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L'Éclair (Une saison en enfer, avril-août 1873)


L'Éclair


     Le travail humain ! c'est l'explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps.
     "Rien n'est vanité ; à la science, et en avant !" crie l'Ecclésiaste moderne, c'est-à-dire Tout le monde. Et pourtant les cadavres des méchants et des fainéants tombent sur le cœur des autres... Ah ! vite, vite un peu ; là-bas, par-delà la nuit, ces récompenses futures, éternelles... les échappons-nous ?...
     Qu'y puis-je ? Je connais le travail ; et la science est trop lente. Que la prière galope et que la lumière gronde... je le vois bien. C'est trop simple, et il fait trop chaud ; on se passera de moi. J'ai mon devoir, j'en serai fier à la façon de plusieurs, en le mettant de côté.
     Ma vie est usée. Allons ! feignons, fainéantons, ô pitié ! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit,  prêtre ! Sur mon lit d'hôpital, l'odeur de l'encens m'est revenue si puissante ; gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr...
     Je reconnais là ma sale éducation d'enfance. Puis quoi !... Aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans...
     Non ! non ! à présent je me révolte contre la mort ! Le travail paraît trop léger à mon orgueil : ma trahison au monde serait un supplice trop court. Au dernier moment, j'attaquerais à droite, à gauche...
     Alors, oh ! chère pauvre âme, l'éternité serait-elle pas perdue pour nous !

 

     
    
Dans l'itinéraire de Rimbaud, Une saison en enfer correspond à un moment de désarroi où le poète remet en cause sa vie et son œuvre passées. Ici, il se demande s'il ne serait pas temps pour lui de renoncer à ses chimères de poète et de se réconcilier avec le Travail, ce "devoir" auquel le jeune homme a orgueilleusement déclaré qu'il refusait de se soumettre dans sa lettre du 13 mai 1871 adressée à Georges Izambard
     Le texte de "L'Éclair" oppose une grande résistance à l'élucidation, comme le montrent les exégèses complexes et partiellement contradictoires publiées par les spécialistes rimbaldiens. Il semble que le raisonnement se déroule en quatre temps. 
     Dans un premier élan (deux premières phrases du texte), Rimbaud est tenté de se rallier au culte moderne de la Science : c'est à dire au Travail, à l'effort patient et unanime en faveur du Progrès, à la vie "normale". 
     Mais, très vite, il se représente l'immense perte impliquée par un tel ralliement et semble y renoncer. Les perspectives de bonheur ouvertes par la science ne valent pas celles que la religion promet aux "justes". Ce désir d'absolu (de salut, d'éternité), Rimbaud n'en attend certes plus la satisfaction de la religion. C'est dans la poésie que cet idéal a trouvé refuge. Cependant, il s'agit bien du même espoir. Le sens général de ce second mouvement (qui constitue le cœur mais pas le dernier mot du poème) est clair : Rimbaud n'est pas complètement résigné à la perte des illusions héritées de sa "sale éducation d'enfance". Ce dont il enrage...!
     Alors, dans un troisième mouvement, le raisonnement retourne à son point de départ : Rimbaud fera le choix de la vie ; il vieillira ; il refusera la "trahison au monde", c'est à dire la fuite hors du réel, ce choix des marginaux, des artistes et des prêtres, qui n'est rien d'autre au fond que le choix de la mort. 
     Et lorsqu'à la fin du texte (quatrième mouvement) la nécessité de faire son deuil de l'éternité se présente à nouveau à son esprit, comme conséquence du choix qu'il vient d'opérer, Rimbaud est (presque) résigné.

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