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 Le Bateau ivre (1871)

lexique et interprétations commentaire bibliographie
 

 

 


 



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               Le Bateau ivre


Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'œil niais des falots !


Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes
! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !


J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan
!
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et des lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte
, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !

J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
O que ma quille éclate ! O que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.


Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

 

 

 

 


Lexique et interprétations

remonter commentaire bibliographie
 
        Aucun autographe rimbaldien ne nous est parvenu pour ce poème. Le texte étudié est celui du manuscrit Verlaine adopté par tous les éditeurs comme version de référence. Les Poètes maudits (Lutèce, 1883 et 1884) reproduisent le poème avec des variantes (de ponctuation notamment) qui ne sont pas toujours insignifiantes. Peut-être à partir d'un manuscrit inconnu qui aurait été fourni à Verlaine par Valade. Voir Murphy, édition Champion, tome I, Poésies, 1999, p.540-542.

      Dans les notes qui suivent, la mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.

 

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Comme je descendais des Fleuves impassibles, / Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :

         Émilie Noulet, op. cit. page 243-245, indique dans un poème de Léon Dierx intitulé Le Vieux Solitaire la présence du motif symbolique central du Bateau ivre : la représentation du poète par un navire ayant rompu ses amarres.

Je suis tel un ponton sans vergues et sans mâts,
Aventureux débris des trombes tropicales
................................................................
Il flotte épave inerte, au gré des flots houleux,
Dédaigné des croiseurs aux bonnettes tendues,
La coque lourde encor de richesses perdues,
De trésors dérobés aux pays fabuleux.
Tel je suis ...

     "Le génie de Rimbaud, commente Émilie Noulet, c'est d'avoir supprimé le "tel". Dans une lettre adressée au colonel Godchot  [auteur de plusieurs livres et articles sur Rimbaud], Izambard raconte ceci : «Verlaine me rapportait que quand Rimbaud lut son poème à Banville, celui-ci objecta qu'il aurait été bon de dire en commençant : Je suis un bateau qui...» Le génie de Rimbaud, c'est de ne l'avoir pas dit, mais d'avoir impliqué au contraire dans le Comme je descendais les fleuves impassibles que c'est le bateau qui eût pu dire : je suis un Rimbaud."
     La lettre reçue par le Colonel Godchot était de Delahaye et non d'Izambard comme le dit Émilie Noulet. Dans cette lettre de 1930, Ernest Delahaye rapportait en outre le commentaire lapidaire fait à Verlaine par Rimbaud au sujet des propos de Banville : "C'est un vieux con".     
     Steve Murphy ne croit pas à cette anecdote : "Banville pouvait difficilement être aussi con". Il est suffisamment prouvé, considère Steve Murphy, que Delahaye a bien souvent affabulé. Aussi ce critique émet-il des doutes sérieux sur les témoignages de Delahaye concernant le Bateau ivre, notamment celui qui dépeint Rimbaud, en septembre 1871, lisant à son ami de Charleville le chef d'œuvre qu'il a concocté pour éblouir le milieu littéraire parisien. De tels "racontars", estime Murphy, pouvaient avoir essentiellement comme fonctions, pour Delahaye, de conforter son statut de témoin privilégié et d'accréditer l'image simplificatrice d'un Rimbaud pré-symboliste, en rupture frontale avec Banville et les parnassiens (op. cit. p.27-33).

Des Peaux-Rouges criards :

       Rimbaud, comme bien d'autres jeunes de son époque, avait lu les romans d'aventure américains (comme ceux de Fenimore Cooper) ou autres (ce Costal l'Indien, de Gabriel Ferry, par exemple, qu'il cite dans une lettre à Izambard du 25 août 1870). Ces lectures sont probablement à l'origine de bien des images du Bateau ivre, notamment ici, l'allusion aux Peaux-Rouges. Cette référence aux indiens fait estimer à Pierre Brunel que l'image des "Fleuves impassibles" (v.1) n'est peut-être pas sans rapport avec celle des grands fleuves d'Amérique, telle qu'on peut la trouver par exemple sous la plume de Chateaubriand : "Le pluriel dont use Rimbaud dans le premier vers du Bateau ivre fait penser à cette première page d'Atala, même s'il n'est pas dit que ces "fleuves impassibles" sont des fleuves américains. Chateaubriand insistait sur la multiplicité de ces fleuves, "les mille autres fleuves tributaires du Meschacebé, le Missouri, l'Illinois, l'Arkanza, l'Ohio, le Wabache, le Tenase [sans doute le Tenessee]" qui engraissent la terre de la Louisiane de leur limon et la fertilisent de leurs eaux." (Brunel, 2017, p.60-61).

     Marc Ascione pense avoir trouvé dans une citation de Bismarck la preuve définitive permettant d'interpréter "Le Bateau ivre" comme une fable politique, faisant référence à la Commune de Paris. À la suite du lynchage par la foule parisienne d'un mouchard du nom de Vicenzini (29 février 1871), le chancelier de l'Empire allemand avait déclaré au correspondant d'un journal des États-Unis : "Les Parisiens sont des Peaux-Rouges". Le mot est rapporté par Maxime Du Camp dans un ouvrage consacré aux événements de 1871 (Les convulsions de Paris, Hachette, 1881), preuve que cette déclaration eut un écho en France. Cette possible glose politique, s'ajoutant à celles déjà anciennes concernant les "pontons" et le "papillon de mai", à la fin du poème, renforce l'idée que l'escapade du bateau pourrait représenter allégoriquement l'insurrection parisienne, voire, plus concrètement et biographiquement, une escapade parisienne du jeune poète au temps de la Commune. Voir : Marc Ascione, "Rimbaud varietur", Parade sauvage, Colloque n°5, septembre 2004, pages 93-169 (plus spécifiquement p.132 et sqq.).
   

 

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3 les Péninsules démarrées :

     Plusieurs références fournissant une explication de la formule rimbaldienne ont été proposées. Chateaubriand, dans son Voyage en Amérique, raconte : "Au printemps, (le Missouri) détache de ses rives de vastes morceaux de terre. Ces îles flottantes, descendant (le fleuve) avec leurs arbres couverts de feuilles ou de fleurs, les uns encore debout, les autres à moitié tombés, offrent un spectacle merveilleux". Le récit d'un phénomène du même ordre, observé au large des côtes africaines par des matelots, avait été publié en 1870 sous le titre Promontoire flottant dans Le Magasin pittoresque, genre de revues illustrées de vulgarisation scientifique comme Rimbaud les affectionnait, selon certains témoignages. (Marguerite Mespoulet, Des Natchez au Bateau ivre, citée par Émilie Noulet, op. cit. page 215).

Je courus ! Et les péninsules démarrées / N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants :

     Michel Murat signale l'audace métrique exceptionnelle de ces vers : "Les vers 11 et 12 comptent parmi les plu agressivement déviants que Rimbaud ait écrits à cette date. Tous deux font passer la césure au milieu du mot : entre les deux segments d'un mot composé au v. 12, qui pour le rythme est un pur ternaire; sur une frontière de morphème pour le v. 11 : "pén-insule" [...] Le vers 11 ne permet pas de coupe de substitution (la coupe 8éme est suivie d"un e féminin récupéré, et il n'y a pas de frontière syntaxique entre les mots).[...] mais le procédé est fortement motivé. C'est une mimésis métrique du lâchez-tout : le vers, jusqu'ici "péninsule" rattaché par une césure même tendue, est littéralement "démarré" de sa forme binaire" (Michel Murat, L'art de Rimbaud, Paris, José Corti, 2002, p.50).

 

4 La tempête a béni mes éveils maritimes. / Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots / Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes, / Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots ! :

     Pierre Brunel commente ainsi cette strophe 4 dans Rimbaud ou l'éclatant désastre, p. 212-213 : "Le troisième vers de la strophe, le moins bon, le plus hugolien, était porteur d'une image convenue et alors refusée (il faut sous-entendre un "pourtant" : le bateau ivre, dans son enthousiasme, s'étonne d'une semblable appellation). [...] Trois motifs privilégiés apparaissent, dans une progression de joie : l'éveil, qui ouvre les yeux sur le matin du monde; la délivrance de la pesanteur, qui est une des formes rêvées du dégagement rimbaldien; la danse, dont une des Illuminations sans titre a salué le miracle : "J'ai tendu des cordes de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse."
     David Ducoffre rapproche le vers : "Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots" de celui-ci, provenant du poème "Conseil" de Victor Hugo (Les Chants du crépuscule) : "Plus léger sur ce flot que sur l'onde un vain liège, [...]" (op. cit. p.56).  

 

5 sures :

     Qui a un goût acide, aigre.

 

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infusé d'astres :

     Les étoiles se reflétant dans la mer semblent des substances végétales plongées dans l'eau.

lactescent :

     Littéralement, qui devient laiteux, qui prend un aspect laiteux. On a rapproché ce détail d'une description figurant dans Vingt mille lieues sous les mers, de Jules Verne (2e partie, chap. I) : "Vers sept heures du soir, le Nautilus, à demi-immergé navigua au milieu d'une mer de lait. Á perte de vue l'océan semblait être lactifié. Le ciel, réfléchissant la blancheur des flots, sembla longtemps imprégné de vagues lueurs d'une aurore boréale" (G.Mellano, De Vingt mille lieues sous les mers au Bateau ivre, cité par Émilie Noulet, op. cit. page 242).

Dévorant les azurs verts :

     Antoine Adam, dans son édition de La Pléiade, p. 920, comprend ce vers de la façon suivante : "L'océan dévore l'azur en ce sens qu'il absorbe sa couleur. Il va de soi que l'antécédent de ("où, flottaison blême / Et ravie, un noyé pensif parfois descend") n'est pas les azurs verts mais le Poème de la mer."
      Le point-virgule après "azurs verts" tend à donner raison à Antoine Adam (Pierre Brunel partage d'ailleurs cette interprétation. Cf. Brunel 2017, p.72). Je note cependant que cette bizarre ponctuation séparant hermétiquement le pronom relatif "où" de son antécédent supposé disparaît dans la version imprimée fournie par Les Poètes maudits (cf. Steve Murphy, Champion, tome I, Poésies, 1999, p.532).
      Personnellement, il ne me paraît pas impossible de considérer comme antécédent de "où" le syntagme "les azurs verts", celui-ci désignant essentiellement la mer dont la couleur verte se marie avec l'azur du ciel. Rimbaud, dans Voyelles, associe le "U vert" à l'évocation de la mer, aux "vibrements des mers virides" (en latin, viridus signifie "vert"). Inutile donc d'aller chercher jusqu'au "poème de la mer" le lieu où un noyé est susceptible de descendre.
C'est bien au travers de la mer verte "infusée" de ciel bleu qu' "un noyé pensif parfois descend". En tout cas, pour ce qui me concerne, j'ai toujours lu "azurs verts" comme l'antécédent logique et immédiat des deux "où"  : ", flottaison blême / Et ravie, un noyé pensif parfois descend ; / , teignant tout à coup les bleuités [...] / Fermentent les rousseurs amères de l'amour !".
     Difficile de trancher !
On a là un exemple typique des équivoques syntaxiques dont regorge l'œuvre de Rimbaud.
     Pour ne rien arranger ... rappelons que Verlaine a écrit très distinctement ici "vers" et non "verts", ce que la plupart des éditeurs considèrent comme une simple inadvertance mais pas Steve Murphy, qui pense possible une allusion délibérée au "vers" en tant qu'unité prosodique, afin de mêler à nouveau le vocabulaire de la mer et celui de la poésie comme deux lignes plus haut avec "je me suis baigné dans le poème de la mer" (cf. Murphy, Champion, tome I, Poésies, 1999, p.537-538, "1.1 : Notes complémentaires").  

où, flottaison blême / Et ravie, un noyé pensif parfois descend ; :

     "où", selon la plupart des commentateurs, a pour antécédent "le Poème de la mer" (voir note précédente) ; "ravie" a un double sens : enlevé/extasié; ce sens "surnaturel" est confirmé par l'adjectif "pensif". Ce thème du noyé mystique est aussi présent dans un page de Jules Verne : "Enfin, comme ils feraient d'une toile, quatre cadavres crèvent les flots (...) Les cheveux flottent mollement. Leurs visages, ravis en extase, semblent contempler un dieu toujours absent. Eux aussi, se sont absentés" (G.Mellano, De Vingt mille lieues sous les mers au Bateau ivre, cité par Émilie Noulet, op. cit. page 243).

 

7 bleuités :

     Substantif fabriqué par Rimbaud à partir de l'adjectif "bleu" sur le modèle : obscur / obscurité; monstrueux / monstruosité.

rutilements du jour :

     L'éclat rouge du jour ; substantif fabriqué par Rimbaud à partir de l'adjectif "rutilant" (d'un rouge éclatant) ou du verbe "rutiler" sur le modèle ruisseler / ruisselant / ruissellement.

 

8 exaltée : il y a dans le verbe "exalter" une idée de hauteur, appliquée au domaine moral; dire de quelqu'un qu'il est exalté, c'est dire que son état d'esprit s'est élevé au dessus de son niveau ordinaire, qu'il est enthousiaste, passionné; exalter quelque chose ou quelqu'un c'est les placer au dessus des autres. Rimbaud utilise ici le verbe pour suggérer l'extase du narrateur devant le spectacle de l'aube, mais, par la comparaison entre le lever du jour et l'ascension d'un vol de blanches colombes il donne aussi à ce mot une valeur physique, conforme à l'étymologie latine du terme (altus : haut).

J'ai vu

     À partir de ce verbe commence une série anaphorique de formes verbales au passé composé, scandant le récit de l'épopée visionnaire du "narrateur", tout au long du texte. Dominique Combe, dans son Rimbaud de la collection Foliothèque, 2004, p. 182, propose comme hypotexte du Bateau ivre le passage suivant du poème Le Voyage de Baudelaire, où l'on peut trouver effectivement, comme en réduction, le mouvement d'ensemble du poème de Rimbaud : la répétition du verbe au passé composé "j'ai vu"; la "plongée" vers l'inconnu (espace infini symbolisé notamment, comme dans le Bateau ivre, par des reflets d'astres à la surface des eaux) débouchant sur un dénouement déceptif ("Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici") :

                      [...] Nous avons vu des astres
Et des flots; nous avons vu des sables aussi ;
Et malgré bien des chocs et d'imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant. [...]
 

     Pierre Brunel (Va et vient : Hugo, Rimbaud, Claudel, Klincksieck, 2003, p.30 et 32) remarque qu'on pourrait trouver chez Hugo, par exemple dans le poème IV du livre VI des Contemplations, des formules anaphoriques du même type :

Écoutez. Je suis Jean. J'ai vu des choses sombres.
J'ai vu l'ombre infinie où se perdent les nombres.
J'ai vu les visions que les réprouvés font,
Les engloutissements de l'abîme sans fond ;
J'ai vu le ciel, l'éther, le chaos et l'espace. [...]  

     David Ducoffre (op. cit. p.53-55) signale de nombreuses occurrences de cette formule anaphorique chez Lamartine, dans "Milly, ou la terre natale" des Harmonies poétiques et religieuses, dans "L'Homme" (Méditations poétiques), dans "La Solitude" (Nouvelles méditations poétiques). Il remarque en outre, dans certains de ces passages, des mouvements rhétoriques que l'on retrouve dans "Le Bateau ivre" :

  • les flots comparés à des troupeaux que seule la main de Dieu peut dompter : "J'ai vu de l'Océan les flots épouvantés, / Pareils aux fiers coursiers dans la pleine emportés, / Déroulant à ta voix leur humide crinière, / Franchir en bondissant leur humide barrière / Puis soudain, refoulés sous ton frein tout-puissant, / Dans l'abîme étonné rentrer en mugissant. " ("La Solitude"). À rapprocher des "vacheries hystériques" et des "glauques troupeaux" du "Bateau ivre".

  • l'alternance J'ai cherché/J'ai vu/J'ai cru : "J'ai cherché vainement le mot de l'univers. [...] J'ai cru trouver un sens à cette langue obscure. [...] J'ai vu partout un Dieu sans jamais le comprendre ! / J'ai vu le bien, le mal, sans choix et sans dessein, / Tomber comme au hasard, échappés de son sein ("L'Homme"). À rapprocher du v. "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !" 

 

9 longs figements violets :

     Action de se figer; le mot désigne ici probablement des traînées nuageuses longilignes, de couleur violette, apparaissant immobiles, à l'horizon, au coucher du soleil. Dans Harmonie du soir, Baudelaire écrivait "Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige".

Les flots roulant au loin leurs frissons de volets :

     Le lecteur reçoit généralement cette métaphore comme un effet de synesthésie, visant à traduire les impressions ressenties au spectacle d'une mer agitée.
     Dans un article de 1994 (cf. Olivier Bivort et Steve Murphy, Rimbaud. Publications autour d'un centenaire, numéro spécial de Studi francesi, maggio-agosto 1994, p. 111-113) Olivier Bivort rend compte d'un débat entre plusieurs critiques dans la revue French Studies Bulletin (n° 34,36, 37 et 39) au sujet du mot "volets". Récusant les tentatives d'explication d'ordre lexicologique, l'un voyant dans "volet" un terme emprunté au vocabulaire de la marine ("petite boussole portative"), l'autre un terme emprunté au vocabulaire du théâtre (paravent mobile pour changements de décor à vue), Charles Chadwick penche pour une explication beaucoup plus simple par la rime : la séduisante paronomase avec le mot "violets", exploitée sans aucune arrière pensée sémantique. Thèse formaliste qui suscite l'opposition de Roger Little, arguant de la cohérence jamais prise en défaut du texte rimbaldien, en dépit de l'obscurité apparente de ses textes. Tranchant fort habilement le débat, nous semble-t-il, est sans prendre position sur le chemin qu'a pu suivre l'esprit de Rimbaud pour inventer ces fameux "frissons de volets", Bivort montre qu'en tout cas, l'image produit un effet parfaitement compatible avec la logique et en donne pour preuve ce texte de Jean Aicard :

 « Ainsi, vous faites à Manet un crime d’avoir mis en son tableau plus de mer que de ciel. Reprochez-lui d’avoir appelé sa marine Combat de l’Alabama, mais non point d’avoir peint cette mer envahissante, lourdement verte, et dont les flots s’entre-choquant doivent claquer comme des lattes de bois frappées à plat l’une contre l’autre » (compte rendu du salon de 1872 dans La Renaissance littéraire et artistique du 29 juin 1872, p.75).

Jean Aicard, dédicataire d'une version des « Effarés » et directeur-gérant de La Renaissance Littéraire et Artistique, a-t-il pensé au Bateau ivre en évoquant les suggestions auditives d'une marine de Manet ? Ce n'est pas du tout impossible. Mais si Aicard ne s'inspire pas directement ici du Bateau ivre, la coïncidence n'en est que plus troublante et significative, en tant qu'élucidation plausible de la métaphore rimbaldienne.
     Henri Bornecque, cité par Suzanne Bernard, se montre surtout sensible aux implications visuelles de l'image et allègue un intertexte vernien : "La mer ... revêtait une admirable teinte d'indigo... Une moire, à larges raies, se dessinait régulièrement sur les flots onduleux" (Vingt mille lieues sous les mers). 
     Robert Faurisson (op. cit. p. 85) propose pour ce vers la glose suivante : "Ceux-ci [les flots] déroulaient au loin leur surface frissonnante et moirée, alternativement claire et sombre (sous l'effet de la lumière frisante [...])". Pour ce commentateur, le vers suggère une triple analogie visuelle - tactile - psychique entre le mouvement des vagues, le frisson ressenti dans le froid du petit matin et le frisson du drame ;  drame "très antique" parce qu'il se joue presque quotidiennement sur le théâtre des flots, de toute éternité, lorsque le "soleil bas" perce de ses rayons les formes horribles et mystérieuses des nuages.   

 

10

aux yeux des mers :

     David Ducoffre pense que "les 'yeux des mers' renvoient à l'évidence à telle image de Hugo ("Conseil", Les Chants du crépuscule) : "Que faire de ce peuple à l'immense roulis, / Mer qui traîne du moins une idée en ses plis, / Vaste inondation d'hommes, d'enfants, de femmes, / Flots qui tous ont des yeux, vagues qui sont des âmes ?'" (op. cit. p.56).

phosphores chanteurs :

     Selon Suzanne Bernard (Classiques Garnier, 1961, p. 425) les phosphores chanteurs seraient "des animalcules nommés noctiluques qui rendent la mer phosphorescente"
    
Dominique Combe, dans son Rimbaud de la collection Foliothèque, 2004, p. 183-184, reproduit ce passage de Vingt-mille lieues sous les mers, qui n'est pas sans rappeler en effet Le Bateau ivre, et notamment le vers que nous commentons :
     "Le Nautilus flottait au milieu d'une couche phosphorescente, qui dans cette obscurité devenait éblouissante. Elle était produite par des myriades d'animalcules lumineux, dont l'étincellement s'accroissait en glissant sur la coque métallique de l'appareil. Je surprenais alors des éclairs au milieu de ces nappes lumineuses, comme eussent été des coulées de plomb fondu dans une fournaise ardente, ou des masses métalliques portées au rouge blanc ; de telle sorte que, par opposition, certaines portions lumineuses faisaient ombre dans ce milieu igné, dont toute ombre semblait devoir être bannie. Non ! ce n'était plus l'irradiation calme de notre éclairage habituel ! Il y avait là une vigueur et un mouvement insolites ! Cette lumière, on la sentait vivante !" 

 

11

pareille aux vacheries / Hystériques :

    Sans doute faut-il entendre ici une comparaison entre les assauts de la houle et la charge de troupeaux de bovins affolés. La métaphore est filée un peu plus loin avec l'expression "forcer le mufle aux océans poussifs". Antoine Adam, Pléiade p.921, signale que : "dans sa Descente dans le Maelström, Edgar Poe avait comparé le fracas du tourbillon à celui d'un troupeau de buffles affolés". Voir aussi ci-dessus notre note sur "J'ai vu"

les pieds lumineux des Maries :

     Antoine Adam (Pléiade, p. 921-922) propose une source hugolienne. Dans un passage de L'homme qui rit, Hugo décrit un bateau dont la proue portait une Notre-Dame sculptée et dorée, qui faisait fonction de fanal. "Quand on l'allumait, écrit Hugo, elle brûlait pour la Vierge et éclairait la mer". Elle tient auprès des matelots le même rôle protecteur qu'un cierge dédié à la Vierge Marie.
     Pour Steve Murphy, ces vers 41-44 du "Bateau ivre" font allusion aux statues de la Vierge aux pieds desquelles les femmes de marins allumaient des cierges votifs et priaient pour apaiser l'Océan. « L'image des pieds qui 'forcent le mufle aux océans poussifs', ajoute Murphy, repose sur une symbolique de la subjugation qu'on retrouve dans « L'Homme juste » (« quand les plantes / Froides des pieds divins passeraient sur mon cou »)» (op. cit. p.66). Cette analyse trouve tout son sens dans le cadre de la glose anticléricale (et donc communarde)
que propose ce critique pour les strophes 11 et 12. La présence de deux images voisines dans deux strophes successives suggère une insistance intentionnelle du poète et apporte du crédit à la lecture proposée. Dans ces deux strophes, la houle est décrite comme un troupeau de vagues (« vacheries hystériques », « glauques troupeaux ») et, dans les deux strophes aussi, les flots déchaînés apparaissent domptés ou bridés par des forces supérieures que Murphy propose de considérer comme des symboles de l'oppression religieuse sur le peuple. Il s'agit des « arcs-en-ciel » de la strophe 12, symboles fameux de l'Alliance post-diluvienne dans la Genèse, et des statues de la Vierge mentionnées dans la strophe 11 : « Sans songer que les pieds lumineux des Maries / Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs ». L'Océan déchaîné pouvant représenter le Peuple en révolution, il est tentant de voir dans ces passages une dénonciation de l'influence aliénante de la religion et de la politique réactionnaire de l'Église. Voir aussi ci-dessus notre note sur "J'ai vu"

 

12

d'incroyables Florides / Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux / D'hommes :
     Pierre Brunel, dans Arthur Rimbaud ou l'éclatant désastre, p. 67-68, estime que Rimbaud développe ici une association d'idées à partir du sens étymologique du nom "Florides", qui signifie le pays des fleurs. D'où, au vers suivant, l'image d'une "jungle florale où les yeux des fauves brillent au cœur des pétales. On assistera à la même intrusion dans les Illuminations (Fleurs) quand la digitale s'ouvrira "sur un tapis de filigranes d'argent, d'yeux et de chevelures. Dans les deux cas Rimbaud substitue à l'allégorisme parnassien et à l'utilitarisme des poètes scientifiques la même vision brutale et séduisante à la fois d'une création florale insoucieuse de la distinction des espèces et des ordres (végétal, animal, humain)."
     Dans un petit article riche en suggestions, Steve Murphy et Georges Kliebenstein tentent de montrer comment le thème des "Florides" a pu engendrer par association celui des "panthères à peaux d'hommes" : "C'est le propre des terrae incognitae que d'abriter des fauves (Hic sunt leones). Ici, l'apparition des panthères constitue un anatopisme flagrant (le carnassier ne vit pas en Amérique mais en Asie ou en Afrique). Mais le signifiant "Florides" appelle peut-être les "félidés". [...] Mêlées aux fleurs, les "panthères à peaux d'hommes"
− peut-être suscitées par le syntagme "à fleur de peau" −  peut se lire comme une métaphore animalisante (les hommes cachant en eux des panthères, variante du homo homini lupus) ou comme une hypallage pour "hommes à peaux de panthères" sacrifiant au topos du monde à l'envers. De fait, Rimbaud joue peut-être avec le composé "homme-panthère" qui existe en langue et renvoie à des guerriers africains (comme "l'homme-lion" ou "l'homme-tigre"), de même que "panthère" peut être une simple métonymie pour "la fourrure" (c'est l'une des acceptions du mot). Quoiqu'il en soit, le monde mythologique, on le sait, peut faire un objet de quête d'une peau magique, telle la "Toison d'or". Plus loin, les "dorades", les "poissons d'or", les "poissons chantants" (peut-être une périphrase pour des "Sirènes", version ichtyologique) semblent aller dans le sens d'un Eldorado synchrétique" (op. cit. p.183-184).

Des arcs-en-ciel tendus comme des brides / Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !
    Il s’agit probablement d’une description construite comme un tableau, dont les divers éléments, arcs-en-ciels, horizon, troupeaux de vagues, apparaissent « étagés » de haut en bas « comme sur les gravures » (selon l'expression de Rimbaud dans « Après le Déluge »).
     Suzanne Bernard
propose de comprendre cette construction syntaxique étrange de la façon suivante : "j'ai heurté des arcs-en-ciel tendus à de glauques troupeaux comme des brides" (Classiques Garnier 1987 page 427). "En tout cas, ajoute-t-elle, l'idée des troupeaux sous-marins continue celle des "vacheries".
    Bornecque (op. cit.) cite dans Vingt mille lieues sous les mers, la phrase où le capitaine Némo dit : "Mes troupeaux paissent sans crainte les immenses prairies de l'Océan"." 
    D'autres commentateurs indiquent la présence chez Victor Hugo (Pasteurs et troupeaux, Les Contemplations) de la métaphore : troupeaux de vagues. 
    Le complément de lieu "sous l'horizon des mers" ne devrait pas dans cette lecture être compris comme une description du monde sous-marin mais renverrait plutôt à la disposition des gravures naïves : en haut l'arc-en-ciel, en bas, sous la ligne d'horizon, le troupeau verdâtre des vagues, semblant tenu en laisse par l'arc-en-ciel, tendu comme une bride au-dessus de lui.
    Dans le cadre de sa lecture politique du poème comme "tombeau crypté de la Commune", Steve Murphy propose une interprétation symbolique de cette strophe 12 : les « glauques troupeaux » (des vagues) seraient à comprendre à partir de la métaphore évangélique des brebis égarées et les « arcs-en-ciel » (symboles de l’Alliance entre Dieu et les hommes, après le Déluge, dans la Genèse), comparés par le poète à des « brides » tendues sur la croupe des vagues, représenteraient dans l’esprit de Rimbaud le magistère aliénant du curé sur le peuple (op. cit. p. 67). Voir aussi ci-dessus notre note sur "J'ai vu"

 

13

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses / Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan ! :

     "Léviathan" est dans la Bible (Livre de Job, III, 8) le nom d'un animal monstrueux. Une "nasse" est un panier d'osier ou de fil de fer destiné à piéger les poissons. Dans l'évocation rimbaldienne, les marécages abritent un ramassis d'animaux monstrueux ("tout un Léviathan") et constituent pour eux une sorte de piège géant. Émilie Noulet (op. cit. page 228) a trouvé dans Le Tour du monde, nouveau journal des voyages, année 1869, autre titre de revue comparable au Magasin pittoresque, la description des étangs qui se forment dans l'estuaire de certains grands fleuves, à la saison chaude. Les caïmans s'endorment pour trois longs mois dans les basses eaux et la végétation s'incruste sur leur carapace ainsi que les larves et les parasites les plus divers.

bonaces : calme plat, sur la mer.

 

14

nacreux :

     Couleur de nacre; adjectif fabriqué par Rimbaud à partir de "nacre" sur le modèle : terre / terreux, fer / ferreux, doute / douteux.

Échouages :

     Terme maritime, l'échouage consiste dans l'échouement volontaire d'une embarcation; le mot peut désigner aussi le lieu où un bâtiment peut être échoué sans danger. Dans le texte, c'est ce second sens qui convient.

 

15

dérades :

     Le nom n'est pas mentionné dans les dictionnaires; par contre le verbe "dérader" appartient au vocabulaire maritime : un bâtiment dérade quand il perd ses ancres sous l'effet d'une grosse mer et se voit entraîné hors de sa rade.

ailé :

     Doté d'ailes (le verbe "ailer" n'est pas mentionné dans les dictionnaires, mais le sens que lui donne Rimbaud ne fait guère problème).

 

16 Ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes :

     Dans le poème Booz endormi, de Victor Hugo, les "fleurs de l'ombre" désignent les étoiles : "Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre / brillait à l'occident..." De là à penser que Rimbaud a souhaité évoquer un animal à ventouses et à forme étoilée se cachant dans les replis obscurs de l'océan, autrement dit : la pieuvre ... ?

 

17

Presque île :

     Ce n'est probablement pas une faute d'orthographe : le bateau est presque une île.

oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds :

     "clabauder" signifie aboyer de façon forte et désagréable (un "clabaud" est un chien de chasse) et, au figuré, médire, cancaner. Ici, ce verbe évoque des cris d'oiseaux occupés à se quereller. Les "oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds" pourraient être les "oiseaux-moqueurs" ("mocking bird" du sud des États-Unis) dont parle Chateaubriand dans Les Natchez, et dont "l'oeil est, en effet, du blond d'une jeune châtaigne" (Marguerite Mespoulet, Des Natchez au Bateau ivre, citée par Émilie Noulet, op.cit. page 216).

 

18 sous les cheveux des anses :

     Suzanne Bernard, s'appuyant sans doute sur le contexte qui indique un bateau ayant coulé ("carcasse ivre d'eau"; "des noyés descendaient dormir, à reculons!") pense que "le bateau s'est recouvert de végétations marines" (Garnier, 1961, p.426). Elle cite une métaphore de Hugo dans Les Travailleurs de la mer comparant l'ondulation des goémons au "balancement des cheveux aux vents". Autre lecture ? : "la végétation invisible des petites baies" , Pierre Brunel (Rimbaud, Projets et réalisations, p.107).

Monitors :

     Bâtiment de guerre cuirassé créé aux États-Unis pendant la Guerre de Sécession.

Hanses :

     Compagnies maritimes allemandes, au Moyen Age.

 

19

Libre, fumant, monté de brumes violettes :

     Pour Robert Faurisson (op. cit. p. 86), le bateau semble fumer parce que "sous l'effet du soleil, l'eau, dont le bateau est pénétré, s'évapore en partie". Le même auteur comprend le verbe "monter" dans son sens équestre : les brumes chevauchent le bateau comme un "équipage fantomatique". 

Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur / Qui porte [...] /Des lichens de soleil et des morves d'azur :

     Pour le bateau, le ciel rouge du crépuscule est une sorte de mur qu'il doit trouer pour gagner l'infini. Le complément de comparaison « comme un mur / qui porte […] des lichens de soleil » complète probablement le noyau verbal du syntagme « [Moi qui]trouais [le ciel] », le participe « rougeoyant » faisant seulement fonction d’adjectif pour qualifier le mot « ciel ». Autrement dit, le « ciel rougeoyant » du crépuscule se dresse comme un obstacle devant le bateau lancé vers l’Inconnu, comparable en cela à « un mur » parsemé de « lichens de soleil », qui sont des taches de lumière, et de « morves d’azur », qui sont des traînées de ciel bleu, un mur enfin que le bateau doit franchir, percer, « trouer » pour pouvoir poursuivre sa route vers le large.

confiture exquise aux bons poètes :

    Confiture au sens de gourmandise ou, peut-être, de drogue. Le haschich est « un morceau de pâte ou confiture verdâtre » écrivait Théophile Gautier dans Le Club des hachichins.
    Lorsque le texte compare le « ciel rougeoyant » du crépuscule à « un mur / qui porte, confiture exquise aux bons poètes, / des lichens de soleil et des morves d’azur » (v.75-76), on remarquera l’ironie de Rimbaud envers le goût excessif des poètes (lui compris, on peut du moins l’espérer de sa lucidité, cf. les deux premiers vers du quatrain n°9) pour les couchers de soleil romantiques, goût assimilé à une drogue, et une drogue peu appétissante (ainsi que le suggèrent les métaphores associées de la morve et des lichens : ces derniers servaient, d’après Steve Murphy, à confectionner des médicaments contre la toux).
Op. cit. p. 50-51 .

 

20 les juillets :

     Émilie Noulet (op. cit. p.280) donne ce commentaire : "J.Gengoux pour qui toutes les œuvres de Rimbaud sont écrites en langage chiffré croit que les juillets désignent le 14 juillet et 1830 (La Symbolique de Rimbaud, p.114). N'est-ce pas une simple synecdoque pour les chaleurs ou les orages de l'été ?"

ultramarins :

     Adjectif fabriqué par Rimbaud à partir du substantif "outremer", qui contient une double idée de couleur (le "bleu outremer" est un bleu très intense) et d'éloignement géographique ("l'outremer" désigne les pays au-delà des mers).

aux ardents entonnoirs :

     Passage énigmatique : Antoine Adam (op.cit. p.923) voit dans ces "entonnoirs" une métaphore désignant les gouffres ou les tourbillons de l'océan. Edgar Poe, traduit par Baudelaire, compare le Maelström à un "terrible entonnoir". L'adjectif "ardent", cependant s'accorde mal avec ce sens. À moins que Rimbaud ait recherché une correspondance entre la violence de l'eau et celle du feu. Pierre Brunel , par ailleurs (Va et vient : Hugo, Rimbaud, Claudel, Klincksieck, 2003, p.35), signale un possible écho hugolien : "Les mortiers lourds, volcans aux hideux entonnoirs" ("Saint-Arnaud", dans Les Châtiments).

 

21

Béhémots :

     Animal énorme et mystérieux dont parle Job, et que les Pères regardent comme le symbole du démon (Larousse).

Maelstroms :

     Courant de mer, au large de la Norvège, redoutable pour ses creux pouvant aller jusqu'à 60 m, par vent de Nord-Ouest (Larousse).

Fileur éternel des immobilités bleues :

     Les commentateurs font généralement remarquer à propos de cette formule le goût de Rimbaud pour l'emploi de noms abstraits au pluriel. Voir aussi au vers 25 : "les bleuités". On note encore le tour particulier consistant à attribuer la qualité (exprimée par l'adjectif) non à un substantif de sens concret mais à un terme abstrait. Voir aussi au vers 40 : "l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs". Ces procédés d'écriture deviendront habituels chez les poètes symbolistes. 
     Michel Murat fait observer l'expressivité de cet alexandrin : "Le vers est isolé dans une apposition, entre "moi qui" et "je regrette". Le long substantif dérivé et l'adjectif monosyllabique de couleur occupent un hémistiche entier : ce sont des mots purs, dégagés de leur référence par le suspens de la césure et contrastant l'un avec l'autre par la carrure, la morphologie et le sens. L'audace d'un tel vers n'est pas dans la subversion métrique, mais dans la textualisation de la métaphore : car la mer n'est pas nommée, mais recomposée à partir de ses prédicats, elle se déploie dans cet espace intérieur que fait le mètre avec le rythme" (Michel Murat, L'art de Rimbaud, Paris, José Corti, 2002, p.50).

Je regrette l'Europe aux anciens parapets :

     Ce vers donne souvent prétexte, chez des éditeurs distraits, à une extrapolation erronée : on s'exprime comme si le bateau désirait reprendre sa vie ancienne. On ne tient pas compte du correctif apporté au cri de lassitude de la strophe 21 ("Je regrette l'Europe aux anciens parapets") par le mouvement concessif de la strophe 24 : "Si je regrette une eau d'Europe, c'est la flache ..." et par la strophe 25 qui dit clairement l'impossibilité pour le bateau de reprendre sa vie antérieure ("Je ne puis plus ...") et son refus de revenir "nager sous les yeux horribles des pontons".
    Contrairement à ce que dit Suzanne Bernard (Classiques Garnier), le bateau ne pense donc pas qu' "il est permis au cours de cette ineffable torture d'envier parfois le sort modeste, mais tranquille, de ceux qui ont borné leur horizon à la flache quotidienne". La nostalgie exprimée par le poète à l'égard de la "flache", nostalgie de l'enfance et de ses rêves d'aventure, représente à cette hauteur du texte la
chimère d’une heureuse régression vers le moment de sa vie où les rêves d’évasion de l'enfant étaient encore intacts, tout le contraire donc d'une résignation, d'un désir de "retour" à la vie monotone des civilisés, comme certains raccourcis tendent à le laisser penser.
     Ainsi, il n'est guère possible d'affirmer, comme le fait Pierre Brunel (édition de Rimbaud en Livre de poche), que le bateau "retombe au moment du retour [quel retour ?] dans la flache ardennaise" ou d'évoquer, comme le fait Louis Forestier (édition Bouquins) son "retrait dans les eaux mortes de la vieille Europe". Il va de soi que la seule issue envisagée sérieusement par le bateau est celle qu'il exprime au vers 92, la mort : "O que ma quille éclate ! O que j'aille à la mer !" 
     C'est donc à juste titre que David Ducoffre parle à ce propos d'un véritable et commun contresens : "Le quatrain 24 fait contrepoint au quatrain 21, il s’agit d’un essai pour rationaliser toute velléité de retour. Cela s’opère naturellement par une modalité restrictive et, encore une fois, bien des lectures font contresens, en négligeant la valeur conditionnelle (« Si »), comme en lisant probablement l’amorce du quatrain 25 en façon d’exténuation : « Je n’en puis plus ». Non, le bateau ivre n’est pas revenu en un port quelconque d’Europe, en se disant qu’il ne désire que rejoindre la « flache »." (op.cit.)

 

22

archipels sidéraux

     L'expression désigne probablement les constellations que le bateau peut apercevoir dans le ciel. Suzanne Bernard (classiques Garnier, 1961, p.427) cite une image équivalente dans La Légende des siècles pour désigner la Voie lactée : "Vaste archipel de splendeurs immobiles" (dans Abîme).

Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur :

      Cette métaphore est généralement interprétée comme une évocation prophétique du Progrès, dans le droit fil de l'illuminisme social.
      Roger Pons, dans son commentaire des strophes 18 à 25 du Bateau ivre (op.cit) indique comme source possible de cette métaphore la fin du poème de Victor Hugo Force des choses (Châtiments, VII, 12) : 

Une vague lueur dans son oeil éclatant,
Le voyant, le savant, le philosophe, entend
Dans l'avenir, déjà vivant sous ses prunelles,
La palpitation de ces millions d'ailes.

     J. H. Bornecque (op. cit.) pense que l'expression "future Vigueur" désigne l'électricité, énergie du futur.
     Antoine Adam (La Pléiade, p. 923) y voit "cette source infinie d'énergie que l'homme va faire jaillir, grâce à la science".

 

23  

 

24 flache :

     Mot ardennais pour "mare", "surface d'eau"; attesté dans ce sens par certains dictionnaires (Littré, Larousse).

Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche / Un bateau frêle comme un papillon de mai. :

     Robert Faurisson (op. cit. p.86) propose ici le commentaire suivant : "Dans cette strophe, le poète a réalisé une prouesse. Voulant dire que ce qu'il regrette pour sa part d'homme, ce n'est pas le proche passé, tout juste antérieur à l'odyssée, mais le passé plus lointain de son enfance où il trouvait dans la rêverie une consolation à ses tristesses, il s'aperçoit de faire dire au bateau : "ce que je regrette, c'est mon enfance, l'époque où j'étais encore un ... bateau-enfant." Pour éviter cette cocasserie, il tourne la difficulté en faisant dire à son bateau : "ce que je regrette c'est la pauvre flaque où un enfant triste lâche un petit bateau." Ces deux articles indéfinis sont fort habiles."
   Certains commentateurs pensent que l'allusion au mois de mai est ici une référence à l'écrasement de la Commune de Paris, dans la semaine du 21 au 28 mai 1871. Voir note suivante.

 

25

Enlever leur sillage aux porteurs de cotons :

     Enlever le sillage d'un bateau, c'est naviguer dans son sillage, en le suivant de près.

flammes :

     Banderoles servant de signal ou de marques distinctives sur les bateaux.

Ni nager sous les yeux horribles des pontons

     En termes de marine, "nager" est un synonyme de "ramer". Les "pontons" étaient de vieux vaisseaux rasés, surmontés de baraquements en bois munis de lucarnes, servant de casernes ou de prisons. Pendant les guerres de l'Empire, les anglais les utilisaient couramment pour "héberger" les prisonniers français. Après l'écrasement de la Commune, d'après Claude Jeancolas (Rimbaud, L'oeuvre, Textuel, p.186), des milliers de Communards avaient été emprisonnés dans de tels pontons en rade de Brest avant leur déportation en Nouvelle-Calédonie. D'où sans doute la métaphore des "yeux horribles" pour désigner les lucarnes des cellules de prisonniers.
    David Ducoffre (op. cit. p.58) rappelle que Victor Hugo évoque dans de nombreux poèmes des Châtiments les pontons transportant les proscrits, à la suite de la prise de pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte : "Vers Cayenne aux fosses profondes, / Ces noirs pontons qui sur tes ondes / Passent comme de grands cercueils !" ("Nox" VII) ; "Dans l'exil ! dans l'horreur des pontons étouffants !" ("Carte d'Europe"). Voir aussi : "Toulon", "Le Te Deum du 1er janvier 1852".
    La rupture personnelle de Rimbaud avec le Vieux Monde (symbolisé dans le « Bateau ivre » par « l’Europe aux anciens parapets ») s’est effectuée, entre autres, dans l’ordre du politique. Le poète nous le rappelle à un endroit stratégique, qui ne laisse aucun doute sur sa volonté d’en éclairer le sens du texte tout entier : la chute finale. Comme le dit fort bien Steve Murphy : « Le fin mot est le mot de la fin : pontons » (op. cit. p. 60). On sait en effet que ceux qui n’avaient pas été fusillés par les Versaillais au cours des derniers jours de la Commune (fin mai 1871), ou lors des procès sommaires qui suivirent, furent entassés dans ces prisons flottantes qu’étaient les « pontons ». Du coup, il n’est pas impossible, il est même probable que l’allusion au mois de mai sur laquelle s’achève la strophe précédente soit aussi une allusion voulue à la Commune. Le « bateau frêle comme un papillon de mai » peut être lu comme le symbole d’un double effondrement : celui du fragile rêve d’évasion maritime qui vient de s’achever, celui de l’éphémère printemps communard. 

 

   
   

 


Commentaire des strophes 1 à 5

remonter lexique et interprétations bibliographie

 

            Le Bateau ivre (1871) est un poème de cent vers organisés en vingt cinq quatrains. Les cinq premiers constituent une première partie, relativement homogène, consacrée à l'évocation des événements ayant entraîné le naufrage du bateau. La suite contera l'odyssée de l'épave, une fois gagnée la haute mer. 

« Je » : le bateau 

Le poème se présente comme un récit à la première personne. La première personne est présente sous diverses formes grammaticales : le pronom personnel sujet (6 occurrences), la forme d’insistance « moi » (1 occurrence), le pronom complément « me » (1 occurrence), l’adjectif possessif singulier ou pluriel (3 occurrences).

             En général, dans les textes poétiques, la première personne désigne le poète lui-même. La particularité de ce poème vient de ce que la première personne ne peut pas renvoyer à l'auteur, sujet réel de l'énonciation, mais désigne un sujet fictif  qui est  le bateau du titre. En effet, certains groupes grammaticaux ne sauraient renvoyer à un sujet humain. L'expression "ma coque de sapin" (v.18) par exemple se rapporte nécessairement au bateau. Il en est de même de l’adjectif « porteur » (vers 6), construit en épithète détaché, apposé au pronom sujet « j’ » (vers 5) : seul un bateau peut être dit « porteur de blés flamands et de cotons anglais ». Ce n'est pas non plus l'auteur mais le pont du bateau que l'océan "lava" de ses "tâches de vin bleu et des vomissures" (vers 19).

Cependant, dans la majorité des cas, les indices de première personne sont associés à des verbes désignant des actions humaines : « je courus ; j’ai dansé », à des verbes de sentiment ou de volonté : « je ne me sentis plus ; j’étais insoucieux ; je voulais », qui tendent à  personnifier le bateau. Le lecteur est donc encouragé à considérer le bateau comme une représentation métaphorique du poète. Une étude plus approfondie du sens du passage et de son symbolisme confirmera cette hypothèse.

 

Un naufrage décrit comme une libération

Le récit d’un naufrage.

Si l’on en reste à la lettre de ce qui est dit, à l’histoire racontée, le début du Bateau Ivre est tout simplement le récit d’un naufrage : Les strophes 1 et 2 racontent dans quelles circonstances le bateau a été attaqué par des « peaux-rouges criards » qui ont tué ses « haleurs ». On comprend qu’il s’agit d’un bateau à fond plat, ceux qui étaient utilisés pour transporter des marchandises (« porteur de blés flamands et de cotons anglais ») sur les rivières (le mot « fleuves » est répété à deux reprises) et qui devaient être guidés par des cordages depuis les berges. Privé de ses « haleurs », le bateau est donc désormais à l’abandon, à la dérive, porté par le courant du fleuve vers la mer où la violence des vagues le fera couler. Ce choc avec l’océan est le sujet des strophes 3,4,5. Pendant « dix nuits », nous apprend le vers 16, le bateau a été ballotté par l’océan. 

La conquête de la liberté  (strophes 1 et 2):

 Or, paradoxalement, cette dérive n’est pas du tout décrite comme un malheur. Le vers 5 montre un bateau soulagé par la mort des hommes qui le guidaient : « J’étais insoucieux de tous les équipages ». Il faut sans doute comprendre qu’il n’a plus désormais le souci d’obéir à un équipage. Le vers 8 exprime la satisfaction de cette indépendance retrouvée :  « Les fleuves m’ont laissé descendre où je voulais ». On peut comprendre que la haute mer représente pour le bateau ce qui lui était jusqu’ici interdit, l’aventure, le goût du risque. Par opposition, la navigation tranquille qui a précédé le naufrage est associée à une idée d’ennui (« fleuves impassibles » v.1) et  de servitude  (« guidé par les haleurs » v.2) : le bateau se sentait esclave du fleuve trop calme, de son équipage, de sa cargaison. Maintenant il est libre.

L’ivresse de la liberté (strophes 3,4,5) :

Les strophes 3 à 5 portent jusqu’à l’ivresse cette joie d’être libre. C’est l’ivresse de la liberté, pourrait-on dire pour reprendre le mot du titre. Ivresse au sens de joie intense, euphorie. La rencontre violente avec la mer est saluée comme une fête sauvage. Plusieurs procédés stylistiques sont mis en œuvre par Rimbaud pour provoquer cette impression paradoxale d’un naufrage joyeux :

Une suite d’oppositions exprime le bonheur qui semble naître de la violence et du danger : « tohu-bohus plus triomphants » est une sorte d’oxymore ; les « tohu-bohus » qui secouent le bateau sont pour lui un  triomphe (v.12). De même, la « tempête » est sentie comme une bénédiction (v.13), l’eau verte qui s’engouffre dans la coque et fait sombrer le navire est à la fois amère (« pommes sures » sur signifie : acide, aigre) et « douce » (v.17).

Des métaphores personnifiant le bateau évoquent des sentiments humains joyeux . La découverte de la mer est une sensation nouvelle comme le montre l’emploi du mot « éveil » (« éveils maritimes » v.13), célébrée dans l’enthousiasme comme le montre l’emploi du verbe « danser »(v.13) : « j’ai dansé sur les flots ».

 Le rythme des vers, qui était régulier dans les deux premiers quatrains lorsque le bateau naviguait sur « les fleuves impassibles », s’emballe dans les trois suivants : le rejet expressif du vers 11 met en valeur un verbe d'action au passé simple exprimant le mouvement et la violence de la houle ("je courus"), il casse le rythme régulier de l'alexandrin dans les vers qui précèdent. Le vers 12 prolonge l'effet du vers 11 : l'hiatus expressif du nom « tohu-bohu »; l'assonance en [u] et les allitérations [b/t/b] du vers 12 (« n’ont pas sUbi / tOhU-bOhUs / plUs triomphants »);  la structure irrégulière de trimètre de ce même vers 12 (4/4/4), imitent le navire ballotté par l'océan. Plus loin, la dissymétrie du vers 16 (« Dix nuits / sans regretter l’œil niais des falots »), qui rapproche son rythme – quoique de façon moins brutale – d'un vers à rejet, et le nouveau rejet du vers 20 provoquent des effets semblables. Par contre, les nombreux enjambements (entre les vers 9-10, 11-12, 13-14) produisent une impression de glissements. L’alternance glissements/cahots mime le mouvement, la « danse » du bateau sur la mer, le mouvement des vagues.  

Les risques de la liberté :

 Le poète (le bateau) n’en reste pas moins conscient du danger encouru, plusieurs fois rappelé : le vers 15 développe l’antithèse d’une danse au dessus de l’abîme ( « sur les flots qu’on appelle rouleurs éternels de victimes»). Et le cinquième quatrain décrit le naufrage (v.17-18) et le démantèlement du bateau (V.19-20). La liberté a donc ses risques. Assumés comme tels ! Le poète exprime son indifférence à la sécurité matérielle en qualifiant les lumières des ports si réconfortantes pour les marins de "œil niais des falots"(v.16). Par cette métaphore, les lanternes du port sont comparées à des yeux au regard fixe et imbécile. Le bateau affirme qu'il ne "regrette" pas le confort de la civilisation (« sans regretter l’œil niais des falots »). 

Le passage exprime donc la fascination du poète pour l’aventure, fût-ce au prix du naufrage et de la mort. Car c’est bien de Rimbaud qu’il s’agit à travers le « bateau ivre », comme nous allons maintenant le démontrer.

 

Une allégorie de la révolte adolescente.

       On peut découvrir en lisant ce récit maritime une série de pistes symboliques permettant d’interpréter cette quête de liberté attribuée au bateau comme une représentation de la crise d’adolescence du poète.

L’aventure enfantine :

      L’aventure du bateau commence comme un jeu d’enfants, par une attaque de « peaux-rouges criards ». Cette histoire d’attaque d’indiens et de poteaux de tortures multicolores vient tout droit des romans pour enfants. On peut voir dans cet aspect du poème un écho des rêves d’évasion du petit garçon de Charleville, imaginant les grands espaces, les grands fleuves d’Amérique (les fleuves impassibles), etc... Par deux fois, dans ce début de poème, la référence à l’enfance est d’ailleurs explicite, dans des comparaisons aux registres voisins. Au vers 10, Rimbaud compare le bateau prisonnier des hommes à un enfant replié sur lui-même et refusant d’entendre les adultes : « moi l’autre hiver plus sourd que les cerveaux d’enfant ». Au vers 17, il compare l’ivresse ressentie par le bateau dans cette tempête qui le brise au plaisir éprouvé par l’enfant à croquer une pommes acide, par un goût pervers pour les sensations fortes et inconnues : « plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures ». On a là comme un portrait du poète dans son enfance, avec sa faculté de résistance têtue au monde des adultes (plus sourd que les cerveaux d’enfants) et  la puissance de son imagination pour s’évader d’un monde trop étriqué (sa capacité à transformer l’acidité aigrelette du fruit pourrissant en une jouissance perverse).

Le rejet de la civilisation et l’exaltation de la nature sauvage :

      Comme nous l’avons déjà souligné, l’existence ordinaire du bateau est assimilée à l’ennui et à la servitude. De même au vers 16, le monde des hommes  (le rivage, le port) est associé à l’idée de niaiserie, c’est à dire de bêtise : « l’œil niais des falots ».  On reconnaît là la dévalorisation constante chez Rimbaud du travail, de la vie besogneuse (il se montre indifférent au sort des équipages, des haleurs), de l’humain en général tandis qu’au contraire la nature, la « tempête », « les clapotements furieux des marées », les flots « rouleurs de victimes », « les peaux-rouges criards », toute la sauvagerie primitive et la violence des éléments naturels sont valorisées.

L’assimilation de la civilisation à l’impureté et de la nature à la pureté :

       Le naufrage joue pour le bateau un rôle de purification (« me lava ») et de bénédiction (« la tempête a béni mes éveils maritimes »).  Le choix de ce vocabulaire indique une intention de spiritualisation de la nature, de l’océan, par opposition aux hommes coupables d’avoir souillé le bateau de « tâches de vins bleus et de vomissures ». La dérive du bateau apparaît dès lors comme une aventure spirituelle. Non seulement une  libération mais une purification, une régénération. L’expression « la tempête  a béni mes éveils maritimes » suggère une connotation religieuse. Elle évoque une nouvelle naissance (« éveil »), un nouveau baptême  (« béni »). Par sa rupture avec la civilisation, le poète accède à un monde différent, supérieur à celui des hommes.

Le bateau comme métaphore du poète :

      L’itinéraire paradoxal du bateau, ce naufrage qui sauve, est donc bien une allégorie de l’aventure poétique. En refusant le destin des hommes, le travail patient, la vie tranquille, pour se consacrer à la poésie, l’adolescent Rimbaud se perd : il rompt avec sa famille, il rompt avec la société pour choisir une vie de bohème. Mais en même temps, il se sauve : il accède à une vie supérieure, où par la poésie il espère trouver un bonheur plus pur, plus rare, plus intense.

 

 


Bibliographie

remonter lexique et interprétations commentaire
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