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Le Bateau ivre (1871)
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Le Bateau ivre
Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.
Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.
La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'œil niais des falots !
Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé
d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ;
où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !
J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements
violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !
J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !
J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et des lointains vers les gouffres cataractant !
Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !
J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
− Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.
Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses
fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...
Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux
blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !
Or moi, bateau perdu sous les cheveux des
anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des
Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;
Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons
poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur ;
Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les
Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités
bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !
J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
− Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?
Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
O que ma quille éclate ! O que j'aille à la mer !
Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.
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Lexique et interprétations |
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Aucun
autographe rimbaldien ne nous est parvenu pour ce poème. Le texte étudié
est celui du manuscrit Verlaine adopté par tous les éditeurs comme
version de référence. Les Poètes maudits (Lutèce, 1883 et
1884) reproduisent le poème avec des variantes (de ponctuation
notamment) qui ne sont pas toujours insignifiantes. Peut-être à partir
d'un manuscrit inconnu qui aurait été fourni à Verlaine par Valade. Voir
Murphy, édition Champion, tome I, Poésies, 1999, p.540-542.
Dans les
notes qui suivent, la mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.
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1 |
Comme je descendais des Fleuves impassibles, /
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Émilie Noulet, op. cit. page 243-245, indique dans un poème de Léon Dierx
intitulé Le Vieux Solitaire la présence du motif symbolique
central du Bateau ivre : la représentation du poète par un navire
ayant rompu ses amarres.
Je suis tel un ponton
sans vergues et sans mâts,
Aventureux débris des trombes tropicales
................................................................
Il flotte épave inerte, au gré des flots houleux,
Dédaigné des croiseurs aux bonnettes tendues,
La coque lourde encor de richesses perdues,
De trésors dérobés aux pays fabuleux.
Tel je suis ... |
"Le génie
de Rimbaud, commente Émilie Noulet, c'est d'avoir supprimé le
"tel". Dans une lettre adressée au colonel Godchot
[auteur de plusieurs livres et articles sur Rimbaud], Izambard raconte
ceci : «Verlaine me rapportait que quand Rimbaud lut son poème à
Banville, celui-ci objecta qu'il aurait été bon de dire en commençant :
Je suis un bateau qui...» Le génie de Rimbaud, c'est de ne
l'avoir pas dit, mais d'avoir impliqué au contraire dans le Comme je
descendais les fleuves impassibles que c'est le bateau qui eût pu
dire : je suis un Rimbaud."
La
lettre reçue par le Colonel Godchot était de Delahaye et non d'Izambard comme
le dit Émilie Noulet. Dans cette lettre de 1930, Ernest Delahaye
rapportait en outre le commentaire lapidaire fait à Verlaine par Rimbaud
au sujet des propos de Banville : "C'est un vieux
con".
Steve Murphy ne croit
pas à cette anecdote : "Banville pouvait difficilement être aussi
con". Il est suffisamment prouvé, considère Steve Murphy, que
Delahaye a bien souvent affabulé. Aussi ce critique émet-il des doutes
sérieux sur les témoignages de Delahaye concernant le Bateau ivre, notamment
celui qui dépeint Rimbaud, en septembre 1871, lisant à son ami de
Charleville le chef d'œuvre qu'il a concocté pour éblouir le milieu
littéraire parisien. De tels "racontars", estime Murphy,
pouvaient avoir essentiellement comme fonctions, pour Delahaye, de
conforter son statut de témoin privilégié et d'accréditer l'image
simplificatrice d'un Rimbaud pré-symboliste, en rupture frontale avec
Banville et les parnassiens (op. cit. p.27-33). 
Des Peaux-Rouges criards :
Rimbaud, comme bien d'autres jeunes de son époque, avait lu les romans
d'aventure américains (comme ceux de Fenimore Cooper) ou autres (ce
Costal l'Indien, de Gabriel Ferry, par exemple, qu'il cite dans une
lettre à Izambard du 25 août 1870). Ces lectures sont probablement à
l'origine de bien des images du Bateau ivre, notamment ici,
l'allusion aux Peaux-Rouges. Cette référence aux indiens fait estimer à
Pierre Brunel que l'image des "Fleuves impassibles" (v.1) n'est
peut-être pas sans rapport avec celle des grands fleuves d'Amérique,
telle qu'on peut la trouver par exemple sous la plume de Chateaubriand :
"Le pluriel dont use Rimbaud dans le premier vers du Bateau ivre
fait penser à cette première page d'Atala, même s'il n'est pas
dit que ces "fleuves impassibles" sont des fleuves américains.
Chateaubriand insistait sur la multiplicité de ces fleuves, "les mille
autres fleuves tributaires du Meschacebé, le Missouri, l'Illinois, l'Arkanza,
l'Ohio, le Wabache, le Tenase [sans doute le Tenessee]" qui engraissent
la terre de la Louisiane de leur limon et la fertilisent de leurs eaux."
(Brunel, 2017, p.60-61).
Marc Ascione pense avoir trouvé
dans une citation de Bismarck la preuve définitive permettant
d'interpréter "Le Bateau ivre" comme une fable
politique, faisant référence à la Commune de Paris. À la suite
du lynchage par la foule parisienne d'un mouchard du nom de
Vicenzini (29 février 1871), le chancelier de l'Empire allemand
avait déclaré au correspondant d'un journal des États-Unis :
"Les Parisiens sont des Peaux-Rouges". Le mot est
rapporté par Maxime Du Camp dans un ouvrage consacré aux
événements de 1871 (Les convulsions de Paris, Hachette,
1881), preuve que cette déclaration eut un écho en France. Cette
possible glose politique, s'ajoutant à celles déjà anciennes
concernant les "pontons" et le "papillon de
mai", à la fin du poème, renforce l'idée que l'escapade du
bateau pourrait représenter allégoriquement l'insurrection
parisienne, voire, plus concrètement et biographiquement, une
escapade parisienne du jeune poète au temps de la Commune. Voir :
Marc Ascione, "Rimbaud varietur", Parade sauvage,
Colloque n°5, septembre 2004, pages 93-169 (plus
spécifiquement p.132 et sqq.).
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3 |
les Péninsules démarrées
:
Plusieurs références fournissant une explication de la formule rimbaldienne
ont été proposées. Chateaubriand, dans son Voyage en Amérique, raconte : "Au printemps, (le Missouri) détache de ses
rives de vastes morceaux de terre. Ces îles flottantes, descendant (le
fleuve) avec leurs arbres couverts de feuilles ou de fleurs, les uns
encore debout, les autres à moitié tombés, offrent un spectacle
merveilleux". Le récit d'un phénomène du même ordre, observé au
large des côtes africaines par des matelots, avait été publié en 1870
sous le titre Promontoire flottant dans Le Magasin
pittoresque, genre de revues
illustrées de vulgarisation scientifique comme Rimbaud les affectionnait,
selon certains témoignages. (Marguerite
Mespoulet, Des Natchez au Bateau ivre, citée par Émilie
Noulet,
op. cit. page 215). 
Je
courus ! Et les péninsules démarrées / N'ont pas subi tohu-bohus plus
triomphants :
Michel Murat signale l'audace métrique
exceptionnelle de ces vers : "Les vers 11 et 12 comptent parmi les
plu agressivement déviants que Rimbaud ait écrits à cette date. Tous
deux font passer la césure au milieu du mot : entre les deux segments
d'un mot composé au v. 12, qui pour le rythme est un pur ternaire; sur
une frontière de morphème pour le v. 11 : "pén-insule" [...]
Le vers 11 ne permet pas de coupe de substitution (la coupe 8éme
est suivie d"un e féminin récupéré, et il n'y a pas de
frontière syntaxique entre les mots).[...] mais le procédé est
fortement motivé. C'est une mimésis métrique du lâchez-tout : le vers,
jusqu'ici "péninsule" rattaché par une césure même tendue,
est littéralement "démarré" de sa forme binaire" (Michel
Murat, L'art de Rimbaud, Paris, José Corti, 2002, p.50). 
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4 |
La tempête a béni mes éveils maritimes. /
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots /
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes, / Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots !
:
Pierre Brunel commente ainsi cette
strophe 4 dans Rimbaud ou l'éclatant désastre, p. 212-213 :
"Le troisième vers de la strophe, le moins bon, le plus hugolien,
était porteur d'une image convenue et alors refusée (il faut
sous-entendre un "pourtant" : le bateau ivre, dans son
enthousiasme, s'étonne d'une semblable appellation). [...] Trois motifs
privilégiés apparaissent, dans une progression de joie : l'éveil, qui
ouvre les yeux sur le matin du monde; la délivrance de la pesanteur, qui
est une des formes rêvées du dégagement rimbaldien; la danse, dont une
des Illuminations sans titre a salué le miracle : "J'ai tendu des
cordes de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des
chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse."
David Ducoffre rapproche le vers :
"Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots" de
celui-ci, provenant du poème "Conseil" de Victor Hugo (Les
Chants du crépuscule) : "Plus léger sur ce flot que sur l'onde
un vain liège, [...]" (op. cit. p.56).
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5 |
sures
:
Qui a un goût acide, aigre. 
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6 |
infusé
d'astres :
Les étoiles se reflétant dans la mer semblent des
substances végétales plongées dans l'eau. 
lactescent :
Littéralement, qui devient laiteux, qui prend un aspect laiteux. On a
rapproché ce détail d'une description figurant dans Vingt mille
lieues sous les mers, de Jules Verne (2e partie, chap. I) : "Vers sept heures du soir,
le Nautilus, à demi-immergé navigua au milieu d'une mer de lait. Á
perte de vue l'océan semblait être lactifié. Le ciel, réfléchissant
la blancheur des flots, sembla longtemps imprégné de vagues lueurs d'une
aurore boréale" (G.Mellano, De Vingt mille lieues sous les mers
au Bateau ivre, cité par Émilie Noulet, op. cit. page 242). 
Dévorant les azurs verts :
Antoine Adam, dans son édition de
La Pléiade, p. 920, comprend ce vers de la façon suivante :
"L'océan dévore l'azur en ce sens qu'il absorbe sa
couleur. Il va de soi que l'antécédent de où
("où, flottaison blême / Et ravie, un
noyé pensif parfois descend") n'est pas les
azurs verts mais le Poème de la mer."
Le point-virgule après "azurs verts" tend à
donner raison à Antoine Adam (Pierre Brunel partage d'ailleurs cette
interprétation. Cf. Brunel 2017, p.72). Je note cependant que cette
bizarre ponctuation séparant hermétiquement le pronom relatif "où" de son
antécédent supposé disparaît dans la version imprimée fournie
par Les Poètes maudits (cf. Steve Murphy, Champion, tome I,
Poésies, 1999,
p.532).
Personnellement, il ne me paraît pas impossible de considérer comme
antécédent de "où" le syntagme "les azurs verts", celui-ci désignant
essentiellement la mer dont la couleur verte se marie avec l'azur du ciel. Rimbaud, dans Voyelles,
associe le "U vert" à l'évocation de la mer, aux "vibrements des
mers virides" (en latin, viridus signifie "vert").
Inutile donc d'aller chercher jusqu'au "poème de la mer" le lieu où
un noyé est susceptible de descendre.
C'est bien au travers de
la mer verte "infusée" de ciel bleu qu' "un
noyé pensif parfois descend". En tout cas, pour ce qui me concerne,
j'ai toujours lu "azurs verts" comme l'antécédent logique
et immédiat des deux
"où" : "où, flottaison blême / Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
/ Où, teignant tout à coup les bleuités [...] / Fermentent
les rousseurs amères de l'amour !".
Difficile de trancher !
On a là un exemple typique des
équivoques syntaxiques dont regorge l'œuvre de Rimbaud.
Pour ne rien arranger ... rappelons que Verlaine a
écrit très distinctement ici "vers" et non "verts", ce que la
plupart des éditeurs considèrent comme une simple inadvertance mais
pas Steve Murphy, qui pense possible une allusion délibérée au "vers" en tant qu'unité prosodique,
afin de mêler à
nouveau le vocabulaire de la mer et celui de la poésie comme
deux lignes plus haut avec "je me suis baigné dans le
poème de la mer" (cf. Murphy, Champion, tome I,
Poésies, 1999, p.537-538, "1.1 : Notes complémentaires").

où, flottaison blême
/
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ; :
"où",
selon la plupart des commentateurs, a pour antécédent "le Poème de la mer"
(voir note précédente) ;
"ravie" a un double sens : enlevé/extasié; ce sens
"surnaturel" est confirmé par l'adjectif "pensif". Ce
thème du noyé mystique est aussi présent dans un page de Jules Verne :
"Enfin, comme ils feraient d'une toile, quatre cadavres crèvent les
flots (...) Les cheveux flottent mollement. Leurs visages, ravis en
extase, semblent contempler un dieu toujours absent. Eux aussi, se sont
absentés" (G.Mellano, De Vingt mille
lieues sous les mers au Bateau ivre, cité par Émilie Noulet, op. cit. page 243).

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7 |
bleuités
:
Substantif fabriqué par Rimbaud à partir de l'adjectif
"bleu" sur le modèle : obscur / obscurité; monstrueux /
monstruosité. 
rutilements
du jour :
L'éclat rouge du jour ; substantif fabriqué par Rimbaud
à partir de l'adjectif "rutilant" (d'un rouge éclatant) ou du
verbe "rutiler" sur le modèle ruisseler / ruisselant /
ruissellement. 
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8 |
exaltée
: il y a dans le verbe "exalter" une idée de hauteur,
appliquée au domaine moral; dire de quelqu'un qu'il est exalté, c'est
dire que son état d'esprit s'est élevé au dessus de son niveau
ordinaire, qu'il est enthousiaste, passionné; exalter quelque chose ou
quelqu'un c'est les placer au dessus des autres. Rimbaud utilise ici le
verbe pour suggérer l'extase du narrateur devant le spectacle de l'aube,
mais, par la comparaison entre le lever du jour et l'ascension d'un vol de
blanches colombes il donne aussi à ce mot une valeur physique, conforme
à l'étymologie latine du terme (altus : haut). 
J'ai vu :
À partir de
ce verbe commence une série anaphorique de formes verbales au
passé composé, scandant le récit de l'épopée visionnaire du
"narrateur", tout au long du texte. Dominique Combe,
dans son Rimbaud
de la collection Foliothèque, 2004, p. 182, propose comme
hypotexte
du Bateau ivre le passage suivant du poème Le Voyage
de Baudelaire, où l'on peut trouver effectivement, comme en
réduction, le mouvement d'ensemble du poème de Rimbaud : la
répétition du verbe au passé composé "j'ai vu"; la "plongée"
vers l'inconnu (espace infini symbolisé notamment, comme dans le
Bateau ivre, par des reflets d'astres à la surface des eaux)
débouchant sur un dénouement déceptif ("Nous nous sommes souvent
ennuyés, comme ici") :
[...] Nous avons vu des astres
Et des flots; nous avons vu des sables aussi ;
Et malgré bien des chocs et d'imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.
La gloire du
soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant. [...] |
Pierre Brunel (Va et vient : Hugo, Rimbaud, Claudel,
Klincksieck, 2003, p.30 et 32) remarque qu'on pourrait trouver chez
Hugo, par exemple dans le poème IV du livre VI des Contemplations,
des formules anaphoriques du même type :
Écoutez. Je suis
Jean. J'ai vu des choses sombres.
J'ai vu l'ombre infinie où se perdent les nombres.
J'ai vu les visions que les réprouvés font,
Les engloutissements de l'abîme sans fond ;
J'ai vu le ciel, l'éther, le chaos et l'espace. [...] |
David Ducoffre (op. cit. p.53-55) signale de nombreuses occurrences
de cette formule anaphorique chez Lamartine, dans "Milly, ou la terre
natale" des Harmonies poétiques et religieuses, dans "L'Homme" (Méditations
poétiques), dans "La Solitude" (Nouvelles méditations poétiques).
Il remarque en outre, dans certains de ces passages, des mouvements
rhétoriques que l'on retrouve dans "Le Bateau ivre" :
-
les flots comparés à
des troupeaux que seule la main de Dieu peut dompter : "J'ai vu de
l'Océan les flots épouvantés, / Pareils aux fiers coursiers dans la
pleine emportés, / Déroulant à ta voix leur humide crinière, / Franchir
en bondissant leur humide barrière / Puis soudain, refoulés sous ton
frein tout-puissant, / Dans l'abîme étonné rentrer en mugissant. " ("La
Solitude"). À rapprocher des "vacheries hystériques" et des "glauques
troupeaux" du "Bateau ivre".
-
l'alternance
J'ai cherché/J'ai vu/J'ai cru : "J'ai cherché vainement le mot de
l'univers. [...] J'ai cru trouver un sens à cette langue obscure. [...]
J'ai vu partout un Dieu sans jamais le comprendre ! / J'ai vu le bien,
le mal, sans choix et sans dessein, / Tomber comme au hasard, échappés
de son sein ("L'Homme"). À
rapprocher du v. "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !"

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9 |
longs figements violets :
Action de se figer; le mot désigne ici
probablement des traînées nuageuses longilignes, de couleur
violette, apparaissant immobiles, à l'horizon, au coucher du soleil. Dans
Harmonie du soir, Baudelaire écrivait "Le soleil s'est noyé
dans son sang qui se fige". 
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets :
Le lecteur reçoit généralement cette
métaphore comme un effet de synesthésie, visant à traduire les
impressions ressenties au spectacle d'une mer agitée.
Dans un article de 1994
(cf. Olivier Bivort et Steve Murphy,
Rimbaud. Publications autour d'un centenaire, numéro spécial de
Studi francesi, maggio-agosto 1994, p.
111-113) Olivier Bivort rend compte d'un débat entre
plusieurs critiques dans la revue French Studies Bulletin (n°
34,36, 37 et 39) au sujet du mot "volets". Récusant les tentatives
d'explication d'ordre lexicologique, l'un voyant dans "volet" un
terme emprunté au vocabulaire de la marine ("petite boussole
portative"), l'autre un terme emprunté au vocabulaire du théâtre
(paravent mobile pour changements de décor à vue), Charles Chadwick
penche pour une explication beaucoup plus simple par la rime : la
séduisante paronomase avec le mot "violets", exploitée sans aucune
arrière pensée sémantique. Thèse formaliste qui suscite l'opposition
de Roger Little, arguant de la cohérence jamais prise en défaut du
texte rimbaldien, en dépit de l'obscurité apparente de ses textes.
Tranchant fort habilement le débat, nous semble-t-il, est sans
prendre position sur le chemin qu'a pu suivre l'esprit de Rimbaud
pour inventer ces fameux "frissons de volets", Bivort montre qu'en
tout cas, l'image produit un effet parfaitement compatible avec la
logique et en donne pour preuve ce texte de Jean Aicard :
« Ainsi, vous faites à Manet un crime
d’avoir mis en son tableau plus de mer que de ciel. Reprochez-lui
d’avoir appelé sa marine Combat de l’Alabama, mais non point
d’avoir peint cette mer envahissante, lourdement verte, et dont les
flots s’entre-choquant doivent claquer comme des lattes de bois frappées
à plat l’une contre l’autre » (compte rendu du salon de 1872 dans La Renaissance littéraire et artistique du 29 juin 1872,
p.75).
Jean Aicard,
dédicataire d'une version des « Effarés » et directeur-gérant de La
Renaissance Littéraire et Artistique, a-t-il pensé au Bateau
ivre en évoquant les suggestions auditives d'une marine de
Manet ? Ce n'est pas du tout impossible. Mais si
Aicard ne s'inspire pas directement ici du Bateau ivre, la coïncidence
n'en est que plus troublante et significative, en tant
qu'élucidation plausible de la métaphore rimbaldienne.
Henri Bornecque, cité par Suzanne
Bernard, se montre surtout sensible aux implications visuelles de
l'image et allègue un intertexte vernien : "La mer ... revêtait une admirable teinte
d'indigo... Une moire, à larges raies, se dessinait régulièrement sur
les flots onduleux" (Vingt mille
lieues sous les mers).
Robert Faurisson (op. cit. p. 85) propose
pour ce vers la glose suivante : "Ceux-ci [les flots] déroulaient au
loin leur surface frissonnante et moirée, alternativement claire et
sombre (sous l'effet de la lumière frisante [...])". Pour ce
commentateur, le vers suggère une triple analogie visuelle - tactile
- psychique entre le mouvement des vagues, le frisson ressenti dans
le froid du petit matin et le frisson du drame ; drame "très
antique" parce qu'il se joue presque quotidiennement sur le théâtre
des flots, de toute éternité, lorsque le "soleil bas" perce de ses
rayons les formes horribles et mystérieuses des
nuages.
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10 |
aux yeux des mers :
David Ducoffre pense que "les 'yeux
des mers' renvoient à l'évidence à telle image de Hugo
("Conseil", Les Chants du crépuscule) : "Que faire
de ce peuple à l'immense roulis, / Mer qui traîne du moins une idée en
ses plis, / Vaste inondation d'hommes, d'enfants, de femmes, / Flots qui
tous ont des yeux, vagues qui sont des âmes ?'" (op. cit.
p.56).
phosphores chanteurs
:
Selon Suzanne Bernard (Classiques Garnier,
1961, p. 425) les phosphores chanteurs seraient "des
animalcules nommés noctiluques qui rendent la mer
phosphorescente".
Dominique Combe, dans son Rimbaud
de la collection Foliothèque, 2004, p. 183-184, reproduit ce
passage de Vingt-mille lieues sous les mers, qui n'est pas sans
rappeler en effet Le Bateau ivre, et notamment le vers que nous
commentons :
"Le Nautilus flottait au milieu d'une
couche phosphorescente, qui dans cette obscurité devenait éblouissante.
Elle était produite par des myriades d'animalcules lumineux, dont
l'étincellement s'accroissait en glissant sur la coque métallique de
l'appareil. Je surprenais alors des éclairs au milieu de ces nappes
lumineuses, comme eussent été des coulées de plomb fondu dans une
fournaise ardente, ou des masses métalliques portées au rouge blanc ; de
telle sorte que, par opposition, certaines portions lumineuses faisaient
ombre dans ce milieu igné, dont toute ombre semblait devoir être bannie.
Non ! ce n'était plus l'irradiation calme de notre éclairage habituel !
Il y avait là une vigueur et un mouvement insolites ! Cette lumière, on
la sentait vivante !" 
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11 |
pareille aux vacheries
/ Hystériques :
Sans doute faut-il entendre ici une comparaison entre
les assauts de la houle et la charge de troupeaux de bovins affolés. La
métaphore est filée un peu plus loin avec l'expression "forcer le
mufle aux océans poussifs". Antoine Adam, Pléiade p.921,
signale que : "dans sa Descente dans le Maelström, Edgar Poe
avait comparé le fracas du tourbillon à celui d'un troupeau de buffles
affolés". Voir aussi ci-dessus notre note sur "J'ai
vu"
les pieds lumineux des Maries
:
Antoine Adam (Pléiade, p. 921-922)
propose une source hugolienne. Dans un passage de L'homme qui rit, Hugo
décrit un bateau dont la proue portait une Notre-Dame sculptée et
dorée, qui faisait fonction de fanal. "Quand on l'allumait, écrit
Hugo, elle brûlait pour la Vierge et éclairait la mer". Elle tient
auprès des matelots le même rôle protecteur qu'un cierge dédié à la
Vierge Marie.
Pour Steve Murphy, ces
vers 41-44 du "Bateau ivre" font allusion aux statues de la
Vierge aux pieds desquelles les femmes de marins allumaient des cierges
votifs et priaient pour apaiser l'Océan. « L'image des pieds qui
'forcent le mufle aux océans poussifs', ajoute Murphy, repose sur une
symbolique de la subjugation qu'on retrouve dans « L'Homme juste » («
quand les plantes / Froides des pieds divins passeraient sur mon cou »)»
(op. cit. p.66). Cette analyse trouve tout son sens dans le cadre de la
glose anticléricale (et donc communarde)
que propose ce critique pour les strophes 11 et 12. La présence de deux
images voisines dans deux strophes successives suggère une insistance
intentionnelle du poète et apporte du crédit à la lecture proposée.
Dans ces deux strophes, la houle est décrite comme un troupeau de vagues
(« vacheries hystériques », « glauques troupeaux ») et, dans les deux
strophes aussi, les flots déchaînés apparaissent domptés ou bridés
par des forces supérieures que Murphy propose de considérer comme des
symboles de l'oppression religieuse sur le peuple. Il s'agit des «
arcs-en-ciel » de la strophe 12, symboles fameux de l'Alliance
post-diluvienne dans la Genèse, et des statues de la Vierge mentionnées
dans la strophe 11 : « Sans songer que les pieds lumineux des Maries /
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs ». L'Océan déchaîné
pouvant représenter le Peuple en révolution, il est tentant de voir dans
ces passages une dénonciation de l'influence aliénante de la religion et
de la politique réactionnaire de
l'Église. Voir aussi ci-dessus notre note sur "J'ai
vu". 
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12 |
d'incroyables Florides
/
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux /
D'hommes :
Pierre Brunel, dans Arthur
Rimbaud ou l'éclatant désastre, p. 67-68, estime que Rimbaud
développe ici une association d'idées à partir du sens
étymologique du nom "Florides", qui signifie le pays
des fleurs. D'où, au vers suivant, l'image d'une "jungle
florale où les yeux des fauves brillent au cœur des pétales. On
assistera à la même intrusion dans les Illuminations (Fleurs)
quand la digitale s'ouvrira "sur un tapis de filigranes
d'argent, d'yeux et de chevelures. Dans les deux cas Rimbaud
substitue à l'allégorisme parnassien et à l'utilitarisme des
poètes scientifiques la même vision brutale et séduisante à la
fois d'une création florale insoucieuse de la distinction des
espèces et des ordres (végétal, animal, humain)."
Dans un petit article riche en suggestions, Steve
Murphy et Georges Kliebenstein tentent de montrer comment le
thème des "Florides" a pu engendrer par association celui des "panthères
à peaux d'hommes" : "C'est le propre des terrae incognitae que
d'abriter des fauves (Hic sunt leones). Ici, l'apparition des
panthères constitue un anatopisme flagrant (le carnassier ne vit pas en
Amérique mais en Asie ou en Afrique). Mais le signifiant "Florides"
appelle peut-être les "félidés". [...] Mêlées aux fleurs, les "panthères
à peaux d'hommes"
− peut-être suscitées par le syntagme "à fleur de peau" −
peut se lire comme une métaphore
animalisante (les hommes cachant en eux des panthères, variante du
homo homini lupus) ou comme une hypallage pour "hommes à peaux de
panthères" sacrifiant au topos du monde à l'envers. De fait, Rimbaud
joue peut-être avec le composé "homme-panthère" qui existe en langue et
renvoie à des guerriers africains (comme "l'homme-lion" ou "l'homme-tigre"),
de même que "panthère" peut être une simple métonymie pour "la fourrure"
(c'est l'une des acceptions du mot). Quoiqu'il en soit, le monde
mythologique, on le sait, peut faire un objet de quête d'une peau
magique, telle la "Toison d'or". Plus loin, les "dorades", les "poissons
d'or", les "poissons chantants" (peut-être une périphrase pour des
"Sirènes", version ichtyologique) semblent aller dans le sens d'un
Eldorado synchrétique" (op. cit. p.183-184).
Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
/
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !
Il s’agit
probablement d’une
description construite comme un tableau, dont les divers éléments, arcs-en-ciels, horizon, troupeaux de vagues, apparaissent « étagés »
de haut en bas « comme sur les gravures » (selon
l'expression de Rimbaud dans « Après le
Déluge »).
Suzanne Bernard propose de comprendre
cette construction syntaxique étrange de la façon suivante : "j'ai
heurté des arcs-en-ciel tendus à de glauques troupeaux comme des
brides" (Classiques Garnier 1987 page 427). "En tout cas,
ajoute-t-elle, l'idée des troupeaux sous-marins continue celle des
"vacheries".
Bornecque (op. cit.) cite dans Vingt
mille lieues
sous les mers, la phrase où le capitaine Némo dit : "Mes
troupeaux paissent sans crainte les immenses prairies de
l'Océan"."
D'autres commentateurs indiquent la présence chez
Victor Hugo (Pasteurs et troupeaux, Les Contemplations) de la
métaphore : troupeaux de vagues.
Le complément de lieu "sous
l'horizon des mers" ne devrait pas dans cette lecture être compris
comme une description du monde sous-marin mais renverrait plutôt à la
disposition des gravures naïves : en haut l'arc-en-ciel, en bas, sous la
ligne d'horizon, le troupeau verdâtre des vagues, semblant tenu en laisse
par l'arc-en-ciel, tendu comme une bride au-dessus de lui.
Dans le cadre de sa lecture politique du poème comme
"tombeau crypté de la Commune", Steve Murphy propose une
interprétation symbolique de cette strophe 12 : les « glauques
troupeaux » (des vagues) seraient à comprendre à partir de la métaphore
évangélique des brebis égarées et les « arcs-en-ciel »
(symboles de l’Alliance entre Dieu et les hommes, après le Déluge, dans la Genèse),
comparés par le poète à des « brides » tendues sur la
croupe des vagues, représenteraient dans l’esprit de Rimbaud le magistère
aliénant du curé sur le peuple (op. cit. p. 67). Voir aussi
ci-dessus notre note sur "J'ai vu" 
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13 |
J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses /
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan ! :
"Léviathan" est dans la Bible (Livre de Job, III, 8) le nom
d'un animal monstrueux. Une
"nasse" est un panier d'osier ou de fil de fer destiné à
piéger les poissons. Dans l'évocation rimbaldienne, les marécages
abritent un ramassis d'animaux monstrueux ("tout un Léviathan")
et constituent pour eux une sorte de piège géant. Émilie Noulet
(op. cit. page 228) a trouvé dans Le Tour du monde, nouveau journal
des voyages, année 1869, autre titre de revue comparable au Magasin
pittoresque, la description des étangs qui se forment dans l'estuaire
de certains grands fleuves, à la saison chaude. Les caïmans s'endorment
pour trois longs mois dans les basses eaux et la végétation s'incruste
sur leur carapace ainsi que les larves et les parasites les plus divers. 
bonaces
: calme plat, sur la mer. 
|
14 |
nacreux
:
Couleur de nacre; adjectif fabriqué par Rimbaud à partir de
"nacre" sur le modèle : terre / terreux, fer / ferreux, doute /
douteux. 
Échouages
:
Terme maritime, l'échouage consiste dans l'échouement volontaire d'une
embarcation; le mot peut désigner aussi le lieu où un bâtiment peut
être échoué sans danger. Dans le texte, c'est ce second sens qui
convient. 
|
15 |
dérades
:
Le nom n'est pas mentionné dans les dictionnaires; par contre le verbe
"dérader" appartient au vocabulaire maritime : un bâtiment
dérade quand il perd ses ancres sous l'effet d'une grosse mer et se voit
entraîné hors de sa rade. 
ailé
:
Doté d'ailes (le verbe "ailer" n'est pas mentionné dans les
dictionnaires, mais le sens que lui donne Rimbaud ne fait guère
problème).
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16 |
Ses
fleurs d'ombre aux ventouses jaunes :
Dans le poème Booz endormi, de Victor
Hugo, les "fleurs de l'ombre" désignent les étoiles : "Le
croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre / brillait à
l'occident..." De là à penser que Rimbaud a souhaité évoquer un
animal à ventouses et à forme étoilée se cachant dans les replis
obscurs de l'océan, autrement dit : la pieuvre ... ? 
|
17 |
Presque île :
Ce n'est probablement pas une faute d'orthographe : le bateau est
presque une île. 
oiseaux clabaudeurs aux yeux
blonds :
"clabauder" signifie aboyer de façon forte et
désagréable (un "clabaud" est un chien de chasse) et, au
figuré, médire, cancaner. Ici, ce verbe évoque des cris d'oiseaux
occupés à se quereller. Les "oiseaux clabaudeurs aux yeux
blonds" pourraient être les "oiseaux-moqueurs" ("mocking
bird" du sud des États-Unis) dont parle Chateaubriand dans Les
Natchez, et dont "l'oeil est, en effet, du blond d'une jeune
châtaigne" (Marguerite Mespoulet, Des Natchez au Bateau ivre,
citée par Émilie Noulet, op.cit. page 216). 
|
18 |
sous les cheveux des
anses :
Suzanne Bernard, s'appuyant sans doute
sur le contexte qui indique un bateau ayant coulé ("carcasse ivre
d'eau"; "des noyés descendaient dormir, à reculons!")
pense que "le bateau s'est recouvert de végétations marines"
(Garnier, 1961, p.426). Elle cite une métaphore de Hugo dans Les
Travailleurs de la mer comparant l'ondulation des goémons au
"balancement des cheveux aux vents". Autre lecture ? : "la végétation invisible des
petites baies" , Pierre Brunel (Rimbaud, Projets et
réalisations, p.107).
Monitors
:
Bâtiment de guerre cuirassé créé aux États-Unis pendant la Guerre
de Sécession. 
Hanses
:
Compagnies maritimes allemandes, au Moyen Age.
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19 |
Libre, fumant, monté de brumes violettes :
Pour Robert
Faurisson (op. cit. p. 86), le bateau semble fumer parce que
"sous l'effet du soleil, l'eau, dont le bateau est
pénétré, s'évapore en partie". Le même auteur comprend
le verbe "monter" dans son sens équestre : les brumes
chevauchent le bateau comme un "équipage
fantomatique".
Moi
qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur / Qui porte [...] /Des
lichens de soleil et des morves d'azur :
Pour
le bateau, le ciel rouge du crépuscule est une sorte de mur
qu'il doit trouer pour gagner l'infini. Le
complément de comparaison « comme un mur / qui porte
[…] des lichens de soleil » complète probablement
le noyau verbal du syntagme « [Moi qui]trouais [le
ciel] », le participe « rougeoyant » faisant
seulement fonction d’adjectif pour qualifier le mot « ciel ».
Autrement dit, le « ciel rougeoyant » du crépuscule
se dresse comme un obstacle devant le bateau lancé vers l’Inconnu,
comparable en cela à « un mur » parsemé de « lichens
de soleil », qui sont des taches de lumière, et de « morves
d’azur », qui sont des traînées de ciel bleu, un mur
enfin que le bateau doit franchir, percer, « trouer » pour
pouvoir poursuivre sa route vers le large.
confiture exquise aux bons
poètes :
Confiture
au sens de gourmandise ou, peut-être, de drogue. Le haschich est
« un morceau de pâte ou confiture verdâtre » écrivait Théophile
Gautier dans Le Club des hachichins.
Lorsque le texte compare le « ciel
rougeoyant » du crépuscule à « un mur / qui porte, confiture
exquise aux bons poètes, / des lichens de soleil et des morves d’azur »
(v.75-76), on remarquera l’ironie de Rimbaud envers le goût excessif des
poètes (lui compris, on peut du moins l’espérer de sa lucidité,
cf. les deux premiers vers du quatrain n°9) pour les couchers de
soleil romantiques, goût assimilé à une drogue, et une drogue peu appétissante
(ainsi que le suggèrent les métaphores associées de la morve et des
lichens : ces derniers servaient, d’après Steve Murphy,
à confectionner des médicaments contre la toux). Op. cit. p.
50-51 .
|
20 |
les
juillets : Émilie Noulet (op. cit. p.280) donne ce
commentaire : "J.Gengoux pour qui toutes les œuvres de
Rimbaud sont écrites en langage chiffré croit que les juillets
désignent le 14 juillet et 1830 (La Symbolique de Rimbaud, p.114).
N'est-ce pas une simple synecdoque pour les chaleurs ou les orages de
l'été ?" 
ultramarins
:
Adjectif fabriqué par Rimbaud à partir du substantif
"outremer", qui contient une double idée de couleur (le
"bleu outremer" est un bleu très intense) et d'éloignement
géographique ("l'outremer" désigne les pays au-delà des
mers).
aux ardents entonnoirs
:
Passage énigmatique : Antoine Adam
(op.cit. p.923) voit dans ces "entonnoirs" une métaphore
désignant les gouffres ou les tourbillons de l'océan. Edgar Poe, traduit
par Baudelaire, compare le Maelström à un "terrible
entonnoir". L'adjectif "ardent", cependant s'accorde mal
avec ce sens. À moins que Rimbaud ait recherché une correspondance entre
la violence de l'eau et celle du feu. Pierre Brunel , par ailleurs (Va
et vient : Hugo, Rimbaud, Claudel, Klincksieck, 2003, p.35), signale
un possible écho hugolien : "Les mortiers lourds, volcans aux hideux
entonnoirs" ("Saint-Arnaud", dans Les Châtiments). 
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21 |
Béhémots :
Animal
énorme et mystérieux dont parle Job, et que les Pères regardent comme
le symbole du démon (Larousse). 
Maelstroms
:
Courant de mer, au large de la Norvège, redoutable pour ses creux
pouvant aller jusqu'à 60 m, par vent de Nord-Ouest (Larousse).
Fileur
éternel des immobilités
bleues :
Les commentateurs font généralement remarquer
à propos de cette formule le goût de Rimbaud pour l'emploi de noms
abstraits au pluriel. Voir aussi au vers 25 : "les bleuités".
On note encore le tour particulier consistant à attribuer la qualité
(exprimée par l'adjectif) non à un substantif de sens concret mais à un
terme abstrait. Voir aussi au vers 40 : "l'éveil jaune et bleu des
phosphores chanteurs". Ces procédés d'écriture deviendront
habituels chez les poètes symbolistes.
Michel Murat fait observer l'expressivité
de cet alexandrin : "Le vers est isolé dans une apposition, entre
"moi qui" et "je regrette". Le long substantif
dérivé et l'adjectif monosyllabique de couleur occupent un hémistiche
entier : ce sont des mots purs, dégagés de leur référence par le
suspens de la césure et contrastant l'un avec l'autre par la carrure, la
morphologie et le sens. L'audace d'un tel vers n'est pas dans la
subversion métrique, mais dans la textualisation de la métaphore : car
la mer n'est pas nommée, mais recomposée à partir de ses prédicats,
elle se déploie dans cet espace intérieur que fait le mètre avec le
rythme" (Michel Murat, L'art de Rimbaud, Paris, José Corti,
2002, p.50).
Je regrette l'Europe aux anciens parapets :
Ce vers donne souvent prétexte, chez des
éditeurs distraits, à une extrapolation erronée : on s'exprime
comme si le bateau désirait reprendre sa vie ancienne. On ne
tient pas compte du correctif apporté au cri de lassitude de la
strophe 21 ("Je regrette l'Europe aux anciens parapets")
par le mouvement concessif de la strophe 24 : "Si je regrette
une eau d'Europe, c'est la flache ..." et par la strophe 25
qui dit clairement l'impossibilité pour le bateau de reprendre sa
vie antérieure ("Je ne puis plus ...") et son refus de
revenir "nager sous les yeux horribles des pontons".
Contrairement à ce que dit Suzanne Bernard (Classiques
Garnier), le bateau ne pense donc pas qu' "il est
permis au cours de cette ineffable torture d'envier parfois le
sort modeste, mais tranquille, de ceux qui ont borné leur horizon
à la flache quotidienne". La nostalgie
exprimée par le poète à l'égard de la "flache", nostalgie de l'enfance et de ses rêves
d'aventure, représente à cette hauteur du texte la
chimère
d’une heureuse régression vers le moment de sa vie où les rêves
d’évasion de l'enfant étaient encore intacts,
tout le contraire donc d'une résignation, d'un désir de "retour" à la vie monotone des
civilisés, comme certains raccourcis tendent à le laisser penser.
Ainsi, il n'est guère possible d'affirmer, comme le fait Pierre
Brunel (édition de Rimbaud en Livre de poche), que le
bateau "retombe au moment du retour [quel retour ?] dans la
flache ardennaise" ou d'évoquer, comme le fait Louis
Forestier (édition Bouquins) son "retrait dans
les eaux mortes de la vieille Europe". Il va de soi que la
seule issue envisagée sérieusement par le bateau est celle qu'il
exprime au vers 92, la mort : "O que ma quille éclate ! O
que j'aille à la mer !"
C'est donc à juste titre que David
Ducoffre parle à ce propos d'un véritable et commun
contresens : "Le quatrain 24 fait contrepoint au quatrain 21,
il s’agit d’un essai pour rationaliser toute velléité de
retour. Cela s’opère naturellement par une modalité
restrictive et, encore une fois, bien des lectures font
contresens, en négligeant la valeur conditionnelle (« Si »),
comme en lisant probablement l’amorce du quatrain 25 en façon
d’exténuation : « Je n’en puis plus ».
Non, le bateau ivre n’est pas revenu en un port quelconque d’Europe,
en se disant qu’il ne désire que rejoindre la « flache »."
(op.cit.)
|
22 |
archipels sidéraux
:
L'expression désigne probablement les
constellations que le bateau peut apercevoir dans le ciel. Suzanne
Bernard (classiques Garnier, 1961, p.427) cite une image équivalente
dans La Légende des siècles pour désigner la Voie lactée :
"Vaste archipel de splendeurs immobiles" (dans Abîme).
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur :
Cette métaphore est généralement
interprétée comme une évocation prophétique
du Progrès, dans le droit fil de l'illuminisme social.
Roger Pons, dans son commentaire des
strophes 18 à 25 du Bateau ivre (op.cit) indique comme source
possible de cette métaphore la fin du poème de Victor Hugo Force des
choses (Châtiments, VII, 12) :
Une vague lueur dans son
oeil éclatant,
Le voyant, le savant, le philosophe, entend
Dans l'avenir, déjà vivant sous ses prunelles,
La palpitation de ces millions d'ailes. |
J. H. Bornecque (op.
cit.) pense que l'expression "future Vigueur" désigne l'électricité, énergie du futur.
Antoine Adam (La Pléiade, p. 923) y voit
"cette source infinie d'énergie que l'homme va faire jaillir, grâce
à la science". 
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23 |
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24 |
flache
:
Mot ardennais pour "mare", "surface d'eau"; attesté
dans ce sens par certains dictionnaires (Littré, Larousse).
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche /
Un bateau frêle comme un papillon de mai. :
Robert Faurisson (op. cit. p.86) propose
ici le commentaire suivant : "Dans cette strophe, le poète a
réalisé une prouesse. Voulant dire que ce qu'il regrette pour sa part
d'homme, ce n'est pas le proche passé, tout juste antérieur à
l'odyssée, mais le passé plus lointain de son enfance où il trouvait
dans la rêverie une consolation à ses tristesses, il s'aperçoit de
faire dire au bateau : "ce que je regrette, c'est mon enfance,
l'époque où j'étais encore un ... bateau-enfant." Pour éviter
cette cocasserie, il tourne la difficulté en faisant dire à son bateau :
"ce que je regrette c'est la pauvre flaque où un enfant
triste lâche un petit bateau." Ces deux articles indéfinis
sont fort habiles."
Certains commentateurs pensent que l'allusion au mois
de mai est ici une référence à l'écrasement de la Commune de
Paris, dans la semaine du 21 au 28 mai 1871. Voir note suivante.
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25 |
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons :
Enlever le
sillage d'un bateau, c'est naviguer dans son sillage, en le suivant de
près.
flammes
:
Banderoles servant de signal ou de marques distinctives sur les bateaux.

Ni nager sous les yeux horribles des pontons :
En termes de
marine, "nager" est un synonyme de "ramer". Les
"pontons" étaient de vieux vaisseaux rasés, surmontés de
baraquements en bois munis de lucarnes, servant de casernes ou de prisons.
Pendant les guerres de l'Empire, les anglais les utilisaient couramment
pour "héberger" les prisonniers français. Après l'écrasement
de la Commune, d'après Claude Jeancolas (Rimbaud, L'oeuvre,
Textuel, p.186), des milliers de Communards avaient été emprisonnés
dans de tels pontons en rade de Brest avant leur déportation en
Nouvelle-Calédonie. D'où sans doute la
métaphore des "yeux horribles" pour désigner les lucarnes des
cellules de prisonniers.
David Ducoffre (op. cit. p.58) rappelle que
Victor Hugo évoque dans de nombreux poèmes des Châtiments les
pontons transportant les proscrits, à la suite de la prise de pouvoir de
Louis-Napoléon Bonaparte : "Vers Cayenne aux fosses profondes, / Ces
noirs pontons qui sur tes ondes / Passent comme de grands
cercueils !" ("Nox" VII) ; "Dans
l'exil ! dans l'horreur des pontons étouffants !"
("Carte d'Europe"). Voir aussi : "Toulon", "Le Te
Deum du 1er janvier 1852".
La rupture
personnelle de Rimbaud avec le Vieux Monde (symbolisé dans le
« Bateau ivre » par « l’Europe aux anciens parapets »)
s’est effectuée, entre autres, dans l’ordre du politique. Le poète
nous le rappelle à un endroit stratégique, qui ne laisse aucun doute sur
sa volonté d’en éclairer le sens du texte tout entier : la chute
finale. Comme le dit fort bien Steve Murphy : « Le
fin mot est le mot de la fin : pontons » (op. cit. p. 60). On
sait en effet que ceux qui n’avaient pas été fusillés par les
Versaillais au cours des derniers jours de la Commune (fin mai 1871), ou
lors des procès sommaires qui suivirent, furent entassés dans ces
prisons flottantes qu’étaient les « pontons ». Du coup, il
n’est pas impossible, il est même probable que l’allusion au mois de
mai sur laquelle s’achève la strophe précédente soit aussi une
allusion voulue à la Commune. Le « bateau frêle comme un papillon
de mai » peut être lu comme le symbole d’un double effondrement :
celui du fragile rêve d’évasion maritime qui vient de s’achever,
celui de l’éphémère printemps communard. 
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Commentaire des strophes 1
à 5 |
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Le Bateau ivre
(1871) est
un poème de cent vers organisés en vingt cinq quatrains. Les cinq
premiers constituent une première partie, relativement homogène,
consacrée à l'évocation des événements ayant entraîné le naufrage
du bateau. La suite contera l'odyssée de l'épave, une fois gagnée la
haute mer.
« Je » :
le bateau
Le
poème se présente comme un récit
à la première personne. La première personne est présente sous
diverses formes grammaticales : le pronom personnel sujet (6
occurrences), la forme d’insistance « moi » (1 occurrence),
le pronom complément « me » (1 occurrence), l’adjectif
possessif singulier ou pluriel (3 occurrences).
En général, dans les
textes poétiques, la première personne désigne le poète lui-même. La
particularité de ce poème vient de ce que
la première personne ne peut pas renvoyer à l'auteur, sujet réel de l'énonciation,
mais désigne un sujet fictif qui
est le bateau du titre.
En effet, certains groupes grammaticaux ne sauraient renvoyer à un sujet
humain. L'expression "ma coque de sapin" (v.18) par exemple se
rapporte nécessairement au bateau. Il en est de même de l’adjectif
« porteur » (vers 6), construit en épithète détaché, apposé
au pronom sujet « j’ » (vers 5) : seul un bateau peut
être dit « porteur de blés flamands et de cotons anglais ».
Ce n'est pas non plus l'auteur mais le pont du bateau que l'océan
"lava" de ses "tâches de vin bleu et des vomissures"
(vers 19).
Cependant,
dans la majorité des cas, les indices de première personne sont associés
à des verbes désignant des actions humaines : « je courus ;
j’ai dansé », à des verbes de sentiment ou de volonté :
« je ne me sentis plus ; j’étais insoucieux ; je
voulais », qui tendent à personnifier
le bateau. Le lecteur est donc
encouragé à considérer le bateau comme une représentation métaphorique
du poète. Une étude plus approfondie du sens du passage et de son
symbolisme confirmera cette hypothèse.
Un
naufrage décrit comme une libération
Le
récit d’un naufrage.
Si
l’on en reste à la lettre de ce qui est dit, à l’histoire racontée,
le début du Bateau Ivre est tout simplement le récit d’un naufrage :
Les strophes 1 et 2 racontent dans quelles circonstances le bateau a été
attaqué par des « peaux-rouges criards » qui ont tué ses
« haleurs ». On comprend qu’il s’agit d’un bateau à
fond plat, ceux qui étaient utilisés pour transporter des marchandises (« porteur
de blés flamands et de cotons anglais ») sur les rivières (le mot
« fleuves » est répété à deux reprises) et qui devaient être
guidés par des cordages depuis les berges. Privé de ses « haleurs »,
le bateau est donc désormais à l’abandon, à la dérive, porté par le
courant du fleuve vers la mer où la violence des vagues le fera couler.
Ce choc avec l’océan est le sujet des strophes 3,4,5. Pendant « dix
nuits », nous apprend le vers 16, le bateau a été ballotté par
l’océan.
La
conquête de la liberté (strophes 1 et 2):
Or,
paradoxalement, cette dérive n’est pas du tout décrite comme un
malheur. Le vers 5 montre un bateau soulagé par la mort des hommes qui le
guidaient : « J’étais insoucieux de tous les équipages ».
Il faut sans doute comprendre qu’il n’a plus désormais le souci
d’obéir à un équipage. Le vers 8 exprime la satisfaction de cette indépendance
retrouvée : « Les
fleuves m’ont laissé descendre où je voulais ». On peut
comprendre que la haute mer représente pour le bateau ce qui lui était
jusqu’ici interdit, l’aventure, le goût du risque. Par opposition, la
navigation tranquille qui a précédé le naufrage est associée à une idée
d’ennui (« fleuves impassibles » v.1) et
de servitude (« guidé
par les haleurs » v.2) : le bateau se sentait esclave du fleuve
trop calme, de son équipage, de sa cargaison. Maintenant il est libre.
L’ivresse
de la liberté (strophes 3,4,5) :
Les
strophes 3 à 5 portent jusqu’à l’ivresse cette joie d’être libre.
C’est l’ivresse de la liberté, pourrait-on dire pour reprendre le mot
du titre. Ivresse au sens de joie intense, euphorie. La rencontre violente
avec la mer est saluée comme une fête sauvage. Plusieurs procédés
stylistiques sont mis en œuvre par Rimbaud pour provoquer cette
impression paradoxale d’un naufrage joyeux :
Une
suite d’oppositions exprime
le bonheur qui semble naître de la violence et du danger : « tohu-bohus
plus triomphants » est une sorte d’oxymore ; les
« tohu-bohus » qui secouent le bateau sont pour lui un
triomphe (v.12). De même, la « tempête » est sentie
comme une bénédiction (v.13), l’eau verte qui s’engouffre dans la
coque et fait sombrer le navire est à la fois amère (« pommes
sures » sur signifie : acide, aigre) et « douce »
(v.17).
Des
métaphores personnifiant le
bateau évoquent des sentiments humains joyeux . La découverte de la
mer est une sensation nouvelle comme le montre l’emploi du mot
« éveil » (« éveils maritimes » v.13), célébrée
dans l’enthousiasme comme le montre l’emploi du verbe « danser »(v.13) :
« j’ai dansé sur les flots ».
Le
rythme des vers, qui était régulier
dans les deux premiers quatrains lorsque le bateau naviguait sur « les
fleuves impassibles », s’emballe dans les trois suivants : le
rejet expressif du vers 11 met en valeur un verbe d'action au passé
simple exprimant le mouvement et la violence de la houle ("je
courus"), il casse le rythme régulier de l'alexandrin dans les vers
qui précèdent. Le vers 12 prolonge l'effet du vers 11 : l'hiatus
expressif du nom « tohu-bohu »; l'assonance en [u] et les
allitérations [b/t/b] du vers 12 (« n’ont pas sUbi / tOhU-bOhUs /
plUs triomphants »); la
structure irrégulière de trimètre de ce même vers 12 (4/4/4), imitent
le navire ballotté par l'océan. Plus loin, la dissymétrie du vers 16 (« Dix
nuits / sans regretter l’œil niais des falots »), qui rapproche
son rythme – quoique de façon moins brutale – d'un vers à rejet, et
le nouveau rejet du vers 20 provoquent des effets semblables. Par contre,
les nombreux enjambements (entre les vers 9-10, 11-12, 13-14) produisent
une impression de glissements. L’alternance glissements/cahots mime le
mouvement, la « danse » du bateau sur la mer, le mouvement des
vagues.
Les
risques de la liberté :
Le
poète (le bateau) n’en reste pas moins conscient du danger encouru,
plusieurs fois rappelé : le vers 15 développe l’antithèse
d’une danse au dessus de l’abîme ( « sur les flots qu’on
appelle rouleurs éternels de victimes»). Et le cinquième quatrain décrit
le naufrage (v.17-18) et le démantèlement du bateau (V.19-20). La liberté
a donc ses risques. Assumés comme tels ! Le poète exprime son
indifférence à la sécurité matérielle en qualifiant les lumières des
ports si réconfortantes pour les marins de "œil niais des
falots"(v.16). Par cette métaphore, les lanternes du port sont
comparées à des yeux au regard fixe et imbécile. Le bateau affirme
qu'il ne "regrette" pas le confort de la civilisation (« sans
regretter l’œil niais des falots »).
Le
passage exprime donc la fascination du poète pour l’aventure, fût-ce
au prix du naufrage et de la mort. Car c’est bien de Rimbaud qu’il
s’agit à travers le « bateau ivre », comme nous allons
maintenant le démontrer.
Une
allégorie de la révolte adolescente.
On peut découvrir en lisant ce récit maritime une série de
pistes symboliques permettant d’interpréter cette quête de liberté
attribuée au bateau comme une représentation de la crise d’adolescence
du poète.
L’aventure
enfantine :
L’aventure du bateau commence comme un
jeu d’enfants, par une attaque de « peaux-rouges criards ».
Cette histoire d’attaque d’indiens et de poteaux de tortures
multicolores vient tout droit des romans pour enfants. On peut voir dans
cet aspect du poème un écho des rêves d’évasion du petit garçon de
Charleville, imaginant les grands espaces, les grands fleuves d’Amérique
(les fleuves impassibles), etc... Par deux fois, dans ce début de poème,
la référence à l’enfance est d’ailleurs explicite, dans des
comparaisons aux registres voisins. Au vers 10, Rimbaud compare le bateau
prisonnier des hommes à un enfant replié sur lui-même et refusant
d’entendre les adultes : « moi l’autre hiver plus sourd que
les cerveaux d’enfant ». Au vers 17, il compare l’ivresse
ressentie par le bateau dans cette tempête qui le brise au plaisir éprouvé
par l’enfant à croquer une pommes acide, par un goût pervers pour les
sensations fortes et inconnues : « plus douce qu’aux enfants
la chair des pommes sures ». On a là comme un portrait du poète
dans son enfance, avec sa faculté de résistance têtue au monde des
adultes (plus sourd que les cerveaux d’enfants) et
la puissance de son imagination pour s’évader d’un monde trop
étriqué (sa capacité à transformer l’acidité aigrelette du fruit
pourrissant en une jouissance perverse).
Le
rejet de la civilisation et l’exaltation de la nature sauvage
:
Comme nous l’avons déjà souligné,
l’existence ordinaire du bateau est assimilée à l’ennui et à la
servitude. De même au vers 16, le monde des hommes
(le rivage, le port) est associé à l’idée de niaiserie,
c’est à dire de bêtise : « l’œil niais des falots ».
On reconnaît là la dévalorisation constante chez Rimbaud du
travail, de la vie besogneuse (il se montre indifférent au sort des équipages,
des haleurs), de l’humain en général tandis qu’au contraire la
nature, la « tempête », « les clapotements furieux des
marées », les flots « rouleurs de victimes », « les
peaux-rouges criards », toute la sauvagerie primitive et la violence
des éléments naturels sont valorisées.
L’assimilation
de la civilisation à l’impureté et de la nature à la pureté :
Le naufrage joue pour le bateau
un rôle de purification (« me lava ») et de bénédiction (« la
tempête a béni mes éveils maritimes »).
Le choix de ce vocabulaire indique une intention de
spiritualisation de la nature, de l’océan, par opposition aux hommes
coupables d’avoir souillé le bateau de « tâches de vins bleus et
de vomissures ». La dérive du bateau apparaît dès lors comme une
aventure spirituelle. Non seulement une libération mais une purification, une régénération.
L’expression « la tempête a
béni mes éveils maritimes » suggère une connotation religieuse.
Elle évoque une nouvelle naissance (« éveil »), un nouveau
baptême (« béni »). Par sa rupture avec la
civilisation, le poète accède à un monde différent, supérieur à
celui des hommes.
Le
bateau comme métaphore du poète :
L’itinéraire paradoxal du bateau, ce naufrage qui sauve, est
donc bien une allégorie de l’aventure poétique. En refusant le destin
des hommes, le travail patient, la vie tranquille, pour se consacrer à la
poésie, l’adolescent Rimbaud se perd : il rompt avec sa famille,
il rompt avec la société pour choisir une vie de bohème. Mais en même
temps, il se sauve : il accède à une vie supérieure, où par la poésie
il espère trouver un bonheur plus pur, plus rare, plus intense.
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Bibliographie |
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Un dossier dédié au Bateau ivre comprend les traductions du poème en langue
allemande par Paul Celan (1958) et en langue anglaise par Joachim
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italien Furio Jesi dans la revue Comunità en 1972.
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Maria
Luisa Premuda Perosa, "En marge de quelques analyses récentes du
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Arnaud
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Jean
Voellmy, "Les constructions nominales du 'Bateau ivre' et autres
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Mario
Matucci, "Une traduction italienne du 'Bateau ivre'", Parade
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Steve
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James
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2017. |
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