contrasts with artistic construction »). Mais les "obsessions" dont parle Guyaux de façon sibylline, les "visitations" qui n'ont "plus rien de religieux" dont parle Brunel de façon non moins énigmatique, suggèrent aussi une lecture (appelons-la "érotique") que, personnellement, je ne privilégierais pas, ici.
   Rimbaud, donc, selon mon hypothèse préférée, se représenterait absorbé dans son activité poétique lorsqu'un spectacle du monde extérieur (le cheval qui détale à travers le brouillard charbonneux) et un essaim de réminiscences viennent à le distraire. Ce risque de distraction semble d'ailleurs consubstantiel au type de travail sur la mémoire désigné par l'expression "visite des souvenirs" : la formule suggère davantage une expérience de mémoire involontaire qu'un travail à proprement parler. Distraction à la suite de quoi l'attention dispersée du poète nécessite de revenir à "l'œuvre qui se rassemble".


2) Maintenant, que faisons-nous de "l'inévitable descente du ciel" ?

   Les échos de la cérémonie dominicale sont-ils susceptibles d'occuper l'esprit ou la demeure du poète ? Si l'on suppose, à cause de l'allusion aux Illuminations et de la référence au "turf" que la scène évoquée se déroule quelque part en Angleterre, en 1873 ou 1874, cette interprétation paraît hasardeuse. Par ailleurs, Rimbaud n'étant pas coutumier d'écrire n'importe quoi, contrairement à ce que d'aucuns inclinent à croire, il nous faut trouver un groupe nominal sujet pour "occupe la demeure". Parmi les hypothèses formulées par la tradition critique, je n'en vois qu'une qui puisse convenir, et qui avait d'ailleurs été retenue par Brunel dans son édition de 1999 avant qu'il ne l'abandonne en 2004, celle proposée par Guyaux en 1985 : "la pluie ou le crépuscule". Brunel suggérait notamment (dans son édition de La Pochothèque) de se reporter au second alinéa de Métropolitain :

  Du désert de bitume fuient droit en déroute avec les nappes de brumes échelonnées en bandes affreuses au ciel qui se recourbe, se recule et descend, formé de la plus sinistre fumée noire que puisse faire l'Océan en deuil, les casques, les roues, les barques, les croupes. — La bataille.

On aura remarqué que le ciel y "descend". Serait-il possible que Rimbaud, tout en étant parfaitement conscient qu'avec sa "descente du ciel" il allait inévitablement fourvoyer neuf lecteurs sur dix du côté du mystère de la transsubstantiation, ait seulement voulu évoquer le smog ?
    Nous pouvons aussi être alertés par le mot "croupes", qui fait allusion aux chevaux tirant les chariots, les omnibus, les voitures de pompiers (les "casques"), etc. Les chevaux faisaient encore partie du décor quotidien, à cette époque, dans les grandes cités européennes. Dans un article intitulé
"Métropolitain et Vallès" p.291-294 (paru dans Les Amis de Jules Vallès, n°14, juin 1992, p.291-294) Antoine Fongaro a proposé une comparaison intéressante entre le second alinéa de Métropolitain et un texte de Vallès : une lettre d'exil, publiée sous le titre "Londres" dans le journal La Constitution, 25 mars 1872. L'extrait (Pléiade Vallès, tome 2, p.71) se présente comme une évocation de la rue ("Puis voici la rue !") :

   Le Up Roar de Londres ! tant de fracas ! les chariots qui s'emmêlent, les chevaux qui s'abattent, les pompiers qui courent vers les incendies, au grand trot, les crieurs de journaux et les écorcheurs de complainte, les coups de fouet, les coups d'épaule, les bœufs qui mugissent au coin des rues et les femmes saoules qui chantent, et le chemin de fer qui, là-bas, tire le canon ! Quelle bataille !

     Ce qui est commun, c'est d'abord l'assimilation de la ville à un gigantesque champ de bataille, ensuite la structure de paragraphe destinée à souligner cette idée : syntaxe énumérative + chute mettant en relief le nom "bataille". Mais quand on a perçu l'analogie Vallès-Rimbaud sur ces deux points, d'autres relations se proposent : pompiers > casques / chariots > roues / chevaux > croupes / rue > bitume / au grand trot > fuient. La comparaison est, comme on dit, "suggestive".
   Or, donc, pour en revenir à Jeunesse, si cette "sinistre fumée noire" évoquée dans Métropolitain est ce qui, inévitablement, descend du ciel londonien, s'immisce et finit par occuper "la demeure", la pauvre bête détalant à travers le brouillard charbonneux pourrait bien avoir été inventée, ou, tout au moins, placée là par Rimbaud, pour mieux faire sentir au lecteur ce que ses propres sens perçoivent et que son "âme" ressent. Un double animal, un Frère cheval, en quelque sorte. Remember : "Ta mémoire et tes sens..." !


3) Enfin, dernière épreuve : que faire de "Les calculs de côté" ?

   Nous retenons, bien sûr, le sens, admis par tous, de : "les calculs ayant été mis de côté" (valeur d'ablatif absolu). Mais si le locuteur est occupé à "la séance des rythmes" et à "la visite des souvenirs" au moment où sa rêverie mélancolique l'arrache à ses devoirs de poète, il va de soi que le mot "calcul" ne peut pas représenter "le travail créateur actif et conscient" (Bernard). Si l'activité poétique est interrompue par l'afflux des images, elle ne peut pas avoir déjà été mise "de côté", au moment où s'ouvre le texte ! Il faut donc trouver une solution alternative pour ce groupe de mots initial. La seule disponible dans la mémoire de la critique, c'est Brunel 2004 (suivi, semble-t-il, par Murat, p.307) :

Ce dimanche sera un temps de repos ("Les calculs de côté"), de répit pour les ambitions ordinaires. (p.576).

Les "calculs" désigneraient les tracas quotidiens, les comptes qu'il faut tenir, les stratégies de survie qu'il faut mettre en œuvre, quand on est jeune et pauvre dans "cet avare pays" (Ouvriers).
   Mais il semble bien que dans Sonnet (Jeunesse II), le mot "calculs", en opposition complémentaire avec le mot "impatiences", désigne la création poétique. Et si l'on interprétait « la séance des rythmes » comme James Lawler, cité par Bishop (comme Guyaux parlant des "obsessions" de Rimbaud de façon sibylline, lecture que Brunel ne semble pas loin de partager, vu le vague de son commentaire sur ce point), ... il faudrait reconsidérer partiellement cette exégèse. Il faudrait comprendre :

 

 

 
   C'est dimanche. Le poète a laissé de côté ses « calculs » et ses « impatiences » (Jeunesse II. Sonnet). Il observe le
« ciel qui se recourbe, se recule et descend, formé de la plus sinistre fumée noire que puisse faire l'Océan en deuil » (Métropolitain). Il s'abandonne à sa mémoire, « nourriture de [s]on impulsion créatrice » (Jeunesse IV) et s'occupe à la « séance des rythmes », la « mécanique érotique » dont il parle dans H. Placé entre deux tirets, un flux de pensées vagabondes s'empare de son esprit. Un cheval détale « sur le turf », à travers le smog qui le perce comme une « peste carbonique », malheureux animal qui lui renvoie une image de sa propre situation. Sa mémoire lui représente des aventuriers, des  « desperadoes » (Verlaine et lui ?), une « femme de drame » et des « petits enfants » qui « étouffent des malédictions le long des rivières », images à peine transposées de ses propres souvenirs d'enfance (tels qu'il les évoque dans son poème Mémoire). Mais bientôt, s’extirpant de sa rêverie morose, Rimbaud s’exhorte à se remettre à l’« œuvre » : Les Illuminations elles-mêmes, probablement, grâce auxquelles, « énormité devenant norme, absorbée par tous » (comme il disait naguère dans la lettre du voyant), sa pensée « se rassemble et remonte dans les masses ».