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L'Éclair 

Une saison en enfer, avril-août 1873

 

L'Éclair


     Le travail humain ! c'est l'explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps.
     "Rien n'est vanité ; à la science, et en avant !" crie l'Ecclésiaste moderne, c'est-à-dire Tout le monde. Et pourtant les cadavres des méchants et des fainéants tombent sur le cœur des autres... Ah ! vite, vite un peu ; là-bas, par-delà la nuit, ces récompenses futures, éternelles... les échappons-nous ?...
     Qu'y puis-je ? Je connais le travail ; et la science est trop lente. Que la prière galope et que la lumière gronde... je le vois bien. C'est trop simple, et il fait trop chaud ; on se passera de moi. J'ai mon devoir, j'en serai fier à la façon de plusieurs, en le mettant de côté.
     Ma vie est usée. Allons ! feignons, fainéantons, ô pitié ! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit,  prêtre ! Sur mon lit d'hôpital, l'odeur de l'encens m'est revenue si puissante ; gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr...
     Je reconnais là ma sale éducation d'enfance. Puis quoi !... Aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans...
     Non ! non ! à présent je me révolte contre la mort ! Le travail paraît trop léger à mon orgueil : ma trahison au monde serait un supplice trop court. Au dernier moment, j'attaquerais à droite, à gauche...
     Alors, oh ! chère pauvre âme, l'éternité serait-elle pas perdue pour nous !

 

 

Commentaire

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     "L'Éclair" est l'antépénultième section d'Une saison en enfer (avril-septembre 1871). Dans ce chapitre, à l'exemple de ce qui se passe dans l'ensemble de l'œuvre, Rimbaud débat avec lui-même. Le texte repose sur une oscillation rhétorique entre deux options de vie contradictoires. Le poète se demande s'il ne serait pas temps pour lui de renoncer à ses chimères de poète et de se réconcilier avec le Travail, ce devoir social auquel le jeune homme a hautement déclaré qu'il refusait de se soumettre dans sa lettre du 13 mai 1871 adressée à Georges Izambard ("J'ai horreur de tous les métiers", dit aussi le narrateur de la Saison au début de "Mauvais sang"). Le texte suit un mouvement dialectique complexe qui rappelle maint passage d'Une saison en enfer. Comme tous les chapitres de l'œuvre, "L'Éclair" pose de délicats problèmes d'interprétation. Il suffit de lire les analyses critiques que nous citons dans notre bibliographie, si embrouillées, si contradictoires entre elles, pour mesurer les difficultés de ce texte. Nous tenterons cependant (bravement) de les élucider par une "lecture linéaire" minutieuse et littérale. 

 

1° mouvement : Rimbaud est tenté de se rallier au culte moderne de la Science (c'est à dire au Travail, à l'effort patient et unanime, à la vie "normale").

Le travail humain ! c'est l'explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps.

     Le mot "abîme" renvoie à la métaphore de l'"enfer" par laquelle Rimbaud peint son désarroi intérieur. Il faut donc comprendre que la pensée du travail vient par moments "éclairer" sa nuit, c'est à dire apporter une lueur d'espoir dans le marasme moral qui est le sien. Remarquons que le caractère fugitif de cet espoir est indiqué de façon redondante par la locution adverbiale "de temps en temps", et par le terme "explosion" qui surenchérit sur le mot du titre ("l'éclair") pour suggérer l'idée d'une impulsion brutale mais momentanée.

"Rien n'est vanité ; à la science, et en avant !" crie l'Ecclésiaste moderne, c'est-à-dire Tout le monde.

     Cette deuxième phrase du texte développe l'idée de la précédente. Le mot "science", tout d'abord, donne un contenu plus précis au mot "travail". L'espoir qui réjouit (par moments) l'esprit du poète, c'est celui de contribuer à l'accroissement des connaissances, et par là au bonheur de l'humanité. Il fait sien le credo moderne du "Progrès", avec ce que cette idéologie peut avoir d'optimiste, un optimisme que traduit (mais non sans ironie) l'allure toute militaire (ou militante) du slogan : "et en avant". 
     Cet optimisme s'oppose pour Rimbaud à une idée véhiculée par la culture chrétienne selon laquelle la vie terrestre et les pouvoirs de l'homme ne sont rien, sentiment tragique de la condition humaine que résume la formule de L'Ecclésiaste (l'un des livres de l'Ancien Testament) : "Tout est vanité". À l'opposé de ce poncif métaphysique, l'idéal scientifique moderne donne du sens à la vie humaine : tout effort vers le bien ou la vérité, toute connaissance nouvelle, toute avancée des sciences ou des techniques est un pas de plus dans la direction du Progrès. Autrement dit : "Rien n'est vanité".
     Cette profession de foi matérialiste et positiviste est cependant rendue ambiguë par l'ironie qu'on y devine. La formule "l'Ecclésiaste moderne, c'est-à-dire Tout le monde" contient une critique implicite de l'unanimité existant, à l'époque de Rimbaud, autour de la Science. Si tout le monde est d'accord, semble penser Rimbaud, c'est bien qu'on a affaire à un nouveau poncif, aussi superficiel et fragile que l'ancien. Par ailleurs, l'utilisation du terme "ecclésiaste", qui signifie "ecclésiastique", pour désigner l'impératif moderne de la marche au progrès, tend à insinuer que la foi dans la science est elle aussi une sorte de religion, pas moins illusoire, arbitraire et dogmatique que l'ancienne. Avant même d'être contredite par l'introduction d'un argument contraire, l'idée de la phrase (l'adhésion au culte moderne du Travail) se trouve dévaluée d'avance par la charge ironique qui l'accompagne.

 

2° mouvement : Rimbaud se représente l'immense perte impliquée par un tel ralliement (la perte de l'éternité) et semble y renoncer. 

Et pourtant les cadavres des méchants et des fainéants tombent sur le cœur des autres...

     L'adverbe de liaison "pourtant", adverbe à valeur concessive, annonce un mouvement de réfutation à l'intérieur du raisonnement. Ce contre-argument introduit un thème inattendu : la mort. La mort, peut-on comprendre, frappe les "méchants" et les "fainéants" aussi bien que les autres. L'argument fait appel à l'une des imageries traditionnelles de l'enfer représenté comme un trou, sorte de basse-fosse au fond de laquelle s'entassent les cadavres des réprouvés. Mais, pour l'athée Rimbaud, le jugement divin est un mythe : tout le monde va en enfer, la mort ne fait pas le tri.
     À quoi bon s'efforcer vers le bien et la vérité (par le travail), semble penser Rimbaud, si cet effort n'est pas récompensé par un "salut" ? C'est l'idée chrétienne d'une vie après la mort, et d'une félicité éternelle pour les "justes".

Ah ! vite, vite un peu ; là-bas, par-delà la nuit, ces récompenses futures, éternelles... les échappons-nous ?...

     L'enchaînement est elliptique (les "sauts" du raisonnement étant notés par des points de suspension). Cependant, le lecteur comprend en quoi cette nouvelle phrase prolonge la précédente : Rimbaud parle des "récompenses futures", celles que la religion promet aux croyants après la mort ("après la nuit") ; ces récompenses, il en parle comme s'il les voyait (c'est la fonction des déictiques "là-bas", "ces (récompenses)" que de produire cette impression de présence) ; il les voit qui s'échappent, qui lui échappent. Le texte utilise une construction transitive, grammaticalement contestable, populaire, du verbe "échapper" : "les échappons-nous ?" ; Rimbaud emploie souvent des traits de langage populaire lorsqu'il évoque la foi naïve des campagnes ("la Notre-Dame" par exemple dans "Chanson de la plus haute tour"). 
     Le sens général est clair : Rimbaud n'est pas complètement résigné à la perte de ses illusions chrétiennes. Du moins en a-t-il la nostalgie. Les perspectives de bonheur ouvertes par la science ne valent pas celles que la religion promet aux "justes", car elles n'apportent pas de solution au problème central de la condition humaine, celui de la mort. 
     Le sens du début de la phrase est moins clair : "vite, vite un peu". Faut-il comprendre qu'il faut "vite" se lancer à la poursuite des "récompenses futures" avant qu'elles ne s'échappent ? Ou bien ces mots introduisent-ils déjà le thème de la science "trop lente" que nous allons rencontrer dans la suite du texte (l'impatience rimbaldienne) ? C'est difficile à dire. Les deux idées ne sont d'ailleurs pas si différentes. En tout cas, ce point obscur ne semble pas de nature à remettre en cause la lecture d'ensemble que nous donnons de cette phrase.

  Qu'y puis-je ? Je connais le travail ; et la science est trop lente.

     La petite phrase d'excuse "qu'y puis-je ?" confirme l'embarras qu'éprouve Rimbaud, en tant qu'athée, à devoir avouer sa nostalgie de la foi naïve de son enfance. Mais c'est ainsi, il n'y peut rien.
     Dans quel sens la science est-elle "trop lente" ? Rimbaud exprime souvent cette idée. Par exemple dans "L'Impossible" (Une saison en enfer) : "Ah ! la science ne va pas assez vite pour nous !" ou encore dans "L'Éternité" : "Science avec patience... / Le supplice est sûr." Rimbaud considère que la science exige un effort trop important en proportion des satisfactions limitées qu'elle apporte. Elle exige une trop longue "patience" (au double sens de "persévérance" et de "souffrance"). Elle ouvre une perspective de bonheur trop éloignée pour le poète en quête d'une ivresse des sens, d'une jouissance de l'instant. Sans doute même l'idée va-t-elle plus loin et faut-il comprendre, métaphysiquement, que la science est incapable d'apporter à l'homme la "satisfaction essentielle" ("Conte") dont il rêve.

Que la prière galope et que la lumière gronde... je le vois bien. 

      Comme "Qu'y puis-je ?" dans la phrase précédente, "je le vois bien" indique l'idée de la résignation, à son corps défendant : j'aimerais bien qu'il en soit autrement mais je dois reconnaître... "que la prière galope et que la lumière gronde". 
     C'est encore le thème de la lenteur de la science par comparaison avec la rapidité de la "lumière" (au double sens de lumière physique et d'illumination métaphysique). De même, la prière est rapide parce qu'elle apporte au chrétien l'illusion de voir ses vœux immédiatement exaucés par la Providence : Rimbaud se voit contraint d'avouer que la voie laïque vers la Vérité n'a pas la célérité et la fulgurance de la communion avec Dieu dans la prière.

C'est trop simple, et il fait trop chaud ; on se passera de moi. 

     Cette phrase assez opaque semble nous faire accéder à la conclusion du raisonnement : "On se passera de moi". C'est à dire : la société se passera de moi. La conversion au Travail envisagée au début du texte est finalement rejetée : Rimbaud ne participera pas à l'effort commun, ne se ralliera pas aux "humains suffrages", aux "communs élans" ("L'Éternité").
     J'avoue franchement que je ne comprends pas le début de la phrase. Pierre Brunel (op. cit. p.326-327) pense qu'il y a là, peut-être, une allusion à la chaleur de l'été et aux travaux des champs que Madame Rimbaud imposait à ses enfants à Roche. Rimbaud les estimerait pour son compte trop "simples", trop pénibles, et refuserait de s'y joindre pour se consacrer à "son devoir" (phrase suivante) : l'écriture. La glose séduit par sa logique, mais cette intrusion du contexte immédiat (Rimbaud écrit probablement ce texte à Roche pendant l'été 1873) à l'intérieur d'un raisonnement d'ordre général ne laisse d'être bizarre et, pour tout dire, invraisemblable ! Brunel envisage aussi qu'il puisse y avoir ici une allusion à l'imagerie chrétienne de l'enfer ... Mais, alors, où serait la logique, puisque l'enfer dont il est question dans la Saison est précisément celui de la vie de bohème tout entière dédiée à la poésie, celui de la paresse, de la vie marginale expérimentée par Rimbaud depuis qu'il a rompu avec l'idéologie du travail ? 

J'ai mon devoir, j'en serai fier à la façon de plusieurs, en le mettant de côté.

    Voici encore une phrase extrêmement obscure.
     En parlant de "son" devoir, Rimbaud semble bien justifier son refus du "travail" par les obligations qui découlent de sa vocation poétique. C'est sa mission à lui. Telle est la thèse qu'il défendait dans sa lettre du 13 mai 1871 adressée à Georges Izambard. À ce propos, Pierre Brunel a sans doute raison d'indiquer : "On aurait tort de comprendre j'ai mon devoir comme : j'ai mon devoir fixé par la société (mais, ce devoir, je le repousse). La paraphrase plus correcte serait : j'ai mon devoir, qui est précisément de repousser ce devoir, ce travail imposé. Ainsi se confirme la vocation de la marginalité" (op. cit. p.327).
     Cependant, ce "devoir" qui est le sien, qu'il a choisi, qu'il oppose orgueilleusement aux contraintes sociales du commun des mortels, Rimbaud annonce dans la deuxième partie de la phrase qu'il le mettra aussi "de côté" (c'est à dire qu'il le négligera, qu'il ne l'accomplira pas). Veut-il dire par là que sa poésie n'est qu'un paravent pour sa paresse, un prétexte qu'il ne met en avant que pour en retirer une certaine considération ("j'en serai fier...") comme font tous les hypocrites dans la société ("...à la manière de plusieurs") ? Certes, un tel aveu de cynisme ne surprendrait pas dans la bouche de celui qui écrit, dans "Mauvais sang" : "Mais ! qui a fait ma langue perfide tellement qu'elle ait guidé et sauvegardé jusqu'ici ma paresse ? Sans me servir pour vivre même de mon corps, et plus oisif que le crapaud, j'ai vécu partout." La suite permet peut-être d'éclairer le sens de ce cynisme.

Ma vie est usée. Allons ! feignons, fainéantons, ô pitié !

     Tout en faisant (apparemment) le choix de persévérer dans sa vie d'artiste, Rimbaud n'en attend désormais rien de vraiment satisfaisant. Il ne voit plus dans cette vie qu'illusion ("feignons") et paresse ("fainéantons"). La paronymie "feignons/fainéantons" est exploitée habilement pour résumer le désenchantement au sujet de la poésie et de la "voyance". Rimbaud n'a pas la force de changer son projet d'oeuvre-vie (selon la formule d'Alain Borer) mais ne l'aime pas pour autant : il se sent "usé", pitoyable ("ô pitié !").

Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit,  prêtre !

     Voici, résumé par Rimbaud, le programme de ces chercheurs d'infini à la troupe desquels il se résigne à appartenir. Leur vie est un jeu, pas très sérieux, ("en nous amusant"). Ils se nourrissent de rêves : "amours monstres" (Christian Moncel, dans son "Rimbaud et les formes monstrueuses de l'amour" (op. cit.) a montré tout ce que ce thème devait à Baudelaire) et "univers fantastiques" (c'est le thème du poète en quête de l'Inconnu, créateur d'un monde imaginaire, amoureux de l'artifice et du mensonge : encore Baudelaire). Ils justifient leur fuite hors du réel en se "plaignant" de la médiocrité de la vie et en "querellant les apparences du monde". Le verbe "quereller", dont le registre est généralement celui de la dispute superficielle, artificielle (chercher querelle, querelle de ménage... ) offre de la révolte politique ou métaphysique une image dérisoire, qui fait sourire. L'utilisation du mot "apparences" renforce l'ironie en suggérant un combat contre des moulins à vent. Au nombre de ces amants de la chimère, il y a bien sûr en premier lieu "l'artiste", mais aussi le "saltimbanque", qui en est la dérisoire allégorie ; il y a ensuite ces marginaux, ces "romanesques amis" du littérateur romantique que sont le "mendiant" et le "bandit" ; il y a enfin et surtout le "prêtre" qui est finalement, Rimbaud s'en rend compte maintenant, celui qui souffle à l'artiste cet absurde désir d'éternité. De la même façon, le Prince de "Conte" dans Les Illuminations (qui est Rimbaud lui-même) se demande s'il n'y a pas dans sa quête "du désir et de la satisfaction essentiels" une "aberration de piété".

Sur mon lit d'hôpital, l'odeur de l'encens m'est revenue si puissante ; gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr...

     Ce thème de la religion s'associe dans la pensée de l'énonciateur avec le souvenir d'une récente hospitalisation (sans doute celle qui a suivi la blessure reçue de Verlaine, en juillet 1873, à Bruxelles). Ayant frôlé la mort, il a vu se présenter à son esprit les superstitions de son enfance chrétienne :
     - "l'odeur de l'encens", allusion à la fonction sacrée de ce parfum dans le rite chrétien,
     - le prêtre considéré comme "le gardien des aromates sacrés" : les aromates sont des plantes médicinales ou résines parfumées qui servaient à fabriquer des remèdes, particulièrement des pommades pour conserver les corps des morts ("des aromates pour l'huile d'onction et le parfum aromatique à brûler", Exode, Conseils de Moïse pour les offrandes au tabernacle), peut-être est-ce ici, plus précisément, une allusion à l'extrême-onction, ce viatique censé accompagner le passage du croyant de sa vie terrestre à la vie éternelle, 
     - le "confesseur" qui assiste les mourants et les sauve de l'enfer, 
     - la tentation du "martyre" qui consiste à gagner l'éternité en offrant sa vie... 
     Sans que cela soit dit, on peut deviner l'évolution qui se produit dans la réflexion de Rimbaud. Ces associations représentent à l'esprit du poète le lien étroit que la religion entretient avec la mort. 

Je reconnais là ma sale éducation d'enfance.

     En glissant par digressions successives vers le thème de la religion, la rêverie finit par entraîner un changement d'état d'esprit chez l'énonciateur, qui est passé du consentement ironique ("Allons, feignons, fainéantons, ...") au ton du sarcasme rageur dont est porteur l'adjectif "sale" dans l'expression "ma sale éducation d'enfance" (il s'agit de l'éducation chrétienne que Rimbaud a reçue, bien sûr). Ce changement annonce un possible retournement de l'argumentation, qui s'amorce en effet, me semble-t-il, dans la phrase suivante. 
     La suite du texte me paraît extrêmement difficile à interpréter, tant elle est elliptique et allusive. Il me semble malgré tout possible d'y déceler une logique, qui se résumerait à un retour à l'idée initiale du texte.

 

3° mouvement : Rimbaud revient à la tentation de la vie (de la vie "normale").

Puis quoi !... Aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans...

     En langage familier, la locution "puis quoi" annonce un ultime argument dans une argumentation (je ferai ainsi ... j'en ai bien le droit ... et puis quoi : qu'est-ce que je risque...). Ici, il s'y ajoute une valeur implicite d'opposition : après tout, pourquoi se résigner à mourir ? pourquoi n'irais-je pas vers mes vingt ans, comme font les autres. 
     Rimbaud n'a pas encore fait ses dix-neuf ans quand il écrit ce texte. "Aller mes vingt ans" veut sans doute dire pour lui : accepter de vieillir, accepter de franchir cet âge fatidique des vingt ans (voir sur ce point l'"adagio" de "Jeunesse" dans Les Illuminations) après lequel il serait difficile de continuer à "fainéanter" et à "feindre", sauf à rester un de ces parasites de la société ("saltimbanque, mendiant, artiste, bandit,  prêtre !"). 
     En quelque sorte, Rimbaud résiste à nouveau au charme qui l'ensorcelle : celui de la poésie et de l'illusion, amies de la religion et de la mort. Il envisage à nouveau de vivre, comme les autres.

Non ! non ! à présent je me révolte contre la mort !

     "Non" (répété) souligne le passage d'une thèse à la thèse contraire ; "à présent" indique le franchissement d'une nouvelle étape, dans le raisonnement. Cette phrase confirme l'évolution que nous avons repérée dans la phrase précédente :  Rimbaud choisit maintenant la vie (la vie "normale", le travail, la Science, contre la mort (que représente la plongée dans l'imaginaire et l'illusion, tentations suicidaires qui sont au cœur de l'esthétique rimbaldo-baudelairienne). C'est le retour à l'"éclair" initial après une longue digression nostalgique.
     Notre interprétation suppose de rejeter ici toute lecture métaphysique de l'expression "je me révolte contre la mort". Il ne s'agit pas ici pour Rimbaud, croyons-nous, de s'insurger contre la condition mortelle de l'homme, contre le Temps. Une telle lecture (qui est celle de Pierre Brunel, par exemple) conduit à une impasse. Nous préférons, avec Chistian Moncel, comprendre "la mort" comme la "trahison au monde" (phrase suivante), la fuite hors du réel qui définit l'attitude de l'artiste "idéaliste" à la manière de Baudelaire. Rimbaud se révolte contre cet idéalisme de ceux qu'il définit dans "Adieu" (dernier chapitre de la Saison) comme les "amis de la mort" : "Mes derniers regrets détalent,  — des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes." On reconnaît là, partiellement, la même liste de marginaux de la société que celle citée quelques lignes plus haut dans "L'Éclair". Les "arriérés de toutes sortes" sont probablement les nostalgiques de l'éternité et du salut chrétien, ceux qui, comme le Prince de "Conte", s'obstinent à poursuivre, par quelque reste d'"aberration de piété", la quête "du désir et de la satisfaction essentiels". Une nostalgie qui était précisément la sienne, l'instant d'avant, mais que maintenant, il récuse.  
     

Le travail paraît trop léger à mon orgueil : ma trahison au monde serait un supplice trop court. Au dernier moment, j'attaquerais à droite, à gauche...

      S'il refuse (jusqu'ici) le travail, nous dit Rimbaud, c'est par orgueil. Sans doute faut-il prendre l'adjectif "léger" au sens de superficiel : le travail apparaît méprisable à l'orgueilleux qui vit dans l'impatience de l'absolu, à celui qui se rêve un destin au-dessus des "humains suffrages".
     Or, Rimbaud voit maintenant dans cette quête d'absolu une "trahison au monde" et dans cette "trahison au monde" (nous l'avons déjà montré) une forme de mort prématurée. D'où l'expression : "supplice trop court". La vie, suggère l'auteur, est certes un long supplice, supplice qu'il a cherché à raccourcir par une conduite suicidaire. Mais il ne veut plus mourir. Si la mort se présentait à lui maintenant, il se débattrait (comme il se débat, en effet, tout au long de la Saison, tel est le sens profond de son débat existentiel actuel). "Au dernier moment, (il) attaquerai(t) à droite, à gauche...". Autrement dit : l'instinct de vie l'emporte en lui sur la pulsion de mort.

 

4° mouvement : Rimbaud est (presque) résigné à la perte de l'éternité.

Alors, oh ! chère pauvre âme, l'éternité serait-elle pas perdue pour nous !

     L'adverbe "alors", dans un raisonnement, possède un sens consécutif, et ici, pourrions-nous dire, conclusif. Il n'est peut-être pas sans intérêt de remarquer que cette phrase de tournure interrogative (comme le montre l'inversion du sujet dans "serait-elle pas") ne se termine pas par un point d'interrogation mais par un point d'exclamation. Preuve sans doute que cette interrogation est toute rhétorique et qu'en réalité Rimbaud est convaincu qu'en effectuant le choix de la vie, du travail, de la science, et sous-entendu de l'athéisme, il renonce à poursuivre l'éternité. En effet, cette "éternité" qu'il n'attend plus depuis longtemps de la religion, il l'espérait d'une certaine manière, nous le savons bien, de la poésie (voir le poème "L'Éternité" ou encore la "lettre du Voyant" où Rimbaud définissait la poésie comme un moyen pour accéder à "la plénitude du grand songe"). En choisissant la vie positive contre la vie de bohême, il sait qu'il renonce à cette utopie. Et lorsqu'à la fin du texte, la nécessité de faire son deuil de l'éternité se présente à nouveau à son esprit, comme conséquence du choix qu'il vient d'opérer, Rimbaud est (presque) résigné. 
     Je dis "presque", parce qu'à l'évidence la fonction de cette dernière phrase, mi-interrogative, mi-exclamative, est quand même de maintenir une certaine ambiguïté. C'est le jeu du poète. 
     On a noté depuis longtemps la nuance de dérision de l'apostrophe "chère pauvre âme". Il faut en effet certainement y voir quelque sarcasme à l'égard de la mièvrerie poétique, qu'il s'accuse mainte fois dans la Saison, d'avoir entretenue, et peut-être aussi, comme le suggère Suzanne Bernard (dans son édition des classiques Garnier), peut-on y déceler une adresse impertinente à Verlaine. 

 

     Dans cet antépénultième chapitre d'Une saison en enfer, Rimbaud annonce si du moins notre interprétation est exacte  — sa volonté de rompre avec un certain type de mode de vie et un certain type de poétique fondés sur l'idéalisme : la quête de l'Absolu, de l'Inconnu (ce qu'on appelle parfois "la Voyance"). Il voit une issue possible dans le Travail et la Science. Pourtant, il se débat au milieu d'hésitations multiples ; il a encore la nostalgie de ce Bonheur jadis promis aux hommes par le christianisme et qu'il a naguère cherché à approcher par l'exercice d'une magie poétique. Mais il lutte pour se déprendre de cette chimère qui l'intoxique comme une drogue, un poison mortel.
     Le texte, tout en mettant en scène les oscillations sans fin de la conscience, l'hésitation du sujet entre deux options de vie contradictoires, accorde sa préférence à l'une d'entre elles : la conversion au "travail", la rupture avec le passé. Tous les commentateurs ne sont pas de cet avis. Pierre Brunel, par exemple, résume ainsi le sens profond du texte : "Le texte aboutit à une acceptation de soi-même comme non-travailleur ou, — selon un autre sens du mot travail — comme révolté contre le temps (voir dans Les Illuminations "À une raison")" (op. cit. 2000, p.95). Selon nous, au contraire, comme nous avons essayé de le montrer, le mouvement du texte illustre en la dramatisant la résistance décroissante de l'utopiste (du quêteur d'éternité) face à "
la réalité rugueuse à étreindre" (Une saison en enfer, "Adieu")
     En cela, il résume et confirme le mouvement d'ensemble de la Saison, qui est quand même en définitive (malgré les voltes-faces et les palinodies qui en brouillent parfois le sens) le récit d'une victoire du damné ("Car je puis dire que la victoire m'est acquise", "Adieu"), fondée sur son arrachement progressif aux illusions dont son enfer était fait :

"J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !
Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !"

Une saison en enfer, "Adieu".

 

 

Bibliographie

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Pierre Brunel, Une saison en enfer, édition critique, José Corti, 1987, p.321-330.
Alain Coelho, Arthur Rimbaud, fin de la littérature, lecture d'Une saison en enfer, Joseph K, 1995, p.97-99 et 164-165.
Alain Dumaine, Rimbaud ou le renoncement à l'idéal baudelairien, La petite Revue de l'Indiscipline, 1997, p.23-24. (Voir aussi, chez le même éditeur : Christian Moncel, Rimbaud et les formes monstrueuses de l'amour, 1980 et Claudel récupérateur de Rimbaud, 2006).
Claude Jeancolas, Une saison en enfer, Repères Hachette n°44, 1998, p.74-77.
Pierre Brunel, Anne-Gaëlle Robineau-Weber, Matthieu Letourneux, Une saison en enfer, Illuminations, Profil bac, 2000, p.90-95. Ce volume propose un commentaire composé de "L'éclair" rédigé par Pierre Brunel.