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 « Sur “Les Mains de Jeanne-Marie” »

 

 

Compte rendu de l’article de Marc Dominicy
Parade sauvage n°33, 2022, p. 53-91.

 


[1] Les principales références, avec lesquelles Marc Dominicy dialogue au cours de son article, sont :
- les notes d'André Guyaux dans les O.C. de Rimbaud, Pléiade 2009, p. 893-894.
- l'article d'Yves Reboul, « Jeanne-Marie la sorcière » (Rimbaud dans son temps, Classiques Garnier, 2009).
- l'article de Steve Murphy, « Une place au soleil : “Les Mains de Jeanne Marie” » (Rimbaud et la Commune. Microlectures et perspectives, Classiques Garnier, 2010).

[2] Nombreuses sont les femmes qui ont activement participé à la Commune. Voir : Bernard Noèl, « Femmes »,  Dictionnaire de la Commune, Mémoire du livre, 2000, p. 287-290.

[3] Toutes les citations de l'introduction ci-contre sont issues des pages 91 et 87

 

 

 


 

    
    
  On voit d’habitude dans « Les Mains de Jeanne-Marie » un tombeau de la Commune et, dans « Jeanne-Marie la sorcière » comme l’a baptisée Yves Reboul [1], le portrait-type de la femme révoltée [2]. Marc Dominicy n'entend pas en rester à ces conventions. Rimbaud, dit-il, a forgé à travers son personnage de communarde « un type susceptible de remplacer les figures de l’histoire sainte, dans une nouvelle ontologie sociale et politique ». Autrement dit, on assisterait dans « Les Mains de Jeanne-Marie » à la transmutation des convictions politiques et sociales du poète en une forme personnelle de religiosité, doctrine violente aussi, comme on le verra. Le texte serait dans ce sens très différent « des autres pièces traitant de la répression versaillaise ou du retour à l’ordre qui lui a succédé (“Chant de guerre Parisien”, “L’orgie parisienne ou Paris se repeuple”, “L’homme juste”) ». Il préfigurerait « plus que beaucoup d’autres, les poèmes de 1872-1873 et […] la prose d’Une saison en enfer » où, si je comprends bien la pensée du critique, Rimbaud manifesterait une certaine propension à la métaphysique. Par quel chemin Marc Dominicy arrive-t-il à cette conclusion inattendue ? Cela mérite examen, d'autant que l'étude est minutieuse, même si elle peine à renouveler l’exégèse de ce beau texte trop peu commenté [3].


STRUCTURE DU POÈME
 

     L'objectif déclaré du travail de Marc Dominicy est de dégager la « structure discursive » du poème (p. 91). L’auteur reproche à André Guyaux une description trop approximative de cette structure, dans sa note de l'édition de La Pléiade (2009, p. 893-894). Selon Guyaux, le poème commence par dire « ce que les mains de Jeanne-Marie ne sont pas, sur le mode interrogatif puis négatif, en un paradigme d’autres mains, puis, à partir de la neuvième strophe, et pour la seconde moitié du poème, il montre ce que sont les mains de Jeanne-Marie ». Or, explique Dominicy :

les questions dites « oui-non » des strophes I à IV revêtent, en tant qu’expressions d’actes de langage (il)locutoires, une dimension informative qui ne se laisse pas réduire à leur orientation argumentative, dont on sait qu’elle est analogue à celle des énoncés négatifs correspondants (p. 71).

La distinction entre mode interrogatif et mode négatif est donc par elle-même peu opératoire, suggère Dominicy, qui ajoute :

Par ailleurs, le commentaire de Guyaux néglige le tiret du vers 25, l’assertion à contenu propositionnel positif des vers 15-16, et les questions des strophes V et VI (id.).

Ces reproches me paraissent fondés. Mais la phrase par laquelle l’auteur, dès le début de son article, décrit à son tour la « structure » du poème pose autant de problèmes, sinon plus, que celle de Guyaux :

Le texte s’organise en trois blocs discursifs : les vers 1-3 ; entourés de tirets, le vers 4 et les strophes II à VI ; les strophes VII à XVI qui, après deux quatrains à la prédication négative, célèbrent Jeanne-Marie à travers une longue louange de ses mains.

     Je propose ci-dessous, comme prolégomène à une analyse critique de la « structure » dominicyenne, un tableau synthétisant ma propre approche de la question.  Le poème y apparaît formé d’une coulée oratoire d’un seul tenant. Sauf que ce mouvement d’ensemble est interrompu à deux reprises par deux digressions rhétoriques, introduites par un tiret, opposant aux « mains sacrées » de ce qu’on appelait à Versailles les « pétroleuses » diverses autres mains de femmes existant dans la société : brunes ou blanches, riches ou pauvres, coquettes ou dévotes, ouvrières ou aventurières, femmes fatales ou Vierges à l’enfant… toutes représentations assimilables à ce que Marc Dominicy appelle à juste titre des « types » féminins.
     Il montre par trois arguments (p. 62-63) que Jeanne-Marie est un « type » et non un individu. Premièrement, Rimbaud a fabriqué ce prénom composé en associant ce que l'on peut considérer comme deux types constitués : celui de la Vierge (Marie) et celui de la Pucelle, héroïne du peuple, humble et dévouée (Jeanne). Deuxièmement, « Jeanne-Marie » se définit par comparaison et/ou opposition, tout au long du poème, avec d'autres figures de femmes tout aussi codées, notamment, mais pas seulement, la « Juana » de Musset, la « Carmen » de Mérimée et de Gautier. Troisièmement, et c'est très juste, « la quantification temporelle “quelquefois” des deux dernières strophes ne ferait pas sens si Jeanne-Marie était un individu » (p. 63).

     Je transcris le texte en soulignant par des artifices typographiques ses parallélismes de construction, de manière à faire ressortir le mouvement interne de chacune de ses parties. J’indique :

1. En caractères gras, ce que sont les mains de Jeanne-Marie.
2.
 
En gras et rouges, le choc émotionnel ressenti par le poète à l’évocation de Jeanne-Marie.
3. En caractères normaux bleus, ce que ne sont pas les mains de Jeanne-Marie : évocation d’autres mains de femmes, contrastant avec celles de Jeanne-Marie, que ce contraste soit signifié par l’interrogation rhétorique ou par la tournure négative.

     Je signale en caractères italiques (normaux bleus ou gras noirs) : les trois strophes ajoutées par Verlaine à l'autographe rimbaldien (voir plus loin, sous le titre : « Une version ou deux ? »).
    
La présentation du texte en colonnes, segmenté à l'emplacement du second tiret, met en relief la similitude du mouvement du texte dans les séquences 4-24 et 25-64.

    

 

Les Mains de Jeanne-Marie    

        
         Jeanne-Marie a des mains fortes,
         Mains sombres que l'été tanna,
         Mains pâles comme des mains mortes.
        
Sont-ce des mains de Juana ? 

5       Ont-elles pris les crèmes brunes
         Sur les mares des voluptés ?
         Ont-elles trempé dans des lunes
         Aux étangs de sérénités ? 

         Ont-elles bu des cieux barbares,
10     Calmes sur les genoux charmants ?
         Ont-elles roulé des cigares
         Ou trafiqué des diamants ?

          Sur les pieds ardents des Madones
          Ont-elles fané des fleurs d'or ?
15      C'est le sang noir des belladones
          Qui dans leur paume éclate et dort.

          Mains chasseresses des diptères
          Dont bombinent les bleuisons
          Aurorales, vers les nectaires ?
20      Mains décanteuses de poisons ?

          Oh ! quel Rêve les a saisies
          Dans les pandiculations ?
          Un rêve inouï des Asies,
          Des Khenghavars ou des Sions ?


 


25  
     — Ces mains n'ont pas vendu d'oranges,
          Ni bruni sur les pieds des dieux :
          Ces mains n'ont pas lavé les langes
          Des lourds petits enfants sans yeux. 

          Ce ne sont pas mains de cousine
30       Ni d'ouvrières aux gros fronts
          Que brûle, aux bois puant l'usine,
          Un soleil ivre de goudrons. 

          Ce sont des ployeuses d'échines,
          Des mains qui ne font jamais mal,
35       Plus fatales que des machines,
          Plus fortes que tout un cheval !

          Remuant comme des fournaises,
          Et secouant tous ses frissons,
          Leur chair chante des Marseillaises
40      Et jamais les Eleisons !

          Ça serrerait vos cous, ô femmes
          Mauvaises, ça broierait vos mains,
          Femmes nobles, vos mains infâmes
          Pleines de blancs et de carmins.

45       L'éclat de ces mains amoureuses
          Tourne le crâne des brebis !
          Dans leurs phalanges savoureuses
          Le grand soleil met un rubis !

   
     

         
          Une tache de populace
50      Les brunit comme un sein d'hier ;
          Le dos de ces Mains est la place
          Qu'en baisa tout Révolté fier !

          Elles ont pâli, merveilleuses,
          Au grand soleil d'amour chargé,
55      Sur le bronze des mitrailleuses
          À travers Paris insurgé !

          Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées,
          À vos poings, Mains où tremblent nos
          Lèvres jamais désenivrées,
60       Crie une chaîne aux clairs anneaux !

          Et c'est un soubresaut étrange
          Dans nos êtres, quand, quelquefois,
          On veut vous déhâler, Mains d'ange,
          En vous faisant saigner les doigts !


Fév. 72

 

Ce qu'elles sont

 

Ce qu'elles ne sont pas

 

Choc ressenti à leur évocation

En italiques : les 3 strophes ajoutées par Verlaine à l'autographe rimbaldien.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

[4] Cette excellente formule est de Marc Dominicy, p. 71.

    

     On voit dans ce tableau que le texte consiste essentiellement en un long discours d’éloge. Quarante-cinq des soixante vers du poème, répartis en trois séquences de trois (1-3), dix (15-24) et 32 vers (33-64) vantent les mains de Jeanne-Marie pour ce qu'elles sont. Les deux mouvements oratoires 15-24 et 33-64 culminent sur un climax émotionnel. Rimbaud a interrompu ce vaste développement épidictique à deux endroits, marqués par un tiret, pour y insérer l'évocation des diverses autres mains. Leur fonction est aussi de louanger les mains de Jeanne-Marie, mais cette fois par contraste, en disant ce qu'elles ne sont pas. La première de ces digressions rhétoriques compte onze vers de tournure interrogative, la seconde, huit vers de tournure négative.
    Cette schématisation de la structure du texte montre les insuffisances de la proposition dominicyenne.
     Premièrement, on ne saurait voir dans le texte une partition en trois « blocs ». Les vers 1-3 ne forment pas un « bloc » parce que, d’une part, ce ne sont que trois petits vers, d’autre part, ils ne font qu’introduire un mouvement d'ensemble qui se prolonge en deux vagues successives jusqu’à la fin du texte. Si l'on voulait absolument diviser le texte en parties, il faudrait en compter au moins cinq :

1) v. 1-3 / Évocation des mains de Jeanne-Marie : ce qu’elles sont, en résumé et paradoxalement, « sombres » et « pâles », symboles de vie, elles ont bruni au soleil, et de mort, elles sont « pâles comme des mains mortes » (énoncé de modalité assertive).
2) v. 4-14 / Première digression : ce que les mains de Jeanne-Marie ne sont pas (série d'interrogations rhétoriques).
3) v. 15-24 / Reprise de l'évocation des mains de Jeanne-Marie : ce qu'elles paraissent être (nouvel énoncé de modalité assertive, puis interrogative, conduisant à une conclusion climactique).
4) v. 25-32 / Deuxième digression : ce qu'elles ne sont pas (série de phrases à tournure négative).
5) v. 33-64 / Définition finale des mains de Jeanne-Marie : ce qu'elles sont (énoncé de modalité affirmative conduisant à une conclusion climactique de modalité exclamative).

     Deuxième réserve, tout aussi essentielle : il est inexact que le vers 4 et les strophes II à VI, le dénommé, par Dominicy, « bloc 2 », se présentent « entourés de tirets ». Le tiret placé par Rimbaud au début de la strophe 7 (v. 25) ne sert pas à enserrer les strophes II-VI. Il signale la substitution d'un mode de développement à un autre (de tournure négative) de la même façon qu'au vers 4, un premier tiret signalait le passage de la modalité assertive à la tournure interrogative. Rimbaud, aux vers 4 et 25, n'utilise pas le tiret comme une forme de parenthèses enserrant quoi que ce soit mais comme un signe de ponctuation marquant le début de chacune de ses deux digressions. Indice supplémentaire de cette perception approximative du mouvement du texte, si Dominicy précise à juste titre que son « bloc 3 » commence par deux « quatrains à la prédication négative » et s’achève par un éloge des mains de Jeanne-Marie, il ne signale pas que, de façon semblable, son « bloc 2 » commence par six phrases de modalité interrogative (v. 4-14), dont la valeur « est analogue à celle des énoncés négatifs correspondants [4] », et s’achève par ce qui n’est peut-être pas un éloge (cela se discute) mais constitue, en tout cas, une interrogation méditative sur les mains de Jeanne-Marie (v. 15-24). Il y avait pourtant là matière à souligner un parallélisme remarquable (cf. tableau) qui aide à percevoir la « structure discursive » du poème.
     Troisième réserve, il aurait été utile, s’agissant de « structure discursive », de noter l’apparition, à l’issue de la seconde et de la troisième vague du dithyrambe, de deux climax émotionnels parallèles, identifiables comme tels de par leur syntaxe exclamative et l’emploi initial d’interjections (« Oh ! », v. 21 ; « Ah ! », v. 57).
     Mais on comprend, quand on lit la suite de l’article, que ce ne sont pas là de simples inadvertances. Tout simplement, Dominicy ne voit pas le texte ainsi.

 
 

UNE VERSION OU DEUX ?

 

 

     Dominicy se propose de dégager la « structure discursive » du poème « à partir du détail formel, du contraste chromatique, et d’une glose des passages les plus retors » (p. 91). L'analyse du « détail formel » fait ressortir la structuration dominante des quatrains en binômes (le second vers s’achevant sur un signe de ponctuation fort), les enchaînements fréquents entre les strophes par le biais des « matériaux rimiques » et d'un « dispositif très dense de parallélismes et de contrastes » (p. 57-59), donc une structure discursive rigoureuse. Mais c’est assez arbitrairement qu’il tire argument de la reprise de la rime en « - ine » et « - ines » d’une part, de l’enchaînement « C’est mains n’ont pas […] / Ni » - « Ce ne sont pas  […] / Ni «  - « Ce sont […] » d’autre part, entre les strophes VII, VIII et IX, pour appuyer sa « décision d’inclure dans la version unique les ajouts verlainiens » (p. 59).
     On sait qu’entre septembre 1871 (arrivée de Rimbaud à Paris) et février 1872 environ (date indiquée par Verlaine sur le manuscrit des « Mains de Jeanne-Marie »), Verlaine a constitué un dossier paginé de poèmes de Rimbaud, la plupart copiés de sa main. Seules exceptions : « L'homme juste » et « Les Mains de Jeanne-Marie » qui sont des autographes. Sauf que, dans ce dernier cas, comme on le voit dans le manuscrit reproduit ci-dessous, trois quatrains (les strophes VIII, XI et XII) ont été ajoutés de la main de Verlaine à l’autographe rimbaldien.

 

 

 

 

 

[5] Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Tome I, Poésies, édition critique avec introduction et notes de Steve Murphy, Champion, 1999, pages 505-514.

   

     Le mystère est complet sur les circonstances ayant pu conduire à cette modification.
     Dans son édition critique des poésies de Rimbaud [5]. Steve Murphy suppose que les ajouts de Verlaine proviennent d’une autre version, inconnue de nous. Il croit peu vraisemblable que ces trois strophes aient été ajoutées par Verlaine sous la dictée de Rimbaud. Une autre possibilité serait que les strophes ajoutées proviennent d’une version postérieure a la version autographe. Mais, selon Murphy, il arrive aussi souvent à Rimbaud de raccourcir ses premiers textes que de les allonger. Il opte donc pour la prudence et propose d’éditer séparément la version autographe et la version « hybridée ».
     Murphy fait remarquer par ailleurs que les éditeurs optant pour l’unique version hybridée (tous, en réalité) devraient logiquement, au vers 33, remplacer le mot « ployeuses » par le mot « casseuses », présenté par Verlaine en marge du manuscrit comme une « variante ». En effet, selon lui, cette leçon alternative provient très probablement de la même version que les trois strophes insérées. On y constate la même violence que dans ces dernières, qui « introduisent une violence bien plus grande que celles des strophes autographes » (op. cit. p. 513). L’emploi croissant d’images brutales est l’une des marques caractéristiques de l'amplification de l’éloge à partir du vers 34. On débouche donc sur deux explications concurrentes possibles : la radicalisation, dans une version  ultérieure, du propos originel du poème ou, à l’inverse, son ultérieure édulcoration. Entre elles, dit Murphy, impossible de trancher. 
     À ma connaissance, la seule édition ultérieure à l'édition Murphy de 1999 qui ait présenté le texte dans deux versions distinctes est celle de Solenn Dupas, Yann Frémy et Henri Scepi dans la collection Quarto (Gallimard 2021). Les maîtres d’œuvre de cette édition offrent la version hybride sous l’intitulé du « Recueil Verlaine » (p. 654-656), qu’ils situent avant les poèmes de l’Album zutique (1871), et ils reproduisent la version autographe, seule, sans la date de 1872 puisqu’elle est de la main de Verlaine, parmi les « Vers de 1872 » (p. 773-755). Ce faisant, comme on l'aura remarqué, ils tranchent la question chronologique. Ils posent que Rimbaud a probablement supprimé, dans la version autographe, trois strophes d'une version antérieure. 
     Marc Dominicy justifie longuement par des arguments philologiques, p. 54-55, son choix d’étudier le poème dans la version hybride traditionnelle. Il allègue l’usage courant de l’hybridation dans l’établissement des textes anciens. Cependant, vu l’importance du thème de la « violence sans-culotte » (p. 87) dans son exégèse du poème, peut-être y a-t-il chez lui une raison supplémentaire, inavouée, de préférer la version hybride à la version autographe.

 

 
PÔLE CLAIR / PÔLE SOMBRE

— STROPHES II-IV —

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[6] Cette formule, d'après Yves Reboul, pourrait renvoyer métaphoriquement aux « meubles de toilette » des coquettes ou des courtisanes.

 

     « Le couple Mains sombres […] Mains pâles de la strophe 1, écrit Dominicy, met en place un contraste chromatique qui trouve ensuite de multiples échos. » Son intention est de montrer que le défilé des diverses mains est régi — au sein de chacun des quatrains le plus souvent, entre quatrains contigus parfois — par le contraste entre mains claires et mains sombres. Comme je ne pourrai pas rendre justice à ses démonstrations détaillées dans le cadre de ce relativement bref exposé, je tiens à dire avant d’en citer quelques exemples que l’interprétation des images ou figures du texte fournie par Dominici est presque toujours extrêmement argumentée, étayée d’un grand nombre de références auto et intertextuelles et, neuf fois sur dix, convaincante.

     Soit, donc, pour commencer, la strophe III :

Ont-elles bu des cieux barbares,
Calmes sur les genoux charmants ?
Ont-elles roulé des cigares
Ou trafiqué des diamants ?

Dominicy écrit : « [Le pôle clair] décrit le mode de vie “natif” d'une bourgeoise aisée, conformiste et dévote, incarnée avant tout dans la figure de la première communiante ; [le pôle sombre] la déviance exotique. » Dans les vers 11-12, en effet, le type de la cigarière et celui de l’aventurière évoquent la brune Carmen et renvoient aux romans d’aventure peuplés de pirates au teint basané et autres représentants du pôle « sombre » de l’espèce humaine. Dans les vers 9-10, par contraste, Dominici décèle de façon convaincante, en s’appuyant sur un luxe d’intertextes, le type de la jeune dévote.

     Dans la strophe VIII :

Ce ne sont pas mains de cousine
Ni d'ouvrières aux gros fronts
Que brûle, aux bois puant l'usine,
Un soleil ivre de goudrons.

Le personnage de la « cousine », argumente Dominicy (en s’appuyant, comme toujours, sur de nombreuses références littéraires), est généralement louangé dans les romans comme la fiancée idéale, à la silhouette frêle et au teint pâle. Elle représente donc ici le pôle clair du contraste chromatique. Le pôle sombre est incarné par les « “ouvrières aux gros fronts / Que brûle […] / Un soleil ivre de goudrons”, de sorte que le quatrain confronte l’univers confortable des jeunes filles dont la peau reste préservée du bronzage au monde des travailleuses qui ne sauraient se permettre pareil luxe (Murphy, p. 656-663) ».
     Mais, dans sa tentative de systématiser l’explication du texte par les oppositions chromatiques, Dominicy se heurte rapidement à des obstacles difficilement surmontables. Ainsi, dès la strophe 2, le contraste chromatique, tel qu'il en fournit l'exégèse, est loin de paraître évident :

Ont-elles pris les crèmes brunes
Sur les mares des voluptés ?
Ont-elles trempé dans des lunes
Aux étangs de sérénités ?

Personnellement, les deux formules parallèles des vers 3-4 et 5-6 m'évoquent l'univers de la « carte du tendre ». Les mains évoquées ici et là semblent appartenir à des précieuses dont la peau, selon toute hypothèse, est blanche, comme si elles avaient « trempé » dans les lunes que reflètent leurs « étangs de sérénité » (tableau typiquement romantique s’il en est), et qui puisent à leurs « mares de volupté [6] » la crème dont elles se fardent. Le contraste, s’il y en a un, vient de ce que les premières de ces mains blanches sont artificiellement brunies par les crèmes, contrairement aux secondes qui conservent la blancheur laiteuse de la lune. Mais Dominicy voit les choses de façon tout à fait inverse : « les femmes qui trempent leurs mains dans des étangs à la belle étoile » relèvent du pôle sombre car « il est permis de penser à un mécanisme de double contraste en vertu duquel les mains pâles se détachent sur le chocolat chaud, et les mains sombres sur la blancheur lunaire ». Comme il faut le lire noir sur blanc pour le croire, je cite intégralement la démonstration procurée par l’auteur :

[…] Murphy lui-même (p. 647 n. 3) mentionne un passage parallèle, dans « Comédie/Enfer de la soif », v. 49-52 (« J’aime autant, mieux, même, / Pourrir dans l’étang, / Sous l’affreuse crème, / Près des bois flottants »), où l’on retrouve le mot étang et qui autorise à penser que les crèmes brunes flottent à la surface des mares de voluptés, dont on pourrait les enlever. Cela fait songer à la crème ou « peau » qui se forme à la surface du lait bouilli et qui inspire une forte répugnance à nombre de jeunes enfants (dont était l’auteur de ces lignes). Dans la mesure où cette substance revêt un teint jaunâtre, l’épithète brunes qualifie alors, par hypallage, le chocolat chaud, dont la préparation requiert du lait bouilli et qui remplit ses consommateurs de volupté.

     Avait-on besoin du « chocolat chaud » pour établir la blancheur de ces mains ? Rimbaud, donc, si je comprends bien, ne se contenterait pas de faire contraster dans l’enchaînement de ses strophes mains sombres et mains pâles, il confectionnerait une série de petits tableaux lui permettant de faire paraître respectivement pâles ou sombres des mains qui ne le seraient pas de façon manifeste en les plaçant, comme ferait un peintre, sur un « fond » propre à faire ressortir la couleur attendue.
     Ainsi, aux strophes XIII-XIV, Rimbaud dit des mains (de Jeanne-Marie) d’abord qu’« une tache de populace / Les brunit », ensuite, qu’« Elles ont pâli ». C’est le premier niveau évident de ce que Dominicy appelle le « double contraste ».

Une tache de populace
Les brunit comme un sein d'hier ;
Le dos de ces Mains est la place
Qu'en baisa tout Révolté fier ! 

Elles ont pâli, merveilleuses,
Au grand soleil d'amour chargé,
Sur le bronze des mitrailleuses
À travers Paris insurgé !

Mais comment expliquer cet « à la fois » pâle et brun ? Par le fait que les mains de Jeanne-Marie, qui, certes, ne sont pas blanches, le paraissent sur le fond sombre constitué par le bronze des mitrailleuses ! C’est le second niveau de contraste. Je cite :

Le recours analogue à la préposition sur dans la strophe XIX suggère que, par le mécanisme de double contraste, les mains tiennent leur apparence chromatique du fond sur lequel elles se détachent – le bronze étant lui-même brun.

Nous n’avons pas besoin de cette glose tarabiscotée pour expliquer le palissement de mains tenant des mitrailleuses. Nous avons à notre disposition un autre mode d’explication, par le sens et l’étymologie, que Dominicy connait parfaitement puisqu’il écrit, page 69, note 29 :

Rimbaud n’ignorait certainement pas qu’en latin, pallidus sert à qualifier la mort […], la maladie, ou une entité susceptible de créer un péril fatal (la furie Tisiphone dans Virgile, un vin empoisonné chez Properce, …) ; voir l’article pallidus du Thesaurus Linguae Latinae.

Cette valeur du mot « pâle », qui consonne si bien avec la formule du vers 3, « Mains pâles comme des mains mortes » et avec l’intertexte Gautier, où les objets de la description sont des mains mortes, s’impose ici. Mais Dominicy n’en signale la possibilité que dans une note et, pour l’instant, il semble tenir à ne gloser le poème de Rimbaud qu’en termes picturaux, comme une succession d’effets optiques répondant à un principe de « double contraste chromatique ». On peut être plus ou moins convaincu par cette grille de lecture mais, outre qu’il est très difficile d’en faire une application systématique au texte, on n’a pas l’impression qu’elle permette d’entrer vraiment dans le vif du sujet.

 

 

 
SOUTANES BOURDONNANTES

— STROPHES V-VI —

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[7] Une lecture fort contestable de la strophe 5 des « Mains de Jeanne-Marie » attribue aux « diptères » la couleur indiquée par le néologisme « bleuisons », qui ne désigne selon moi que les teintes bleues de l'aurore. D'où cette glose « mouches bleues » / « mouches à merde », si peu questionnée par la communauté herméneutique que Michel Murat, citant de mémoire le poème pour illustrer les « sophistications luxuriantes » du Rimbaud de 1871, mentionne distraitement, entre guillemets, les « bleuisons aurorales des diptères » (L'Art de Rimbaud, Corti, 2013, p. 378 et 303).

[8] On sait que Rimbaud reprend dans « Les Mains de Jeanne-Marie » le motif et la forme du poème d'Émaux et Camées intitulé « Étude de mains ». Voir Michel Murat, L'Art de Rimbaud, Corti, 2013, p. 74.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

[9] Mais Marc Dominicy préfère interpréter le mot pâle à la lumière de Musset : « Un souvenir de Musset, “L’Andalouse”, 1-3, où le contraste chromatique est déjà présent (“Avez-vous vu, dans Barcelone, / Une Andalouse au sein bruni? / Pâle comme un beau soir d’automne !), me semble dès lors plus probable. » (p. 83).

     L’analyse des jeux syntaxiques et du mouvement rhétorique, dit à juste titre Marc Dominicy, ne peut pas être dissociée de celle de la « dimension informative », c’est-à-dire du sens se dégageant des diverses parties de texte concernées. C’est donc à ce travail que s’attaque Dominicy en produisant d’abord une analyse pertinente des vers 9-10 (que j’ai déjà succinctement résumée ci-dessus, je n’y reviens pas), puis une exégèse assurément originale de la strophe V :

Mains chasseresses des diptères
Dont bombinent les bleuisons
Aurorales, vers les nectaires ?
Mains décanteuses de poisons ?

À l’issue d’une giboyeuse enquête lexicographique, tant chez Rimbaud que dans un contexte plus large, Dominicy conclut que le verbe « chasser » est bien plus souvent employé dans le sens de chercher à atteindre pour capturer et/ou collectionner que dans celui d’écarter sélectionné par Reboul et Murphy (p. 76). D'où il déduit que les « mains chasseresses des diptères » appartiennent à une de ces « jeunes bourgeoises » (p. 79) qui collectionnent les fréquentations ecclésiastiques.
      L'exégèse habituelle est différente :

     Au teint « sombre » des mains de Jeanne-Marie, le poète reconnaît le sceau de la belladone, plante de sorcellerie. Le suc hallucinogène de ses baies noires « dort » dans ces mains, insoupçonné, mais « éclate » aux jours de révolte : « C'est le sang noir des belladones / Qui dans leur paume éclate et dort. » Les phrases suivantes sont interrogatives : « Mains chasseresses des diptères / Dont bombinent les bleuisons / Aurorales, vers les nectaires ? / Mains décanteuses de poisons ? » (cinquième des seize quatrains à rimes croisées du poème) : Jeanne-Marie est-elle de celles qui, pour prélever les simples et les herbes officinales nécessaires à leurs philtres, écartent des nectaires les mouches dont bourdonnent les petits matins bleus ?  Les phrases constituant le quatrain suivant sont interrogatives :

Mains chasseresses des diptères
Dont bombinent les bleuisons 
Aurorales, vers les nectaires ?
Mains décanteuses de poisons ?

Jeanne-Marie est-elle de celles qui, pour prélever les simples et les herbes officinales nécessaires à leurs philtres, écartent des nectaires les mouches dont bourdonnent les petits matins bleus ?
     Point du tout, dit Marc Dominicy, «
chasseresses des diptères » ne signifie pas « qui écartent [...] mais bien qui cherchent à atteindre, à capturer, à collectionner » (p. 76). « On doit imaginer, explique-t-il, que, pratiquant une démarche calquée sur la chasse aux papillons, aux fleurs, ou aux maris, que des stéréotypes bien établis attribuaient aux jeunes filles de la bourgeoisie, les mains en cause s’attachent à collectionner, à réunir auprès d’elles, des diptères identifiés à des prêtres ou officiants qui marmonnent ou chantent des prières ou des hymnes » (p. 77). Les « mains chasseresses des diptères », « mouches à merde/viande » (p. 82)
[7], n'appartiendraient donc pas à Jeanne-Marie, comme on le dit, mais à une de ces « jeunes bourgeoises [qui] s'entourent de soutanes “bourdonnantes” » (p. 79).

        Cette glose implique de déconnecter l'un de l'autre le groupe formé par les vers 17-20 (strophe V) et celui des vers 15-16 :

C'est le sang noir des belladones
Qui dans leur paume éclate et dort.

Les vers 15 et 16, écrit Dominicy, répliquent à « la suggestion fournie par la question qui précède » (p. 80) : le « sang noir de la belladone » coule dans les mains qui « ont fané des fleurs d’or » « sur les pieds ardents des Madones ».
     Je vois à cette interprétation plusieurs objections majeures.
     Bien qu’unies par le système des rimes croisées (abab) propre aux « vers d'octosyllabes groupés en quatrains » affectionnés par Théophile Gautier [8], toutes les strophes, depuis la seconde, illustrent un principe de construction en deux modules séparés, chacun d’entre eux correspondant à une phrase grammaticale. Remettons-nous le texte en mémoire :

           
         Jeanne-Marie a des mains fortes,
         Mains sombres que l'été tanna,
         Mains pâles comme des mains mortes.
        
Sont-ce des mains de Juana ? 

5       Ont-elles pris les crèmes brunes
         Sur les mares des voluptés ?
         Ont-elles trempé dans des lunes
         Aux étangs de sérénités ? 

         Ont-elles bu des cieux barbares,
10     Calmes sur les genoux charmants ?
         Ont-elles roulé des cigares
         Ou trafiqué des diamants ?

          Sur les pieds ardents des Madones
          Ont-elles fané des fleurs d'or ?
15      C'est le sang noir des belladones
          Qui dans leur paume éclate et dort.

          Mains chasseresses des diptères
          Dont bombinent les bleuisons
          Aurorales, vers les nectaires ?
20      Mains décanteuses de poisons ?

          Oh ! quel Rêve les a saisies
          Dans les pandiculations ?
          Un rêve inouï des Asies,
          Des Khenghavars ou des Sions ?

 

Les vers 13-14 ne dérogent à la règle que par le déplacement du groupe sujet-verbe « ont-elles » en tête du second vers du module, alors que jusque-là il était régulièrement situé en tête du premier. Cette logique de construction conseille de détacher l’un de l’autre les modules 13-14 et 15-16. D’autant que leur sens respectif n’encourage pas à les relier.
     L’attribution du « sang noir de la belladone » aux femmes qui couvrent de fleurs les pieds des « Madones », c’est-à-dire des images pieuses ou des statues de la Vierge, est, malgré la rime, une interprétation bien hardie. Ces dernières correspondent-elles pour Dominicy aux « sorcières » qu’il cite dans sa liste de la page 82, au titre du pôle sombre de la féminité caractérisé par la « déviance exotique » : « vagabondes, délinquantes, criminelles, sorcières,… » ?
     Inversement, le sens (le thème des « poisons ») incline à rattacher le module 15-16 aux huit vers suivants, 17-24. La belladone a longtemps été considérée comme une plante sécrétant une substance capable de provoquer hallucinations et transes, sauf à être scientifiquement dosé pour un usage thérapeutique. Or précisément, le quatrain 17-24 offre le spectacle de mains expertes à cueillir les fleurs dont on peut extraire des poisons, afin de les décanter. Plus exactement le poète s'interroge, il s'agit d'une phrase interrogative. Il se demande si ces mains sont des « mains décanteuses de poisons », interrogation qui n'aurait guère de sens si, précédemment, il n'avait remarqué « dans leur paume » « le sang noir » de la belladone. Les deux phrases, la déclarative et l'interrogative, sont solidaires par leur sens. Et il paraît difficile de voir dans ces mains « décanteuses de poisons », comme le fait Dominici, celles de « jeunes bourgeoises » qui « s’entourent de soutanes bourdonnantes ». Yves Reboul a montré de façon convaincante ce qui, dans ce tableau, rappelle celui des sorcières dans La Sorcière de Michelet.
     Contrairement aux mains précédentes qui sont alternativement ou blanches ou sombres, celles évoquées aux vers 15-16 présentent la même alliance paradoxale de clair (« éclate ») et de sombre (« noir ») que les mains de Jeanne-Marie telles qu’elles ont été décrites dans les vers 1-3 et telles qu’elles le seront à nouveau dans les strophes XII-XIV (« brunit » / « pâli »). Ce paradoxe, c’est la définition même de Jeanne-Marie : le « sang noir » qui « dort » en elle sans qu’on le sache « éclate » soudain dans la révolte, et ses mains brunies « au grand soleil d’amour chargé » pâlissent dans la proximité de la mort, quand elles s’emparent des « mitrailleuses ». Peut-être même pouvons-nous aller jusqu’à dire qu’elles sont « pâles comme des mains mortes ». Les mains décrites par Gautier dans « Études de mains » sont d’ailleurs aussi des mains mortes [9].
     C’est pourquoi on comprend généralement que « l’assertion à contenu propositionnel positif des vers 15-16 », la première de ce type à être rencontrée dans le poème, définit les mains de Jeanne-Marie. Elle clôt par une définition en positif la série des questions rhétoriques des vers précédents auxquelles il faut répondre : « Non ». C’est-à-dire qu’on lit le poème comme un raisonnement articulé et non comme une succession de petites et quasi autonomes études de mains. On comprend :

Les mains de Jeanne-Marie étant à la fois « sombres » et « pâles », sont-elles des « mains de Juana » ? Non, bien sûr. Elles pourraient être, alors, de celles qui ont « pris des crèmes brunes sur les mares de volupté ». Mais non ! […]. De celles qui « ont fané des fleurs d’or » « sur les pieds ardents des Madones » ? Cela ne lui ressemble vraiment pas, c’est le sang noir des belladones qui dans leur paume éclate et dort ».

      Pour Dominicy enfin, le « Rêve inouï » dont il est question dans la strophe VI (vers 21-24) n’est pas la sorte de folie révolutionnaire qui s’est emparée de certaines femmes du peuple au moment de la Commune et dont les mains « pâles comme des mains mortes » de Jeanne-Marie seraient le tragique symbole. La formule désignerait le « Rêve » du locuteur, qui commence à « s’interroger réflexivement » « sur la dérive imaginaire qui s’est emparée de lui » (p. 81), sur la façon étrange dont, en tant qu’artiste, et même peintre, pourrait-on dire, il « peut avoir saisi les mains dans les pandiculations du corps auquel elles appartiennent » (id.). Cette strophe VI exposerait en quelque sorte la réflexion que se fait Rimbaud à lui-même, au moment où il comprend « le statut, sans doute fallacieux » du « Rêve » dont il a, dans les vingt premiers vers du poème, vainement interrogé les représentations (p. 81) :

     Le tiret du vers 25 marque, à cet égard, une rupture totale et irréversible, puisque le locuteur sujet de conscience va désormais bénéficier de l’assurance épistémique qui lui manquait jusqu’alors.

Ainsi, quand Rimbaud prête aux mains de Jeanne-Marie le teint bruni d’un « sein d’hier » (strophe XIII), Dominicy voit dans cette référence au passé une allusion « à l’imaginaire des strophes I à VI, mais en soulignant leur caractère désormais révolu ».

 
 

VIOLENCE SANS-CULOTTE

— STROPHES VII-XVI —

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[10] La formule vient du poème « Qu'est-ce pour nous mon cœur...». Berrichon, dans sa présentation de l'édition originale de 1919 traitait déjà Jeanne-Marie de « vierge belliqueuse » (on lui laisse la responsabilité des deux qualificatifs) et il voyait dans la pétroleuse le reflet de ce qu'était « Rimbaud lui-même en mai-juin 1871 ».

 

     Pour aller droit à l’essentiel, je saute d’un bond à la conclusion de cette partie de l’article, page 86 :

En termes d’éthos, le Rêve auquel s’abandonnait le sujet de conscience cède la place à la posture du Révolté […]. Ni l’évasion vers l’exotique, avec son recours facile à la fuite depuis un Occident trop réel vers un orient fantasmé, ni la solidarité émotive envers les déviants et les miséreux, n’offrent une solution.

Marc Dominicy procède à une inversion axiologique radicale, relativement à la lecture traditionnelle du poème, relativement à ce que j'en ai retenu, en tout cas. Il me paraît évident que les divers « types » de femmes énumérés au long du poème sont dévalorisés par rapport à l’idéal féminin représenté par Jeanne-Marie. Telle est du moins la conclusion qui ressort selon moi du mouvement du poème, à partir des vers 15-16. Au contraire, pour Dominicy, les diverses variétés de « mains » autres que celles de Jeanne-Marie sont idéalisées et représentent la substance du « Rêve » évoqué dans les vers 21-24. Regardons cela de plus près.

     Voici comment, personnellement, je lis le texte. L’assertion des vers 15-16 est suivie par une nouvelle séquence interrogative (strophes V-VI). Mais, à présent, la réponse induite par ces questions rhétoriques est « oui ». Oui, les mains au « sang noir » sont celles qui, aux premières bleuisons de l’aube, écartent des fleurs les diptères pour y prélever le suc vénéneux qu’ensuite elles décanteront. Oui, un mystérieux rêve d’Orient saisit ces mains et les met en transe. Puis, disjointe de ce qui précède par un tiret au début du vers 25, une nouvelle séquence de deux strophes prend le relais (strophes VII-VIII). Remettons-nous le texte en mémoire :


25       — Ces mains n'ont pas vendu d'oranges,
          Ni bruni sur les pieds des dieux :
          Ces mains n'ont pas lavé les langes
          Des lourds petits enfants sans yeux. 

          Ce ne sont pas mains de cousine
30       Ni d'ouvrières aux gros fronts
          Que brûle, aux bois puant l'usine,
          Un soleil ivre de goudrons. 

          Ce sont des ployeuses d'échines,
          Des mains qui ne font jamais mal,
35       Plus fatales que des machines,
          Plus fortes que tout un cheval !

          Remuant comme des fournaises,
          Et secouant tous ses frissons,
          Leur chair chante des Marseillaises
40      Et jamais les Eleisons !

          Ça serrerait vos cous, ô femmes
          Mauvaises, ça broierait vos mains,
          Femmes nobles, vos mains infâmes
          Pleines de blancs et de carmins.

45       L'éclat de ces mains amoureuses
          Tourne le crâne des brebis !
          Dans leurs phalanges savoureuses
          Le grand soleil met un rubis !

            
          Une tache de populace
50      Les brunit comme un sein d'hier ;
          Le dos de ces Mains est la place
          Qu'en baisa tout Révolté fier !

          Elles ont pâli, merveilleuses,
          Au grand soleil d'amour chargé,
55      Sur le bronze des mitrailleuses
          À travers Paris insurgé !

          Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées,
          À vos poings, Mains où tremblent nos
          Lèvres jamais désenivrées,
60       Crie une chaîne aux clairs anneaux !

          Et c'est un soubresaut étrange
          Dans nos êtres, quand, quelquefois,
          On veut vous déhâler, Mains d'ange,
          En vous faisant saigner les doigts !


Fév. 72

 

     Linguistiquement parlant, il s’agit d’une assertion à contenu propositionnel négatif. Autrement dit, le poème revient à la caractérisation par antithèse des mains de Jeanne-Marie, comme dans les vers 4-14, mais en substituant l’assertion négative à l’interrogation rhétorique : les mains de Jeanne-Marie n’ont pas vendu d’oranges (sous des cieux exotiques), ne sont pas des mains de cousines (de romans à l'eau de rose ?) ni d’ouvrières (surexploitées), n’ont pas (comme les madones des statuaires) lavé les langes d'aveugles enfants Jésus. Enfin, à partir du vers 33, le dispositif rhétorique revient, jusqu’au vers 56, à l’assertion à contenu positif. (« Ce sont des ployeuses d’échines…»). Les deux dernières strophes (« Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées… ») constituent une sorte d’envoi, rédigé dans la modalité grammaticale de l’apostrophe. Le dispositif, fondé sur une alternance entre interrogation rhétorique, assertion positive et assertion négative, peut paraître complexe, mais il est logique. Il est tout entier dédié à distinguer le type féminin idéal représenté par Jeanne-Marie de tous les autres types de femmes, ouvrières harassées ou bourgeoises peinturlurées, brunes piquantes ou pâles bigotes, qui n’ont pas tenu « des mitrailleuses à travers Paris insurgé ».

     Au contraire, pour Dominicy, les diverses variétés de « mains » autres que celles de Jeanne-Marie incarnent le « Rêve inouï » des vers 21-24. Elles représentent d’une part « l’évasion vers l’exotique, avec son recours facile à la fuite depuis un Occident trop réel vers un orient fantasmé », d’autre part « la solidarité émotive envers les déviants et les miséreux », toutes choses qui étaient naguère pour Rimbaud la substance même du « rêve » dont il se détache définitivement à partir des v. 35-36. « À partir des vers 35-36, écrit-il, le texte bascule vers la synthèse ». En effet, à partir de la strophe IX, Rimbaud revient à la phrase assertive de contenu positif et dit ce que représente Jeanne-Marie, pour lui. C’est, selon Dominicy, l’endroit précis du texte où « le Rêve auquel s’abandonnait le sujet de conscience cède la place à la posture du Révolté ». Qu’est-ce à dire ?
     Pour le comprendre, il suffit de relever (sans juger de leur pertinence herméneutique) les gloses, posées par Dominicy en marge de cette dernière partie du texte. « La formule “Plus fatales que des machines” démarque le latin “fatalis machina » qui fait référence au cheval de Troie chez Virgile (Énéide, 2.237-238 […] » (p. 85) ; « […] l’épisode antique peut représenter métaphoriquement l’assaut que les combattants de la Commune ont mené contre leurs adversaires » (id.). « Par ailleurs, une simple recherche dans Internet montre que le syntagme “fatale machine / machine fatale” est l’une des désignations habituelles de la guillotine, encore évoquée ici par la rime. » (id.).  « Dans la continuité de ce qui précède, la strophe XI attribue aux mains de Jeanne-Marie, par le biais du conditionnel, une disposition meurtrière analogue, selon toute vraisemblance, à celle des sans-culottes qui entonnaient le Ça ira » (id.). Or, « la violence “sans-culotte” évoquée au conditionnel ne s’exerce, en fin de compte, qu’au détriment des brebis » (p. 87).
     En résumé, ce que Dominicy appelle « la posture du Révolté » ne lui inspire pas une grande sympathie. L’éclairage des images violentes du poème par une référence à la Terreur ne laisse guère de doute à ce sujet. Or, ces images, à mon jugement personnel, ne sont jamais que l’expression métaphorique d’une légitime protestation contre les exactions de la Semaine sanglante, une répression qui a quand même laissé sur le carreau, selon les historiens, au minimum dix mille victimes parmi le prolétariat conscient de Paris, « terreur » bien contemporaine celle-là, sans commune mesure avec les violences dont ont pu se rendre coupables, en 1871, les Jeanne-Marie et leurs « romanesques amis » [10].
     Le supplice de Jeanne-Marie, explique Dominicy, est décrit par Rimbaud comme le martyre d’une sainte. De façon plus générale, toute la dernière partie du texte est saturée de mots et de symboles empruntés à la tradition religieuse et mystique : « Rimbaud mue les chaînes et les menottes en une marque de « clarté » qui rend les mains sacrées comme des Mains d’ange » (p. 88). Chacun en conviendra. Mais Dominicy a tendance à en rajouter : les mains de Jeanne-Marie sont belles et noires comme les filles de Jérusalem dans le « Cantique des Cantiques » ; sur leur paume, le sang des brebis sacrifiées se mêle au sang noir des belladones et au « vin consacré » secrété par les nectaires ; le « vin symbolique » bu par les « lèvres jamais désenivrées » est le « sang des sacrifiées » (id.) ; le rubis du vers 48 évoque « le geste qui consiste à honorer un prêtre en baisant le dos de sa main et ensuite l’anneau que portent les prélats » (id.). Ce « détournement de l’intertexte religieux » est interprété par l’auteur comme la marque d’un esprit mystique, pour qui le personnage de Jeanne-Marie, la suppliciée de la Commune, représente « un type susceptible de remplacer les figures de l’histoire sainte », et chez qui l’idéal révolutionnaire ne saurait être qu’une « nouvelle ontologie sociale et politique » (p. 91). Une mystique nouvelle, donc, qui se signalerait, comme on l’a vu précédemment, par sa « disposition meurtrière » (p. 85).
     « La Passion de Jeanne-Marie, écrit encore Marc Dominicy, […] efface celle du Christ saignant naguère des doigts à Nazareth (dans “Tempus erat…”) » (id.). Heureusement, dans le même numéro 33 de Parade sauvage, nous pouvons lire aussi un excellent article d’Alain Chevrier qui nous apprend que, si Jeanne-Marie saigne des doigts, c’est probablement parce qu’en la conduisant sous bonne escorte et sous les huées des « femmes infâmes », de Paris à Versailles, l’armée ou la police de la République lui ont passé aux doigts une de ces paires de « poucettes » traditionnellement destinées à entraver sorcières, bagnards et autres réfractaires dans leurs « pandiculations ». 

 

 

 

   

Couverture de l'édition originale, vignette d'André Derain, 1919.
Le portrait par Forain était celui qui porte la fameuse légende « Qui s'y frot[...] ».

 

 

 

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