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 Jeunesse I-II-III-IV (Les Illuminations 1873-1875)

 


Sommaire du dossier

Introduction
Jeunesse I
Jeunesse II
Jeunesse III
Jeunesse IV

Bibliographie
Mise en voix


 

 

  
    Le manuscrit de Jeunesse a une allure disparate. Jeunesse I et II sont calligraphiés dans cette écriture ronde que l’on considère antérieure à la graphie dextrogyre de l’ultime campagne de transcriptions. Jeunesse I a été copié à la suite de Génie sur un papier bleu puis découpé (cf. le dossier de ce site sur Les Illuminations manuscrites), les trois autres sections sur le papier blanc de 15 x 20 cm (non-vergé) qui a servi pour plusieurs poèmes transcrits en écriture ronde. Jeunesse III et IV sont d’une écriture différente et de copie sans doute ultérieure. Le titre Jeunesse et les numéros de section en chiffres romains ont été ajoutés tardivement à des poèmes d’abord autonomes et possédant (pour trois d'entre eux) leur propre titre. Le n° « IV », devant le titre Jeunesse, est celui sous lequel le poème a été publié chez Vanier en 1895. Il n’est pas impossible qu’il émane de Rimbaud, comme le titre. Constater cette construction progressive ne revient nullement à nier la cohérence de la série. Illustrant la notion de Jeunesse, l’ensemble des poèmes se réfèrent à un présent (que l’un des textes date même explicitement des vingt ans de l’auteur), en l'opposant à un passé diversement jugé. Ils partagent une allure dialogique (Rimbaud y dialogue avec lui-même) et un angle de vue métapoétique (le moment présent est défini par le travail d'écriture qui s’y déroule ou s'y projette, allusion probable aux Iluminations elles-mêmes, à moins qu'il ne s'agisse du livre futur).
 

   


Le pouvoir d'un titre

   André Guyaux a révélé, dans Poétique du fragment (p.82), que « le mot Jeunesse, en haut du feuillet bleu où se trouve le premier des poèmes réunis sous ce titre, est écrit de la même plume que la copie d'Enfance et de Vies, cette plume qui imprègne le papier d'une manière caractéristique. » L'écriture de ce mot rappelle aussi celle d'Enfance par son caractère nettement dextrogyre alors que les deux premiers poèmes de Jeunesse au moins appartiennent à la catégorie sinistrogyre. Le titre Jeunesse a donc été inscrit à ce moment bien identifié dont NAF14123 illustre les caractéristiques, moment où Rimbaud entreprend la confection calligraphiée d'un manuscrit pré-typographique. C'est le moment où, à travers la transcription par enchaînements et chevauchements qui impose de fait un ordre déterminé à tout éditeur potentiel, par la constitution tardive de certaines séries, numérotées (Veillées) ou pas (Phrases), Rimbaud se soucie visiblement d'organiser son recueil. C'est aussi de ce moment, probablement, qu'on peut dater la réunion des quatre poèmes entrant dans la composition de Jeunesse, dans l'esprit qui préside aux séries numérotées du début du recueil.
   L'opération Jeunesse a donc eu pour but de renforcer l'effet d'organisation de la fin du recueil — car je ne doute pas que l'emplacement final qui est le sien aujourd'hui, en compagnie de Génie et de Solde, ces deux sommes poétiques et métapoétiques, a été peu ou prou, déterminé par Rimbaud. Mais elle a aussi consolidé la perception du recueil comme un tout cohérent. Le début des Illuminations est un retour sur l'enfance. D'une part, avec les cinq poèmes en série d'Enfance. D'autre part, avec Après le Déluge, que « quelqu'un » — Rimbaud selon les uns, Fénéon selon les autres — a tenu à placer en tête des Illuminations. « Une porte claqua [...] » raconte le texte. Et « l'enfant » qui, « dans la grande maison de vitres encore ruisselante », ne connaissait du monde que « les merveilleuses images » voit s'ouvrir devant lui « l'univers sans images » (Jeunesse II, Sonnet). On comprend que ce personnage, répondant allégorique du poète, ayant claqué derrière lui la porte de l'école ou de la maison familiale, s'élance, enfin libre, « sous l'éclatante giboulée ». Rimbaud affectionne ces alliances de mots joignant en une formule unique les deux faces, sombre et lumineuse, de la vie : « le chant clair des malheurs nouveaux » (Génie), « le monde, votre fortune et votre péril » (Jeunesse II). On trouve une autre évocation, rédigée en termes voisins, de ce moment mythique du « départ dans l'affection et le bruit neufs » au début de Génie : « Il est l'affection et le présent puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et à la rumeur de l'été ». Avec son « éclatante giboulée», Après le Déluge recueille, lui, le souvenir d'un « printemps » : « Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c'était le printemps ». Pour Rimbaud, il s'agit sans doute d'évoquer, sur un plan symbolique, ce qu'on appelle traditionnellement le printemps de la vie, l'entrée dans l'adolescence. On pense irrésistiblement à la lettre à Théodore de Banville du 24 mai 1870 : « [...] je me suis mis, enfant touché par le doigt de la Muse, — pardon si c'est banal, — à dire mes bonnes croyances, mes espérances, mes sensations, toutes ces choses des poètes — moi j'appelle cela du printemps. »
     Ce début aura son répondant à la fin du recueil tel qu'il nous a été transmis, dans les pièces évoquant la « jeunesse ». Le mot apparaît déjà dans Angoisse, poème qui n'est pas très éloigné des trois titres conclusifs Génie-Jeunesse-Solde : « Jeunesse de cet être-ci ; moi ! ». Mais le thème est surtout développé dans Dimanche, Sonnet, Vingt ans, "Tu en es encore à la tentation d'Antoine...". Suggérant l'accession au statut de « jeune femme » ou de « jeune homme », le mot « jeunesse » annonce l'idée d'un bilan d'ensemble. Il suggère le regard rétrospectif posé sur tout un passé, des « journées enfantes » (Jeunesse II) jusqu'à l'âge de « Vingt ans ». Un regard posé par l'auteur sur toute une période de sa vie à partir du moment présent, point de bascule vers la vie adulte (Rimbaud a eu vingt ans le 20 octobre 1874). C'est le moment, pour le sujet, de dépasser la crise d'adolescence : « L'ébat du zèle écourté, les tics d'orgueil puéril, l'affaissement et l'effroi » (Jeunesse IV). « Ah! l'égoïsme infini de l'adolescence » (Jeunesse III). On se rappelle aussi la formule par laquelle Dévotion donne congé à l'adolescence (« À l'adolescent que je fus »).


Un mélancolique contrarié
   
   Dans la lignée du rimbaldisme claudélien, Stanislas Fumet a défini Rimbaud comme un « mystique contrarié » (« comme on dit un gaucher contrarié », commente pédagogiquement Pierre Brunel). Seule la bigoterie ambiante l'aurait empêché de s'abandonner à sa pente spontanément mystique. J'appliquerais volontiers l'adjectif, pour mon compte, à sa pente mélancolique, si manifeste dans les quatre poèmes de la série Jeunesse. Dans Jeunesse I, Rimbaud se décrit enlisé dans l'ennui d'un dimanche probablement anglais, asphyxié par le smog qui descend du ciel (« percé par la peste carbonique » comme le cheval qu'il voit détaler sur « le turf »), et non moins assailli par les souvenirs de sa « famille maudite » : « Une misérable femme de drame, quelque part dans le monde, soupire après des abandons improbables [...]. De petits enfants étouffent des malédictions le long des rivières. » Jeunesse III (« Vingt ans ») évoque un présent morose : une impression d'extrême lenteur (« adagio »), la crainte de la stérilité en tant que poète (« formes » et « airs » confondus), l'imminence d'un effondrement nerveux (« les nerfs vont vite chasser »). Le souvenir des années écoulées lui arrache (une fois n'est pas coutume) un très romantique soupir de nostalgie : « que le monde était plein de fleurs cet été ! » Le poème Guerre, qui présente d'importantes convergences de sens (la lutte pour une issue harmonique au problème de l'existence), de structure (passé/présent/futur) et de vocabulaire (le « droit » et la « force ») avec les différentes sections de la série Jeunesse, offre aussi du moment présent un sombre tableau assez voisin. Enfin, dans Jeunesse IV, Rimbaud constate en lui-même cet « ébat du zèle écourté » qu'il reconnaît dans le saint Antoine du roman de Flaubert (La Tentation de saint Antoine) : « Tu en es encore à la tentation d'Antoine ». C'est avouer que la maturité revendiquée est encore loin. 
   Mais Rimbaud est un mélancolique réticent. Il résume la chose en deux mots dans Une saison en enfer : « Le spleen n’est plus mon amour ». Au plus profond du tombeau virtuel où le relègue son dégoût dans Enfance V, il reste encore, pour le Rimbaud de 1873-1875 (ce sont les dates indiquées par Verlaine pour la composition des Illuminations), une voie de salut, l’imagination : « Aux heures d'amertume, je m'imagine des boules de saphir, de métal. Je suis maître du silence. » Ces « boules de saphir, de métal » sont les inventions qui, au sein du monde recréé par le sujet dans son « salon souterrain », suppléent poétiquement à l'occultation des « lunes » et des « comètes ». Cet espoir placé par Rimbaud dans son « labeur » (Jeunesse II), son travail d'écrivain, comme ultime planche de salut revient comme un leitmotiv dans les diverses sections de Jeunesse : « Mais tu te mettras à ce travail » (Jeunesse IV), « Reprenons l'étude au bruit de l'œuvre dévorante qui se rassemble et remonte dans les masses » (Jeunesse I).
   Le mot « masses » n’apparaît que deux fois ailleurs dans l’œuvre de Rimbaud, les deux fois employé pareillement au pluriel, dans le poème voisin de Solde : « la probité infernale des masses » ; « À vendre l’anarchie pour les masses ». Difficile de donner ici à ce mot un autre sens que politique et social. Serait-il donc possible que Rimbaud, en 1874, ait encore l’espoir, comme dans la lettre du voyant, que sa pensée, « énormité devenant norme, absorbée par tous », « se rassemble et remonte dans les masses » ?  C'est ce qui ressort, d'une manière ou d'une autre de chacun des poèmes de la série Jeunesse. Dans Jeunesse II, le poète semble placer tous ses espoirs dans l'avènement d'un sujet collectif, au terme duquel « tes calculs » et « tes impatiences » « ne sont plus que votre danse et votre voix », « double événement d'invention et de succès » grâce à quoi, désormais, « la force et le droit » (attributs par définition du Souverain) « réfléchissent » (reflètent) « la danse et la voix » : la poésie, mais la poésie comme pratique d'invention collective et chorale « en l'humanité fraternelle et discrète par l'univers sans images » (« discrète » au sens mathématique : quantité constituée d'unités séparées, indépendantes, premier sens donné par Littré). Jeunesse III, pareillement, en appelle à « un chœur, pour calmer l'impuissance et l'absence ». Enfin, dans Jeunesse IV, le poète s'exhorte à un « travail » exploitant « toutes les possibilités harmoniques et architecturales », suscitant l'apparition d'« êtres parfaits, imprévus ».
   Tout démontre donc que cette auto-exhortation à la construction de l’œuvre se double chez Rimbaud d'une aspiration pathétique, profondément ressentie sans aucun doute, à l'accomplissement des espérances utopiques formulées dans les lettres de mai 1871 et qui n'ont finalement jamais été renoncées. Par « utopie », j'entends le versant « matérialiste » et prométhéen du poète voyant :

Le poète définirait la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme universelle [...] le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l'humanité.

en le distinguant dans la mesure du possible du versant irrationaliste et faustien :

[...] il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême savant ! — [...]

 

Un démiurge ?

   Faut-il reconnaître, dans cette thématique récurrente de l'invention et de la construction de l'œuvre une « ambition démiurgique » ? Plutôt qu'à un démiurge, on a affaire, dans ces textes de la fin des Illuminations, à un utopiste, ce qui ne revient pas tout à fait au même. L'auteur de Jeunesse IV est un rêveur : c'est de leur propre mouvement que les « possibilités harmoniques et architecturales s'émouvront autour de [son] siège », c'est de leur propre initiative que « des êtres parfaits, imprévus, s'offriront à [ses] expériences », que « d’anciennes foules » et des « luxes oisifs » afflueront « rêveusement », c'est-à-dire comme dans un rêve. Aucune ingénierie poétique là-dedans. Rimbaud n'y dit plus, comme dans Enfance V : « Je m'imagine ». Il ne donne pas le produit de son imagination comme réalisé, il en prophétise la réalisation future, indépendamment de sa propre volonté. Rimbaud est un rêveur, assumé comme tel et lucide.
   Sur le manuscrit (reproduit ci-dessous) quelqu'un a écrit au crayon le mot « Veillées », à droite du « IV » de « Tu en es encore à la tentation d'Antoine...». L'écriture, selon les experts, ne serait pas celle de Berrichon, qui a effectivement déplacé Jeunesse IV, dans son édition de 1912, pour en faire la quatrième section de Veillées, et lui a substitué le poème Guerre. L'opération n'était certes pas justifiée, au vu des manuscrits, mais elle n'était pas absurde, au su du texte.
   On sait qu'à la fin de ce même poème, qui est le dernier de la série, Rimbaud conclut :

Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles.

La critique, toujours en quête du « démiurge », croit généralement que Rimbaud annonce ici sa sortie du monde connu et la substitution à ce dernier d'un monde de son invention. Le « monde extérieur », nous dit André Guyaux, est  « réduit dans le quatrième texte à émaner de l'impulsion créatrice personnelle » (1985, p. 115). « Assuré d'éveiller par sa seule voix un monde extraordinaire, écrit Jean-Luc Steinmetz, il veut se retirer du nôtre » (1989, p.173). « Nulle part, peut-être, renchérit Pierre Brunel, Rimbaud ne s'est tant avancé dans l'annonce d'une sortie qui n'est nullement une sortie de théâtre, mais le fait de sortir du monde [...] du monde connu pour accéder [...] à un monde voulu » (2004, p.600).  
  
On peut entendre le texte tout autrement. Loin d'annoncer qu'il sort de notre monde, Rimbaud se demande dans quel état il le retrouvera « quand [il] sortira » ... du lieu du poème (de son « salon souterrain », de sa petite chambre de poète, éventuellement du monde idéal qu'il y aura rêvé, mais aucunement du « monde connu »). Et il se prend à songer que, l'horloge ayant continué à tourner pendant qu'il travaillait, la réalité extérieure aura nécessairement perdu, alors, ses « apparences actuelles ». Le monde aura changé, voilà tout ! C'est une vérité de La Palice.
   Sauf, il est vrai, que par cette simple question : « Quant au monde [...] que sera-t-il devenu ? », Rimbaud ouvre le champ des possibles. Il se rend disponible à « l'imprévu », dans une posture qui rappelle celle du poète sentinelle, de l'« être sérieux » de Soir historique, sur-veilleur « des mers enlevées, des embrasements souterrains [...] et des exterminations conséquentes ».
Il suggère la possibilité d'un scénario analogue à celui de Jeunesse II. L'hypothèse d'un « double événement d'invention et de succès » ayant changé les « apparences actuelles » dans la même direction que celle illustrée par le poème (la mise en œuvre de « toutes les possibilités harmoniques et architecturales », la génération d'« êtres parfaits », etc.). Cela, grâce à la conjonction du désir individuel, de « l'impulsion créatrice » de l'auteur et d'un mouvement « imprévu » des « foules ». Grâce à la conjonction du « travail » du poète et du « travail » de l'histoire.
 

De « l'inventeur » à l'utopiste

   Une antique tradition
veut que le recueil des Illuminations reflète une « volonté démiurgique de créer, par la magie de la poésie, un univers neuf » (Suzanne Bernard, p.526). « L'expression d'impulsion créatrice, argumente Suzanne Bernard dans ses notes sur Jeunesse, est significative. Rimbaud passe, ici, du plan passif de la Voyance au plan actif de la Poésie ; et ποιεῖν, c'est "faire" » (ibid.). Voire ! Je ne prétendrais certes pas que ce qu'on appelle ambition démiurgique, entreprise de reconstruction du monde, etc. soit totalement absent des Illuminations (encore qu'on ait trop tendance à classer sous cette rubrique tout et n'importe quoi). Mais au fur et à mesure qu'on s'avance vers la fin de l'œuvre (vers ce que l'on a appelé le « cycle de la force » et le triptyque conclusif Génie, Jeunesse, Solde), le démiurge cède progressivement la place à l'utopiste. Je rappelle d'ailleurs que, dans l'Adieu d'Une saison en enfer, la création poétique entendue au sens du ποιεῖν est explicitement disqualifiée par Rimbaud, comme ayant été de sa part une vaine prétention à des pouvoirs surnaturels :

J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !
Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !

Il n'en est pas du tout de même pour l'utopie, aux connotations plus politiques que visionnaires ou mystiques, dont relève manifestement une formule comme : « Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. » Or, il existe une différence non négligeable entre le « démiurge » et l'utopiste. Contrairement au premier qui cherche refuge dans un monde imaginaire personnel édifié à son usage, le second vise une « révolution du monde » (Henry, p. 155) dont il sait qu'elle ne se fera pas sans « l'éveil fraternel de toutes les énergies chorales et orchestrales » (Solde), sans que « toi, tes calculs, — toi tes impatiences — » ne deviennent « votre danse et votre voix » (Jeunesse II), sans un « double événement d'invention et de succès » (Jeunesse IV). Le démiurge dit : « Je » ; l'utopiste dit : « Nous ». Et Michael Bishop touche juste quand il écrit : « le projet harmonique et architectural me paraît plutôt post-poétique, extra-poétique que simplement esthétique » (p.30).
   C'est certes à juste titre qu'Yves Bonnefoy a placé au centre des Illuminations ce qu'il appelle « l'entreprise harmonique » (Rimbaud par lui-même, 1961, p.165). Il est certain que, de À une raison
(« Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie ») à Solde (« les sauts d'harmonie inouïs ») en passant, entre autres, par Jeunesse I-II-III-IV, inspiré moins par le Timée de Platon (ibid. p.161) que par l'Harmonie universelle, version Charles Fourier, sans cesse relayé par une isotopie auditive (sons, bruit, musique, voix, chant et chœur), le thème est récurrent. Mais Rimbaud qui, d'après Delahaye, considérait Jules Andrieu comme « un frère d'esprit » avait probablement lu et médité ce que ce dernier écrit dans Philosophie et morale :

Il ne s’agit plus d’imaginer, nous ne créons rien ; il s’agit de transformer, par la science du passé ou théorie, la brute primitive en homme moderne, et par la science du présent ou pratique, de transformer l’homme moderne, ce demi-barbare, en homme véritablement harmonique. Fourier a signalé le but, sinon les moyens. (op. cit. p.98-99).

D'où, sans doute, la moquerie de Solde à l'égard des camelots de « l'anarchie pour les masses » qui prétendent à des « applications instantanées ». D'où, peut-être aussi, ce projet d'un recueil de poèmes en prose, « de titre L'Histoire splendide », que Rimbaud annonce à Jules Andrieu dans sa lettre du 16 avril 1874. Et qui sait si ce n'est pas à ce livre futur qu'il pense, quand il écrit : « Tu te mettras à ce travail [...]. Dans tes environs affluera rêveusement la curiosité d'anciennes foules et de luxes oisifs [...] Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles » ?
   Si l'on veut trouver une évolution de Rimbaud dans sa vision du monde après les « Vers nouveaux » et Une saison en enfer, c'est surtout, à mon sens, dans l'intérêt renouvelé pour la pensée utopique, qu'il faut la chercher. Jeunesse, et de façon générale, la plupart des poèmes de la dernière partie des Illuminations, en sont la preuve. Et n'oublions pas que même Solde, le plus auto-dépréciatif de ses poèmes, se termine par les phrases : « Les vendeurs ne sont pas à bout de solde ! Les voyageurs n'ont pas à rendre leur commission de si tôt ! »

   

Les tribulations du manuscrit

   Jeunesse est l'un des cinq poèmes des Illuminations (Fairy, Guerre, Jeunesse, Solde et Génie) qui n'ont été révélés qu'en 1895, par l'édition des Poésies complètes, chez Léon Vanier. Bien que prévue, la publication de ces cinq proses dans la préoriginale de 1886 n'eut pas lieu. La rupture intervenue entre Léo d'Orfer et Gustave Kahn contraignit ce dernier à annoncer, dans le n°11 de La Vogue (5 juillet), l'interruption inopinée du feuilleton Rimbaud.
   Les cinq Illuminations non publiées en 1886 firent partie du lot de textes emportés par Léo d'Orfer au moment de son départ de la revue. "Ces autographes, précise Jean-Jacques Lefrère, d'Orfer allait les prêter plus tard à Charles Grolleau, gérant de La Nouvelle Revue indépendante, lequel les vendra à Vanier" (Rimbaud, Fayard, 2001, p. 948).
   La provenance des cinq textes est signalée (quoique de façon quelque peu implicite) dans les Notes de l'éditeur des Poésies complètes (Vanier, 1895). Ces "Notes de l'éditeur" sont reproduites par Jean-Jacques Lefrère dans Correspondance posthume 1891-1900, p.343-344. En 1912, dans son édition Arthur Rimbaud. Vers et proses. Préface de Paul Claudel, Paterne Berrichon indique qu'il a révisé ces poèmes "sur les manuscrits appartenant à M. Messein". C'est donc postérieurement à cette date que les manuscrits furent  dispersés. L'essentiel du lot (quatre feuillets sur six) fut acquis par Lucien Graux, à une date et dans des circonstances que nous ignorons.
   Les autographes provenant de la collection Lucien Graux, parmi lesquels se trouve celui de Jeunesse I. "Dimanche", sont archivés à la BNF depuis 1957, sous le code NAF 14124. Mais c'est à d'autres collectionneurs que la maison Vanier (sous l'égide d'Albert Messein) céda Génie et le feuillet de Jeunesse II-III-IV. Ce dernier, après avoir suivi la filière : d'Orfer > Grolleau > Vanier > Messein, a été acquis par Stefan Zweig (non pas vendu mais échangé entre Messein et Zweig : désirant obtenir de l"écrivain autrichien qui en était propriétaire, le droit de reproduire le manuscrit des Fêtes Galantes de Verlaine, Messein lui aurait offert en échange l'autographe de Jeunesse II-III-IV), pour aboutir dans le fonds Martin-Bodmer, à Cologny, près de Genève.